Babel - Delphine H. Edwin - E-Book

Babel E-Book

Delphine H. Edwin

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Beschreibung

Neïma s’était juré de ne pas retourner à Babel. Pourtant, le temps a fait son œuvre, et une nouvelle vie lui tend les bras, aux côtés de son compagnon et de ses filles. Sur la route qui la ramène vers la Tour des Choses, Neïma croise même la rassurante Foren, qui devient bien vite partie intégrante de sa petite famille.
Malheureusement, la technologie utilisée pour construire ce sanctuaire a un prix… Les anges qui l’ont offerte à l’Humanité ont-ils conscience des risques qu’ils lui font prendre ? Dans les bas-fonds de la cité, quelque chose rôde, ombre ricanante, et Neïma a toutes les raisons d’être terrifiée.

[Pour public averti]


CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

"Entre mythologie et désenchantement, l’écriture de Delphine est saisissante - mais ce sont moins les personnages qui accrochent le lecteur que l’atmosphère dans laquelle ils évoluent : les moteurs qui tournent, la masse grouillante, informe et poisseuse qui recouvre le chantier, semblent former une entité à part, menaçante, certes, mais terriblement magnétique. Le tout articulé autour de valeurs sociales différentes et profondes, et de réflexions sur les croyances qui nous façonnent." - Librairie Le Renard Doré

"J'ai trouvé les personnages extrêmement attachants, le style de Delphine très prenant, et j'ai beaucoup apprécié de voir une bonne représentation du polyamour et de la bi/pansexualité !" - Le Chatpitre, chroniqueur·euse


À PROPOS DES AUTEURES

Revenue vivante du pays des kangourous, Delphine, alias Delphine H. Edwin, s’est spécialisée dans la rédaction de textes de l’imaginaire. En attendant de partir en Antarctique à bord de l’Aurora Australis, elle est on ne peut plus en dilettante. C’est bien simple : tout ce qui s’apprend passe entre ses doigts. Cette étudiante en biologie de l’environnement est persuadée que le fabuleux est partout, et que l’art, c’est de le traduire.

Maéva est une peintre et dessinatrice française. Elle a suivi des études artistiques à Paris et a obtenu un diplôme des Métiers d’Art en Fresque et Mosaïque à l’ENSAAMA. Elle peint, dessine et façonne pour former une œuvre figurative empreinte d’abstraction. Faisant usage d’encre, de pastel ou de crayon, elle n’hésite pas à combiner ou diversifier ses techniques pour nourrir ses créations. Dans des univers réels ou fantastiques, elle nourrit un intérêt particulier pour la représentation de personnages dans leur quotidien, ainsi que la nature, foisonnante et mystérieuse.

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CITATION

Tout le monde se servait d’une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à l’Orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s’y établirent.

[…]

Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : « Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux.

Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres. »

Yahvé les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville.

Genèse (Gn 11;1-2, 5-8)

AVERTISSEMENT RELATIF AU CONTENU

Cette œuvre comporte des contenus ou passages pouvant heurter la sensibilité du public.

– Principaux : anxiété, empoisonnement, fanatisme, horreur, meurtre, mort, pollution, violence.

– Ponctuels : jalousie, sexisme.

– Mentions : classisme, esclavage.

–  Éléments clés de l’intrigue principaux : démembrement, deuil périnatal, fausse couche, meurtre d’enfant.

NOTE DE LA MAISON D’ÉDITION

Le polyamour est une orientation et une éthique des relations amoureuses ; dans celles-ci, les partenaires peuvent être en relation amoureuse avec plus d’une personne, avec le consentement éclairé de tous·tes les concerné·e·s.

Prologue

Tout s’arrêtait maintenant.

Neïma ouvrit la porte du petit dortoir qu’elle partageait avec son amant et deux autres familles d’ouvriers. Dans un courant d’air nauséabond, le smog entra chez elle.

Il existait dans le ciel des nuages noirs, quand grondait l’orage. Des murs célestes d’une énorme hauteur et d’une longueur comparable à une montagne envolée.

Il existait les tempêtes orange qui charriaient la poussière et raclaient la terre de manière à la polir. Celles-ci étaient plus rares et plus dangereuses.

Il existait les brumes blanches des matins d’hiver, quand l’irrigation des étendues céréalières s’évaporait en fantômes pâles, froids et doux.

Ce qui hantait le chantier de la Tour était bien différent. Les volutes portaient des odeurs de soufre brulé et de métal fondu. Elles se glissaient entre les habitations, refusant de monter vers les cieux : elles restaient piégés à la surface du monde. Peut-être la houille puisée dans les mines souhaitait-­elle retourner dans les sous-sols d’où elle provenait ?

Le parfum âcre de ces fumées noires s’infiltrait partout et tachait les vêtements et les peaux, irritait les yeux et la gorge. Mais il y avait pire : il pénétrait dans les poitrines et s’installait dans les poumons de tous ceux qui vivaient près du chantier. La toux s’en prenait aux plus fragiles, et, année après année, elle les affaiblissait. Jusqu’à la mort.

Le smog craché par les Choses tuait.

Neïma et Phrédriq sortirent sur le perron, un chiffon mouillé plaqué sur la bouche et le nez. Ils soulevèrent leurs maigres bagages et, d’un pas déterminé, tournèrent le dos à leur foyer, laissant l’entrée béante. La poussière s’inviterait à l’intérieur, et la houille ternirait leur maison, mais ils n’y remettraient pas les pieds. Jamais plus. Le roi Nimrod les avait rappelés à Babylone ; le chantier s’arrêtait et la Tour ne grandirait plus avant des mois, peut-être des années. Le voyage serait long pour regagner la capitale, ils devaient se mettre en route.

En son cœur, Neïma murmura une prière aux anges, souhaitant qu’ils ne soient pas furieux contre l’huma­nité pour sa lâcheté. Mais comment vivre quand respirer tuait ? Et comment construire la plus belle des créations terrestres en ne voyant pas le ciel ?

Depuis d’innombrables semaines, le vent se taisait et les fumées s’attardaient dans les ruelles, jusqu’à occulter les bruits et masquer le soleil. La situation était dramatique. D’autres avaient déjà déserté depuis plusieurs jours.

Les jeunes amoureux se rendaient à la périphérie du vaste chantier. Après plus d’une heure de marche, ils gagnèrent une atmosphère moins noire. Une foule s’amassait ici, prête à fuir vers Babylone.

Les ouvriers, les mécaniciens, les forgerons, les cuisiniers, tous s’en allaient. Seuls les prêtres assignés à la Tour des Choses tentaient de freiner cette débâcle, mais sans succès. L’immense édifice resterait inachevé, tant pis. Si pieuse que fût Neïma, elle refusait de remettre les pieds sur ce chantier maudit. Les anges devraient leur pardon­ner ! Elle, elle voulait être mère, mais le brouillard l’empê­chait de procréer ; les enfants ne naissaient pas, dans les fumées. Elle désirait adorer les célestes, mais son cœur était plein de suie. Alors, Phrédriq et elle iraient s’aimer à Babylone.

*

Jadis, un très grand roi avait accepté de bâtir la Tour des Choses en l’honneur des hommes-oiseaux qui vivaient dans les nuages. En échange, les hommes-oiseaux leur avaient montré où trouver du fer. Puis, non contents d’avoir fourni ce matériau à l’Humanité, les anges lui avaient révélé comment le mouvoir en utilisant la houille, extraite de mines souterraines.

Le charbon et le métal : le duo novateur, la révolution. Depuis, les turbines tournaient sans se fatiguer, les fours cuisaient des briques, les grues hissaient des blocs gigantesques et les pompes allaient chercher l’eau des puits.

Il avait fallu du temps aux mortels pour intégrer le fer à leur mode de vie, mais force était de constater qu’il avait de nombreux avantages : par sa solidité et sa malléa­bilité, une fois chaud, il offrait des perspectives immenses. Un cadeau des anges. Un cadeau empoisonné qui requérait l’attention d’ouvriers spécialisés depuis déjà cinq générations. Oh ! ils en avaient accompli, des prouesses, grâce à la techno­logie, et nul n’envisageait un retour en arrière.

Mais le monde changeait.

Après plus de soixante-dix ans d’extraction du métal, de fabrication des machines et de mise au point des engins, les moteurs tournaient enfin à vive allure. Ciel et sol avaient alors été pollués en quelques années seulement, à la surprise générale, car nul auparavant n’avait jamais utilisé cette force artificielle. Si le fer appartenait aux humains depuis longtemps, les turbines, la vapeur, la combustion précipitée des charbons n’avaient pris de l’ampleur qu’au temps des grands-parents de Phrédriq et Neïma. Au début, on avait fait confiance aux anges. Puis, avec la maladie, la peur s’était peu à peu installée pour ne plus quitter les ouvriers. La glaise était devenue stérile, et les rayons du jour avaient été obstrués. Les toits des demeures s’étaient refroidis, les allées assombries. L’émerveillement avait laissé place à la panique.

*

Le roi de l’époque aurait pu refuser la mission confiée par les célestes, mais il était difficile de ne pas céder à leurs volontés. Comme les mortels avaient jadis appris à craindre les mauvais génies, ils craignaient et révéraient les anges. Même un seigneur, un empereur conquérant et soutenu par ses sujets, ne faisait pas exception à la règle. Alors, l’ancê­tre du grand Nimrod avait abandonné ses propres désirs et décrété que l’on écoutât leurs enseignements. Depuis, l’Humanité ressemblait à un peuple uni, car l’on ne goutait plus l’art de la guerre, et les exploits militaires avaient la fadeur du pain pauvre.

À la surprise générale, le jeune souverain Nimrod venait de changer la donne, et avait choisi d’épargner les ouvriers de la Tour. Le jour même, des messagers étaient arrivés de la capitale pour ordonner que ses sujets s’éloignent des travaux et des moteurs. Jamais personne n’avait osé distribuer une telle consigne. Avait-il été sensible aux rapports des médecins ? Les poumons pleins de suie, les organes pourrissants, le cœur qui cessait de battre trop tôt…

Neïma et Phrédriq suivirent le long cortège qui quittait les chantiers à pied, à cheval, parfois avec une mule famélique.

Après des heures et des heures de marche triste, Neïma se retourna. Dans son dos, les baraquements, les dortoirs et les ateliers n’étaient qu’une masse noire, les maisons étaient invisibles, mangées par le smog. Seul le tronçon clair de la Tour dépassait.

— Mes Seigneurs, murmura-t-elle, pardonnez-nous de partir.

Phrédriq la serra contre lui tandis qu’ils progressaient péniblement. Il connaissait bien sa compagne, pieuse et inquiète de nature.

— Le roi ne peut pas abandonner la construction, lui glissa-t-il. Quand le vent aura soufflé ces fumées, nous reviendrons et achèverons la Tour. Ce jour-là, tu seras maman, ajouta-t-il en gloussant de plaisir. Dis-moi que je serai papa ! Allez, dis-le !

Il parvint à faire rire la jeune femme – un art dans lequel il excellait.

— Tu seras papa, je te le promets. Un jour. En revan­che, écoute-moi bien.

Elle tourna définitivement le dos à la Tour des Choses et à l’odeur de brulé. Elle avait l’impression que le regard des célestes était sur elle, et se sentait glacée de l’atlas au coccyx.

— Jamais, au grand jamais, je ne remettrai les pieds là-bas !

ITendre vers l’achevé, c’est revenir

Je n’ai pas peur tandis que mes pieds frappent la terre, que je sens le vent salé et chaud me fouetter le visage, que j’entends la fureur derrière moi, non ce n’est pas comme avant quand tout se ratatinait en moi, quand je ne savais plus qui j’étais ni comment je m’appelais. Non, tandis que je rejoins l’océan, je n’ai plus peur. Je m’appelle Moïse, j’ai quinze ans et je suis vivant.

Nathacha Appanah, Tropique de la violence

Une troupe de cavaliers s’invita entre les murs de Babylone. Ils formaient une délégation chargée d’avertir la cité entre les fleuves et, par là même, le monde entier. Leur message, unique, avait allumé les ambitions de toute la population : « Que reprennent les travaux ! »

« Jamais je ne remettrai les pieds là-bas. » Plus qu’une promesse, cette affirmation avait été pour Neïma une vérité absolue, une évidence que rien ne pourrait effriter. Pour protéger ses futurs enfants et échapper aux ténèbres poisseuses du vieux chantier, elle serait allée au bout du monde, chez les Grecs, s’il l’avait fallu !

Toutefois, onze ans écoulés avaient rongé sa mémoire et, en se mettant en selle pour marcher vers son ancien foyer, elle n’y pensait plus. Ses mots de jadis s’étaient évanouis, balayés par tout ce qui, au long d’une vie, casse les serments. Ne restaient que l’assise de cuir, l’odeur des montures, la chaleur du corps minuscule de Maom, leur bébé, et le rire d’Éa, leur première-née, à qui Phrédriq présentait les petits chevaux.

— Est-ce qu’il va nous dévorer ? s’épouvanta le jeune père.

La fillette, qui allait déjà sur ses sept ans, s’écria, hilare et sérieuse :

— Non ! Il broute, lui !

Ils se trouvaient à la porte de Marduk, à l’est de la ville. Ceux qui entreprendraient le long voyage avec eux s’agglu­tinaient là : bras et cerveaux, bêtes, briques, fer, foin, eau formaient un convoi énorme. Tous tournaient le dos à l’Etemenanki, l’immense ziggourat dont les sept étages avaient été construits en l’honneur d’un dieu que l’on n’honorait plus.

Entre ses jambes, le coursier de Neïma broncha. Était-il pressé de regagner les chantiers et d’arriver à la Tour, lui aussi ? Elle craignit que Maom se réveillât, mais, emmitouflée dans un linge contre le ventre de sa mère, la petite dormait à poings fermés.

Depuis l’apparition des cavaliers, deux semaines auparavant, les voix de la capitale ne cessaient de répéter que l’ancienne zone de pollution et de labeur était un monde nouveau. La cité avait été transformée, disait-on. Elle était désormais merveilleuse et, là-bas, plus personne ­n’aurait jamais à respirer les suies et la houille. Après l’exode qui avait suivi l’été sans vent, des équipes de travailleurs – surtout des étrangers, car les bonnes âmes de Babylone se tenaient loin de la ville fantôme – s’étaient acharnées à métamorphoser les baraquements abandonnés, sous la tutelle d’architectes. À Babylone, on avait eu du mal à croire que le chantier ait pu devenir une zone sûre et accueillante. Les citoyens avaient soupçonné les coursiers et les architectes de mensonges, jusqu’à ce que le roi Nimrod prît la parole. Ce même homme qui leur avait épargné les brouillards noirs et le poison du smog s’était présenté devant son peuple. À la surprise générale, il était revenu sur sa promesse et avait soutenu que les ouvriers ne craignaient rien. Les travaux pouvaient reprendre, et ils reprendraient !

Lui aussi, comme les souverains qui l’avaient précédé, écoutait les célestes. C’était là que résidait sa puissance ; c’était la raison pour laquelle il avait su convaincre une personne aussi craintive que Neïma : les hommes-oiseaux s’adressaient à lui.

La jeune mère avait senti ses inquiétudes et ses soupçons s’envoler. Nimrod lui rouvrait les portes du chantier. Il ravivait d’un coup le culte des anges.

Alors, depuis deux semaines, les rues de Babylone étaient parcourues de festivités, de chants et de danses qu’animaient les nâru des temples et les musiciens de plaisir armés de tympanons et de harpes. Les prêtres bénissaient au nom des célestes les attelages prêts à partir vers le nord-est, leurs refrains religieux s’élevaient et saluaient la bonté des esprits. Devant les ziggourats, ces poètes sacrés lançaient des prières vers les cieux et annonçaient aux anges que les humains s’en retournaient vers la Tour qui leur était dédiée.

Quand un ouvrier déclarait qu’il irait au front, il était de bon ton de célébrer cette décision durant des nuits entières. Babylone avait revêtu un visage nouveau : celui de l’euphorie et de la liesse.

Dans un laps de temps si court que nul n’avait pu envisager un hasard, un autre convoi était arrivé par le nord. Des vachers et leurs bœufs tractaient une Chose, ce qui avait provoqué des mouvements de foule à Babylone : les sujets de Nimrod voulaient tous apercevoir la merveille de métal fondu puis soudé entreposée à l’entrée de la ville. À présent qu’elle était sur le départ, Neïma pouvait l’admirer tout son saoul.

Venus des régions hittites, quatre pylônes creux accompagnés de pièces plus complexes étaient dressés sur un socle carré, composé de poutres et renforcé de fer. D’énormes roues consolidées supportaient cette création née d’une armée de forgerons forcenés. Il fallait deux dizaines de bœufs pour la charrier et deux autres dizaines pour reposer les bêtes épuisées.

Et ces prodiges, ils étaient destinés à Babel.

En onze ans que Neïma avait vécu à Babylone, le monde n’avait jamais renoncé à bâtir la Tour des Choses. La jeune femme souhaitait faire partie de cette aventure. Quelque part, le chantier lui manquait. Elle avait conscience du risque encouru, mais, si c’était possible, elle voulait que ses filles grandissent au cœur d’une utopie. Par-dessus tout, son désir était d’honorer les anges, les célestes qui avaient offert leur protection aux siens tandis que les mauvais génies étaient relégués au rang de souvenirs diffus.

Non loin d’eux, les transporteurs des Choses terminaient d’atteler les bêtes de trait et de graisser les moyeux des roues. Le trajet serait long, pour eux.

Un bruit de cavalcade se fit entendre sur la terre battue de la grande allée. Neïma vit un groupe d’éclaireurs montés sur des chevaux blancs se précipiter vers leur convoi et foncer droit vers leurs meneurs. Les chefs de file se trouvaient près de la grande machine et planifiaient les rotations à mettre en place pour n’épuiser ni les voyageurs ni les animaux.

— Bizarre, non ? marmonna Phrédriq en observant lui aussi les nouveaux arrivants.

Ils portaient la couronne des gardiens, et la robe laiteuse de leurs coursiers indiquait qu’ils se vouaient aux anges. Ils seraient leurs protecteurs durant le trajet, si des réfractaires au culte cherchaient à semer le trouble.

Neïma scruta leur petite assemblée. Ils débattaient avec de grands gestes, comme s’ils se disputaient. Deux ainés avaient l’air de vouloir s’opposer aux cavaliers avec force froncements de sourcils et en haussant le ton. Ce qui attisa la curiosité de Neïma, ce fut la présence d’un individu, moins haut que ses collègues, mais pas plus menu, dont la voix lui parvenait :

— Ils ont raison sur ce point ! Alors, finissez d’atteler vos vaches, et en route !

Comme ses comparses, il portait une tunique courte qui laissait dépasser des épaules fortes et des cuisses musclées. Ses attributs étaient ceux des peuples perses, à l’est de leur pays : un visage plus large, une peau plus sombre et des cheveux bouclés en forme de vrilles végétales. Ce qui prit Neïma de court, ce fut son timbre qui, pour grave, lui semblait féminin. À bien y regarder, ses traits étaient lisses, sans barbe, et une poitrine discrète pointait sous son vêtement. C’était sans doute une femme. Elle faisait partie d’un cercle masculin et y était écoutée avec attention. Impressionnant. Le temps que Neïma avait passé au chantier, et dans les années qui avaient suivi, elle n’avait croisé que des hommes pour diriger et organiser les travaux. Le monde changeait. À moins que ça ne soit une norme, en Perse ?

Elle continua de regarder cette petite silhouette qui parlait fort et poussait les troupes à se mettre en route. Son avis remporta très rapidement un franc succès : deux cavaliers firent volteface pour s’adresser à la population.

— Mesdames et messieurs ! Serrez vos rangs et préparez-­vous. Nous partons sur l’heure !

Neïma n’avait pas quitté la jeune Persane des yeux. Ce qu’elle y voyait, c’était une réussite. Elle dut se faire violence pour se détourner, puis attrapa les rênes de leur unique cheval. Ils devraient se relayer : les adultes marcheraient pour ne pas épuiser la bête, tout en permettant aux enfants de se reposer sur son dos. Le voyage serait long.

Phrédriq hissé en selle, Éa sur ses genoux, ils entamèrent la traversée du désert, qui, soudain, s’était teintée d’une once d’inquiétude.

*

Neïma marchait d’un bon pas depuis une heure déjà. Elle observait les charrettes lentement tirées par des onagres et, dans son dos, la grande grue qui les suivait. À force de la chercher du regard, elle finit par retrouver la Persane. La jeune intrigante montait à cheval – un vieux hongre qui dodelinait de la tête. Elle était toute proche. Neïma tenta sa chance ; elle rendit les rênes à Phrédriq et s’avança vers l’inconnue.

— Bonjour. Pardonne-moi, mais nous n’avons pas eu d’information, et je t’ai vue bavarder avec les gardes… Est-ce qu’il se passe quelque chose ?

La Persane ouvrit de grands yeux surpris.

— Oh. Salut. Non, rien de grave, ne t’en fais pas. On a eu des ennuis à l’aller à cause de radicaux qui voudraient que la Tour ne soit jamais achevée. Le culte des anges n’a pas encore convaincu tout le monde, même si ceux qui le rejettent ne sont qu’une poignée. Je crois que les gens ont surtout peur de la maladie, avec toutes ces poussières qu’il y avait là-bas…

— Je peux le comprendre. Moi-même, je suis née sur le chantier, et j’avais juré de ne jamais y remettre les pieds.

La Persane eut un sourire immense.

— Que valent donc les serments des Assyriens ? persiffla-­t-elle. Non, ne réponds pas, je plaisante.

Son air bravache amusa Neïma. La Persane avait peut-être vingt-cinq ans et était sa cadette de six ou sept années, mais semblait pleinement dégourdie.

— Je m’appelle Foren, je viens d’Anzan. C’est nous qui avons retrouvé votre chantier dans l’état où vous l’avez laissé : un vrai souk !

Elle était donc bien originaire de l’Est.

Neïma se présenta à son tour.

— Dis-moi, Neïma, je n’ai pas vu beaucoup d’enfants prendre la route. Je crois que ta gamine est l’une des seules ?

Foren était d’une irrévérence pleine de sel. Dans la bouche d’un autre, cette question aurait offensé la jeune mère de famille ; elle se serait sentie jugée dans sa décision de garder ses enfants près d’elle. Mais quelque chose, dans la risette joyeuse de la Persane, l’empêchait de se fâcher, et la poussait à plaisanter avec elle.

— Et il n’y a aucun bébé à part le tien, nulle part ! ajouta Foren en se penchant pour apercevoir le poupon. Il a quel âge ?

— Neuf mois. Elle s’appelle Maom.

Neïma tourna la tête pour regarder Éa, qui, du haut de ses sept ans, bravait l’inconnu sans même paraitre se poser de questions. Comme c’était beau de voir cette petite grandir et s’épanouir… Mais… Et si jamais ils l’emmenaient vers un mensonge ? Si la maladie était encore présente, et si elle prenait d’assaut leurs filles ?

— Est-ce vraiment sûr, là-bas ? demanda-t-elle en baissant le ton.

Foren leva les yeux au ciel.

— Là-bas… Ça ne ressemble à rien de ce qui existe. Les architectes se sont surpassés, sans parler de la main-d’œuvre.

Intérieurement, Neïma se reprocha de songer ainsi. Sa facette anxieuse refaisait surface à la moindre occasion… Il n’y avait pas de raison de s’inquiéter ; les anges eux-mêmes avaient certifié au roi et aux prêtres que le mal avait été exterminé.

Foren avait dû regarder les ouvriers construire ou rénover leurs vieilles baraques. Elle pouvait lui faire confiance.

Des hurlements hargneux retentirent soudain, d’abord venus de loin, puis repris en un écho effrayé par les ­voyageurs. Un vent de panique souffla sur le convoi, et Neïma se précipita pour agripper les guides de leur cheval. Elle eut à peine le temps de voir Foren qui tournait bride pour foncer vers la grue.

Ils étaient parvenus sur une route d’une grande largeur, longée par une colline abrupte, et une horde dévalait la pente au grand galop. Ses membres, armés de lances et d’arcs, s’attaquèrent aux bœufs qui charriaient le lourd attelage. Sans ces bêtes, la Chose n’avancerait plus !

En un instant, les gardes blancs ripostèrent en tirant leurs épées, brandissant leurs pics et poursuivant les impies. Neïma ne respirait plus. Elle serrait les rênes à en souffrir. Elle ne sentait même pas la main de Phrédriq qui lui caressait la tête pour l’apaiser. Foren, elle, n’avait pas semblé inquiète lorsqu’elle s’était précipitée pour faire face aux assaillants. Ce courage était admirable.

— Ils sont peu nombreux, on va les repousser facilement, lui promit son compagnon.

D’un bras, il tenait Éa contre son ventre. Lui aussi avait du cran, et la présence d’esprit de rassurer ses amours au lieu de céder à la peur.

— Oui, finit par souffler Neïma. Tu as raison.

Jamais encore elle n’avait vu un tel affrontement. Les montures immaculées de leurs protecteurs soulevaient des nuages de poussière, les lames brillaient au soleil. Le mugissement des bœufs blessés couvrait le tintamarre des vachers qui sifflaient pour que leurs bêtes ne s’affolent pas – ce qui se révèlerait catastrophique. Une bouffée d’angoisse revint se loger dans la gorge de Neïma. Certains chevaux étaient tachés de sang. Elle entendit un choc sourd, et l’un de leurs gardes chuta, roula dans la pente, puis s’immobilisa sur la route, inerte. Une flèche était enfoncée à la base de son cou.

Dans leur dos, les vociférations des vachers redoublèrent ; une colonne de leurs bœufs tentait de fuir, au risque de rompre la formation et de briser les brancards, ou pire : de faire basculer la grue en la mettant en porte à faux. Une impulsion poussa Neïma en avant.

— Il faut qu’on aille les aider !

Phrédriq n’eut pas un instant d’hésitation. Il bondit à terre, déposa Éa au sol et glissa les brides dans sa paume.

— Garde-le et reste bien là, lui ordonna-t-il.

Neïma l’embrassa sur le front et nicha Maom entre ses bras d’enfant.

— Nous ne serons pas loin.

Éa était raidie par l’anxiété, mais elle tenait fermement le cheval d’une main, et serrait sa petite sœur contre sa poitrine de l’autre. Elle opina avec gravité. Les deux amants se mirent ensemble à courir en direction de l’attelage. La poussière soulevée leur assécha la bouche, le soleil brulant les fit aussitôt suer à grosses gouttes, mais ils arrivèrent très vite aux côtés des vachers. Imitant leur comportement, ils firent barrage à l’avancée des bêtes qui cherchaient à partir vers leur droite. Leur seule présence ne suffisait pas, les pics des meneurs ne les effrayaient pas assez, pas plus que leurs vociférations furieuses. Un gros bœuf tirait comme un forcené sur ses entraves, vers Neïma, mais la jeune femme ne recula pas, quand bien même tous ses instincts lui criaient de s’écarter. Elle se pencha en avant, saisit son joug et s’arcbouta, mais l’animal essaya de la repousser avec ses cornes. Neïma n’avait aucune chance ; ses pieds râpaient la terre sablonneuse, si sèche qu’elle s’effri­tait sous ses semelles. Elle émit un grognement, lutta et, sur le point d’être renversée, reçut de l’aide. Deux mains puissantes vinrent se poser près des siennes. Phrédriq ! À eux deux, ils beuglèrent, s’enivrant de force et de témérité pour placer le bœuf. Neïma eut vaguement conscience que d’autres voyageurs les soutenaient, mais, dans son effort, elle n’avait d’yeux que pour les jointures de son amant qui blanchissaient, et pour la grosse pupille ronde et noire de la bête. D’un coup, cette dernière expira par les naseaux et tourna la tête pour rentrer dans le rang.

Doucement, la situation sembla s’apaiser : les vachers reprenaient le contrôle, le mur que formaient les convoyeurs avait assez de consistance pour que les animaux ne tentent plus de le forcer.

Neïma et Phrédriq se redressèrent, à bout de souffle. Ils se regardèrent l’un l’autre et s’enlacèrent. Leurs cœurs battaient si fort que la jeune femme arrivait à sentir celui de son amant contre son sein.

Dans les dénivelés, l’affrontement touchait à son terme. Un garde avait été tué, et un autre avait été blessé gravement. Neïma chercha à apercevoir la Persane, mais Foren restait invisible. Sa gorge se noua. Longtemps, elle scruta les alentours. Phrédriq et elle retournèrent près d’Éa et Maom. L’ainée, gênée par le cheval et le poupon, cria sa joie et sa fierté en les apercevant, un sourire étourdissant aux lèvres. Ses parents la portèrent en triomphe sur leurs épaules, son père riant de bon cœur, sa mère reprenant un souffle qui tardait à s’apaiser.

Foren réapparut bientôt, un dard à la main, dressée sur ses étriers. Accompagnée d’un garde blanc, elle ramenait une monture qui n’appartenait pas aux voyageurs ; elle l’avait sans doute volée aux vandales pendant l’affrontement.

Neïma se mit à respirer plus librement.

*

Le convoi poussa jusqu’à parvenir à une grande plaine où nul danger ne pouvait plus les surprendre. Là, on ­s’accorda une longue pause pour boire, pour se rassurer et pour pleurer l’homme qui les avait défendus. La terre était dure à creuser, dans cette région, mais trois pioches s’acharnèrent pour ouvrir un trou suffisamment profond. Le corps fut recouvert de grosses pierres pour que les prédateurs ne puissent se repaitre de sa chair.

Neïma expliqua à Éa ce qui se passait sous leurs yeux, en lui peignant les cheveux de ses doigts.

La nuit tomba, et, pour le mort, on joua des instruments embarqués, on dansa autour de feux immenses sans se soucier du repos ou du lendemain. Durant cette fête étrange, Neïma revit Foren, qui discutait avec le garde blanc qu’elle avait accompagné. Ivre de fatigue, elle alla à leur rencontre.

— Je suis désolée pour votre compagnon, dit-elle en courbant la nuque. Je ne sais pas son nom, mais il nous est venu en aide.