Aventures d'amour de Casanova - Ligaran - E-Book

Aventures d'amour de Casanova E-Book

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Extrait : "Mm" X. C. Y., Grecque d'origine, était veuve d'un Anglais qui l'avait rendue mère de six enfants, dont quatre filles. A son lit de mort, n'ayant pas la force de résister aux larmes de sa femme, il embrassa le catholicisme ; mais, ses enfants ne pouvant pas hériter d'un capital de quarante mille livres sterling que le défunt laissait en Angleterre, à moins de se déclarer anglicans, la famille revenait de Londres, où la veuve avait rempli toutes les formalités..."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.

Ligaran propose des grands classiques dans les domaines suivants :

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CHAPITRE PREMIERMademoiselle X. C. V

Flirt prononcé avec la jolie Grecque. – Aveu cruel : Mlle X. C. V. est enceinte d’un autre amant, qui l’a abandonnée. – Vaine tentative d’avortement. – La kabbale érotique : l’aroph. – Essais voluptueux. – Évasion au couvent.

À la fin de 1757, Casanova est chargé par le gouvernement français de négocier en Hollande une affaire financière : il profite de son séjour à Amsterdam pour ébaucher une liaison, toute platonique d’ailleurs et quelque peu cabalistique, avec la fille d’un riche Hollandais, Esther d’O., superbe enfant de quatorze ans. Le soir même de son retour à Paris, il se rend à la Comédie-Italienne, où il aperçoit dans une loge Mme X. C. V. avec toute sa famille. Une aventure nouvelle va l’occuper.

Mme X. C. V., Grecque d’origine, était veuve d’un Anglais qui l’avait rendue mère de six enfants, dont quatre filles. À son lit de mort, n’ayant pas la force de résister aux larmes de sa femme, il embrassa le catholicisme ; mais, ses enfants ne pouvant pas hériter d’un capital de quarante mille livres sterling que le défunt laissait en Angleterre, à moins de se déclarer anglicans, la famille revenait de Londres, où la veuve avait rempli toutes les formalités voulues par les lois anglaises. Que ne fait pas faire l’intérêt ! Au reste, il ne faut pas en vouloir aux personnes qui, dans ce cas, cèdent aux préjugés consacrés par les lois des nations.

Nous étions alors au commencement de l’année 1758, et cinq ans auparavant, me trouvant à Padoue, j’étais devenu amoureux de la fille aînée, en jouant la comédie avec elle ; mais quelques mois après, étant à Venise, Mme X. C. V. trouva bon de m’exclure de sa société. Sa fille me fit supporter en paix l’affront que me faisait sa mère par une charmante lettre que j’aime encore à relire quelquefois. Je dois avouer, au reste, qu’alors il me fut d’autant plus aisé de prendre mon mal en patience que j’étais occupé de ma belle religieuse M. M. et de ma charmante C. C. Cependant Mlle X. C. V., quoiqu’elle n’eût que quinze ans, était une beauté parfaite, d’autant plus ravissante qu’aux charmes de la figure elle joignait tous les avantages d’un esprit cultivé, dont les prestiges sont souvent plus attrayants que ceux des perfections physiques.

Le comte Algarotti, chambellan du roi de Prusse, lui donnait des leçons, et plusieurs jeunes patriciens visaient à la conquête de son cœur. Celui qui paraissait avoir la préférence était l’aîné de la famille Memmo de San-Marcuola. Ce jeune homme mourut un an après procurateur de Saint-Marc.

On peut se figurer quelle fut ma surprise de revoir cette famille au moment où je l’avais perdue de vue. Mlle X. C. V. me reconnut de suite, et, m’ayant montré à sa mère, celle-ci me fit signe de l’éventail, et j’allai les trouver dans leur loge.

Elle me reçut de la manière la plus affable, en me disant que nous n’étions plus à Venise et qu’elle espérait bien que je ne lui refuserais pas le plaisir de l’aller voir souvent à l’hôtel de Bretagne, rue Saint-André-des-Arcs. Je lui dis que je ne voulais point me rappeler Venise, et, sa fille ayant joint ses instances à celles de sa mère, je leur promis de me rendre à leur invitation.

Je trouvai Mlle X. C. V. extrêmement embellie, et mon amour, après un sommeil de cinq ans, se réveilla avec un degré de force que je ne puis comparer qu’au degré de perfection de celle qui en était l’objet avait acquis dans cet espace de temps. Elles me dirent qu’elles passeraient six mois à Paris avant de retourner à Venise. Je leur dis que je comptais m’établir dans cette capitale, que j’arrivais de la Hollande, et que, devant me rendre le lendemain à Versailles, je ne pourrais leur offrir mes hommages que le surlendemain. Je leur fis également l’offre de mes services, en leur laissant apercevoir que je pourrais au besoin leur en rendre d’importants.

Mlle X. C. V. me dit qu’elle savait que ce que j’avais fait en Hollande devait me rendre cher à la France, qu’elle avait toujours espéré me revoir, et que ma fameuse fuite des Plombs leur avait fait le plus grand plaisir :

– Car, ajouta-t-elle, nous vous avons toujours aimé.

– Je ne m’en suis pas toujours aperçu de la part de Mme votre mère, lui dis-je à voix basse.

– N’en parlons pas, me dit-elle à demi-voix ; nous avons appris toutes les circonstances de votre merveilleuse évasion par une lettre de seize pages que vous écrivîtes à M. Memmo. Nous en avons tressailli de joie et frissonné de peur.

– Et comment avez-vous su que j’étais en Hollande ?

– Nous en avons été informées hier par M. de la Popelinière.

M. de la Popelinière, fermier général, que j’avais connu sept ans plus tôt à sa maison de Passy, vint précisément dans la loge, au moment où Mlle X. C. V. prononçait son nom. Après m’avoir fait un léger compliment, il me dit que si je pouvais procurer de la même façon vingt millions à la Compagnie des Indes, il me ferait créer fermier général.

– Je vous conseille, monsieur Casanova, ajouta-t-il, de vous faire naturaliser Français avant qu’on sache que vous avez gagné un demi-million.

– Un demi-million ! Monsieur, je voudrais bien que cela fût vrai.

– Vous ne pouvez pas avoir gagné moins que cela.

– Je vous assure, monsieur, que cette affaire me ruine, si l’on me frustre de mon droit de courtage.

– Vous avez raison de parler ainsi. Au reste, tout le monde est jaloux de vous connaître, car la France vous a de grandes obligations : vous avez causé une heureuse hausse dans les fonds.

Le lendemain, je me rendis à l’hôtel de Bretagne pour faire ma première visite à Mme X. C. V. Cette femme, qui ne m’aimait pas, me reçut avec beaucoup de bienveillance. À Paris, et dans la bonne fortune, je pouvais être à ses yeux quelque chose de plus qu’à Venise. Qui ne sait que le brillant a la faculté de fasciner la vue et qu’il tient auprès de la plupart des gens la place qui ne devrait être accordée qu’au mérite !

Mme X. C. V. avait avec elle un vieux Grec nommé Zandiri, frère du maître d’hôtel de M. de Bragadin qui venait de mourir. J’en fis des condoléances à cette espèce de brute, qui ne me répondit rien. Je fus vengé de sa sotte froideur par les caresses que me prodigua toute la famille. Mademoiselle, ses sœurs, deux frères m’accablèrent d’amitiés. L’aîné n’avait que quatorze ans ; c’était un jeune homme charmant, mais il me surprit par l’indépendance dont il manifestait les signes de toutes les manières. Il soupirait après l’instant où il se verrait maître de sa fortune pour pouvoir se livrer au libertinage dont il avait tous les germes. Mlle X. C. V. joignait à une rare beauté l’air d’aisance et de bon ton de la meilleure société, et des talents et des connaissances solides qu’elle ne faisait jamais valoir qu’à propos et sans la moindre prétention. Il était difficile de l’approcher sans éprouver pour elle le plus tendre sentiment ; mais elle n’était point coquette, et je me convainquis bientôt qu’elle ne laissait concevoir aucune espérance à ceux qui n’avaient pas le bonheur de lui plaire. Sans impolitesse elle savait être froide, et tant pis pour ceux que sa froideur ne désabusait pas.

Dans une heure que je passai avec elle, elle m’enchaîna à son char ; je lui en fis l’aveu, et elle me dit qu’elle en était bien aise. Elle prit dans mon cœur la place qu’Esther y occupait huit jours auparavant, mais j’avoue avec candeur qu’Esther n’avait tort que parce qu’elle était absente. Quant à mon attachement pour la fille de Silvia, il était de nature à ne pas m’empêcher de devenir amoureux de toute autre. Dans le cœur d’un libertin l’amour sans nourriture positive s’éteint par une espèce d’inanition, et les femmes qui ont un peu d’expérience le savent bien. La jeune Baletti était toute neuve et ne pouvait rien en savoir.

M. Farsetti, noble vénitien, commandeur de l’ordre de Malte, homme de lettres qui donnait dans la manie des sciences abstraites et qui faisait assez bien les vers latins, arriva à une heure. On allait servir, et Mme X. C. V. s’empressa de faire mettre un couvert pour lui. Elle me pressa également de rester, mais je refusai cet honneur pour ce jour-là.

M. Farsetti qui m’avait beaucoup connu à Venise, ne me regarda qu’en passant, et, sans affecter de morgue, je le payai de la même monnaie. Il fit un sourire à l’éloge que Mademoiselle fit de mon courage. Elle le remarqua, et, comme pour l’en punir, elle ajouta que j’avais forcé tous les Vénitiens à m’admirer, et que les Français étaient jaloux de me compter au nombre de leurs concitoyens. M. Farsetti me demanda si ma place de receveur de la loterie me rapportait beaucoup. Je lui répondis avec indifférence : « Tout ce qu’il faut pour rendre mes commis heureux. » Il sentit la portée de ma réponse, et Mademoiselle en sourit.

Quelques jours plus tard, Casanova se rend, un soir, au bal de l’Opéra.

Je n’étais pas masqué. Bientôt je me vis attaqué par un domino noir que je reconnus facilement pour être une femme, et, comme dans sa voix de fausset elle me disait cent vérités, elle m’intrigua, et je voulus la connaître. Je finis par lui persuader de venir avec moi dans une loge, et dès que nous y fûmes, ayant ôté son masque, je fus fort surpris de voir Mlle X. C. V.

– Je suis, me dit-elle, venue au bal avec une de mes sœurs, avec mon frère aîné et M. Farsetti ; je les ai quittés pour aller changer de domino dans une loge.

– Ils doivent être dans l’inquiétude.

– Je le crois, mais je ne la ferai cesser qu’à la fin du bal.

Me voyant seul avec elle et certain de la posséder toute la nuit, je me mis à lui parler de mon ancienne flamme, et je ne manquai pas de lui dire que je sentais qu’elle s’était renouvelée avec plus de force que jamais. Elle m’écouta avec la plus grande douceur, ne se refusa même pas à mes embrassements, et, par le peu d’obstacles qu’elle mit à mes tentatives, je jugeai que l’heure du berger n’était que différée. Je crus cependant devoir me montrer retenu pour ce soir-là, et elle me laissa connaître qu’elle m’en savait gré.

– J’ai appris à Versailles, ma chère mademoiselle, que vous allez épouser M. de la Popelinière.

– On le croit, et ma mère le désire. Le vieux fermier général croit déjà me posséder ; mais il est loin de compte, car je n’y consentirai jamais.

– Il est vieux, mais il est très riche.

– Très riche et même généreux, car il m’assure un million de douaire en cas de veuvage sans enfants, et tout son bien si je lui en donne un.

– Il ne sera pas difficile de vous assurer toute sa fortune.

– Je n’en jouirai jamais, car je ne veux point me rendre malheureuse avec un homme que je n’aime pas, qui me déplaît, et lorsque mon cœur est engagé ailleurs.

– Ailleurs ! et quel est l’heureux mortel à qui vous avez accordé ce trésor ?

– Je ne sais pas si le sort de celui qui possède mon amour est heureux. J’aime à Venise, et ma mère le sait ; mais elle prétend que je ne serais pas heureuse, et que celui qui a mon cœur ne doit pas être mon époux.

– Singulière femme que votre mère ! Elle est toujours en travers de vos affections.

– Je ne saurais lui en vouloir ; elle se trompe peut-être, mais elle m’aime. Elle préférerait que je devinsse la femme de M. Farsetti, qui serait très disposé à quitter sa croix pour se donner à moi ; mais c’est un être que je déteste.

– S’est-il déjà expliqué ?

– En termes très formels, et les marques de mépris que je ne cesse de lui donner ne lui font point lâcher prise.

– Il est tenace, mais c’est que vos attraits lui ont sans doute fasciné les yeux.

– C’est possible, mais je le crois peu susceptible d’un sentiment délicat et généreux. C’est un vilain visionnaire, méchant, jaloux et envieux. En m’entendant parler de vous à table avec les expressions que vous méritez, il a porté l’impudence jusqu’à dire à ma mère, en ma présence, qu’elle ne devrait point vous recevoir chez nous.

– Il mériterait que je lui donnasse une leçon de civilité : mais il y a d’autres moyens de le punir. Je vous offre mes services sans réserve en tout ce qui sera en mon pouvoir.

– Hélas ! je serais trop heureuse si je pouvais compter sur toute votre amitié.

Le soupir qu’elle poussa en proférant ces paroles me mit tout en feu, et je lui exprimai mon dévouement en lui disant que j’avais cinquante mille écus à son service, et que j’étais disposé à risquer ma vie pour obtenir des droits sur son cœur. Elle me répondit par toutes les expressions de la plus vive reconnaissance, et, me serrant affectueusement dans ses bras, nos bouches se rencontrèrent ; mais je sentis quelques larmes qui s’échappaient de ses beaux yeux, et je la respectai en modérant le feu que ses baisers faisaient circuler dans mes veines. Elle me pria d’aller la voir souvent, me promettant de se trouver tête-à-tête avec moi toutes les fois qu’elle le pourrait. C’était tout ce que je pouvais désirer, et, après lui avoir promis d’aller dîner le lendemain chez elle, nous nous séparâmes.

Je passai encore une heure dans la salle, occupé à la suivre et jouissant du bonheur d’être devenu son intime ami ; ensuite je retournai à ma Petite-Pologne. La course ne fut pas longue, car, quoique j’habitasse à la campagne, dans un quart d’heure j’étais à tel quartier de Paris que je voulais. Mon cocher était habile et mes chevaux excellents, surtout parce qu’ils n’étaient pas de nature à être épargnés. Ils étaient de la réforme des écuries du roi, vrais chevaux de luxe, et quand j’en perdais un je le remplaçais à l’instant, moyennant deux cents francs. Cela m’arrivait quelquefois, car l’un des plus grands plaisirs de Paris, c’est d’aller vite.

M’étant engagé à dîner chez Mlle X. C. V., je ne donnai que peu d’heures au sommeil, et je sortis en redingote et à pied. La neige tombait à gros flocons, et je parus devant madame tout blanc des pieds à la tête. Elle m’accueillit fort bien, en riant et en me disant que sa fille avait conté combien elle m’avait intrigué, et qu’elle s’était réjouie d’apprendre que je leur ferais le plaisir de dîner en famille.

– Mais, ajouta-t-elle, c’est aujourd’hui vendredi et vous ferez maigre ; cependant nous avons du poisson excellent. En attendant qu’on serve, allez voir ma fille qui est encore au lit.

Je ne me le fis pas répéter, comme on le pense bien ; car c’est surtout là qu’une jolie femme est belle. Je trouvai Mlle X. C. V. occupée à écrire sur son séant, mais elle cessa dès qu’elle me vit.

– Oui, mon ami, j’y suis par paresse et pour être plus libre.

– Je craignais que vous ne fussiez indisposée.

– Je le suis un peu, mais n’en parlons pas aujourd’hui. Je vais prendre un bouillon, parce que ceux qui ont sottement établi la prescription du maigre ne m’ont pas fait la politesse de me consulter. Il ne convient ni à mon goût ni à ma santé, et je ne me lèverai pas, même pour aller à table, quoique par là je doive me priver du plaisir de vous voir.

Je lui dis naturellement que sans elle le dîner me paraîtrait insipide, et je ne mentais pas.

Comme la présence de sa sœur ne la gênait pas, elle tira de son portefeuille une lettre en vers que je lui avais écrite quand sa mère m’avait fait défendre l’entrée de sa maison. Elle me la récita par cœur ; puis, toute attendrie, elle versa quelques larmes.

– Cette fatale lettre, me dit-elle, que vous avez intitulée le Phénix a fait mon destin, et elle sera peut-être la cause de ma mort.

– Je lui avais donné le titre de Phénix, parce qu’après m’être plaint de la rigueur de mon sort je lui prédisais, avec l’exagération poétique, qu’elle donnerait son cœur à un mortel dont les qualités supérieures lui mériteraient le nom de Phénix. J’employai cent vers à faire la description de ces qualités imaginaires physiques et morales, et certes l’être qui les réunirait pourrait bien être adoré, car il serait plutôt un dieu qu’un homme.

– Eh bien ! continua Mlle X. C. V., je devins amoureuse de cet être imaginaire, et, persuadée qu’il devait exister, je me mis à le rechercher, et après six mois j’ai cru l’avoir rencontré ; je lui ai donné mon cœur, j’ai reçu le sien, nous nous chérissons ; mais il y a quatre mois que nous nous sommes séparés, à notre départ de Venise, et, pendant notre séjour à Londres et depuis notre arrivée ici, où nous sommes depuis six semaines, je n’ai reçu qu’une lettre de lui. Cependant je ne l’accuse pas ; je sais que ce n’est pas sa faute. Je suis gênée, je ne puis recevoir de ses nouvelles ni lui en donner des miennes.

Ce récit me confirma dans mon système que les actions les plus décisives sur notre existence entière tiennent le plus souvent aux choses les plus insignifiantes. Mon épître n’était qu’un luxe de poésie plus ou moins bien fait, et l’être que je peignais était impossible à trouver parce qu’il était au-dessus de toutes les perfections humaines ; mais le cœur d’une femme voyage si vite et si loin ! Mlle X. C. V. prit la chose au pied de la lettre, et, devenue amoureuse d’une chimère, elle voulut lui substituer une réalité sans songer qu’il fallait que son imagination fit, sans le savoir, un pas rétrograde immense. Cependant, dès qu’elle se fut imaginé qu’elle avait trouvé l’original du portrait fantastique que ma muse avait tracé, il ne lui fut pas difficile de lui trouver toutes qualités que j’avais dépeintes, puisque son amour les lui donnait à volonté. Sans ma lettre, Mlle X. C. V. aurait été amoureuse, mais d’une autre façon, et les suites de son amour auraient été différentes. Tout ici-bas, et là-haut peut-être, est combinaisons, et nous sommes auteurs de faits dont nous ne sommes point complices. Tout ce qui nous arrive n’est positivement que ce qui doit nous arriver ; car nous ne sommes que des atomes pensants qui allons où le vent nous pousse. Je sens bien que mon lecteur va m’accuser de sacrifier sur l’autel de la fatalité ; mais, comme j’use du droit naturel de juger, je ne conteste le même droit à personne.

Dès qu’on eut servi, on vint m’appeler, et nous fîmes chère exquise avec l’excellente marée que M. de la Popelinière avait fournie. Mme X. C. V., Grecque et d’un esprit borné, ne pouvait être que superstitieuse et bigote. L’alliance des êtres les plus opposés, Dieu et le diable, est immanquable dans la tête d’une femme vaine, faible, voluptueuse et timide. Un prêtre lui avait dit qu’en convertissant son mari elle s’assurait le bonheur éternel, car l’Écriture promet en termes formels âme pour âme à tout convertisseur qui amène dans le giron de l’Église un hérétique ou un païen. Or, comme Mme X. C. V. avait converti son mari, elle était fort en sûreté sur son avenir ; il ne lui restait plus rien à faire. Néanmoins elle mangeait maigre aux jours prescrits, mais c’était parce qu’elle le préférait au gras.

Quand nous fûmes sortis de table, je retournai auprès du lit de Mademoiselle, qui me tint tête jusqu’à neuf heures, et toujours assez maître de moi pour tenir en bride mes désirs. J’étais assez fat pour croire que ce qu’elle éprouvait n’était pas moins violent que mon ardeur, et je ne voulais pas me montrer moins retenu qu’elle, quoique je susse alors comme aujourd’hui que c’est un faux calcul dans un homme. L’occasion est comme la fortune ; il faut la saisir au toupet dès qu’elle se présente, ou, d’ordinaire, elle échappe sans retour.

N’ayant pas vu Farsetti à table, je soupçonnai quelque rupture, et je voulus m’en expliquer avec Mademoiselle ; mais elle me tira de mon erreur en me disant que son persécuteur était un fou visionnaire que rien ne pouvait engager à sortir de chez lui le vendredi. Ce fou-là s’étant fait tirer l’horoscope par une bohémienne, il avait su que son sort était d’être assassiné un vendredi, et que pour prévenir le malheur dont il était menacé il devait ce jour-là se rendre inaccessible. On se moquait de lui, mais il tenait bon, et il avait raison de laisser dire, car il y a quatre ans qu’il est mort tranquillement dans son lit à l’âge de soixante-dix ans. Il croyait prouver par là que la destinée d’un homme dépend d’une bonne conduite, de sa prudence et des précautions qu’il prend avec sagesse pour éviter des maux qu’il a prévus. Ce raisonnement est excellent dans tous les cas, excepté lorsqu’il s’agit de maux annoncés dans un horoscope supposé tel que les astrologues veulent qu’on le suppose ; car ou les maux prédits sont inévitables, et alors la prédiction devient une puérilité, ou l’horoscope est l’interprète du destin, et alors toutes les précautions ne saurait le faire fléchir. Le chevalier Farsetti était donc un sot en s’imaginant avoir prouvé quelque chose. Il aurait prouvé beaucoup auprès de bien des gens si, sortant chaque jour le hasard aurait voulu qu’on l’eût tué un vendredi. Pic de la Mirandole, qui croyait à l’astrologie, disait : « Astra influunt, non cogunt. » Je n’en doute pas. Mais aurait-il fallu croire à l’astrologie si Farsetti avait été assassiné un vendredi ? Non, assurément pas.

Le lendemain de mon long entretien avec Mlle X. C. V., mon valet de chambre me dit qu’un jeune homme demandait à me remettre une lettre en mains propres. Je fis entrer, et, lui ayant demandé qui l’avait chargé de la missive, il me dit que la lecture me mettrait au fait de tout, et qu’il avait ordre d’attendre ma réponse. Voici ce que contenait ce billet :

« Il est deux heures après minuit ; j’ai besoin de repos, mais un fardeau qui m’accable m’empêche de trouver le sommeil. Le secret que je vais vous confier, mon ami, cessera d’être un fardeau pour moi dès que je l’aurai déposé dans votre sein. Je me sentirai soulagée dès que vous en serez dépositaire. Je suis enceinte, et ma situation me met au désespoir. Je me suis déterminée à vous l’écrire, parce que je sens qu’il me serait impossible de vous le dire de vive voix. Accordez-moi un mot de réponse. »

On devinera ce que je dus éprouver à cette lecture. J’étais pétrifié, et je ne fus en état de lui répondre que ces mots : « Je serai chez vous à onze heures. »

Il n’y a véritablement de malheur qu’on puisse appeler très grand que quand il fait perdre la tête à l’être qui l’éprouve. La confidence que Mlle X. C. V. me faisait par écrit me prouva que sa raison vacillante avait besoin d’appui. Je m’estimai heureux qu’elle eût pensé à moi de préférence à tout autre, et je me promis de la servir, dussé-je périr avec elle. Peut-on penser autrement quand on aime ? Cependant je ne pouvais me dissimuler l’imprudence de ma démarche. Il s’agit dans tous les cas de parler ou de se taire, et le sentiment qui, en pareille circonstance, fait préférer la plume à la parole ne peut provenir que d’une fausse honte qui, dans le fond, n’est que pusillanimité. Si je n’avais pas été amoureux de cette aimable et malheureuse personne, il m’aurait été plus facile de lui refuser mes services par écrit qu’en lui parlant ; mais je l’adorais. « Oui, me dis-je, elle peut d’autant plus compter sur moi que son malheur me la rendra encore plus chère. » Et puis un sentiment secret, sentiment qui n’en parle pas avec moins de force pour avoir l’air de se taire, ce sentiment me disait que, si j’avais le bonheur de réussir à la sauver, ma récompense était certaine. Je sais bien que plus d’un grave moraliste va me jeter la pierre, mais qu’il me soit permis de douter qu’il soit amoureux, et moi je l’étais beaucoup.

Je fus exact à l’heure, et je trouvai ma belle affligée à la porte de l’hôtel.

– Vous sortez ? où allez-vous ?

– Je vais à la messe des Augustins.

– Est-ce un jour de fête ?

– Non, mais ma mère exige que j’y aille tous les jours.

– Je vais vous accompagner.

– Oui, donnez-moi le bras ; nous irons nous parler dans le cloître.

Mlle X. C. V.était accompagnée de sa femme de chambre, mais ce n’était pas un être gênant ; nous la laissâmes dans l’église, et nous passâmes dans le cloître. Dès que nous y fûmes, Mademoiselle me dit :

– Avez-vous lu ma lettre ?

– Oui, certainement, mais la voici, je vous la rends. Vous la brûlerez.

– Non, je ne la veux pas ; vous la brûlerez vous-même.

– Je vois que vous avez beaucoup de confiance en moi, mais je n’en abuserai pas.

– J’en suis persuadée. Je suis grosse de quatre mois, j’en suis sûre, et cela me met au désespoir.

– Consolez-vous, nous y trouverons remède.

– Oui, je m’abandonne à vous ; tâchez de me faire avorter.

– Jamais, ma chère ; c’est une scélératesse.

– Hélas ! je le sais ; mais elle n’est pas plus grande que de se donner la mort ; et il faut opter : ou détruire le malheureux témoin de mon déshonneur, ou m’empoisonner ; j’ai le moyen tout prêt d’exécuter ce dernier dessein. Vous êtes mon unique ami ; vous voilà l’arbitre de ma destinée. Parlez. Êtes-vous fâché que je ne vous aie point préféré le chevalier Farsetti ?

Me voyant ébahi, elle s’arrête et porte son mouchoir à ses yeux pour essuyer les larmes qui s’en échappaient. Mon cœur saignait.

– Scélératesse à part, ma chère demoiselle, lui dis-je, l’avortement n’est pas en notre pouvoir. Si les moyens qu’on emploie pour se le procurer ne sont pas violents, leur effet est douteux, et, s’ils le sont, ils mettent dans le plus grand danger les jours de la mère. Je ne m’exposerai jamais au hasard de devenir votre bourreau ; mais comptez sur moi, je ne vous abandonnerai pas. Votre bonheur m’est aussi cher que votre vie. Calmez-vous, et dès cet instant, figurez-vous que c’est moi qui me trouve dans votre situation. Soyez sûre que je saurai vous tirer d’affaire et que vous n’aurez pas besoin d’attenter à des jours pour la conservation desquels je donnerais les miens. En attendant, permettez-moi de vous dire qu’en lisant votre billet j’ai éprouvé une sensation involontaire de plaisir de ce que, dans une occurrence de cette importance, vous m’avez choisi de préférence à tout autre. Vous ne vous êtes point trompée dans la confiance que vous avez placée en moi, car il n’y a personne à Paris qui vous aime avec une tendresse égale à la mienne, et personne au monde ne peut éprouver plus que moi un si vif désir de vous être utile. Demain au plus tard, vous commencerez à prendre les remèdes que je vous préparerai, mais je vous préviens que vous ne sauriez trop vous tenir sur vos gardes touchant le secret, car il s’agit ici de braver les lois les plus sévères. Il y va de la vie. Vous vous êtes peut-être déjà confiée à quelqu’un, à votre femme de chambre peut-être, ou à quelqu’une de vos sœurs ?

– À personne qu’à vous, mon ami, pas même à l’auteur de mon malheur. Je frissonne quand je pense à ce que dirait, à ce que ferait ma mère si elle venait à être informée de l’état où je me trouve. Je crains qu’elle ne le devine en observant ma taille.

– Votre taille est encore parfaitement discrète ; elle n’a rien perdu de sa finesse.

– Mais chaque jour va la déformer, et c’est pour cela qu’il faut que nous fassions vite. Vous me trouverez un chirurgien qui ne me connaisse pas, et vous me conduirez chez lui : il pourra me saigner à volonté.

– Je ne m’exposerai pas à cela, car il pourrait nous trahir. Je vous saignerai moi-même ; la chose est facile.

– Que je vous suis reconnaissante ! Il me semble déjà que vous me rendez la vie. Le plaisir que je vous prie de me faire, c’est de me conduire chez une sage-femme pour la consulter. Nous pourrons facilement nous y rendre sans être observés pendant le premier bal de l’Opéra.

– Oui mon amie, mais cela n’est pas nécessaire, et cette démarche pourrait nous compromettre.

– Point du tout, car dans cette ville immense il y a des sages-femmes partout, et il est possible que nous soyons connus, étant même les maîtres de nous tenir masqués. Faites-moi ce plaisir. Les conseils d’une sage-femme ne peuvent que m’être utiles.

Je n’eus pas la force de lui retirer ce plaisir, mais je la fis consentir à attendre le dernier bal, parce que, la foule y étant d’ordinaire plus grande, nous avions la chance de pouvoir sortir avec plus de sûreté. Je lui promis de m’y rendre en domino noir avec un masque blanc à la vénitienne, ayant une rose peinte à côté de l’œil gauche. Dès qu’elle me verrait sortir, elle devait me suivre et monter dans le fiacre où elle m’aurait vu monter. Tout cela fut fait ; mais nous y reviendrons.

Je revins avec elle et je dînai en famille sans faire attention à Farsetti qui y dîna aussi et qui m’avait vu revenir avec elle. Nous ne nous adressâmes pas la parole ; il ne m’aimait pas, et je le méprisais.

Je dois raconter ici une faute grossière que je commis et que je ne me suis pas encore pardonnée.

M’étant engagé à conduire Mlle X. C. V. chez une sage-femme, il est naturel que j’aurais dû la conduire chez une matrone honnête, car il ne s’agissait que de la consulter sur le régime que devait tenir une femme pendant sa grossesse ; mais, conduit par un mauvais génie, je passe par la rue Saint-Louis pour aller aux Tuileries, je vois la Montigny entrant chez elle avec une jolie personne que je ne connaissais pas, et, poussé par la curiosité, je fais arrêter ma voiture et je monte chez elle. Après m’être amusé, pensant toujours à Mlle X. C. V., je dis à cette femme de m’enseigner la demeure d’une sage-femme que j’avais besoin de consulter sur quelque chose. Elle m’indique une Maison au Marais et me dit que je trouverais là la perle des sages-femmes. Là-dessus, elle me conte nombre d’exploits qui l’avaient illustrée et qui tous me prouvent que c’est une scélérate. Comme je savais que je n’allais pas chez elle pour l’employer à des opérations illicites, je m’en tins à celle-là. Je pris son adresse, et, comme je devais y aller de nuit, je fus dès le lendemain reconnaître sa maison.

Mademoiselle commença à prendre les remèdes que je lui portais et qui, en l’affaiblissant, devaient détruire l’œuvre de l’amour ; mais, comme elle ne s’apercevait d’aucun effet, elle était impatiente de consulter une sage-femme. La nuit du dernier bal étant venue, elle me reconnut comme nous l’avions concerté, et, m’ayant suivi, elle monta dans le fiacre où elle me vit entrer, et en moins d’un quart d’heure nous arrivâmes à la demeure de l’infâme matrone.

Une femme d’une cinquantaine d’années nous accueillit avec empressement et nous offre de suite ses services.

Mademoiselle lui dit qu’elle croyait être grosse, et qu’elle venait la consulter sur les moyens de cacher sa grossesse le plus possible jusqu’à son terme. La scélérate lui répond en souriant qu’elle pouvait lui dire sans détour qu’elle serait bien aise d’avorter.

– Je suis prête à vous servir, lui dit-elle, moyennant cinquante louis, la moitié payée d’avance pour l’achat des drogues, et le reste aussitôt qu’elles auront heureusement réussi. Comme je me fie à votre probité, vous vous fierez à la mienne. Donnez-moi d’abord vingt-cinq louis, et revenez demain ou envoyez pour prendre les drogues et l’instruction pour en faire usage.

En achevant ces mots, elle troussa sans façon sa cliente, qui me pria avec douceur de ne pas la regarder, et, après l’avoir tâtonnée, elle lui dit, en baissant la toile, qu’elle pouvait tout au plus être à son quatrième mois.

– Si mes drogues, ajouta-t-elle, sont inefficaces, ce que je ne crois pas, je vous indiquerai d’autres moyens ; et dans tous les cas, si je ne réussis pas à vous servir complètement, je vous rendrai votre argent.

– Je n’en doute pas, lui dis-je ; mais quels sont, s’il vous plaît, ces autres moyens ?

– Je vous enseignerai à détruire le fœtus.

J’aurais pu lui répondre qu’il était impossible de tuer l’enfant sans blesser mortellement la mère, mais je ne me sentais point disposé à dialoguer avec cette vile créature.

– Si madame se décide à prendre vos remèdes, lui dis-je, je viendrai demain vous apporter l’argent nécessaire pour l’achat des drogues.

Je lui donnai deux louis, et nous partîmes.

Mlle X. C. V. me dit qu’elle croyait cette femme une franche scélérate, car elle était persuadée qu’on ne pouvait détruire le fruit sans risquer de tuer ce qui le portait. « Je n’ai, ajouta-t-elle, confiance qu’en vous seul. » Je la fortifiai dans ses idées, en cherchant à l’éloigner de l’idée de se rendre criminelle, et je l’assurai de nouveau que je justifierais sa confiance. Tout à coup se plaignant du froid : N’aurions-nous pas le temps d’aller prendre un air de feu à la Petite-Pologne ? Cette fantaisie me surprit et me plut. La nuit était très obscure, elle ne pouvait rien voir des beautés extérieures du lieu ; l’intérieur devait lui suffire, et l’imagination voyage. J’étais loin de lui faire part de mes observations, car il y en a en amour très souvent à garder pour soi ; mais le fait est que je me figurai toucher au moment du bonheur. Je fis arrêter le fiacre au Pont-au-Change, et, après en être descendus, nous en prîmes un autre au coin de la rue de la Ferronnerie, et, lui promettant six francs de pourboire, en un quart d’heure il nous descendit à ma porte.

Je sonne en maître ; la Perle m’ouvre et m’annonce qu’il n’y avait personne, ce que je savais fort bien ; mais c’était une habitude.

– Vite, allume-nous un fagot et donne-nous quelque chose pour vider une bouteille de champagne.

– Une omelette ?

– Soit.

– Fort bien, dit Mademoiselle, une omelette.

Elle était ravissante, et sa mine riante semblait me présager un instant délicieux. Assis devant un bon feu, je la place sur mes genoux ; je la couvre de baisers qu’elle me rend avec tendresse, et je suis au moment du triomphe, quand elle me prie de l’air le plus doux de me modérer. Je crois lui plaire en lui obéissant, persuadé qu’elle ne veut retarder ma victoire que pour la rendre plus belle, et qu’elle se rendra après le champagne. Je voyais l’amour, la douceur, la confiance et la plus grande reconnaissance peints dans ses regards, et j’aurais été fâché qu’elle eût pu croire que je voulusse exiger des signes de tendresse, de simples complaisances à titre de récompense. J’étais assez généreux pour ne vouloir que de l’amour.

Nous voilà à notre dernier verre de champagne ; nous nous levons, et moitié pathétiquement, moitié usant d’une douce force, je la place sur une couchette en la tenant amoureusement enlacée dans mes bras ; mais, au lieu de se rendre, elle s’oppose à mon dessein, d’abord par de douces prières ; dont la vertu est d’ordinaire de rendre plus entreprenant, puis par des remontrances sérieuses, et enfin en usant de ses forces. C’en était trop ; la seule idée de violence m’a toujours révolté ; car je pense encore qu’il ne peut y avoir de bonheur dans l’union amoureuse qu’autant qu’il y a accord parfait de confiance et d’abandon. Je plaide ma cause de toutes les manières ; je parle en amant flatté, puis trompé, puis méprisé. Enfin je lui dis que je suis désabusé d’une manière cruelle ; je la vois mortifiée. Je tombe à genoux, je lui demande pardon. « Hélas ! me dit-elle du ton le plus triste, n’étant plus maîtresse de mon cœur, je suis mille fois plus à plaindre que vous. » Ses larmes coulaient en abondance ; sa tête tomba sur la mienne, et ma bouche se colla sur la sienne ; mais la pièce était finie. L’idée de renouveler l’assaut ne se présenta point à ma pensée ; je l’aurais rejetée avec dédain. Après un assez long silence qui nous était également nécessaire, à elle pour étouffer des sentiments de honte, à moi pour donner à ma raison le temps de calmer des mouvements de colère qui me paraissent légitimes, nous reprîmes nos masques et nous retournâmes à l’Opéra. Chemin faisant, elle osa me dire qu’elle se verrait obligée de renoncer à mon amitié si je la mettais à ce prix-là.

– Les sentiments de l’amour, mademoiselle, doivent céder le pas à ceux de l’honneur, et le vôtre autant que le mien m’oblige à rester votre ami, quand ce ne serait que pour vous convaincre d’injustice à vos propres yeux. Je saurai faire par dévouement ce que j’aurais voulu faire par amour, et je mourrai plutôt que de tenter à l’avenir de posséder des faveurs dont je croyais que vous m’aviez jugé digne.

Nous nous séparâmes à l’Opéra, où l’énorme foule me la fit perdre un instant. Le lendemain elle me dit qu’elle avait dansé pendant toute la nuit ; elle espérait peut-être trouver dans cet exercice violent le remède qu’elle n’attendait guère de la médecine.

Je rentrai chez moi de fort mauvaise humeur, cherchant en vain des raisons qui pussent justifier un refus qui me semblait humiliant et presque incroyable. Je ne pouvais justifier les motifs de Mlle X. C. V. qu’en entassant sophisme sur sophisme. Le bon sens me démontrait que j’étais outragé en dépit de toutes les convenances imaginables et de tous les préjugés de mœurs que l’éducation maintient dans la société. Je réfléchissais au bon mot de Populia, qui ne se permettait de faire des infidélités à son époux que quand elle était grosse. Non tollo vectorem, disait-elle, nisi navi plena. J’étais fâché d’être convaincu que je n’étais pas aimé, et je croyais indigne de moi de continuer à aimer un objet que je ne pouvais plus espérer de posséder. Je m’endormis déterminé à me venger en l’abandonnant à son sort, me moquant de l’héroïsme qu’elle serait forcée de trouver dans une conduite contraire. Je croyais que mon honneur me prescrivait de n’être la dupe de personne.

La nuit porte conseil. À mon réveil je me retrouvai calme et toujours amoureux. Ma dernière résolution fut d’en agir généreusement avec cette infortunée. Il était certain que sans moi elle était perdue ; je devais donc lui continuer mes services et me montrer indifférent à ses faveurs. Le rôle n’était pas facile ; mais j’eus le courage de le jouer à merveille, et plus tard la récompense vint d’elle-même.

La difficulté, la contrainte ne faisaient qu’accroître mon amour pour ma charmante Anglaise. J’allais la voir tous les matins, et, comme je m’intéressais réellement à son état, mon rôle n’ayant rien que de naturel, elle ne pouvait prendre l’empressement que je montrais à la tirer d’embarras que pour ce qu’il était ; car, ne laissant plus rien percer du feu que j’éprouvais pour elle, elle devait tout attribuer au sentiment le plus délicat. À son tour mademoiselle paraissait contente de mon changement, mais il était bien possible que sa satisfaction ne fût qu’apparente, car je connaissais assez les femmes pour savoir que, même sans m’aimer, elle devait être piquée de me voir si facilement en prendre mon parti.

Un matin, au milieu de nos discours frivoles et décousus, elle me fit compliment sur la force que j’avais eu de me vaincre ; puis elle ajouta en souriant que ma passion et mes désirs ne devaient pas avoir été bien vifs, puisqu’en moins de huit jours ils étaient devenus si pacifiques. Je lui répondis avec calme que je devais ma guérison, non à la faiblesse de ma passion, mais à mon amour-propre.

– Je me connais, mademoiselle, lui dis-je, et, sans trop présumer de mon mérite, je me crois digne d’être aimé. Il est tout naturel qu’après m’être convaincu que vous ne me reconnaissiez pas ce mérite je me suis senti humilié, indigné. Connaissez-vous, mademoiselle, l’effet de ce double sentiment ?

– Hélas ! je ne le connais que trop. Il est suivi du mépris de l’objet qui le fait naître.

– Ceci passe la mesure, au moins pour ce qui me regarde. Mon indignation n’a été suivie que d’un retour sur moi-même et d’un projet de vengeance.

– De vengeance ! Et de quelle espèce ?

– J’ai voulu vous obliger à m’estimer tout en vous prouvant que, maître de moi-même, je pouvais me passer d’un bien que j’ai ardemment désiré. Je ne sais si j’ai complètement réussi, mais au moins aujourd’hui je puis contempler vos charmes sans en désirer la possession.

– Et j’imagine que vous trouvez le complément de votre vengeance dans mon estime. Cependant vous vous êtes trompé ; car vous avez dû supposer que je ne vous estimais pas, ce qui est faux, puisque mon estime pour vous n’était pas moindre il y a huit jours qu’aujourd’hui. Je ne vous ai pas un seul instant cru capable de m’abandonner pour me punir de m’être refusée à vos transports, et je m’applaudis de vous avoir deviné.

Ensuite elle me parla de l’opiat que je lui faisais prendre, et, comme elle ne voyait aucun changement dans son état, que sa taille grossissait chaque jour, elle me supplia d’en augmenter la dose ; mais je n’eus garde de me rendre à ses sollicitations, car je savais que plus d’un demi-gros aurait pu lui coûter la vie ; je lui défendis également de se faire faire une troisième saignée, parce que, sans atteindre le but qu’elle se proposait, elle aurait pu se faire beaucoup de mal. Sa femme de chambre, qu’elle avait été forcée de mettre dans la confidence, l’avait fait saigner deux fois par un élève de saint Côme qui était son amoureux. Je lui dis alors qu’elle devait être généreuse avec ces gens-là pour s’assurer leur discrétion ; mais elle me répondit qu’elle était dans l’impossibilité de le faire. Je lui offris de l’argent, et elle accepta cinquante louis en m’assurant qu’elle me tiendrait compte de cette somme dont elle avait besoin pour son frère Richard. Je n’avais pas cet argent sur moi, mais le même jour je lui envoyai un rouleau de douze cents francs avec un billet dans lequel je la suppliais affectueusement de n’avoir recours qu’à moi dans tous ses besoins. Son frère reçut effectivement cette somme et se crut autorisé par là à me demander un service beaucoup plus important ; car, étant venu me remercier dès le lendemain, il me supplia de l’aider dans une affaire de la plus grande importance pour lui. Jeune et libertin, il s’était fourvoyé en mauvais lieu et il en était sorti assaisonné de tout point. Il se plaignit amèrement de M. Farsetti, qui n’avait pas voulu lui prêter quatre louis, en refusant de se mêler à cette vilaine affaire, et il me supplia d’en parler à sa mère pour qu’elle le fît guérir. Je me rendis à ses désirs ; mais quand sa mère sut de quoi il s’agissait elle me dit qu’il valait mieux lui laisser ce qu’il avait, car c’était la troisième fois qu’il se trouvait dans cet état, que de dépenser des sommes inutiles pour le délivrer de son mal : « Il ne serait pas plutôt guéri, ajouta-t-elle, qu’il recommencerait le même train de vie. » Elle avait raison ; car, l’ayant fait traiter à mes frais par un chirurgien habile, il ne fut pas un mois à retomber dans son péché d’habitude. Ce jeune homme était constitué pour les excès honteux, car dès l’âge de quatorze ans il était d’un libertinage effréné.

Sa sœur était au sixième mois de sa grossesse, et son désespoir croissait en raison directe de sa taille ; elle avait pris la résolution de ne plus sortir de son lit, et elle me désolait. Me croyant parfaitement guéri de la passion qu’elle m’avait inspirée, elle en usait avec moi comme avec une amie de confiance ; elle me fait toucher toutes les parties de son corps pour me convaincre qu’elle ne pouvait plus s’exposer à se montrer à personne. Je jouais auprès d’elle le rôle d’une sage-femme ; mais qu’il m’en coûtait de me montrer calme et indifférent quand la flamme dont j’étais dévoré me sortait par tous les pores ! Je n’y résistais plus. Elle parlait de se détruire avec ce ton de persuasion qui fait frémir, parce qu’il annonce une résolution réfléchie. J’étais dans un embarras difficile à décrire, quand la fortune vint me mettre à l’aise de la manière la plus comique.

Dînant un jour tête-à-tête avec Mlle d’Urfé, je lui demandai si elle connaissait un moyen sûr d’éviter un affront à une jeune personne qui avait poussé trop avant la licence d’avoir un amant. « Un infaillible, me répondit-elle, c’est l’aroph de Paracelse, et il n’est point difficile à employer. Êtes-vous curieux de le connaître ? » ajouta-t-elle. Et, s’étant levée sans attendre ma réponse, elle alla chercher un manuscrit qu’elle me mit entre les mains. Ce puissant emménagogue était une espèce d’onguent composé de plusieurs drogues, telles que le safran, la myrrhe, etc., mélangées avec du miel vierge. Pour obtenir l’effet qu’on en pouvait attendre, il fallait une machine cylindrique recouverte d’une peau très douce, assez volumineuse pour remplir la capacité du vagin, et assez longue pour toucher la porte du réservoir ou de la boîte qui contient le fœtus. Le bout de ce cylindre devait être fortement enduit d’aroph, et, comme il ne pouvait agir que dans un moment d’irritation utérine, il fallait la faire naître par un mouvement coïtal. Il fallait en outre que l’action fut répétée cinq ou six fois par jour au moins pendant une semaine entière.

Je trouvai la recette et l’opération si risibles qu’il me fut impossible de garder mon sérieux. Je ris de bon cœur, mais je n’en passai pas moins deux bonnes heures à lire les plaisantes rêveries de Paracelse auxquelles Mme d’Urfé croyait bien plus qu’aux vérités de l’Évangile : ensuite je parcourus avec plaisir Boerhaave qui parle de cet aroph en homme raisonnable.