Aventures de Monsieur Pickwick - Charles Dickens - E-Book

Aventures de Monsieur Pickwick E-Book

Charles Dickens.

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Beschreibung

Grâce à Mr Pickwick et à son club on se délecte des conventions sociales d'un certaine Angleterre. Ce roman satirique, où l'absurde se fait poésie, est un chef d'oeuvre d'humour ! En deux tomes.

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Veröffentlichungsjahr: 2019

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Aventures de Monsieur Pickwick

Pages de titreCHAPITRE PREMIER.CHAPITRE II.CHAPITRE III.CHAPITRE IV.CHAPITRE V.CHAPITRE VI.CHAPITRE VII.CHAPITRE VIII.CHAPITRE IX.CHAPITRE X.CHAPITRE XI.CHAPITRE XII.CHAPITRE XIII.CHAPITRE XIV.CHAPITRE XV.CHAPITRE XVI.CHAPITRE XVII.CHAPITRE XVIII.CHAPITRE XIX.CHAPITRE XX.CHAPITRE XXI.CHAPITRE XXII.CHAPITRE XXIII.CHAPITRE XXIV.CHAPITRE XXV.CHAPITRE XXVI.CHAPITRE XXVII.CHAPITRE XXVIII.CHAPITRE XXIX.Page de copyright

Aventures de MonsieurPickwick - tome I

Charles Dickens

CHAPITRE PREMIER.

Les Pickwickiens.

Le premier jet de lumière qui convertit en une clarté brillante les

ténèbres dont paraissait enveloppée l’apparition de l’immortel

Pickwick sur l’horizon du monde savant, la première mention

officielle de cet homme prodigieux, se trouve dans les statuts insérés

parmi les procès-verbaux du Pickwick-Club. L’éditeur du présent

ouvrage est heureux de pouvoir les mettre sous les yeux de ses

lecteurs, comme une preuve de l’attention scrupuleuse, de

l’infatigable assiduité, de la sagacité investigatrice, avec lesquelles il

a conduit ses recherches, au sein des nombreux documents confiés à

ses soins.

«Séance du 12 mai 1831, présidée par Joseph Smiggers, Esq.

1

V.P.P.M.P.C. a été arrêté ce qu’il suit à l’unanimité.

« L’ASSOCIATION a entendu lire avec un sentiment de

satisfaction sans mélange et avec une approbation absolue, les

2

papiers communiqués par Samuel Pickwick, Esq. P.P.M.P.C. , et

intitulésRecherches sur les sources des étangs de Hampstead,

1 Écuyer, vice-président perpétuel, membre du Pickwick-Club.

2 Écuyer, président perpétuel, membre du Pickwick-Club.

suivies de quelques observations sur la théorie des têtards.

« L’ASSOCIATION en offre ses remercîments les plus sincères

audit Samuël Pickwick, Esq. P.P.M.P.C.

« L’ASSOCIATION, tout en appréciant au plus haut degré les

avantages que la science doit retirer des ouvrages susmentionnés,

aussi bien que des infatigables recherches de Samuël Pickwick dans

3

Hornsey, Highgate, Brixton et Camberwell , ne peut s’empêcher de

reconnaître les inappréciables résultats dont on pourrait se flatter

pour la diffusion des connaissances utiles, et pour le

perfectionnement de l’instruction, si les travaux de cet homme

illustre avaient lieu sur une plus vaste échelle, c’est-à-dire si ses

voyages étaient plus étendus, aussi bien que la sphère de ses

observations.

« Dans ce but, l’ASSOCIATION a pris en sérieuse considération

une proposition émanant du susdit Samuël Pickwick, Esq. P.

P.M.P.C., et de trois autres pickwickiens ci-après nommés, et tendant

à former une nouvelle branche de pickwickiens-unis, sous le titre de

Société correspondantedu Pickwick-Club.

« Ladite proposition ayant été approuvée et sanctionnée par

l’ASSOCIATION,

« LaSociété correspondantedu Pickwick-Club est par les

présentes constituée ; Samuël Pickwick, Esq. P.P.M.P.C., Auguste

Snodgrass, Esq. M.P.C., Tracy Tupman, Esq. M.P. C., et Nathaniel

Winkle, Esq. M.P.C., sont également, par les présentes, choisis et

nommés membres de laditeSociété correspondante, et chargés

d’adresser de temps en temps à l’ASSOCIATION DU PICKWICK-

CLUB, à Londres, des détails authentiques sur leurs voyages et leurs

investigations ; leurs observations sur les caractères et sur les

mœurs ; toutes leurs aventures enfin, aussi bien que les récits et

autres opuscules auxquels pourraient donner lieu les scènes locales,

ou les souvenirs qui s’y rattachent.

« L’ASSOCIATION reconnaît cordialement ce principe que les

membres de laSociété correspondantedoivent supporter eux-mêmes

les dépenses de leurs voyages ; et elle ne voit aucun inconvénient à

ce que les membres de ladite société poursuivent leurs recherches

3 Villages aux environs de Londres.

pendant tout le temps qu’il leur plaira, pourvu que ce soit aux mêmes

conditions.

« Enfin les membres de la susdite société sont par les présentes

informés que leur proposition de payer le port de leurs lettres et de

leurs envois a été discutée par l’ASSOCIATION ; que

l’ASSOCIATION considère cette offre comme digne des grands

esprits dont elle émane, et qu’elle lui donne sa complète

approbation. »

Un observateur superficiel, ajoute le secrétaire, dans les notes

duquel nous puisons le récit suivant ; un observateur superficiel

n’aurait peut-être rien trouvé d’extraordinaire dans la tête chauve et

dans les besicles circulaires qui étaient invariablement tournées vers

le visage du secrétaire de l’Association, tandis qu’il lisait les statuts

ci-dessus rapportés ; mais c’était un spectacle véritablement

remarquable pour quiconque savait que le cerveau gigantesque de

Pickwick travaillait sous ce front, et que les yeux expressifs de

Pickwick étincelaient derrière ces verres de lunettes. En effet

l’homme qui avait suivi jusqu’à leurs sources les vastes étangs de

4

Hampstead , l’homme qui avait remué le monde scientifique par sa

théorie des têtards, était assis là, aussi calme, aussi immuable que les

eaux profondes de ces étangs, par un jour de gelée ; ou plutôt comme

un solitaire spécimen de ces innocents têtards dans la profondeur

caverneuse d’une jarre de terre.

Mais combien ce spectacle devint plus intéressant, quand aux cris

répétés de Pickwick ! Pickwick ! qui s’échappaient simultanément de

la bouche de tous ses disciples, cet homme illustre se leva, plein de

vie et d’animation, monta lentement l’escabeau rustique sur lequel il

était primitivement assis, et adressa la parole au club que lui-même

avait fondé. Quelle étude pour un artiste que cette scène attachante !

L’éloquent Pickwick était là, une main gracieusement cachée sous les

pans de son habit, tandis que l’autre s’agitait dans l’air pour donner

plus de force à sa déclamation chaleureuse. Sa position élevée

révélait son pantalon collant et ses guêtres, auxquelles on n’aurait

peut-être pas accordé grande attention si elles avaient revêtu un autre

homme, mais qui, parées, illustrées par le contact de Pickwick, s’il

4 Hampstead, village tout près de Londres.

est permis d’employer cette expression, remplissaient

involontairement les spectateurs d’un respect et d’une crainte

religieuse. Il était entouré par ces hommes de cœur qui s’étaient

offerts pour partager les périls de ses voyages, et qui devaient

partager aussi la gloire de ses découvertes. À sa droite, siégeait Tracy

Tupman, le trop inflammable Tupman, qui, à la sagesse et à

l’expérience de l’âge mûr, unissait l’enthousiasme et l’ardeur d’un

jeune homme, dans la plus intéressante et la plus pardonnable des

faiblesses humaines, l’amour !—le temps et la bonne chère avaient

épaissi sa tournure, jadis si romantique ; son gilet de soie noire était

graduellement devenu plus arrondi, tandis que sa chaîne d’or

disparaissait pouce par pouce à ses propres yeux ; son large menton

débordait de plus en plus par-dessus sa cravate blanche ; mais l’âme

de Tupman n’avait point changé ; l’admiration pour le beau sexe était

toujours sa passion dominante.—À gauche du maître, on voyait le

poétique Snodgrass, mystérieusement enveloppé d’un manteau bleu,

fourré d’une peau de chien. Auprès de lui, Winkle, le chasseur, étalait

complaisamment sa veste de chasse toute neuve, sa cravate écossaise,

et son étroit pantalon de drap gris.

Le discours de M. Pickwick et les débats qui s’élevèrent à cette

occasion, sont rapportés dans les procès-verbaux du club. Ils offrent

également une ressemblance frappante avec les discussions des

assemblées les plus célèbres ; et comme il est toujours curieux de

comparer les faits et gestes des grands hommes, nous allons

transcrire le procès-verbal de cette séance mémorable.

« M. Pickwick fait observer, dit le secrétaire, que la gloire est

chère au cœur de tous les hommes. La gloire poétique est chère au

cœur de son ami Snodgrass ; la gloire des conquêtes est également

chère à son ami Tupman ; et le désir d’acquérir de la renommée dans

tous les exercices du corps, existe, au plus haut degré dans le sein de

son ami Winkle. Il (M. Pickwick) ne saurait nier l’influence qu’ont

exercée sur lui-même les passions humaines, les sentiments humains

(applaudissements); peut-être même les faiblesses humaines

(violents cris de : non ! non). Mais il dira ceci : que si jamais le feu

de l’amour-propre s’alluma dans son sein, le désir d’être utile à

l’espèce humaine l’éteignit entièrement. Le désir d’obtenir l’estime

du genre humain était son dada, la philanthropie son paratonnerre

(véhémente approbation). Il a senti quelque orgueil, il l’avoue

librement (et que ses ennemis s’emparent de cet aveu s’ils le

veulent), il a senti quelque orgueil quand il a présenté au monde sa

théorie des têtards. Cette théorie peut être célèbre, ou ne l’être pas.

(Une voix dit :Elle l’est !—Grands applaudissements.) Il accepte

l’assertion de l’honorable pickwickien dont la voix vient de se faire

entendre. Sa théorie est célèbre ! Mais si la renommée de ce traité

devait s’étendre aux dernières bornes du monde connu, l’orgueil que

l’auteur ressentirait de cette production ne serait rien auprès de celui

qu’il éprouve en ce moment, le plus glorieux de son existence

(acclamations). Il n’est qu’un individu bien humble (Non ! non !);

cependant il ne peut se dissimuler qu’il est choisi par l’Association

pour un service d’une grande importance, et qui offre quelques

risques, aujourd’hui surtout que le désordre règne sur les grandes

routes, et que les cochers sont démoralisés. Regardez sur le

continent, et contemplez les scènes qui se passent chez toutes les

nations. Les diligences versent de toutes parts ; les chevaux prennent

le mors aux dents ; les bateaux chavirent, les chaudières éclatent !

(applaudissements.—Une voix crie, non !) Non ! (applaudissements)

que l’honorable pickwickien qui a lancé un non si bruyant, s’avance

et me démente s’il ose ! Qui est-ce qui a crié non ? (Bruyantes

acclamations.) Serait-ce l’amour-propre désappointé d’un homme…

il ne veut pas dire d’un bonnetier (vifs applaudissements) qui, jaloux

des louanges qu’on a accordées, peut-être sans motif, aux recherches

de l’orateur, et piqué par les censures dont on a accablé les

misérables tentatives suggérées par l’envie, prend maintenant ce

moyen vif et calomnieux….

« M. Blotton (d’Algate) se lève pour demander le rappel à l’ordre.

—Est-ce à lui que l’honorable pickwickien faisait allusion ? (Cris à

5

l’ordre !—Le président :—Oui !—Non !—Continuez !—Assez !—

etc.)

« M. Pickwick ne se laissera pas intimider par des clameurs. Il a

fait allusion à l’honorable gentleman ! (Vive sensation.)

5 C’est par ce cri que les membres du parlement invitent le président à rétablir

l’ordre.

« Dans ce cas, M. Blotton n’a que deux mots à dire : il repousse

avec un profond mépris l’accusation de l’honorable gentleman,

comme fausse et diffamatoire (grands applaudissements).

L’honorable gentleman est un blagueur. (Immense confusion. Grands

cris de : Le président ! à l’ordre !)

« M. Snodgrass se lève pour demander le rappel à l’ordre. Il en

appelle au président. (Écoutez !) Il demande si l’on n’arrêtera pas

cette honteuse discussion entre deux membres du club. (Écoutez !

écoutez !)

« Le président est convaincu que l’honorable pickwickien retirera

l’expression dont il vient de se servir.

« M. Blotton, avec tout le respect possible pour le président,

affirme qu’il n’en fera rien.

« Le président regarde comme un devoir impératif de demander à

l’honorable gentleman s’il a employé l’expression qui vient de lui

échapper, suivant le sens qu’on lui donne communément.

« M. Blotton n’hésite pas à dire que non, et qu’il n’a employé ce

mot que dans le sens pickwickien. (Écoutez ! Écoutez !) Il est obligé

de reconnaître que, personnellement, il professe la plus grande estime

pour l’honorable gentleman en question. Il ne l’a considéré comme

un blagueur que sous un point de vue entièrement pickwickien.

(Écoutez ! écoutez !)

« M. Pickwick déclare qu’il est complétement satisfait par

l’explication noble et candide de son honorable ami. Il désire qu’il

soit bien entendu que ses propres observations n’ont dû être

comprises que dans leur sens purement pickwickien

(applaudissements.)»

Ici finit le procès-verbal, et en effet la discussion ne pouvait

continuer, puisqu’on était arrivé à une conclusion si satisfaisante, si

claire. Nous n’avons pas d’autorité officielle pour les faits que le

lecteur trouvera dans le chapitre suivant, mais ils ont été recueillis

d’après des lettres et d’autres pièces manuscrites, dont on ne peut

mettre en question l’authenticité.

CHAPITRE II.

Le premier jour de voyage et la première soirée

d’aventures, avec leurs conséquences.

Le soleil, ce ponctuel factotum de l’univers, venait de se lever et

commençait à éclairer le matin du 13 mai 1831, quand M. Samuël

Pickwick, semblable à cet astre radieux, sortit des bras du sommeil,

ouvrit la croisée de sa chambre, et laissa tomber ses regards sur le

monde, qui s’agitait au-dessous de lui. La rue Goswell était à ses

pieds, la rue Goswell était à sa droite, la rue Goswell était à sa

gauche, aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, et en face de lui se

trouvait encore la rue Goswell. « Telles, pensa M. Pickwick, telles

sont les vues étroites de ces philosophes, qui, satisfaits d’examiner la

surface des choses, ne cherchent point à en étudier les mystères

cachés. Comme eux, je pourrais me contenter de regarder toujours

sur la rue Goswell, sans faire aucun effort pour pénétrer dans les

contrées inconnues qui l’environnent. » Ayant laissé tomber cette

pensée sublime, M. Pickwick s’occupe de s’habiller et de serrer ses

effets dans son portemanteau. Les grands hommes sont rarement très-

scrupuleux pour leur costume : aussi la barbe, la toilette, le déjeuner

se succédèrent-ils rapidement. Au bout d’une heure M. Pickwick était

arrivé à la place des voitures de Saint-Martin le Grand, ayant son

portemanteau sous son bras, son télescope dans la poche de sa

redingote, et dans celle de son gilet son mémorandum, toujours prêt à

recevoir les découvertes dignes d’être notées.

« Cocher ! cria M. Pickwick.

— Voilà, monsieur ! répondit un étrange spécimen du genre

homme, lequel avec son sarrau et son tablier de toile, portant au cou

une plaque de cuivre numérotée, avait l’air d’être catalogué dans

quelque collection d’objets rares. C’était le garçon de place. Voilà,

monsieur. Hé ! cabriolet en tête ! » Et le cocher étant sorti de la

taverne où il fumait sa pipe, M. Pickwick et son portemanteau furent

hissés dans la voiture.

— Golden-Cross, dit M. Pickwick.

— Ce n’est qu’une méchante course d’un shilling, Tom, cria le

cocher d’un ton de mauvaise humeur, pour l’édification du garçon de

place, comme la voiture partait.

— Quel âge a cette bête-là, mon ami ? demanda M. Pickwick en

se frottant le nez avec le shilling qu’il tenait tout prêt pour payer sa

course.

— Quarante-deux ans, répliqua le cocher, après avoir lorgné M.

Pickwick du coin de l’œil.

— Quoi ! s’écria l’homme illustre en mettant la main sur son

carnet. »

Le cocher réitéra son assertion ; M. Pickwick le regarda fixement

au visage ; mais il ne découvrit aucune hésitation dans ses traits, et

nota le fait immédiatement.

« Et combien de temps reste-t-il hors de l’écurie, continua M.

Pickwick, cherchant toujours à acquérir quelques notions utiles.

— Deux ou trois semaines.

— Deux ou trois semaines hors de l’écurie ! dit le philosophe

plein d’étonnement ; et il tira de nouveau son portefeuille.

— Les écuries, répliqua froidement le cocher, sont à Pentonville ;

mais il y entre rarement à cause de sa faiblesse.

— À cause de sa faiblesse ? répéta M. Pickwick avec perplexité.

— Il tombe toujours quand on l’ôte du cabriolet. Mais au contraire

quand il y est bien attelé, nous tenons les guides courtes et il ne peut

pas broncher. Nous avons une paire de fameuses roues ; aussi, pour

peu qu’il bouge, elles roulent après lui, et il faut bien qu’il marche. Il

ne peut pas s’en empêcher. »

M. Pickwick enregistra chaque parole de ce récit, pour en faire

part à son club, comme d’une singulière preuve de la vitalité des

chevaux dans les circonstances les plus difficiles. Il achevait d’écrire,

lorsque le cabriolet atteignit Golden-Cross. Aussitôt le cocher saute

en bas, M. Pickwick descend avec précaution, et MM. Tupman,

Snodgrass et Winkle, qui attendaient avec anxiété l’arrivée de leur

illustre chef, s’approchent de lui pour le féliciter.

« Tenez, cocher,» dit M. Pickwick en tendant le shilling à son

conducteur.

Mais quel fut l’étonnement du savant personnage lorsque cet

homme inconcevable, jetant l’argent sur le pavé, déclara, en langage

figuré, qu’il ne demandait d’autre payement que le plaisir de boxer

avec M. Pickwick tout son shilling.

« Vous êtes fou, dit M. Snodgrass.

— Ivre, reprit M. Winkle.

— Tous les deux, ajouta M. Tupman.

— Avancez ! disait le cocher, lançant dans l’espace une multitude

de coups de poings préparatoires. Avancez tous les quatre !

— En voilà une bonne ! s’écrièrent une demi-douzaine d’autres

cochers : À la besogne, John ! et ils se rangèrent en cercle avec une

grande satisfaction.

— Qu’est-ce qu’y a, John ? demanda un gentleman, porteur de

manches de calicot noir.

— Ce qu’y a ! répliqua le cocher. Ce vieux a pris mon numéro !

— Je n’ai pas pris votre numéro, dit M. Pickwick d’un ton

indigné.

— Pourquoi l’avez-vous noté, alors ? demanda le cocher.

— Je ne l’ai pas noté ! s’écria M. Pickwick, avec indignation.

— Croiriez-vous, continua le cocher, en s’adressant à la foule ;

croiriez-vous que ce mouchard-là monte dans mon cabriolet, prend

mon numéro, et couche sur le papier chaque parole que j’ai dite ? »

(Le mémorandum revint comme un trait de lumière dans la mémoire

de M. Pickwick.)

« Il a fait ça ? cria un autre cocher.

— Oui, il a fait ça. Après m’avoir induit par ses vexations à

l’attaquer, voilà qu’il a trois témoins tout prêts pour déposer contre

moi. Mais il me le payera, quand je devrais en avoir pour six mois !

Avancez donc. » Et dans son exaspération, avec un dédain superbe

pour ses propres effets, le cocher lança son chapeau sur le pavé, fit

sauter les lunettes de M. Pickwick, envoya un coup de poing sous le

nez de M. Pickwick, un autre coup de poing dans la poitrine de M.

Pickwick, un troisième dans l’œil de M. Snodgrass, un quatrième

pour varier dans le gilet de M. Tupman ; puis s’en alla d’un saut au

milieu de la rue, puis revint sur le trottoir, et finalement enleva à M.

Winkle le peu d’air respirable que renfermaient momentanément ses

poumons, le tout en une douzaine de secondes.

« Où y a-t-il un constable ? dit M. Snodgrass.

— Mettez-les sous la pompe, suggéra un marchand de pâtés

chauds.

— Vous me le payerez, dit M. Pickwick respirant avec difficulté.

— Mouchards ! crièrent quelques voix dans la foule.

— Avancez donc, beugla le cocher, qui pendant ce temps avait

continué de lancer des coups de poings dans le vide. »

Jusqu’alors la populace avait contemplé passivement cette scène ;

mais le bruit que les pickwickiens étaient des mouchards s’étant

répandu de proche en proche, les assistants commencèrent à discuter

avec beaucoup de chaleur s’il ne conviendrait pas de suivre la

proposition de l’irascible marchand de pâtés. On ne peut dire à

quelles voies de fait ils se seraient portés, si l’intervention d’un

nouvel arrivant n’avait terminé inopinément la bagarre.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda un grand jeune homme effilé,

revêtu d’un habit vert, et qui sortait du bureau des voitures.

— Mouchards ! hurla de nouveau la foule.

— C’est faux ! cria M. Pickwick avec un accent qui devait

convaincre tout auditeur exempt de préjugés.

— Bien vrai ? bien vrai ? » demanda le jeune homme, en se

faisant passage à travers la multitude, par l’infaillible procédé qui

consiste à donner des coups de coude à droite et à gauche.

M. Pickwick, en quelques phrases précipitées, lui expliqua le

véritable état des choses.

« S’il en est ainsi, venez avec moi, dit l’habit vert, entraînant

l’homme illustre et parlant tout le long du chemin. Ici, n° 924, prenez

le prix de votre course, et allez vous-en. Respectable gentleman, je

réponds de lui. Pas de sottises. Par ici, monsieur. Où sont vos amis ?

Erreur à ce que je vois. N’importe. Des accidents. Ça arrive à tout le

monde. Courage ! on n’en meurt pas ; il faut faire contre fortune bon

cœur. Citez-le devant le commissaire ; qu’il mette cela dans sa poche

si cela lui va. Damnés coquins ! et débitant avec une volubilité

extraordinaire un long chapelet de sentences semblables, l’étranger

introduisit M. Pickwick et ses disciples dans la chambre d’attente des

voyageurs.

— Garçon ! cria l’étranger en tirant la sonnette avec une violence

formidable, des verres pour tout le monde ; du grog à l’eau-de-vie

chaud, fort sucré, et qu’il y en ait beaucoup. L’œil endommagé,

monsieur ? Garçon, un bifteck cru, pour l’œil de monsieur. Rien

comme le bifteck cru pour une contusion, monsieur. Un candélabre à

gaz, excellent, mais incommode. Diablement drôle de se tenir en

pleine rue une demi-heure, l’œil appuyé sur un candélabre à gaz. La

bonne plaisanterie, hein ! Ha ! ha ! » Et l’étranger, sans s’arrêter pour

reprendre haleine, avala d’un seul trait une demi-pinte de grog

brûlant, puis il s’étala sur une chaise, avec autant d’aisance que si

rien de remarquable n’était arrivé.

M. Pickwick eut le temps d’observer le costume et la tournure de

cette nouvelle connaissance, tandis que ses trois compagnons étaient

occupés à lui offrir leurs remerciements.

C’était un homme d’une taille moyenne ; mais comme il avait le

corps mince et les jambes très-longues, il paraissait beaucoup plus

grand qu’il ne l’était en réalité. Son habit vert avait été un vêtement

élégant dans les beaux jours des habits à queue de morue ;

malheureusement, dans ce temps-là, il avait sans doute été fait pour

un homme beaucoup plus petit que l’étranger, car les manches salies

et fanées lui descendaient à peine aux poignets. Sans égard pour l’âge

respectable de cet habit, il l’avait boutonné jusqu’au menton, au

hasard imminent d’en faire craquer le dos. Son cou était décoré d’un

vieux col noir, mais on n’y apercevait aucun vestige d’un col de

chemise. Son étroit pantalon étalait çà et là des places luisantes qui

indiquaient de longs services ; il était fortement tendu par des sous-

pieds sur des souliers rapiécés, afin de cacher, sans doute, des bas,

jadis blancs, qui se trahissaient encore malgré cette précaution

inutile. De chaque côté d’un chapeau à bords retroussés tombaient en

boucles négligées les longs cheveux noirs du personnage, et l’on

entrevoyait la chair de ses poignets entre ses gants et les parements

de son habit Enfin son visage était maigre et pâle, et dans toute sa

personne régnait un air indéfinissable d’impudence hâbleuse et

d’aplomb imperturbable.

Tel était l’individu que M. Pickwick examinait à travers ses

lunettes (heureusement retrouvées), et auquel il offrit, en termes

choisis, ses remercîments, après que ses trois amis eurent épuisé les

leurs.

« N’en parlons plus, dit l’étranger, coupant court aux

compliments, ça suffit. Fameux gaillard, ce cocher, il jouait bien des

poings, mais si j’avais été votre ami à l’habit de chasse vert, Dieu me

damne ! j’aurais brisé la tête du cocher en moins de rien ; celle du

pâtissier aussi, parole d’honneur ! »

Ce discours tout d’une haleine fut interrompu par le cocher de

Rochester, annonçant que leCommodoreétait prêt à partir.

« Commodore ! murmura l’étranger en se levant : ma voiture,

place retenue. Place d’impériale. Payez l’eau-de-vie et l’eau ;

faudrait changer un billet de cinq livres ; il circule beaucoup de

pièces fausses, monnaie de Birmingham ; connu. Et il secoua la tête

d’un air fin. »

Or, M. Pickwick et ses trois compagnons avaient précisément

projeté de faire leur première halte à Rochester. Ils déclarèrent donc à

leur nouvelle connaissance qu’ils suivaient la même route, et

convinrent d’occuper le siége de derrière de la voiture, où ils

pourraient tenir tous les cinq.

« Allons ! haut ! dit l’étranger, en aidant M. Pickwick à grimper

sur l’impériale, avec une précipitation qui dérangea matériellement la

gravité ordinaire du philosophe.

— Aucun bagage, monsieur ? demanda le cocher.

— Qui ? moi ? répliqua l’étranger : Paquet de papier gris, voilà !

le reste parti par eau ; grosses caisses clouées, grosses comme des

maisons, lourdes, lourdes, diablement lourdes ! » Et il enfonça dans

sa poche, le plus qu’il put, le paquet de papier gris, qui, à en juger

d’après les apparences paraissait contenir une chemise et un

mouchoir.

« Gare ! gare les têtes ! cria le babillard étranger, quand ils

arrivèrent sous la voûte, par laquelle entraient ou sortaient les

voitures ; terrible endroit, très-dangereux ; l’autre jour ; cinq enfants ;

mère ; grande femme, mangeant des sandwiches, oublie la voûte ;

crac ! les enfants se retournent ; la tête de la mère enlevée ! les

sandwiches dans sa main ; pas de bouche pour les mettre, le chef de

la famille n’y était plus. Horrible ! horrible ! Vous regardez

Whitehall, monsieur ? beau palais, petite croisée ; la tête de

6

quelqu’un tombée là … Eh ! Il n’avait pas pris garde non plus ! Eh !

monsieur, eh !

— Je ruminais, dit M. Pickwick, sur l’étrange mutabilité des

choses de ce monde.

— Ah ! je devine : on entre par la porte du palais un jour ; on en

sort par la fenêtre le lendemain. Philosophe, monsieur ?

— Observateur de la nature humaine, monsieur.

— Moi aussi, comme la plupart des hommes, quand ils n’ont pas

grand’chose à faire, et encore moins à gagner. Poëte, monsieur ?

— Mon ami, M. Snodgrass, a une disposition poétique très-

prononcée, répondit M. Pickwick.

— Moi aussi, reprit l’étranger, poëme épique ; dix mille vers ;

révolution de juillet ; composé sur place ; Mars le jour, Apollon la

nuit ; déchargeant la fusil, pinçant la lyre.

— Vous étiez présent à cette glorieuse scène ? demanda M.

Snodgrass.

7

— Présent ! un peu , j’ajustais un Suisse ; j’ajustais un vers ;

j’entre chez un marchand de vin et je l’écris ; je retourne dans la rue,

pouf ! pan ! une autre idée ; je rentre dans la boutique, plume et

6 Charles Ier, décapité sur un échafaud, dressé contre une des fenêtres du palais

et par où il sortit. (Note du traducteur.)

7 Exemple remarquable de la force prophétique de l’imagination de M. Jingle

quand on pense que ce dialogue a lieu en 1827 et que la révolution est de 1830.

(Note de l’auteur.)

encre ; dans la rue, d’estoc et de taille. Noble temps, monsieur !

Chasseur, monsieur ? se tournant brusquement vers M. Winkle.

— Un peu, répliqua celui-ci.

— Belle occupation ! belle occupation ! des chiens ?

— Pas dans ce moment.

— Ah ! vous devriez en avoir. Noble animal, créature

intelligente ! J’en avais un jadis, chien d’arrêt, instinct surprenant. Je

chasse un jour, j’entre dans un enclos, je siffle, chien immobile ; je

siffle encore ; Ponto ! Inutile : bouge pas. Ponto ! Ponto ! il ne remue

pas. Chien pétrifié, en arrêt devant un écriteau. Une inscription.Les

gardes-chasse ont ordre de tuer tous les chiens qu’ils trouveront

dans cet enclos.Il ne voulait pas avancer. Chien étonnant. Fameuse

bête, oh ! oui, fameuse !

— Singulière circonstance, dit M. Pickwick. Voulez-vous me

permettre d’en prendre note ?

— Certainement, monsieur, certainement ; cent autres anecdotes

du même animal. Jolie fille, monsieur ! continua l’étranger en

s’adressant à M. Tracy Tupman, lequel s’occupait à lancer des

œillades antipickwickiennes à une jeune femme qui passait sur le

bord de la route.

— Très-jolie, répondit M. Tupman.

— Les Anglaises ne valent pas les Espagnoles : nobles créatures ;

cheveux de jais, noires prunelles, formes séduisantes ; douces

créatures, charmantes !

— Vous avez été en Espagne, monsieur ? demanda M. Tracy

Tupman.

— J’y ai vécu des siècles.

— Vous avez fait beaucoup de conquêtes ?

— Des conquêtes ? par milliers. Don Bolaro Fizzgig, grand

d’Espagne ; fille unique ; doña Christina, superbe créature ; elle

m’aimait à la folie. Père jaloux ; fille passionnée ; bel Anglais ; doña

Christina au désespoir ; acide prussique ; pompe stomacale dans mon

portemanteau ; je pratique l’opération ; vieux Bolaro en extase,

consent à notre union ; joint nos mains, ruisseaux de pleurs ; histoire

romantique, très-romantique.

— Cette dame est-elle maintenant en Angleterre ? reprit M.

Tupman, sur lequel la description de tant de charmes avait produit

une vive impression.

— Morte ! monsieur, morte ! répondit l’étranger en appliquant à

son œil droit les tristes restes d’un mouchoir de batiste. Ne guérit

jamais de la pompe stomacale, constitution détruite, victime de

l’amour.

— Et le père ? demanda le poétique Snodgrass.

— Saisi de remords, disparition subite, conversation de toute la

ville. Recherches dans tous les coins, sans succès. Jet d’eau de la

fontaine publique dans la grande place s’arrête subitement : le temps

passe, toujours point d’eau ; les ouvriers s’y mettent : mon beau-père

dans le gros tuyau, une confession complète dans sa botte droite. On

le retire, la fontaine coule de plus belle.

— Voulez-vous me permettre d’écrire ce petit roman ? dit M.

Snodgrass, profondément affecté.

— Certainement, monsieur, certainement. Cinquante autres à

votre service. Étrange histoire que la mienne, non pas extraordinaire,

mais curieuse. »

Durant toute la route, l’étranger continua à parler de la sorte,

s’interrompant seulement aux relais pour avaler un verre d’ale, en

guise de ponctuation. Aussi, lorsque la voiture arriva au pont de

Rochester, les carnets de MM. Pickwick et Snodgrass étaient

complétement remplis d’un choix de ses aventures.

Lorsqu’on aperçut le vieux château, M. Auguste Snodgrass s’écria

avec la ferveur poétique qui le distinguait : « Quelles magnifiques

ruines !

— Quelle étude pour un antiquaire ! furent les propres paroles qui

s’échappèrent de la bouche de M. Pickwick, tandis qu’il appliquait

son télescope à son œil.

— Ah ! un bel endroit, répliqua l’étranger. Superbe masse,

sombres murailles, arcades branlantes, noirs recoins, escaliers

croûlants. Vieille cathédrale aussi, odeur terreuse, les marches usées

par les pieds des pèlerins, petites portes saxonnes, confessionnaux

comme les guérites de ceux qui reçoivent l’argent au spectacle.

Drôles de gens que ces moines, papes et trésoriers, et toutes sortes de

vieux gaillards, avec des grosses faces rouges et des nez écornés,

qu’on déterre tous les jours. Des pourpoints de buffle, des arquebuses

à mèche, sarcophages. Belle place, vieilles légendes, drôles

d’histoires, étonnantes. » Et l’étranger continua son soliloque

jusqu’au moment où la voiture s’arrêta, dans la grande rue, devant

l’auberge duTaureau.

— Allez-vous rester ici, monsieur, lui demanda M. Nathaniel

Winkle.

« Ici ? non, monsieur. Mais vous ferez bien d’y séjourner, bonne

maison, lits propres. L’hôtelWright, à côté, très-cher, une demi-

couronne de plus sur votre compte, si vous regardez seulement le

garçon ; fait payer plus cher si vous dînez en ville que si vous dîniez

à l’hôtel : drôles de gens, vraiment. »

M. Winkle s’approcha de M. Pickwick et lui dit quelques paroles à

l’oreille. Un chuchotement passa de M. Pickwick à M. Snodgrass, de

M. Snodgrass à M. Tupman, et des signes d’assentiment ayant été

échangés, M. Pickwick s’adressa ainsi à l’étranger.

« Vous nous avez rendu ce matin un important service, monsieur.

Permettez-moi de vous offrir une légère marque de notre

reconnaissance, en vous priant de nous faire l’honneur de dîner avec

nous.

— Grand plaisir. Ne me permettrai pas de dire mon goût ; volaille

rôtie et champignons, excellente chose ; quelle heure ?

— Voyons, répondit M. Pickwick, en tirant sa montre. Il est

maintenant près de trois heures. À cinq heures, si vous voulez.

— Convient parfaitement ; cinq heures précises, jusqu’alors

prenez soin de vous. »

Ainsi parla l’étranger, et il souleva de quelques pouces son

chapeau à bords retroussés, le replaça négligemment sur le coin de

l’oreille, traversa la cour d’un air délibéré, et tourna dans la grande

rue, ayant toujours hors de sa poche la moitié du paquet de papier

gris.

« Évidemment un grand voyageur dans divers climats et un

profond observateur des hommes et des choses, dit M. Pickwick.

— J’aimerais à voir son poëme, reprit M. Snodgrass.

— Et moi je voudrais avoir vu son chien,» ajouta M. Winkle.

M. Tupman ne parla point, mais il pensa a doña Christina, à

l’acide prussique, à la fontaine, et ses yeux se remplirent de larmes.

Après avoir retenu une salle à manger particulière, examiné les

lits, commandé le dîner, nos voyageurs sortirent pour observer la

ville et les environs.

Nous avons lu soigneusement les notes de M. Pickwick sur les

quatre villes de Stroud, Rochester, Chatham et Brompton, et nous

n’avons pas trouvé que ses opinions différassent matériellement de

celles des autres savants qui ont parcouru les mêmes lieux. On peut

résumer ainsi sa description.

Les principales productions de ces villes paraissent être des

soldats, des matelote, des juifs, de la craie, des crevettes, des officiers

et des employés de la marine. Les principales marchandises étalées

dans les rues sont des denrées pour la marine, du caramel, des

pommes, des poissons plats et des huîtres. Les rues ont un air vivant

et animé, qui provient principalement de la bonne humeur des

militaires. Quand ces vaillants hommes, sous l’influence d’un excès

de gaieté et de spiritueux, font, en chantant, des zigzags dans les rues,

ils offrent un spectacle vraiment délicieux pour un esprit

philanthropique, surtout si nous considérons quel amusement

innocent et peu cher ils fournissent à tous les enfants de la ville, qui

les suivent en plaisantent avec eux. Rien (ajouta M. Pickwick), rien

n’égale leur bonne humeur. La veille de mon arrivée, l’un d’eux avait

été grossièrement insulté dans une auberge. La fille avait refusé de le

laisser boire davantage. Sur quoi, et par pur badinage, le soldat tira sa

baïonnette et blessa la servante à l’épaule : cependant, le lendemain,

ce brave garçon se rendit dès le matin à l’auberge, et fut le premier à

promettre de ne conserver aucun ressentiment, et d’oublier ce qui

s’était passé.

« La consommation de tabac doit être très-grande dans cette ville,

continue M. Pickwick ; et l’odeur de ce végétal, répandue dans toutes

les rues, doit être étonnamment délicieuse pour ceux qui aiment à

fumer. Un voyageur superficiel critiquerait peut-être les boues qui

caractérisent leur viabilité, mais elles offrent, au contraire, un

véritable sujet de jouissance à ceux qui y découvrent un indice de

mouvement et de prospérité commerciale. »

Cinq heures précises amenèrent à la fois le dîner et l’étranger. Il

s’était débarrassé de son paquet de papier gris, mais il n’avait fait

aucun changement dans son costume et déployait toujours sa

loquacité accoutumée.

« Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il, comme le garçon ôtait une

des cloches d’argent. Des soles ! ha ! fameux poisson ; toutes soles

viennent de Londres. Les entrepreneurs de diligences poussent aux

dîners politiques pour avoir le transport des soles ; des paniers par

douzaines ; ils savent bien ce qu’ils font. Eh ! eh ! Un verre de vin

avec moi, monsieur.

— Avec plaisir,» répondit M. Pickwick. Et l’étranger prit du vin,

d’abord avec lui, puis avec M. Snodgrass, puis avec M. Tupman, puis

avec M. Winkle, puis enfin avec la société collectivement ; et le tout

sans cesser un seul instant de discourir.

« Diable de bacchanale sur l’escalier ! Banquettes qu’on monte,

charpentiers qui descendent, lampes, verres, harpe. Qu’y a-t-il donc,

garçon ?

— Un bal, monsieur.

— Un bal par souscription ?

— Non, monsieur. Monsieur, un bal public au bénéfice des

pauvres, monsieur.

— Monsieur, dit M. Tupman avec un vif intérêt, savez-vous si les

femmes sont bien dans cette ville ?

— Superbes, magnifiques. Kent, monsieur ; tout le monde connaît

le comté de Kent, célèbre pour ses pommes, ses cerises, son houblon

et ses femmes. Un verre de vin, monsieur ?

— Avec grand plaisir, répondit M. Tupman ; et l’étranger emplit

son verre, et le vida.

— J’aimerais beaucoup aller à ce bal, reprit M. Tupman,

beaucoup.

— Nous avons des billets au comptoir, monsieur. Une demi-

guinée chaque, monsieur, dit le garçon. »

M. Tupman exprima de nouveau le désir d’être présent à cette

fête ; mais ne rencontrant aucune réponse dans l’œil obscurci de M.

Snodgrass, ni dans le regard distrait de M. Pickwick, il se rejeta, avec

un nouvel intérêt, sur le vin de Porto et sur le dessert qu’on venait

d’apporter. Le garçon se retira, et nos cinq voyageurs continuèrent à

savourer les deux heures d’abandon qui suivent le dîner.

« Pardon, monsieur, dit l’étranger, la bouteille dort, faites-lui faire

le tour comme le soleil, par la soute au pain, rubis sur l’ongle,» et il

vida son verre qu’il avait rempli deux minutes auparavant, et s’en

versa un autre avec l’aplomb d’un homme accoutumé à ce manège.

Le vin fut bu, et l’on en demanda d’autre : le visiteur parla, les

pickwickiens écoutèrent ; M. Tupman se sentait à chaque instant plus

de disposition pour le bal ; la figure de M. Pickwick brillait d’une

expression de philanthropie universelle ; MM. Winkle et Snodgrass

étaient tombés dans un profond sommeil.

« Ils commencent là haut, dit l’étranger ; écoutez, on accorde les

violons, maintenant la harpe ; les voilà partis. »

En effet, les sons variés qui descendaient le long de l’escalier

annonçaient le commencement du premier quadrille.

« J’aimerais beaucoup aller à ce bal, répéta M. Tupman.

— Moi aussi ; maudit bagage ; bateau en retard : rien à mettre ;

drôle, hein ? »

Une bienveillance générale était le trait caractéristique des

pickwickiens, et M. Tupman en était doué plus qu’aucun autre. En

feuilletant les procès-verbaux du club, on est étonné de voir combien

de fois cet excellent homme envoya chez les autres membres de

l’Association les infortunés qui s’adressaient à lui, pour en obtenir de

vieux vêtements ou des secours pécuniaires.

« Je serais heureux de vous prêter un habit pour cette occasion,

dit-il à l’étranger ; mais vous êtes assez mince, et je suis…

— Assez gros. Bacchus sur le retour, descendu de son tonneau, les

pampres au diable, portant des culottes. Ah ! ah ! Passez le vin. »

Nous ne saurions dire si M. Tupman fut indigné du ton

péremptoire avec lequel l’étranger l’engageait à passer le vin, qui

passait en effet si vite par son gosier, ou s’il était justement

scandalisé de voir un membre influent de Pickwick-Club comparé

ignominieusement à un Bacchus démonté ; mais, après avoir passé le

vin, il toussa deux fois et regarda l’étranger, durant quelques

secondes, avec une fixité sévère. Cependant, cet individu étant

demeuré parfaitement calme et serein sous son regard scrutateur, il en

diminua par degrés l’intensité et recommença à parler du bal.

« J’étais sur le point d’observer, monsieur, lui dit-il, que si mes

vêtements doivent vous être trop larges, ceux de mon ami, M.

Winkle, pourraient peut-être vous aller mieux. »

L’étranger prit d’un coup d’œil la mesure de M. Winkle et s’écria

avec satisfaction : « Justement ce qu’il me faut ! »

M. Tupman regarda autour de lui. Le vin, qui avait exercé son

influence somnifère sur MM. Snodgrass et Winkle, avait aussi

appesanti les sens de M. Pickwick. Ce gentleman avait parcouru

successivement les diverses phases qui précèdent la léthargie

produite par le dîner et par le vin. Il avait subi les phases ordinaires

depuis l’excès de la gaieté jusqu’à l’abîme de la tristesse. Comme un

bec de gaz, dans une rue, lorsque le vent a pénétré dans le tuyau, il

avait déployé par moments, une clarté extraordinaire, puis il était

tombé si bas qu’on pouvait à peine l’apercevoir ; après un court

intervalle il avait fait jaillir de nouveau une éblouissante lumière,

puis il avait oscillé rapidement, et il s’était éteint tout à fait. Sa tête

était penchée sur sa poitrine, et un ronflement perpétuel, accompagné

parfois d’un sourd grognement, étaient les seules preuves auriculaires

qui pussent attester encore la présence de ce grand homme.

M. Tupman était violemment tenté d’aller au bal, pour porter son

jugement sur les beautés du comté de Kent ; il était également tenté

d’emmener avec lui l’étranger ; car il l’entendait parler des habitants

et de la ville comme s’il y avait vécu depuis sa naissance, tandis que

lui-même se trouvait entièrement dépaysé. M. Winkle dormait

profondément, et M. Tupman avait assez d’expérience de l’état où il

le voyait pour savoir que, suivant le cours ordinaire de la nature, son

ami ne songerait point à autre chose, en s’éveillant, qu’à se traîner

pesamment vers son lit. Cependant il restait encore dans l’indécision.

« Remplissez votre verre, et passez le vin ;» dit l’infatigable

visiteur.

M. Tupman fit comme il lui était demandé, et le stimulant

additionnel du dernier verre le détermina.

« La chambre à coucher de Winkle, dit-il à l’étranger, ouvre dans

la mienne ; si je l’éveillais maintenant je ne pourrais pas lui faire

comprendre ce que je désire : mais je sais qu’il a un costume complet

dans son sac de nuit. Supposez que vous le mettiez pour aller au bal

et que vous l’ôtiez en rentrant, je pourrais le replacer facilement, sans

déranger notre ami le moins du monde.

— Admirable ! répondit l’étranger ; fameux plan ! Damnée

position, bizarre, quatorze habits dans ma malle et obligé de mettre

celui d’un autre. Très-drôle ! vraiment.

— Il faut prendre nos billets, dit M. Tupman.

— Pas la peine de changer une guinée. Jouons qui payera les

deux, jetez une pièce en l’air, moi je nomme, allez. Femme, femme,

femme enchanteresse ! et le souverain étant tombé laissa voir sur sa

face supérieure le dragon, appelé par courtoisie, une femme.

Condamné par le sort, M. Tupman tira la sonnette, prit les billets et

demanda de la lumière. Au bout d’un quart d’heure l’étranger était

complétement paré des dépouilles de M. Nathaniel Winkle.

— C’est un habit neuf, dit M. Tupman, tandis que l’étranger se

mirait avec complaisance : c’est le premier qui soit orné des boutons

de notre club ;» et il fit remarquer à son compagnon les larges

boutons dorés, sur lesquels on voyait les lettres P.C. de chaque côté

du buste de M. Pickwick.

« P.C. répéta l’étranger ; drôle de devise, le portrait du vieux

bonhomme, avec P.C. Qu’est-ce que P.C. signifie, portrait curieux,

hein ? »

M. Tupman, avec une grande importance et une indignation mal

comprimée, expliqua le symbole mystique du Pickwick-Club, tandis

que l’étranger se tordait pour apercevoir dans la glace le derrière de

l’habit dont la taille lui montait au milieu du dos.

« Un peu court de taille, n’est-ce pas ? Comme les vestes des

facteurs : drôles d’habits, ceux-là, faits à l’entreprise, sans mesures :

voies mystérieuses de la providence, à tous les petits hommes, de

longs habits ; à tous les grands, des habits courts. »

En babillant de cette manière, le nouveau compagnon de M.

Tupman acheva d’ajuster son costume, ou plutôt celui de M. Winkle,

et, bientôt après, les deux amateurs de fêtes montèrent ensemble

l’escalier.

« Quels noms, messieurs ? dit l’homme qui se tenait à la porte. M.

Tupman s’avançait pour énoncer ses titres et qualités, quand

l’étranger l’arrêta en disant :

— Pas de nom du tout ; et il murmura à l’oreille de M. Tupman :

« Les noms ne valent rien ; inconnus, excellents noms dans leur

genre, mais pas illustres ; fameux noms dans une petite réunion, mais

qui ne feraient pas d’effet dans une grande assemblée. Incognito,

voilà la chose. Gentlemen de Londres, nobles étrangers, n’importe

quoi. »

La porte s’ouvrit à ces derniers mots prononcés à voix haute, et

M. Tupman entra dans la salle de bal avec l’étranger.

C’était une longue chambre garnie de banquettes cramoisies, et

éclairée par des bougies, placées dans des lustres de cristal. Les

musiciens étaient soigneusement retranchés sur une haute estrade, et

trois ou quatre quadrilles se mêlaient et se démêlaient d’une manière

scientifique. Dans une pièce voisine on apercevait deux tables à

jouer, sur lesquelles quatre vieilles dames, avec un pareil nombre de

gros messieurs, exécutaient gravement leur whist.

La finale terminée, les danseurs se promenèrent dans la salle, et

nos deux compagnons se plantèrent dans un coin pour observer la

compagnie.

« Charmantes femmes ! soupira M. Tupman.

— Attendez un instant. Vous allez voir tout à l’heure. Les gros

bonnets pas encore venus. Drôle d’endroit. Les employés supérieurs

de la marine ne parlent pas aux petits employés, les petits employés

ne parlent pas à la bourgeoisie, la bourgeoisie ne parle pas aux

marchands, le commissaire du gouvernement ne parle à personne.

— Quel est ce petit garçon aux cheveux blonds, aux yeux rouges,

avec un habit de fantaisie ?

— Silence, s’il vous plaît ! yeux rouges, habit de fantaisie, petit

garçon, allons donc ! Chut ! chut ! c’est un enseigne du 97e,

l’honorable Wilmot-Bécasse. Grande famille, les Bécasses, famille

nombreuse.

— Sir Thomas Clubber, lady Clubber et Mlles Clubber ! cria

d’une voix de stentor l’homme qui annonçait. »

Une profonde sensation se propagea dans toute la salle, à l’entrée

d’un énorme gentleman, en habit bleu, avec des boutons brillants ;

d’une vaste lady en satin bleu, et de deux jeunes ladies taillées sur le

même patron et parées de robes élégantes de la même couleur.

« Commissaire du gouvernement, chef de la marine, grand

homme, remarquablement grand ! dit tout bas l’étranger à M.

Tupman, pendant que les commissaires du bal conduisaient sir

Thomas Clubber et sa famille jusqu’au haut bout de la salle.

L’honorable Wilmot-Bécasse et les meneurs de distinction

s’empressèrent de présenter leurs hommages aux demoiselles

Clubber, et sir Thomas Clubber, droit comme un i, contemplait

majestueusement l’assemblée du haut de sa cravate noire. »

M. Smithie, Mme Smithie et mesdemoiselles Smithie, furent

annoncés immédiatement après.

« Qu’est-ce que M. Smithie ? demanda M. Tupman.

— Quelque chose de la marine,» répondit l’étranger.

M. Smithie s’inclina avec déférence devant sir Thomas Clubber, et

sir Thomas Clubber lui rendit son salut avec une condescendance

marquée. Lady Clubber examina à travers son lorgnon Mme Smithie

et sa famille ; et à son tour Mme Smithie regarda du haut en bas

madame je ne sais qui, dont le mari n’était pas dans la marine.

« Colonel Bulder, Mme Bulder et miss Bulder !

— Chef de la garnison,» dit l’étranger, en réponse à un coup d’œil

interrogateur de M. Tupman.

Miss Bulder fut chaudement accueillie par les miss Clubber ; les

salutations entre Mme Bulder et lady Clubber furent des plus

affectueuses ; le colonel Bulder et sir Thomas s’offrirent

mutuellement une prise de tabac, et tous deux regardèrent autour

d’eux comme une paire d’Alexandre Selkirk, monarques de tout ce

qui les entourait.

Tandis que l’aristocratie de l’endroit, les Bulder, les Clubber et les

Bécasse conservaient ainsi leur dignité au haut bout de la salle, les

autres classes de la société les imitaient, au bas bout, autant qu’il leur

était possible. Les officiers les moins aristocratiques du 97e se

dévouaient aux familles des fonctionnaires les moins importants de la

marine ; les femmes des avoués et la femme du marchand de vin

étaient à la tête d’une faction ; la femme du brasseur visitait les

Bulder ; et Mme Tomlinson, directrice du bureau de poste, semblait

avoir été choisie par un assentiment universel, pour diriger le parti

marchand.

Un des personnages les plus populaires dans son propre cercle

était un gros petit homme, dont le crâne chauve était entouré d’une

couronne de cheveux noirs et roides ; c’était le docteur Slammer,

chirurgien du 97e. Le docteur Slammer prenait du tabac avec tout le

monde, riait, dansait, plaisantait, jouait au whist, était partout, faisait

tout. À ces occupations, toutes nombreuses qu’elles fussent déjà, le

docteur en joignait une autre, plus importante encore : il enveloppait

des attentions les plus dévouées, les plus infatigables, une vieille

petite veuve, dont la riche toilette et les nombreux bijoux

annonçaient une fortune qui en faisait un parti fort désirable pour un

homme d’un revenu limité.

Les yeux de M. Tupman et de son compagnon avaient été fixés sur

le docteur et sur la veuve depuis quelque temps, lorsque l’étranger

rompit le silence.

« Un tas d’argent, vieille fille, le docteur fait sa tête, excellente

idée, bonne charge. »

Tandis que ces sentences peu intelligibles s’échappaient de la

bouche de l’étranger, M. Tupman le regardait d’un air interrogateur.

« Je vais danser avec la veuve.

— Qui est-elle ?

— N’en sais rien, jamais vue. Supplanter le docteur. En avant,

marche ! »

En achevant ces mots, l’étranger traversa la pièce, s’appuya contre

le manteau de la cheminée, et attacha ses regards, avec un air

d’admiration respectueuse et mélancolique, sur la grosse figure de la

vieille petite dame. M. Tupman regardait muet d’étonnement.

L’étranger faisait évidemment des progrès rapides : le docteur dansait

avec une autre dame ! La veuve laissa tomber son éventail ;

l’étranger le releva, et le lui rendit avec empressement : un sourire,

un salut, une révérence, quelques paroles de conversation. L’étranger

retraversa hardiment la salle, pour chercher le maître des cérémonies,

retourna avec lui près de la veuve, et, après quelques instants de

pantomime introductrice, il saisit la main de sa conquête et prit place

avec elle dans un quadrille.

Grande fut la surprise de M. Tupman à ce procédé sommaire ;

mais l’étonnement du petit docteur paraissait encore plus grand.

L’étranger était jeune ; la veuve était flattée ; elle ne prenait plus

garde aux attentions du docteur, et l’indignation de celui-ci ne faisait

aucune impression sur son imperturbable rival. Le docteur Slammer

resta paralysé. Lui, le docteur Slammer, du 97e, être anéanti en un

moment, par un homme que personne n’avait jamais vu, que

personne ne connaissait ! Le docteur Slammer ! le docteur Slammer,

du 97e ! Incroyable ! cela ne se pouvait pas. Et pourtant cela était.

Bon, voilà que l’étranger présente son ami ? Le docteur pouvait-il en

croire ses yeux ? Il regarda de nouveau et il se trouva dans la pénible

nécessité de reconnaître la véracité de ses nerfs optiques. Mme

Budger dansait avec M. Tupman, il n’y avait pas moyen de s’y

tromper. Sa veuve elle-même est là devant lui, en chair et en os,

bondissant avec une vigueur inaccoutumée. Là aussi était M.

Tupman, sautant à droite et à gauche, d’un air plein de gravité, et

dansant (ce qui arrive à beaucoup de personnes) comme si la

contredanse était une épreuve solennelle, et qu’il fallût, pour s’en

tirer, armer son moral d’une inflexible résolution.

Silencieusement et patiemment le docteur supporta tout ceci. Il vit

l’étranger offrir du vin chaud, remporter les verres, se précipiter sur

des biscuits ; il vit mille coquetteries échangées, et il ne dit rien :

mais quelques secondes après que l’étranger eut disparu avec Mme

Budger, pour la conduire à sa voiture, il s’élança hors de la chambre,

et chaque particule de sa colère, longtemps contenue, sembla

s’échapper de son visage en un ruisseau de sueur.

L’étranger revenait, il parlait à voix basse à M. Tupman, il riait, il

était radieux, il avait triomphé. Le petit docteur eut soif de sa vie.

« Monsieur ! dit-il d’une voix terrible, en montrant sa carte et en

se retirant dans un angle du passage : mon nom est Slammer ! Le

docteur Slammer, monsieur ! 97e régiment, caserne de Chatham. Ma

carte, monsieur ! ma carte ! Il aurait voulu poursuivre, mais son

indignation l’étouffait.

— Ah ! répliqua l’étranger négligemment, Slammer, bien obligé ;

merci, merci de votre attention délicate, pas malade maintenant,

Slammer, quand je le serai, m’adresserai a vous.

— Vous… vous êtes un intrigant… un poltron… un lâche… un

menteur… un… un… Vous déciderez-vous à me donner votre carte,

monsieur ?

— Ah ! je vois, dit l’étranger à demi-voix, punch trop fort, hôte

libéral. La limonade beaucoup meilleure, des chambres trop chaudes,

gentlemen d’un certain âge, s’en ressentent le lendemain, cruelles

souffrances… et il fit quelques pas.

— Vous demeurez dans cette maison, monsieur ? cria le petit

homme furieux ; vous êtes ivre maintenant, monsieur ! Vous

entendrez parler de moi, monsieur ! Je vous retrouverai, monsieur !

je vous retrouverai !

— Vous ferez bien d’abord de retrouver votre lit,» répondit

l’impassible étranger.

Le docteur Slammer le regarda avec une férocité inexprimable, et

en s’éloignant il enfonça son chapeau sur sa tête d’une manière qui

indiquait toute son indignation.

Cependant l’étranger et M. Tupman montèrent dans la chambre de

celui-ci pour restituer le plumage qu’ils avaient emprunté à

l’innocent M. Winkle. Ils le trouvèrent profondément endormi, et la

restitution fut bientôt faite. L’étranger était extrêmement facétieux, et

M. Tupman, étourdi par le vin, par le punch, par les lumières, par la

vue de tant de femmes, regardait toute cette affaire comme une

excellente plaisanterie. Après le départ de son nouvel ami, il éprouva

quelque difficulté à découvrir l’ouverture de son bonnet de nuit :

dans ses efforts pour le mettre sur sa tête, il renversa son flambeau, et

ce fut seulement par une série d évolutions très-compliquées qu’il

parvint à entrer dans son lit. Malgré ces petits accidents il ne tarda

pas à trouver le repos.

Le lendemain matin, sept heures avaient à peine cessé de sonner,

quand l’esprit universel de M. Pickwick fut tiré de l’état de torpeur

où l’avait plongé le sommeil, par des coups violents frappés à sa

porte.

« Qui est la ? cria-t-il, se dressant sur son séant.

— Le garçon, monsieur.

— Que voulez-vous ?

— Pourriez-vous me dire, monsieur, quelle personne de votre

société a un habit bleu à boutons dorés, avec P.C. dessus ? »

On le lui aura donné pour le brosser, pensa M. Pickwick, et il a

oublié à qui il appartient. « M. Winkle, cria-t-il, la troisième chambre

à droite.

— Merci, monsieur, dit le garçon ; et il passa.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda M. Tupman, en entendant

frapper violemment à sa porte.

— Puis-je parler à M. Winkle, monsieur ? répliqua le garçon du

dehors.

— Winkle ! Winkle ! cria M. Tupman.

— Ohé ! répondit une faible voix qui sortait du lit de la chambre

intérieure.

— On vous demande… Quelqu’un à la porte ; et ayant articulé

avec effort ces paroles, M. Tupman se retourna et se rendormit

immédiatement.

— On me demande ? dit M. Winkle en sautant hors de son lit et en

s’habillant rapidement. À cette distance de Londres, qui diable peut

me demander ?

— Un gentleman, en bas, au café, monsieur. Il dit qu’il ne vous

dérangera qu’un instant, monsieur ; mais il ne veut accepter aucun

délai.

— Fort étrange ! répliqua M. Winkle. Dites que je descends. »

Il s’enveloppa d’une robe de chambre ; mit un châle de voyage

autour de son cou, et descendit. Une vieille femme et une couple de

garçons balayaient la salle du café. Auprès de la fenêtre était un

officier en petite tenue, qui se retourna en entendant entrer M.

Winkle, le salua d’un air roide, fit retirer les domestiques, ferma

soigneusement les portes, et dit : « M. Winkle, je présume.

— Oui, monsieur, mon nom est Winkle.

— Je viens, monsieur, de la part de mon ami, le docteur Slammer,

du 97e. Cela ne doit pas vous surprendre.

— Le docteur Slammer ! répéta M. Winkle.

— Le docteur Slammer. Il m’a chargé de vous dire de sa part que

votre conduite d’hier au soir n’était pas celle d’un gentleman, et

qu’un gentleman ne pouvait pas la supporter. »

L’étonnement de M. Winkle était trop réel et trop évident pour

n’être pas remarqué par le député du docteur Slammer, c’est

pourquoi il poursuivit ainsi : « Mon ami, le docteur Slammer, m’a

paru fermement convaincu que, pendant une partie de la soirée vous

étiez gris, et peut-être hors d’état de sentir l’étendue de l’insulte dont

vous vous êtes rendu coupable. Il m’a chargé de vous dire que si

vous plaidiez cette raison comme une excuse de votre conduite, il

consentirait à recevoir des excuses, écrites par vous sous ma dictée.

— Des excuses écrites ! répéta de nouveau M. Winkle avec le ton

de la plus grande surprise.

— Autrement, reprit froidement l’officier, vous connaissez

l’alternative.

— Avez-vous été chargé de ce message pour moi

nominativement ? demanda M. Winkle, dont l’intelligence était

singulièrement désorganisée par cette conversation extraordinaire.

— Je n’étais pas présent à la scène, et, en conséquence de votre

refus obstiné de donner votre carte au docteur Slammer, j’ai été prié

par lui de rechercher qui était porteur d’un habit très-remarquable :

un habit bleu clair avec des boutons dorés, portant un buste, et les

lettres P.C. »

M. Winkle chancela d’étonnement, en entendant décrire si

minutieusement son propre costume. L’ami du docteur Slammer

continua :

« J’ai appris dans la maison que le propriétaire de l’habit en

question était arrivé ici hier avec trois messieurs. J’ai envoyé auprès

de celui qui paraissait être le principal de la société, et c’est lui qui

m’a adressé à vous. »

Si la grosse tour du château de Rochester s’était soudainement

détachée de ses fondations, et était venue se placer en face de la

fenêtre, la surprise de M. Winkle aurait été peu de chose, comparée

avec celle qu’il éprouva en écoutant ce discours. Sa première idée fut

qu’on avait pu lui voler son habit, et il dit à l’officier : « Voulez-vous

avoir la bonté de m’attendre un instant ?

— Certainement ;» répondit son hôte malencontreux.

M. Winkle monta rapidement les escaliers ; il ouvrit son sac de

nuit d’une main tremblante, l’habit bleu s’y trouvait à sa place

habituelle ; mais, en l’examinant avec soin, on voyait clairement

qu’il avait été porté la nuit précédente.

« C’est vrai, dit M. Winkle, en laissant tomber l’habit de ses

mains. J’ai bu trop de vin hier, après dîner, et j’ai une vague idée

d’avoir ensuite marché dans les rues, et d’avoir fumé un cigare. Le

fait est que j’étais tout à fait dedans. J’aurai changé d’habit ; j’aurai

été quelque part ; j’aurai insulté quelqu’un : je n’en doute plus, et ce

message en est le terrible résultat. » Tourmenté par ces idées, il

redescendit au café avec la sombre résolution d’accepter le cartel du

vaillant docteur et d’en subir les conséquences les plus funestes.

Il était poussé à cette détermination par des considérations

diverses. La première de toutes était le soin de sa réputation auprès

du club. Il y avait toujours été regardé comme une autorité imposante

dans tous les exercices du corps, soit offensifs, soit défensifs, soit

inoffensifs. S’il venait à reculer, dès la première épreuve, sous les

yeux de son chef, sa position dans l’association était perdue pour

toujours. En second lieu, il se souvenait d’avoir entendu dire (par

ceux qui ne sont point initiés à ces mystères) que les témoins se

concertent ordinairement pour ne point mettre de balles dans les

pistolets. Enfin, il pensait qu’en choisissant M. Snodgrass pour

second et en lui dépeignant avec force le danger, ce gentleman

pourrait bien en faire part à M. Pickwick ; lequel, assurément,

s’empresserait d’informer les autorités locales, dans la crainte de voir

tuer ou détériorer son disciple.

Ayant calculé toutes ces chances, il revint dans la salle du café et

déclara qu’il acceptait le défi du docteur.

— Voulez-vous m’indiquer un ami, pour régler l’heure et le lieu

du rendez-vous, dit alors l’obligeant officier.

— C’est tout à fait inutile. Veuillez me les nommer, et j’amènerai

mon témoin avec moi.

— Hé bien ! reprit l’officier d’un ton indifférent, ce soir, si cela

vous convient ; au coucher du soleil.

— Très-bien, répliqua M. Winkle, pensant dans son cœur que

c’était très-mal.

— Vous connaissez le fort Pitt ?

— Oui, je l’ai vu hier.

— Prenez la peine d’entrer dans le champ qui borde le fossé ;

suivez le sentier à gauche quand vous arriverez à un angle des

fortifications, et marchez droit devant vous jusqu’à ce que vous

m’aperceviez ; vous me suivrez alors et je vous conduirai dans un

endroit solitaire où l’affaire pourra se terminer sans crainte

d’interruption.

— Crainte d’interruption ! pensa M. Winkle.

— Nous n’avons plus rien, je crois, à arranger ?

— Pas que je sache.

— Alors je vous salue.

— Je vous salue. » Et l’officier s’en alla lestement en sifflant un

air de contredanse.

Le déjeuner de ce jour-là se passa tristement pour nos voyageurs.

M. Tupman, après les débauches inaccoutumées de la nuit

précédente, n’était point en état de se lever ; M. Snodgrass paraissait

subir une poétique dépression d’esprit ; M. Pickwick lui-même

montrait un attachement inaccoutumé à l’eau de seltz et au silence ;

quant à M. Winkle il épiait soigneusement une occasion de retenir

son témoin. Cette occasion ne tarda pas à se présenter : M. Snodgrass

proposa de visiter le château, et comme M. Winkle était le seul

membre de la société qui fût disposé à faire une promenade, ils

sortirent ensemble.

« Snodgrass, dit M. Winkle, lorsqu’ils eurent tourné le coin de la

rue, Snodgrass, mon cher ami, puis-je compter sur votre discrétion ?

Et en parlant ainsi il désirait ardemment de n’y pouvoir point

compter.

— Vous le pouvez, répliqua M. Snodgrass. Je jure….

— Non, non ! interrompit M. Winkle, épouvanté par l’idée que

son compagnon pouvait innocemment s’engager à ne pas le

dénoncer. Ne jurez pas, ne jurez pas ; cela n’est point nécessaire. »

M. Snodgrass laissa retomber la main qu’il avait poétiquement

levée vers les nuages, et prit une attitude attentive.

« Mon cher ami, dit alors M. Winkle, j’ai besoin de votre

assistance dans une affaire d’honneur.

— Vous l’aurez, répliqua M. Snodgrass, en serrant la main de son

compagnon.

— Avec un docteur, le docteur Slammer, du 97e, ajouta M.

Winkle, désirant faire paraître la chose aussi solennelle que possible.

Une affaire avec un officier, ayant pour témoin un autre officier ; ce

soir, au coucher du soleil, dans un champ solitaire, au delà du fort

Pitt.

— Comptez sur moi, répondit M. Snodgrass, avec étonnement,

mais sans être autrement affecté. En effet, rien n’est plus

remarquable que la froideur avec laquelle on prend ces sortes

d’affaires, quand on n’y est point partie principale. M. Winkle avait

oublié cela : il avait jugé les sentiments de son ami d’après les siens.

— Les conséquences peuvent être terribles, reprit M. Winkle.

— J’espère que non.

— Le docteur est, je pense, un très-bon tireur.

— La plupart des militaires le sont, observa M. Snodgrass avec

calme ; mais ne l’êtes-vous point aussi ? »

M. Winkle répondit affirmativement, et s’apercevant qu’il n’avait

point suffisamment alarmé son compagnon, il changea de batterie.

« Snodgrass, dit-il d’une voix tremblante d’émotion, si je

succombe vous trouverez dans mon portefeuille une lettre pour

mon… pour mon père. »

Cette attaque ne réussit point davantage. M. Snodgrass fut touché,

mais il s’engagea à remettre la lettre aussi facilement que s’il avait

fait toute sa vie le métier de facteur.

« Si je meurs, continua M. Winkle, ou si le docteur périt, vous,

mon cher ami, vous serez jugé comme complice en préméditation.

Faut-il donc que j’expose un ami à la transportation ? peut-être pour

toute sa vie ! »

Pour le coup, M. Snodgrass hésita ; mais son héroïsme fut

invincible. « Dans la cause de l’amitié, s’écria-t-il avec ferveur, je

braverai tous les dangers. »

Dieu sait combien notre duelliste maudit intérieurement le

dévouement de son ami. Ils marchèrent pendant quelque temps en

silence, ensevelis tous les deux dans leurs méditations. La matinée

s’écoulait et M. Winkle sentait s’enfuir toute chance de salut.

« Snodgrass, dit-il en s’arrêtant tout d’un coup, n’allez point me

trahir auprès des autorités locales ; ne demandez point des constables

pour prévenir le duel ; ne vous assurez pas de ma personne, ou de

celle du docteur Slammer, du 97e, actuellement en garnison dans la

caserne de Chatham. Afin d’empêcher le duel, n’ayez point cette

prudence, je vous en prie. »

M. Snodgrass saisit avec chaleur la main de son compagnon et

s’écria, plein d’enthousiasme : « Non ! pour rien au monde. »

Un frisson parcourut le corps de M. Winkle quand il vit qu’il

n’avait rien à espérer des craintes de son ami, et qu’il était

irrévocablement destiné à devenir une cible vivante.

Lorsqu’il eut raconté formellement à M. Snodgrass les détails de

son affaire, ils entrèrent tous deux chez un armurier ; ils louèrent une

boîte de ces pistolets qui sont destinés à donner et à obtenir

satisfaction, ils y joignirent un assortimentsatisfaisantde poudre, de

capsules et de balles ; puis ils retournèrent à leur auberge, M. Winkle

pour réfléchir sur la lutte qu’il avait à soutenir ; M. Snodgrass pour

arranger les armes de guerre, et les mettre en état de servir

immédiatement.

Lorsqu’ils sortirent de nouveau pour leur désagréable entreprise,

le soir s’approchait, triste et pesant. M. Winkle, de peur d’être

observé, s’était enveloppé dans un large manteau : M. Snodgrass

portait sous le sien les instruments de destruction.

« Avez-vous pris tout ce qu’il faut ? demanda M. Winkle, d’un ton

agité.

— Tout ce qu’il faut. Quantité de munitions, dans le cas où les

premiers coups n’auraient point de résultats. Il y a un quarteron de

poudre dans la botte, et j’ai deux journaux dans ma poche pour servir

de bourre. »

C’étaient là des preuves d’amitié dont il était impossible de n’être

point reconnaissant. Il est probable que la gratitude de M. Winkle fut

trop vive pour qu’il pût l’exprimer, car il ne dit rien, mais il continua

de marcher, assez lentement.

« Nous arrivons juste à l’heure, dit M. Snodgrass en franchissant

la haie du premier champ ; voilà le soleil qui descend derrière

l’horizon. »

M. Winkle regarda le disque qui s’abaissait, et il pensa

douloureusement aux chances qu’il courait de ne jamais le revoir.

« Voici l’officier, s’écria-t-il au bout de quelque temps.

— Où ? dit M. Snodgrass.

— Là. Ce gentleman en manteau bleu. »

Les yeux de M. Snodgrass suivirent le doigt de son compagnon, et

aperçurent une longue figure drapée, qui fit un léger signe de la main,

et continua de marcher. Nos deux amis s’avancèrent silencieusement

à sa suite.

De moment en moment la soirée devenait plus sombre. Un vent

mélancolique retentissait dans les champs déserts : on eût dit le

sifflement lointain d’un géant, appelant son chien. La tristesse de

cette scène communiquait une teinte lugubre à l’âme de M. Winkle.

En passant l’angle du fossé, il tressaillit, il avait cru voir une tombe

colossale.

L’officier quitta tout à coup le sentier, et après avoir escaladé une

palissade et enjambé une haie, il entra dans un champ écarté. Deux

messieurs l’y attendaient. L’un était un petit personnage gros et gras,

avec des cheveux noirs ; l’autre, grand et bel homme, avec une

redingote couverte de brandebourgs, était assis sur un pliant avec une

sérénité parfaite.

« Voilà nos gens, avec un chirurgien, à ce que je suppose dit M.

Snodgrass. Prenez une goutte d’eau-de-vie. » M. Winkle saisit

avidement la bouteille d’osier que lui tendait son compagnon et avala

une longue gorgée de ce liquide fortifiant.

« Mon ami, M. Snodgrass,» dit M. Winkle à l’officier qui

s’approchait.

Le second du docteur Slammer salua et produisit une boîte

semblable à celle que M. Snodgrass avait apportée. « Je pense que

nous n’avons rien de plus à nous dire, monsieur, remarqua-t-il

froidement, en ouvrant sa boîte. Des excuses ont été absolument

refusées.

— Rien du tout, monsieur, répondit M. Snodgrass, qui

commençait à se sentir mal à son aise.

— Voulez-vous que nous mesurions le terrain ? dit l’officier.

— Certainement,» répliqua M. Snodgrass.

Lorsque le terrain eut été mesuré et les préliminaires arrangés,

l’officier dit à M. Snodgrass : « Vous trouverez ces pistolets

meilleurs que les vôtres, monsieur. Vous me les avez vu charger ;

vous opposez-vous à ce qu’on en fasse usage ?

— Non, certainement, répondit M. Snodgrass. Cette offre le tirait

d’un grand embarras, car ses idées sur la manière de charger un

pistolet étaient tant soit peu vagues et indéfinies.

— Alors je pense que nous pouvons placer nos hommes, continua

l’officier, avec autant d’indifférence que s’il s’était agi d’une partie

d’échecs.

— Je pense que nous le pouvons,» répliqua M. Snodgrass, qui

aurait consenti à toute autre proposition, vu qu’il n’entendait rien à

ces sortes d’affaires.

L’officier alla vers le docteur Slammer, tandis que M. Snodgrass

s’approchait de M. Winkle.

« Tout est prêt, dit-il, en lui offrant le pistolet. Donnez-moi votre

manteau.

— Vous avez mon portefeuille, mon cher ami, dit le pauvre

Winkle.

— Tout va bien. Soyez calme et visez tout bonnement à

l’épaule. »

M. Winkle trouva que cet avis ressemblait beaucoup à celui que

les spectateurs donnent invariablement au plus petit gamin dans les

duels des rues. « Mets-le dessous et tiens-le ferme. » Admirable

conseil, si l’on savait seulement comment l’exécuter ! Quoi qu’il en

soit, il ôta son manteau en silence (ce manteau était toujours très-long

à défaire); il accepta le pistolet : les seconds se retirèrent, le monsieur

au pliant en fit autant, et les belligérants s’avancèrent l’un vers

l’autre.

M. Winkle a toujours été remarquable par son extrême humanité.

On suppose que dans cette occasion la répugnance qu’il éprouvait à

nuire intentionnellement à l’un de ses semblables, l’engagea à fermer

les yeux en arrivant à l’endroit fatal, et que cette circonstance

l’empêcha de remarquer la conduite inexplicable du docteur

Slammer. Ce monsieur, en s’approchant de M. Winkle, tressaillit,

ouvrit de grands yeux, recula, frotta ses paupières, ouvrit de nouveau

ses yeux, autant qu’il lui fut possible, et finalement s’écria :

« Arrêtez ! arrêtez !

— Qu’est-ce que cela veut dire ? continua-t-il lorsque son ami et

M. Snodgrass arrivèrent en courant. Ce n’est pas là mon homme.

— Ce n’est pas votre homme ! s’écria le second du docteur

Slammer.

— Ce n’est pas son homme ! dit M. Snodgrass.

— Ce n’est pas son homme ! répéta le monsieur qui tenait le

pliant dans sa main.

— Certainement non, reprit le petit docteur. Ça n’est pas la

personne qui m’a insulté la nuit passée.

— Fort extraordinaire ! dit l’officier.

— Fort extraordinaire ! répéta le gentleman au pliant. Mais

maintenant, ajouta-t-il, voici la question. Le monsieur se trouvant

actuellement sur le terrain, ne doit-il pas être considéré, pour la

forme, comme étant l’individu qui a insulté hier soir notre ami, le

docteur Slammer ? » Ayant suggéré cette idée nouvelle d’un air sage

et mystérieux, l’homme au pliant prit une énorme pincée de tabac, et

regarda autour de lui, avec la profondeur de quelqu’un qui est habitué

à faire autorité.

Or, M. Winkle avait ouvert ses yeux et ses oreilles aussi, quand il