Les quatre points cardinaux de BKK - Sylvie Bourgouin - E-Book

Les quatre points cardinaux de BKK E-Book

Sylvie Bourgouin

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Beschreibung

Un Chilien, professeur de boxe thaïlandaise, Eduardo Juarez, séjourne à Bangkok pour améliorer les performances de son art martial grâce à la méditation vipassana. Il cherche à profiter de l’hospitalité et de la civilité des moines des monastères de Bangkok. Les émeutes de la ville tentaculaire viendront-elles à bout de ses espérances ? Le roman médite au rythme d’un match de muay-thaï.


À PROPOS DE L’AUTRICE

Écrivaine, Sylvie Bourgouin fut poétesse jusqu’à la mort de son cousin peintre, Jean-Paul Harivel, avant de se consacrer à l’écriture romanesque. Auteure de quatorze romans, elle a également écrit des essais, des pièces de théâtre et des recueils de poésie.

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Sylvie Bourgouin

Les quatre points cardinaux

de BKK

Roman

© Lys Bleu Éditions – Sylvie Bourgouin

ISBN : 979-10-422-0184-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

De la même auteure

Éditions Thierry Sajat :

Des routes et des rives, poésie, 1986-1988 et Éthique et toc, poésie, 1993-1994, édition mars 2010

Libres cours, poésie, 1995 et Le pastichedu Jardin des poètes, poésie, 2000, édition août 2011

Catalogue raisonné des gravures de Jean-PaulHarivel, 2005, édition décembre 2012

Les entretiens de l’envers, 1993-2007, édition 2014

Éditions Édilivre :

Une coquille sur l’épaule, pièce de théâtre, novembre 2013

Le fond des formes, roman, 1993, édition mai 2014

Le royaume du berger, pièce de théâtre, novembre 2016

Éditions L’Harmattan :

Hafsa, pièce de théâtre, octobre 2011

La frappe de la houle, pièce de théâtre, décembre 2011

Trois histoires d’archéologie médiévale, histoire, juin 2012

L’or de la misère, roman, avril 2015

Le futur au cube, roman, juillet 2022

Éditions Moez Machta, Tunisie :

Critiques d’art, critiques sur l’œuvre de Jean-Paul Harivel, mars 2009

La nouvelle figuration tunisienne : Mourad Harbaoui et Houda Ajili, catalogue d’exposition, août 2009

L’unité morcelée, poésie, 1995, édition novembre 2009

Tatouage de vent, pièce de théâtre de Naceur Kessraoui, adaptation et co-traduction, Sylvie Bourgouin, Sabria Chadlia Bahri, Naïma Kontoratchi-Mellal, novembre 2009

Vie de ville, poésie et photographie, 1991-1992, 1e édition janvier 2010, 2e édition 2013, 3e édition, janvier 2017

L’expression et la critique de la bourgeoisie dans les crayons de Jean-Paul Harivel, janvier 2017

Deux vies, roman, avril 2017, 2e édition Aquiprint, septembre 2017

Éditions Image, Imed Masmoudi, Tunisie :

Chutes et ratures et déchirures, poésie, 1999, édition juillet 2009

La réception critique de l’œuvre de Marguerite Duras pendant le premier septennat de François Mitterrand, thèse de doctorat, 2005, édition octobre 2009

Éditions Gilles Gallas :

Dans la nuit des doubles regards, pièce de théâtre, mai 2010

Éditions Aquiprint :

Journal musical, première édition Édilivre, février 2017, 2e édition Aquiprint, 33520 Bruges (France), septembre 2017

Deux vies, première édition Moez Machta, mars 2017, 2e édition, Aquiprint, septembre 2017

Des enfances sous les peupliers, Aquiprint, juin 2019

Équidistance, première édition Incipit en W, décembre 2017, 2e édition Aquiprint, août 2020

La signatique appliquée aux sciences, essai de sémiotique, Aquiprint, mai 2023

Éditions Le lys bleu :

L’étoile de l’ombre, roman, juin 2018

Des hommes d’indépendance, roman, décembre 2018

Le triptyque de Tanger, essai, décembre 2018

Deux vies, le scénario, janvier 2023

Aux hajj et cetera, roman, 1re édition, octobre 2020, 2e édition, 2023

Éditions Spinelle :

Faux friends, roman, avril 2020

La sémiotique, essai de sémiotique appliquée, essai, juin 2022

Ibn Idriss Khan, un médecin des Lumières, roman, mai 2023

Le silence du sang, pièce de théâtre, 1reédition 2013, 2e édition, 2023

Éditions Sydney Laurent :

Le catalogue raisonné des gravures de Jean-Paul Harivel, livre d’art, décembre 2021

Éditions de Midi :

Les fausses nouvelles, recueil de nouvelles, Yaoundé, mai 2021

Une sémiotique de la Beat Generation Patti Smith et Gary Snyder, essai, Yaoundé, mai 2021

Éditions JKDC :

Le livre de Jeanne Marusky, roman, 3eédition, juin 2021, 2e édition,éditions Édilivre, mars 2014, 1reédition, Serre éditeur, 2010

Éditions Stellamaris :

Histoire d’uneparticule couronnée et autres nouvelles, ouvrage collectif, nouvelles, août 2021

Éditions marocaines internationales :

Les atlals de l’esclavage, roman, Le journal de Tanger, Tanger, février 2022

Courts métrages :

Hélène Dorion à Vieux-Port, mars 2009, réalisation Catherine Derenne

La présence normande à Mahdia de 1148-1160, 14 juillet 2010, réalisation Mounir Salem

Scénarios :

L’exil du président Habib Bourguiba sur l’île de la Jalta, Docu-fiction, Centre National du Cinéma, février 2012 et Scam, novembre 2012

Le destin dans l’œuvre d’Annie Ernaux, hommage, Bourneville, 2009, université de Tunis, mars 2012

Réalisation d’un film pour YouTube autour du roman Les quatre points cardinaux de BKK (réalisation Pier-Yves Menkhoff)

Principaux articles :

L’incarnation de la chance et de la fortune dans « Le savoir-vivre » (roman, Gallimard, 2006), « La fortune, la chance » (« Chroniques romanesques », Hermann, 2007) et « Chronique vénitienne » (roman, Gallimard, 2010) de Marcelin Pleynet, revue Faire-part, mai 2012

L’autofiction médicale dans l’œuvre de Virginia Woolf, revue Alkemie n°11, éditions Mimesis, Milan, septembre 2013

Peut-on « écrire la vie » ou l’illisibilité annoncée dans l’œuvre d’Annie Ernaux ? actes du colloque international de Tunis (7-10 mars 2012), Tunis, décembre 2013

Le mythe des Sept Dormants, « Le Journal » et « Les Nourritures terrestres » d’André Gide : une approche du sommeil dans l’autofiction médicale, revue Alkemie n°13, éditions Classiques Garnier, Paris, juillet 2014

Les gravures retrouvées de Jean-Paul Harivel ou la situation du mystère (illisibilité et peinture), revue Alkemie n°14, éditions Classiques Garnier, Paris, janvier 2015

Approche par l’intuitisme, l’illisibilité et l’interartialité de l’œuvre romanesque de Michel Butor, revue Alkemie n°16, éditions Classiques Garnier, décembre 2015

Un aspect de l’exil du président Habib Bourguiba, revue Horizons maghrébins, numéro 73, Presses Universitaires du Midi, mars 2016

Naceur Kasraoui, une mémoire en partage (Othman Ben Taleb, Sylvie Bourgouin), traduction de la pièce de théâtre Le phénix et le bourreau in Expressions maghrébines, Traduire le Maghreb, été 2016

Les femmes dans les nouvelles de Paul Bowles, (janvier 2016), ActuaLitte, revue en ligne, 2/05/2017

https://www.actualitte.com/t/piTusfhx

Jean-Paul Harivel, un peintre dans le delta beat des lumières de Matisse et de Picasso, ActuaLitté, revue en ligne,24/09/2017, https://www.actualitte.com/article/patrimoine-education/jean-paul-harivel-un-peintre-dans-le-delta-beat-des-lumieres-de-matisse-et-de-picasso/84953

Les enregistrements intégraux de ma musique ont été archivés par la Bibliothèque royale de Belgique à Bruxelles, section Musicologie le 10 avril 2018.

Chapitre I

Aéroport de Bangkok, 11 décembre 2019

L’air est doux, apaisant, assourdissant, inodore, le souffle du vent, aseptisé, chaud comme une brise étudiée. J’ai retenu ma leçon, je la connais, je la récite comme un pitch, un synopsis. Je la sais par cœur, quoi que je fasse, mais j’ai déjà l’impression de revenir, de connaître. Je suis professeur de boxe thaïlandaise à Santiago, je viens à BKK pour apprendre, me perfectionner. Je m’appelle Eduardo Juarez. Je suis petit, brun, typé, racé, râblé, andin, je m’adapterais ici, je vais ressembler au peuple, me fondre dans la masse, progresser par l’énergie interne, je vais méditer.

J’ai l’impression de reconnaître ce hall d’aérogare, je pourrais être placé dans la file d’attente des taxis de Roissy. Des voitures vertes et jaunes attendent garées en épi. Je pars pourtant, je ne reviens de nulle part.

Je réfléchis, je ralentis, je me retrouve, je me retourne, j’étouffe, je stagne, je suffoque comme à Casablanca, je vais progresser dans un club thaïlandais où je rencontrerai des maîtres à ma mesure. Mieux vaut tard que jamais. J’ai trente-deux ans, je pratique les arts martiaux dans mon pays depuis vingt ans. J’ai touché à tout, un grade de karaté, des ceintures de judo, des diplômes de kung-fu. Je suis polyvalent, mais j’enseigne la boxe thaïe par manque d’enseignants et beaucoup de demandes dans mon pays. Ce peuple thaïlandais est guerrier. Ils n’ont jamais été colonisés. Le royaume de Siam me fait encore rêver. Son or, sa richesse, sa luxuriance, sa magnificence, ses temples, ses trésors, son bouddhisme, mais c’est son combat qui me fascine, son fighting spirit. Je rêve de boxer, tout mon saoul, de cogner, sans me maîtriser. Je ne les connais pas, mais je vois la rigueur, à cet ordre, dès la sortie de l’aéroport, à cette propreté, à cette discipline enrégimentée. C’est un peuple au combat.

« Vous devez prendre un ticket, demanda le chauffeur de taxi au touriste chilien. Je vous montre la borne, là-bas, sur la gauche, près du dernier pilier, je ne peux pas vous charger sans ticket.

— J’ai pourtant agi correctement, pensa Eduardo Juarez. J’ai pensé à tout, sourire malgré la nuit passée sans dormir. J’ai franchi facilement les contrôles policiers et douaniers, j’ai trouvé la sortie, la file des taxis, je suis heureux de m’asseoir enfin et de rouler vers la capitale attendue. J’ai mes papiers de recommandation, mes curriculum vitae, mes diplômes, mes passeports. Qu’est-ce qu’ils attendent de moi encore ? Quelles démarches ai-je à accomplir ? Que n’ai-je pas encore fait ? J’ai souri aux caméras de contrôle, j’ai longé les murs, je suis passé inaperçu dans le flot, dans la foule des anonymes, des visages indistincts. Je répète ma leçon, je suis déjà venu, rien ne m’étonne, rien ne m’épate, je vais gagner mon combat.

Il avança vers la borne et lut en anglais le mode d’emploi, qui ressemblait aux tickets des files d’attente de sa mairie. La langue thaïlandaise qu’il avait peu vue lui parut gracieuse, enroulée, arrondie, fossilisée, mais indescriptible avec ses lettres inconnues et ses accents presque circonflexes qui anticipaient la gravité des sonorités des chants bouddhistes qu’il allait écouter, les bols tibétains, les sons des cloches près des stupas et les reliquaires de Bouddha. Il appuya sur le bouton comme indiqué et le numéro 8 sortit enfin, dans un ultime effort avant le bonheur de vivre à Bangkok, d’oublier, de rouler, de boire librement, de marcher parmi les anonymes asiatiques, de se mêler, de se mélanger, de s’adjoindre et de rejoindre, de partir vers un ailleurs espéré. Je veux porter mon short de soie rouge, ma large ceinture et mes gants. J’ai envie d’en découdre, de cogner, de frapper, de lutter, de me défouler, de me dépenser, de tourner autour des sacs suspendus, puis de rencontrer des maîtres et de progresser, des professeurs à ma hauteur, de m’entraîner avant de reprendre la méditation assise et debout, la zazen et la vipassana, celle du plein éveil, de la pleine conscience qui me conduira au nirvana, à la victoire, qui rendra mon corps affûté, libéré, idéalisé loin des souffrances du samsara.

— Voilà, dit le chauffeur de taxi en se précipitant sur le vieux bagage d’Eduardo, comme cela, ça va. Je ne peux pas entraver le règlement.

— C’est bien, répondit le professeur qui se souvenait qu’il avait enseigné.

Eduardo Juarez admira l’ordre, le fonctionnement, l’avancée, le déroulement, le règne sans partage de la monarchie de Rama X qui jurait avec le chaos de sa ville. Il éprouva un léger complexe d’infériorité avec ses cheveux sales collés par la nuit du voyage, son pantalon de toile beige taché de café, son tee-shirt froissé jauni par la sueur. Il ne pouvait s’empêcher de comparer l’Amérique latine et l’Asie, les Chevrolet et les Toyota, les longueurs et les largeurs des monospaces, la qualité des revêtements des routes. Alors qu’il s’était promis avant de venir de changer sa mentalité, d’éviter de cataloguer, de compartimenter, de juger, de comparer, pour appréhender ses combats et ses matchs sous un autre angle et gagner.

Tout lui sembla subitement s’éclaircir, merveilleux, dans un rêve éveillé, comme s’il devenait bodhisattva dès le premier jour, comme s’il voyait le dernier film de Walt Disney. La cinquième dimension lui apparaissait dans l’architecture de la station, les toits, les auvents, une couleur d’arc-en-ciel illuminait BKK, un contraste entre le gris et la gamme chromatique. Les femmes rayonnaient de coquetterie, de grâce, et les hommes, de virilité domptée. Il ne ressentait pas la pollution, les odeurs nauséabondes, car les taxis étaient abrités par une charpente métallique, un garage pour les véhicules publics. Il admira les couleurs gaies des voitures, il donna à ce jaune et à ce vert mêlés une connotation aristocratique. La conduite à droite représenta pour lui le nec plus ultra de la civilisation et de la distinction. Il n’avait voyagé ni en Inde ni à Londres, et il fut surpris de se voir ouvrir la portière gauche qui lui permettait de converser avec le chauffeur. C’était pourtant un signe puissant des relents de la colonisation.

— Huit est un bon chiffre, dit Akara en souriant et en quittant l’aérogare de l’aéroport de Bangkok Suvarnabhumi.

— Pourquoi dites-vous cela ? répliqua Eduardo bêtement. Il admirait par la vitre la périphérie de Bangkok. Il voulait à la fois conserver ce qu’il voyait et fuir, il ne pouvait profiter pleinement de son voyage, il était épuisé, fatigué par la nuit de veille. C’est le jour de la naissance de votre fils ? Votre chiffre fétiche pour votre loto ?

— C’est celui du noble octuple chemin, la voie de Bouddha.

— Oui, suis-je sot ? J’ai lu le guide, j’ai écouté Rimpotché sur YouTube, mais je n’ai pas rapproché la numérologie. Je le savais pourtant, mais j’avais oublié. Je vous prie de m’en excuser.

— On dit aussi le chemin du milieu, la voie du juste milieu pour éviter les extrêmes. On parle de quatre vérités, de cinq préceptes et de six royaumes.

— Je l’ai lu, je vous assure, avant de partir, j’ai appris ma leçon, mais je ne me souvenais déjà plus des huit préceptes. Je ne dois pas déranger votre conduite, je vais lire vos magazines.

Eduardo Juarez se lassait déjà de parler anglais, il lâchait prise et enviait la fluidité du langage du taxiste qui maniait avec facilité une langue étrangère. Je dois jouer un jeu, somnolait-il. Je dois tenir mon rôle, je suis un champion, un boxeur professionnel. Le silence est d’or. Je dois rester naïf, touristique, évasif, je dois passer partout.

Il aima tous les paysages urbains qui défilaient dans la Nissan joyeuse qui le conduisait à son hôtel, les hubs, les embranchements, les bretelles d’accès, les réverbères, les feux de croisement, les néons. Il devinait déjà les tours, les prangs centraux des temples au loin, à l’horizon, au fur et à mesure qu’il se rapprochait de l’épicentre de BKK. Comme si le nirvana se transmettait par l’air, la peau. Un idéal l’enveloppait, une élévation le gagnait par l’écoute de l’anglais, par la distinction de la civilité et de la courtoisie diffuse. Et il quittait les images sales, glauques de Santiago où il résidait depuis l’enfance.

Il se sentait pourtant mal dans son corps gonflé par la pression, le manque de sommeil dans son appartement étroit où l’insalubrité se manifestait dans la vétusté, mais aussi dans l’insonorité. Il entendait ses voisins parler sans lui demander. Il partageait leur intimité, il participait aux disputes, aux pleurs des enfants, aux goûters d’anniversaire dans sa fonction temporaire, précaire, où ses cours de boxe se finissaient en kung-fu interne, une semaine, et en gi gong, la semaine d’après. Les sportifs perdaient leur concentration par l’horaire tardif. Ils arrivaient épuisés le vendredi soir à vingt-deux heures après leur semaine de travail. L’anarchie gagnait leur cerveau fatigué après leurs journées harassantes et leurs mauvaises nuits. Ils ne maintenaient pas leur combat, leur hargne au-delà d’une heure et demie. Leur dépense d’énergie devenait trop grande, ils s’épuisaient, certains somnolaient en demandant grâce pour faire cesser l’entraînement.

Des tentatives de suicide d’adolescents l’avaient taché.

L’admiration le gagna dans un bonheur immédiat, un bien-être respiratoire, une nouvelle ère, une autre atmosphère, un continent vivant. Il aurait trouvé beau un pont autoroutier ou une voie ferrée désaffectée, un wagon de chemin de fer à la porteverrouillée ducompartiment. Il aurait admiré une rivière urbaine ou un ensemble de tours désuètes. Il se serait pâmé devant un building à l’architecture récente de verre et de forme circulaire.

— C’est le chiffre de Bouddha, les huit préceptes, la voie noble que nous suivons.

— Oui, j’ai compris, j’ai vu cela dans l’avion, j’ai survolé et me suis endormi. J’ai le guide du routard de Bangkok, je regarderai. Je suis catholique et ma mère était pratiquante, je ne parle pas de religion pendant mes cours de boxe à Santiago. Là-bas, Jésus-Christ est une idole, on le dessine à la craie sur les trottoirs.

— Bien sûr, dit Akara, mais c’est une chance ce chiffre, un bon karma. Je peux vous conduire, agir dans une forme de protection. Je suis sûr que mon action aura de bonnes conséquences.

— Je vous crois. Je vais au Novotel Sukhumit, j’ai réservé pour ma nuit d’arrivée. Après, je rejoindrai mon club d’entraînement en banlieue, où j’aurai une chambre dans un village de sportifs.

— C’est loin du centre. Ça, vous avez bien fait de rester, c’est à huit kilomètres de toute l’animation, de Wat Arun, le temple de l’aube, du Palais royal, mais c’est près du parc Benjasir. Vous seriez passé à côté de Bangkok. Il n’y a pas de banlieue ici, la capitale s’étend jusqu’à Pattaya. C’est comme Londres, notre grande sœur en Angleterre, elle a dévoré tout le pays.

— Je veux me consacrer à ma performance uniquement, gagner mes matchs et devenir un champion auréolé dans mon pays. Je quitterai mon boulot de prof.

— Vous savez huit kilomètres à Bangkok, c’est deux heures dans les transports en commun, les embouteillages sont monstrueux, les bus restent bloqués plusieurs heures le soir. Il faut prendre le métro ou un tut-tuk.

— Je n’ai pas besoin de circuler, j’ai un dojo pour pratiquer la méditation zen qui conduit à l’éveil et un ring pour m’entraîner. Il y a une salle de musculation, une salle de massage, un dortoir et un réfectoire. J’ai tout organisé. J’ai un maître et un enseignement de grande qualité.

— Voilà le Novotel, je vous souhaite bonne chance. Vous verrez dans l’école zen, les moines sont vêtus de noir, ils sont rares à Bangkok, c’est pour cela que je donne peu de cas pour la victoire de votre combat. Vous vous trompez d’école, de pays, nous ne sommes pas au Japon ici. Nos moines portent la robe orange, salut.

Eduardo Juarez attrapa son bagage, son sac de sport noir qu’il traînait sur des roulettes et respira. Il était heureux de cesser cette conservation qui devenait profonde et dangereuse pour lui. Il évitait les interrogations et s’enfonçait sur les adresses et les motifs de son voyage. Il souhaitait avant tout garder sa tranquillité et l’anonymat. Il surveilla le clignotant du taxi qui tournait à droite aux premiers feux tricolores et s’engouffra dans le hall de son hôtel. Il s’assura que sa chambre était réservée pour la nuit, paya et déposa sa valise au liftier qui monta son bagage. Il ne prit pas soin de visiter sa chambre, il connaissait le confort et l’uniformité des hôtels Accor.

Dès que la porte de l’ascendeur se referma, il sortit son téléphone portable à large écran et appela son frère.

— Tout va bien, murmura-t-il, je suis arrivé. Je serai au club demain, je visite Bangkok cet après-midi.

— N’oublie pas mon cadeau, une paire de tongs tressée, taille 46, dit Rodrigo.

— T’es drôle, je ne suis pas encore descendu à l’hôtel que tu me demandes de t’acheter quelque chose, se lamenta Eduardo.

— Quand ton entraînement sera passé, à la fin de la semaine, tu me rappelles, tu me donnes de tes nouvelles.

— OK, conclut Eduardo. Et il raccrocha. » 

Eduardo Juarez se sentit libre, seul, enfin heureux. Il faisait une pause dans sa vie, il attendait un progrès, une évolution, un changement, un miracle. Il était professeur de boxe thaïlandaise dans un club ancien à la périphérie de Santiago, mal éclairé aux vestiaires désuets, aux casiers sans clés, déglingués par les coups de pied, les accès de violence. Il stagnait dans cette activité dilettante où il gagnait peu d’argent. Il était ambitieux à treize ans, un jeune naïf plein d’espoir de devenir un champion. Il regardait les films de kung-fu, de Bruce Lee à la télévision et il s’identifiait aux champions thaïlandais dont la discipline paraissait nouvelle et prometteuse, attirante et évoluée. Il aimait la liberté de son sport où tous les coups étaient permis, il pouvait se lâcher, se libérer, s’élever sans réfléchir. Il aimait cogner. Ce sport devint sa passion et après avoir gravi tous les échelons en continuant à s’entraîner dans toutes les disciplines des arts martiaux avec l’aide de la méditation zazen, il obtint un diplôme, un degré d’enseignement dans un sport où la réglementation était flexible à Santiago.

Il regarda et admira l’écran de son téléphone portable, qui scintillait de carrés multicolores, jeta un œil sur les incontournables de la capitale et sans pensée, comme s’il se jetait d’un pont où il aurait reçu cinq dollars pour le faire, il sortit pour se planter à la station de bus, en face du Novotel Sukhumit pour découvrir et visiter le centre-ville.

Chapitre II

Le monastère de Wat Pho à la descente du bus 4

Sculpte le ciel de pentes lustrées

Bouddha couché écrase la ville d’apparat

Le Grand Palais protège l’émeraude de ses habits changés

Déglingué, orange, les vitres baissées

Une pointe de Tiers-Monde

Un arrêt zen, maîtrisé

Un préposé oriente le monde

Avant le bot aux tapis rouge

Où les moines ordonnent

Dans un hall étouffent

Les chants qu’ils donnent

Bouddha s’étend de fastes et d’or

Le monde s’incline à ses pieds

Il impose son coucher

Il se prolonge jusque dehors

La monarchie occupe et attire les foules

La fruition accompagne la soif

Attise les désirs qu’on refoule

La ville résiste à ses émois

Le roi est un joueur de cartes

Expert et virtuel

Il manipule les reines, les as

Tel un grand professionnel

Tu arrives le matin à Bangkok

Tu tends ton passeport

La police tamponne,

Le jour se lève à six heures

Tu cherches Chinatown,

L’hôtel Royal jette ton sort

Dans la ville tu tâtonnes

Les tentacules du cœur

Tu t’appelles Lola Juillard,

Tu gardes ton nom anonyme

Tu veux te perdre dans la masse

Tutélaire, de Londres asiatique

La capitale ogresse attise les démons

Attire le pays, les champions

Tu quêtes dans les rues la cuisine

Tu affrontes les moustiques

Tu as l’âge de tes enfants

Tu ne veux pas vieillir

Tu es rodée aux carcans

Tu aimes ton image en selfie

Tu paies pour l’anonymat

Le quotidien s’oublie

L’horreur du domicile

Anime tes espoirs, tes pas

Tu as quarante ans

Tu voles tout le temps

Tu travailles tard,

Tu passes au sauna

Dans une banque comme consultante

Tu gagnes l’argent de tes voyages

Tu habites rue Racine, derrière les bancs

Du Luxembourg, tu arnaques

Tes matins bercent une fontaine

Tes départs et tes peines

Tu avais l’enfance dorée

Une école en bas, choyée

Une avocate pour mère

Sérieuse, admirée

Ton père commandait

Il navigue au Pirée

Ses absences permanentes

Te sourirent

Tu pris l’habitude de partir

Pour suivre ses errances

Tu gardes son souvenir

Au creux de ton enfance

Tu laisses tes certitudes en France

Ton tabernacle pour un chedi

Ton âme absorbe les sensations

Elle s’ouvre aux autres

Où résonne un bonsho

Dans la conscience, des compassions

Tu vis Bangkok de Chinatown

Dans ses guirlandes de fleurs

Ses lampions multicolores

Illuminent à toutes heures

Tu vois le Chao Praya dans ses lacets

La Seine contourne les temples

Les prangs arrondissent les angles

Dans leurs calculs de l’à-peu-près

L’éveil est attendu dès le chant des oiseaux

Les sutras te bercent à l’aube

Les brumes soporifiques aux abords de Wat Pho

Soignent les corps autant que les os

Tu repères le mondop en beauté

Quand les vœux des novices sonnent

Sous un Bouddha en majesté

Puis le wihan qui ordonne

Tu attends que s’ouvrent tes sens

Tu montes sur les toits, tu survoles le fleuve

Tu espères une élévation des temples

Tu vénères les vagues chargées de fleurs

Tu essaies la compréhension

Des bardos tibétains

Des transits, des transferts, des liens

Des écoles parsemées en tension

Tu ajustes ton karma

Tes justes actions

Tes conséquences, tes compassions

Tes mérites seront là

Tu fuis le samsara

Ce monde de souffrance

De méprise, d’apparence

Tu affûtes ton nirvana

Tu écoutes les sons graves

Des chants bouddhistes

D’outre-tombe, assise

Ils reviennent les soirs suaves

Les notes traînent

Sous des pendules différentes

Le temps n’est plus le même

L’espace devient indifférent

C’est le cercle, c’est la roue

Qui t’absorbent, te font peur

Tu glisses, tu roules

Sur des vies antérieures

Tu cherches la vacuité

Dans ton glossaire imaginaire

L’interdépendance des êtres

Le détachement des pensées

Des éléphants de pierre

Sur des mosaïques beiges

Des gardes en tenue blanche

Rythment dehors la danse

Tu cherches déjà la bodhicitta

L’ami spirituel, le guide

Est-ce qu’il te sauvera

Il doit aider autrui

Bangkok est sans créateur

Il tourne comme un mandala

Il n’a ni début, ni fin, ni heure

C’est un fossile, un leurre

Sa perception est illusoire

Ses bonzaïs ne t’appartiennent pas

Tu te méprises sur ses lois

Tu crois le voir mais il t’échappe.

Chapitre III

MOINE HANUMAN, le jeune homme est grand, mince et porte la tonsure, la toge orange et des bagues aux dents. Son vêtement laisse apparaître une épaule et un bras dénudé, la manche de son bras gauche recouvre presque sa main :Entrez avec moi dans cette partie de mon monastère, retirez vos chaussures avant la barrière ! C’est une aire sacrée, regardez, ouverte, suivez-moi, je vais vous enseigner la méditation vipassana, la voie de Bouddha, celle de la pleine conscience.

LOLA JUILLARD, inquiète, elle porte un jean foncé de bonne qualité achetée à San Francisco et des bottines cirées, un pull-over marine fin de coupe basique : Pourquoi celle-là ? Quelles sont les autres et que font ces femmes sur le côté ? Je vous prie d’accepter mes excuses, mais j’arrive de Paris. Je suis fatiguée, je n’ai pas dormi de la nuit. Votre ville est envoûtante, magique, absorbante, tentaculaire. Je suis descendue à votre arrêt de bus quand j’ai vu la beauté de votre entrée avec ses flammes attirantes comme le diable, ses doubles, ses triples pentes comme un grenier et ses secrets. Vos sculptures sur vos toits enflamment le ciel. On dirait qu’elles dorment debout.

MOINE HANUMAN : C’est un moment merveilleux de partage, de repos, de paix, de communion, de ferveur après leur journée de travail. Elles méditent, bien sûr. Elles prient, elles sont gracieuses pour la plupart d’entre elles. Certaines sont si concentrées, si expérimentées, ce sont les nonnes, qu’elles parviennent à une sorte de transe phénoménale et pour vous occidentale, elles vous dérangent, car elles se balancent et donnent l’impression de dormir, de mourir. Vous pouvez vous joindre à elles, vous pouvez pratiquer sans effort, vous pouvez méditer, nous rejoindre, je vais vous expliquer. Suivez-moi !

LOLA JUILLARD, embarrassée, déconcentrée :Je n’ai pas mes affaires, je devrais porter mon survêtement. Je ne suis pas certaine de pouvoir suivre vos exercices. Je suis vannée, vous êtes si gentil avec moi, je ferai mieux de rentrer me rafraîchir, me reposer.

MOINE HANUMAN : Où résidez-vous ?

LOLA JUILLARD : Dans Chinatown, près des mangeurs de viande, des bouchers, dessquelettes de canards pendus.

MOINE HANUMAN :Oui, nous sommes un peu envahis par la migration, mais les street foods sont devenues touristiques. Votre tenue est sans importance aujourd’hui, je suis là pour vous éduquer, vous apprendre notre méditation vipassana, c’est mon devoir, c’est un service. Pour commencer, vous ne devez pas présenter vos pieds devant Bouddha, mais les porter de côté ou les replier en tailleur dans la position du yogi. Vous pouvez essayer de me regarder ou de vous asseoir sur vos fesses. Il suffira après de redresser vos épaules. Regardez-moi, je me positionne face à vous et essayez de reproduire ma posture ! Il faut tenir cette position, essayez dix minutes !

LOLA JUILLARD : Votre ami, à côté de vous, médite sur sa chaise. Il semble paisible, apaisé, heureux, si calme. Moi je souffre, je suis usée, j’arrête, je jette l’éponge, je souffle, je rabats mes jambes en chien de fusil sur le côté, j’ai mal aux fesses et au dos, je ne sais pas comment supporter cette position. Je m’effondre. J’admire votre patience.

MOINE HANUMAN :Il ne parle pas anglais, mon ami. Je lui traduirai vos propos. La souffrance est une des quatre nobles vérités de Bouddha. Je dois vous initier aussi. Elle est inscrite comme premier précepte de notre vie.

LOLA JUILLARD, elle sourit : Vous êtes masochiste d’aimer me faire souffrir, si serviable, si généreux, je ne suis pas habituée à la gentillesse. Je travaille dans une banque. Paris est satanisé, j’ai le courage de fuir. Je vais rentrer, je crains d’abuser de vous, je n’étais pas préparée à suivre un cours de méditation. Vous êtes si doux, si attentionné, je suis gênée par tant d’égards. Je suis venue visiter un musée. Je suis presque dérangée par votre attitude si bonne. La gratuité et le don de soi n’existent plus pour moi, tout se paie.

MOINE THAO, il porte un masque, le regard figé comme fixé sur l’horizon qui n’existe pas, les yeux dans le vague. Son visage est marqué, ses origines sociales sont plus basses. Il semble sérieux, grave : Lui as-tu montré la méditation debout avant qu’elle ne parte ?

MOINE HANUMAN : Un peu, mais elle souffre. Elle va progresser, elle me suit.

MOINE THAO, en thaïlandais : Fais-la asseoir un peu. Lui as-tu expliqué notre rythme de vie, notre règle ?

LOLA JUILLARD : Je vais rentrer tranquillement, découvrir mon quartier.

MOINE HANUMAN :Nous prenons deux repas par jour, nous vivons au monastère. Nous ne dînons pas et nous ne mangeons pas dans l’après-midi.

MOINE THAO, en thaïlandais : Continue de lui expliquer, elle n’est pas assez formée. Il est trop tôt pour rentrer. Elle va s’adapter.

MOINE HANUMAN : Elle arrive de Paris, je ne sais pas si elle peut comprendre.

MOINE THAO, en thaïlandais :Continue, je te dis.

MOINE HANUMAN, gêné et délivré tout à la fois : Nous n’avons pas droit à la sexualité, aux rapports sexuels. Nous ne pouvons pas nous masturber.

MOINE THAO, soulagé, en thaïlandais : Tu lui as bien expliqué. Tu me jures ?

LOLA JUILLARD, épuisée :Je comprends moine. Quel est votre prénom ? Je comprends très bien, nous avons des monastères en France. C’est assez proche de notre règle.

MOINE THAO, en thaïlandais :Lui as-tu expliqué qu’il faut pratiquer tous les jours, qu’elle doit continuer, se perfectionner, s’éveiller ? L’as-tu orientée vers un autre monastère ? Lui as-tu dit que la vipassana permettait de voir les choses avec justesse ?

MOINE HANUMAN : Elle a compris, tu sais, tu insistes, mais elle a peut-être envie de passer au salon de massage pour se délasser. Tu ne te mets pas à sa place, elle est encore déroutée par notre pratique intensive.

MOINE THAO, en thaïlandais :Explique-lui notre école de massage. Montre-lui le chemin !

MOINE HANUMAN : Nos massages thaïlandais avec des huiles essentielles appuient sur certains points précis de votre corps, les pieds, les mollets, les hanchent et prolongent les bienfaits de notre méditation vipassana. Elle veut dire la vue profonde, celle qui voit la réalité. C’est un bienfait.

MOINE THAO, en thaïlandais : Alors, qu’est-ce qu’elle dit ?

MOINE HANUMAN : Elle va s’arrêter à notre salon.

MOINE BADINTON,