Babou l'Africain - Charles Kalvan - E-Book

Babou l'Africain E-Book

Charles Kalvan

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Beschreibung

Dans les années 1800 au Burkina Faso, une femme, amoureuse d’un homme que sa famille refuse, va être contrainte d’abandonner son enfant.
Livré à un oncle indifférent, l’enfant va chercher à s’émanciper. Fuyant sa famille d’accueil, il partira à la conquête de son avenir, parsemé d’aventures.
Fort de son courage et de son audace, parviendra-t-il à être accepté par d’autres que les siens ?

Une aventure touchante où la réalisation de soi se heurte à la rigidité des traditions séculaires.


À PROPOS DE L’AUTEUR

De formation en informatique et ingénierie pédagogique, Charles Kalvan a toujours été passionné par l’écriture. L’étude de l’histoire de France lui permettra d’écrire son premier roman. Inspiré par Robert Merle et Alexandre Dumas, il aime à encrer ses récits d’action et d’aventures.

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Seitenzahl: 371

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Charles Kalvan

Babou l’Africain

Roman

Cet ouvrage a été composé et imprimé en France par Libre 2 Lire

www.libre2lire.fr – [email protected] rue du Calvaire – 11600 ARAGON

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN Papier : 978-2-38157-330-4ISBN Numérique : 978-2-38157-331-1

Dépôt légal : xxx 2022© Libre2Lire, 2022

A mon épouse

La Rencontre

Akou prit soin de se placer sous la fraîcheur d’un acacia pour attendre les gazelles, mais à force de patience, l’ombre se déplaçait avec l’astre brûlant. Les rayons frappaient les épaules du jeune homme qui depuis deux heures stationnait sans un geste derrière un buisson. Malgré l’inexorabilité de la puissance du soleil, il ne bougeait pas, l’immobilité étant le principe premier du savoir-faire du chasseur. Sans un geste, il attendait caché par la végétation le passage du troupeau. À travers les branchages secs et jaunis par la chaleur, il observait la plaine qui s’étalait devant lui. Malgré le manque d’indice, Akou avait deviné un lieu d’immigration. Les gazelles suivaient invariablement ce chemin pour se désaltérer à la rivière non loin de là. Il repéra avec soin cet emplacement ombragé et face au vent pour ne pas être senti par ces animaux sensibles. Il choisissait une place assez loin du point d’eau pour ne pas être en concurrence avec un léopard ou pire une hyène. Le courage guidait régulièrement le jeune homme hors de son village pour oser s’aventurer seul dans la savane, ce qui se produisait souvent. D’habitude, il venait avec son père, son maître en matière de chasse. Mais depuis quelque temps, il dédaignait cette activité. Avec l’âge, le goût de l’aventure fléchissait quelque peu. Les villageois ne quittaient que rarement leur hameau. Seule la nécessité du commerce les amenait à se déplacer. Alors ils s’organisaient en groupe pour éviter les attaques de lions ou de léopard.

La lance à la pointe durcie par le feu, posée à terre, se tenait à portée de main. Son père lui avait appris à confectionner des armes légères et efficaces. Avec les autres jeunes du village, l’entraînement sous forme de jeux était une occupation quotidienne. Mais à force de se perfectionner sur les animaux qui rôdaient autour des cases, ceux-ci comprirent que l’éloignement leur garantirait leur survie.

L’attente s’éternisait et le dos du chasseur, maintenant exposé entièrement au soleil, suait à grosses gouttes. Si les gazelles tardaient à venir, il serait obligé de quitter sa place au risque de se faire repérer par un animal pouvant, à son tour, alerter le troupeau. Les rayons mordants lui brûlaient la peau et il espérait ardemment l’arrivée des bêtes. Les minutes passèrent et la sueur qui coulait le long de ses tempes glissait jusqu’aux lèvres qu’elle salait au passage. Il ne bougerait pas, confiant dans la réussite de sa traque.

À chaque départ, son père jetait la cola pour interroger les esprits et pour « ouvrir la route ». Rituel obligatoire pour s’assurer que rien de mauvais ne ternisse le voyage. Celui-ci le rassura sur le résultat de sa chasse. Le chasseur ou le voyageur pouvait partir tranquillement, certain qu’aucune mauvaise surprise ne se mettrait en travers de son chemin. Parfois, les colas n’encourageaient pas les départs et on les reportait. Pour se protéger des mauvais coups, chacun portait avec soi une amulette qu’il n’oubliait pas avant de partir. Akou, lui, la cachait dans une doublure de son pantalon.

Derrière lui, posé à terre, un travois qu’il avait fabriqué servirait à tirer la bête jusqu’au village. Très haut dans le ciel, un oiseau de proie planait en se laissant porter par la brise d’altitude, observant le sol, lui aussi à la recherche de son repas. Son œil repéra sa proie à travers les branchages. Haut dans l’azur, il zigzaguait lentement fouillant la steppe de ses yeux perçants puis finit par disparaître dans l’horizon sans rien trouver d’intéressant. Akou attendait toujours et ses mains devinrent moites à force de chaleur et de transpiration. Alors, très lentement, il posa la paume dans la poussière pour sécher la sueur. La main ne devait pas glisser sur la hampe polie.

Enfin, il lui sembla entendre un son dans le lointain. Son cerveau engourdi par les longues heures d’attente se réveilla soudainement et le chasseur ferma les doigts sur la lance. Son ouïe s’affina et il perçut des bruits de sabots. Le moment arrivait. Le bruit augmentait sensiblement. Il les vit au loin dans la plaine. Il oublia la chaleur et la transpiration qui lui mouillait les mains et le visage. Mais les gazelles, prudentes, tardaient à s’approcher. Méfiantes, elles allaient prudemment humant l’air autour d’elles. Installé sous le vent, Akou ne risquait pas d’être détecté, mais il ne devait plus bouger d’un pouce. Le moindre mouvement serait fatal et donnerait l’alerte au troupeau qui s’enfuirait pour ne plus revenir. Après vingt minutes sous le soleil puissant, les animaux s’approchèrent suffisamment pour qu’il se prépare l’attaque. Akou devait choisir sans se tromper la bête à abattre. Sa cible devait être la plus proche de la portée de sa lance, mais surtout ne pas faire partie des surveillantes. Il chercha des yeux un éventuel animal blessé et en scrutant précautionneusement les bêtes du troupeau, il finit par repérer sa proie. Encore trop éloigné, il attendit un peu qu’elle se trouve à portée de jet.

Seule son expérience de chasseur lui donnerait le signal d’attaque. Les gazelles avançaient toujours avec précaution, les unes humant l’air et les autres broutant un peu d’herbe. Jusque-là immobile, Akou sentait le moment arriver. Alors il souleva avec précaution son arme. La cible choisie broutait l’herbe non loin de lui, ce qui sonna l’heure du signal. Malgré un genou au sol depuis plus de trois heures qui l’ankylosait, il se leva d’un bond, visa et lança sa lance qui fila dans l’air. Tout le troupeau en un clin d’œil se dispersa, mais le temps que la gazelle relève la tête et se prépare d’un bon à suivre le mouvement, la pointe pénétra la base du cou. L’animal fit quelques pas et s’écroula à terre. Une seconde de plus et il manquait sa cible. Le troupeau fuyait déjà vers l’horizon, laissant derrière lui un nuage de poussière. Il sortit de sa cachette et courut vers l’animal blessé. À terre, la gazelle respirait fortement et son œil exorbité regardait Akou avec terreur. Elle voulut se lever à son approche pour une dernière fuite, mais Akou plus rapide, posa un genou sur sa tête et appuya l’autre main près de la blessure où la lance toujours enfoncée laissait couler un peu de sang. Le chasseur prit un couteau et trancha d’un geste la carotide. L’animal se débattit, mais il appuyait de tout son poids sur la tête et son corps. Le sang se répandit sur la terre desséchée qu’elle but immédiatement. Enfin, la gazelle, petit à petit, perdit ses forces et après un dernier soubresaut, finit par s’éteindre. Il prit une corde ceinte autour de la taille et lia les pattes de l’animal pour le transporter sur son travois improvisé. Fier et content de sa prise, encore une fois, il n’avait pas failli à sa réputation de grand chasseur.

Akou traîna l’animal avec lui sous un arbre et se reposa un peu avant de repartir. Il ne resta pas longtemps ayant peur des hyènes qui reniflent le sang à des kilomètres.

Il prit la route et marcha deux ou trois heures, mais sous le soleil écrasant et suintant de sueur, il ne pouvait plus continuer longtemps ainsi. Il scruta autour de lui. La savane s’étalait à perte de vue. L’herbe jaune, parsemée d’arbustes rabougris, tapissait une plaine morne jusqu’à l’horizon. Il marcha encore longtemps tout en balayant des yeux l’étendue plate. Rien ne pouvait bouger sous le soleil de plomb. Chaque être se cachait fuyant l’ardeur de ses rayons se mettant à l’abri des brûlures qu’il infligeait. Seul Akou bravait l’impérieux soleil et traçait un sillon dans la végétation séchée qui lui arrivait à la ceinture. Akou mesurait à peine 1 mètre 50, mais la vaillance d’un homme ne se mesure pas à sa taille. Il surpassait de loin tout le monde au village qui le reconnaissait en un grand chasseur. Quand il ramenait une proie, il l’offrait à toutes les familles ce qui accroissait son prestige. Son père, fier de lui, l’encourageait à chasser en solitaire. Et les habitants le voyant partir savaient qu’ils allaient bien manger à son retour. Par intérêt peut-être, il était aimé de tous les environs. De sa petite taille, il portait haut sa superbe et marchait crânement à travers les cases. Les enfants admiratifs couraient toujours derrière lui quand ils l’apercevaient. Le soir à la veillée, on le sollicitait pour narrer ses aventures. Personne ne le coupait lorsqu’il parlait, l’écoutant religieusement, le souffle court dans l’attente du dénouement. À force de raconter ses journées de chasse, il savait embellir ses traques et les agrémenter de quelques mensonges pour le plus grand plaisir de son auditoire et la plus grande fierté de ses parents. Déjà, tout en marchant, il pensait à son récit du soir. Car il devait varier les histoires pour ne pas lasser son public. Il avait donc échappé à la charge d’un éléphant, à l’attaque de hyènes, vu des lions lui voler sa proie. Bien sûr, tout ceci n’était que pures inventions pour enjoliver ses narrations. Il prenait toutes les précautions pour ne pas rencontrer de tels animaux.

Le chasseur installa sa proie sur son travois et l’attacha. Il prit le chemin du retour. Mais après quelques heures de marche, la journée se terminait et il chercha un endroit pour se reposer et passer la nuit. Il repéra un arbre assez gros aux branches basses. Il s’y dirigea et détacha la gazelle. Aux pattes avant, il fixa une corde qu’il portait enroulé autour de la taille et la jeta par-dessus une branche. Il suspendit la gazelle afin de la préserver des hyènes ou autres charognards. Pour se protéger lui-même, il grimpa à l’arbre. Mais à peine avait-il atteint la première branche que deux lionnes surgirent de l’herbe jaune. Attirées par le gibier en suspension, elles se dirigèrent et tentèrent d’attraper une proie trop haute pour elles. Elles se mirent à tournoyer autour. Impuissante à la saisir, leur rage augmentait. Akou escalada le plus haut possible et une fois calé sur une fourche voulut tuer les prédateurs. Mais il s’aperçut que dans son empressement, il avait oublié sa lance qui gisait sur le sol non loin de l’arbre. Les lionnes continuaient à tourner en donnant des coups de griffes dans le vide. À force de vaines tentatives, elles s’éloignèrent un peu et s’allongèrent dans l’herbe. Le soleil atteignait l’horizon et les deux prédatrices qui semblaient attendre une occasion ne bougeaient plus de leur place. Akou comprit qu’il ne pouvait plus sortir de son arbre. Il se résolut à passer la nuit et il trouva une position pour essayer de s’endormir.

La nuit s’écoula difficilement pour Akou. Son abri inconfortable l’empêchait de trouver un sommeil réparateur. Au matin, il vit que les lionnes n’avaient pas bougé de la nuit et qu’elles attendaient patiemment. Akou ne pouvait rien faire et descendre impliquait le risque de se faire attaquer par les lionnes aux aguets. À leur merci, il ne pouvait qu’attendre leur bon vouloir. Il patienta ainsi toute la journée sans que les lionnes se lèvent. La faim commençait à le tirailler et Akou, en fouillant son sac, ne trouva presque plus rien à se mettre sous la dent. Une nouvelle nuit passa sur sa branche et le deuxième matin, les deux femelles tournaient sans succès sous la gazelle suspendue. Le chasseur devait trouver une solution pour ne pas finir sur cet arbre en mourant de faim. Il attendit l’après-midi. Les lionnes allongées dans l’herbe se préparaient à la sieste qu’imposait un soleil ardant. À l’ombre de l’arbre et non loin de leur proie, elles s’installèrent et commençaient à sommeiller. Akou attendit encore plusieurs minutes.

Une fois assuré qu’elles dormaient, il se décida. Doucement, il descendit pour récupérer sa lance. Il posa délicatement le pied sur le sol et avec précaution, avança à pas de loup tout en jetant un œil furtif sur les bêtes endormies. Mais à deux mètres de son arme, ruse ou hasard, une des lionnes ouvrit un œil. Elle se leva d’un bond et se rua vers Akou. Celui-ci courut vers sa lance, eut juste le temps de s’en emparer, de se retourner et de la pointer vers la bête qui s’empala dessus. Le chasseur, alerte et vif, évita les griffes puissantes de justesse. Stoppée net dans son élan, la lionne s’écrasa morte sur Akou, pesant de tout son poids. Le jeune homme eut du mal à se dégager de la bête pesante. Et quand il put pousser le lourd animal sur le côté, il aperçut avec stupeur son couteau, oublié sur une branche. Cette faute aurait pu lui coûter la vie. La deuxième lionne se réveillait pesamment. Quand elle vit Akou reprendre son arme, elle se jeta sur lui. Le chasseur couru sauta sur la première branche, suivit de la lionne qui bondit et rata de peu d’un coup de griffe la jambe du chasseur. Avec une rapidité qui l’étonnait, Akou grimpa tout en haut à l’abri de la fureur du fauve. Mais cette fois-ci, il avait sa lance. Il prit son couteau, se mit debout et se maintint fermement en se mettant à l’aise pour tirer convenablement. La lionne en colère tournait autour du tronc en rugissant. Akou devait frapper un endroit mortel. La précision du tir devait être sans faille. Le fauve faisait le tour de l’arbre, mais trop près pour qu’il puisse tirer. Il devait attendre le bon moment. Il attendit longtemps. Mais au bout de quelques heures, la lionne s’écarta et s’approcha de sa compagne qui gisait à terre. L’instant était venu. Akou, les muscles tendus, lança son arme de toutes ses forces. La bête la reçut dans le cou. Elle rugit de rage et de douleur, se roula dans l’herbe et cassa la hampe. Mais elle n’était pas morte. Le sang coulait abondamment le long de son cou, mais elle se leva plus enragée et tenta un bond pour attraper Akou, en vain. Elle tourna autour de l’arbre sans paraître souffrir de sa blessure. Le chasseur s’inquiétait. La lionne, après plus d’une heure, tournoyait toujours. Mais après encore de nombreuses minutes, elle commençait à faiblir. Elle perdait trop de sang et son pas devenait hésitant. Akou décida d’en finir et sortit son couteau. Il sauta en se plaçant derrière le fauve qui se retourna brusquement. Mais Akou, vif, réussit à planter son couteau dans le cou. La femelle de rage se débattit et envoya rouler Akou dans les herbes. Il se releva son arme en main, alors que l’animal puissant bondissait vers lui. De toute sa force, il se recroquevilla pour éviter les coups de griffes et frappa. Le poignard s’enfonça dans l’œil de la bête en plein élan. La lionne poussa un rugissement violent et s’effondra sur le sol. Akou en sueur par l’effort et la peur resta longtemps immobile. Il observa l’animal en priant qu’il fût bien mort. Mais après un bon moment d’observation, il ne bougeait pas. Alors il osa s’approcher et retira son couteau fiché dans l’orbite.

Rassuré, il remonta dans l’arbre reprendre ses affaires et détacha la gazelle qui tomba en un bruit mat sur le sol. Akou devait transporter maintenant une gazelle et deux lionnes. Il reprit son travois qui attendait non loin. Et avant que les hyènes prennent le relais, il installa les bêtes dessus et reprit la route. Akou fendait les herbes jaunies d’un pas sûr et rapide. L’après-midi ne se prêtait guère aux longues marches, mais il devait rentrer avant la nuit. Trop loin de son village, il décida d’aller trouver refuge chez l’ethnie voisine à peine à quinze kilomètres de là. En pressant le pas, il y serait avant la nuit.

Il connaissait bien la savane et savait s’orienter sans problème. Il la parcourait depuis son enfance avec son père et aussi son grand-père. Avec eux, il se familiarisa avec ce terrain, ce soleil et l’art de la chasse. Il apprit des deux leur manière de faire et il puisa chez eux la meilleure méthode. On lui montra toutes les astuces qu’un chasseur solitaire devait savoir pour chasser, mais aussi pour faire face à une nature sauvage.

Comme prévu, il arriva aux abords du village en fin d’après-midi. Malgré le poids à traîner, il avait suivi son chemin sans faiblir. Il puisait sa force dans l’expérience passée.

Les champs bordaient le hameau et au loin, un des cultivateurs leva la tête et observa un long moment l’étranger qui arrivait de la savane. Puis, il lâcha subitement sa daba et courut vers le village en criant. À peine quelques minutes après, le chef du village apparut entouré de quelques hommes. Akou laissa tomber de fatigue son chargement. Le chef en le voyant ouvrit les bras.

— Akou, tu es revenu ! s’exclama-t-il.

Il riait à gorge déployée, tout heureux de la venue du chasseur. Ils se prirent dans les bras en guise de bonjour. Le chef ordonna à l’un de ses fils de prendre le travois et de l’amener chez lui.

— Viens te rafraîchir à la maison. Et tu me raconteras tout ça, dit-il en désignant la gazelle, mais surtout les deux lionnes. Je vois que tu as encore fait des exploits.

Au fur et à mesure, les gens du village, attiré par les rumeurs, s’attroupèrent autour d’Akou. Les femmes ouvrirent grands les yeux à la vue du butin qui s’offrait. Car Akou, généreusement, partageait sans condition la totalité de sa chasse chez les habitants qu’il visitait. Les femmes à la vue de tant d’offrandes, accompagnées par quelques tamtams, se mirent à chanter et à danser de joie.

Toute la communauté suivait Akou en dansant et en chantant jusqu’à la case du chef.

— Tu vas te délasser et ensuite tu me raconteras tout ça avec un verre de bière.

Après ces deux jours dans la savane, Akou apprécia le bain chaud que les femmes lui préparèrent. Pendant qu’il se lavait de sa fatigue et de sa poussière, les habitants rassemblés préparaient l’alcool et les tabourets en formant un cercle pour mieux apprécier la narration des aventures du jeune guerrier.

Akou sortit de son bain et remercia le chef pour son hospitalité. Et comme à son habitude, il offrit sa chasse au village. À cette annonce, des cris de joie explosèrent. Le chef bénit Akou pour sa libéralité et l’invita à s’asseoir. On lui tendit un bol en terre empli d’alcool et tout le village but à sa santé. La nuit tomba dans les chants et les danses. On alluma les torches et l’on offrit le gîte au chasseur.

On installa une natte dans une case et Akou s’y allongea et, plein de fatigue, il s’endormit sans tarder.

Il se leva tôt le matin et quand il sortit, les femmes balayaient déjà la cour. Il s’installa sous l’apatam et on lui apporta à manger. Une fois repu, il marcha un petit peu dans le village et gagna les abords. Pour éviter les bêtes sauvages, on entourait les petits champs de barrières de bois tressés. Ils possédaient tous un puits en leur milieu pour faciliter l’irrigation. Bien tenus, ils s’imbriquaient les uns aux autres en s’étendant tout autour du village. Chaque champ ressemblait à un damier dont les bords surélevés d’un peu de terre retenaient l’humidité. Non loin des manguiers protégeaient de leurs ombres des greniers à grains reconnaissables à leurs toits de paille pointus. On les posait sur des pierres pour qu’ils ne soient pas en contact direct avec le sol.

Akou s’approcha d’un manguier pour s’abriter du soleil. Bien qu’encore tôt, les rayons écrasaient déjà la campagne. Son regard attiré par une jeune fille qui travaillait dans un champ attisa sa curiosité. Courbée en deux, elle creusait des sillons dans la terre à l’aide de sa daba. Il la regarda faire un moment, puis il s’approcha davantage pour mieux la regarder. Comme toutes les femmes, un voile couvrait sa tête et son visage. Pourtant, à travers ses vêtements protecteurs, il devinait une silhouette fine. Quelque chose en elle l’attirait. Il ne se rendait pas compte qu’il se détournait de sa route pour s’approcher d’elle. Il le fit inconsciemment. Et la jeune fille trop occupée à creuser ses sillons ne le vit pas et ne l’entendit pas. Pourtant, elle arrêta de travailler et se redressa machinalement. La chaleur du soleil pesait sur elle et la transpiration perlait sur son front en grosses gouttes qui la gênait pour travailler. Elle lâcha son outil, ôta son voile, s’essuya le front et but un peu. Elle se reposa ainsi quelques instants. Quand elle se retourna et aperçut Akou qui l’observait. Ils se sourirent sans un mot. La jeune fille regarda cet inconnu et le trouva beau. Son cœur se mit à battre un peu plus fort et Akou ressentit la même chose. Cette jeune fille, dévoilée devant lui, irradiait de beauté. Un élan indéfinissable lui donnait l’envie subite de la prendre dans ses bras. Ils se sourirent mutuellement sans trop savoir quoi se dire. Figé tous les deux dans leur contemplation, le temps n’existait plus. Akou pourtant prit la parole timidement.

— Bonjour.

La jeune fille lui fit une courte révérence.

— Bonjour, dit-elle à son tour.
— Tu es du village ? demanda bêtement Akou

Devant la question naïve du jeune homme, le sourire de la fille s’élargit et la rendit plus belle encore. Le cœur d’Akou cogna encore plus fortement.

— Et toi tu es Akou le chasseur, dit-elle en réponse.
— Oui, je suis arrivé hier soir. Tu me connais ?
— Bien sûr, tout le monde te connaît. Tout le monde apprécie ta générosité.

La jeune fille lâcha son outil, enjamba la petite palissade et se rapprocha d’Akou qui ne se rendit pas compte qu’intimidé par cette belle jeune fille, fit un pas en arrière.

— Mais toi, comment te nommes-tu ? osa-t-il demander.
— Je m’appelle Effo. Je ne t’avais jamais vu, mon père m’empêche de sortir. Je ne te savais pas aussi beau, dit-elle un peu effrontément.

Elle s’approcha encore, comme aimantée. Ils se collaient presque et ne se quittaient pas des yeux. Lentement, Effo leva la main et la posa sur le torse musclé du jeune homme. Elle glissa les doigts sur sa peau au relief prononcé. Akou sentit sa tête lui tourner tant les sentiments qui s’éveillaient, encore inconnus, le troublait sans qu’il comprenne vraiment ces nouvelles émotions. Il la prit dans les bras et la serra contre son cœur.

Ils se tinrent l’un contre l’autre longtemps, Akou humant l’odeur douce de la peau d’Effo. Pour la première fois, il rencontra l’amour. Jamais une jeune fille ne lui avait procuré telles sensations, de telles émotions. Jusqu’à présent, il ignorait les femmes qui tournaient autour de lui. Il se moquait bien de leurs minauderies ou de leurs avances. Seule l’intéressait sa lance et il ne tremblait d’émotion que devant un troupeau de gazelles. Rien d’autre ne le faisait vibrer que l’affût d’un gibier dans la savane immense. Pendant que les autres garçons couraient après les filles, lui courrait à la recherche de la branche parfaite pour sa future lance. Il préférait les longues heures de marches. Il ne préoccupait que de l’endroit idéal pour se poster. Non, rien n’avait d’importance que la préparation de la chasse, l’attente interminable du gibier et la fierté de ramener sa proie.

Pourtant, pour la première fois, son cœur troublé le déconcertait. Il ne voulait plus se séparer d’elle, de cette jeune fille qu’il voyait pour la première fois. Elle qui osa le toucher sans le rebuter. Elle qui se collait contre lui le faisant trembler d’émotion. Ses jambes chancelaient et son cœur battait en un rythme rapide. Sans qu’il le sache, l’amour s’empara de lui. Pour la première fois, il tenait une fille dans ses bras et il se sentait tellement bien.

Ils se couchèrent à l’ombre du manguier. Ils se caressèrent avec tendresse et le désir inattendu vint sans prévenir. Il ressentait le besoin étrange, mais irrépressible de vouloir l’engloutir et de l’absorber. Qu’elle soit à l’intérieur de lui. Ce désir nouveau et inconnu le dépassait. Il frottait son nez contre sa peau pour en aspirer la moindre odeur. Il la serrait fort contre lui, empli d’un désir naissant et nouveau pour lui. Tout émus d’un trouble violent, ils s’unirent pour la première fois.

Ils restèrent ainsi toute la matinée sans pouvoir se séparer, pendant qu’au village on pilait le mil pour la bière, qu’on embrochait le cochon pour le griller et qu’on préparait le foutou pour la fête.

— Je ne veux plus te quitter, dit-elle.

Il ne put répondre. Au loin, ils entendirent que quelqu’un l’appelait. Ils sortirent de leur union en prenant conscience subitement qu’autour d’eux, le monde existait.

— C’est mon père, dit-elle.

Et elle pleura à chaudes larmes contre l’épaule d’Akou.

— Je dois y aller.

Elle se leva et Akou sentit comme une déchirure quand son corps se sépara du sien. Elle partit en courant pendant que le jeune homme restait pantois un bon moment avant de se lever. Confus et désorienté par les sentiments qui surgissaient en lui, il retourna chez le chef à pas lent, le cœur plein d’amour et du corps chaud d’Effo. Le cœur battant, tout plein du souvenir de la jeune fille, il regagna la case où tout le monde l’attendait.

— Étais-tu reparti à la chasse ? dit le chef en riant. Viens t’asseoir à côté de moi. On va boire la bière avant de manger. Mes femmes ont préparé la gazelle qu’on a découpée en plusieurs morceaux. Comme elle t’appartient, même si tu nous as tout donné, voici une partie que tu vas ramener chez toi.

Enveloppé d’un linge, le chef désigna un paquet par terre.

— Vraiment merci, répondit Akou dont les pensées émergeaient à peine du souvenir d’Effo et de leurs étreintes.
— Je te donne également les cornes de la gazelle puisqu’elles sont ton trophée. Elles te porteront bonheur.

Il tendit alors les cornes attachées entre elles, pendant au bout d’une cordelette en cuir. Akou les prit en remerciant le chef et les accrocha autour de sa taille. Mais pour la première fois, cette reconnaissance ne lui procurait qu’indifférence. Ce trophée qu’il aurait exhibé autrefois à toute la population ne lui procurait aucune gloire, aucun plaisir, aucune vanité. Il remercia le chef pour son présent, mais sans conviction. Aujourd’hui, Effo lui occupait tout son esprit et son cœur transi.

Akou la cherchait timidement du regard dans la foule nombreuse venue assister aux festivités, mais il ne la trouva pas.

Le chef lui tendit un gobelet et lui versa de l’alcool puis se servit à son tour. Il but une bonne gorgée et le chasseur l’imita. Il en avait besoin. La boisson lui redonna un peu de vigueur.

Autour de lui, les gens discutaient, riaient et buvaient dans l’attente du repas. Les femmes arrivaient enfin avec des plats de viandes découpées cuites au feu de bois. Les villageois piochèrent avec leurs doigts pleins de gourmandise dans les plats. Au chef et à Akou, on apporta deux assiettées pour eux seuls. Bien sûr, tout le monde brûlait d’envie qu’Akou raconte sa chasse et après le dîner, on s’assit en demi-cercle autour de lui pour que tous puissent entendre les exploits du chasseur, ce qu’Akou fit de bon cœur. Aujourd’hui, il rayonnait de bonheur. Son cœur plein d’amour, lui donnait de l’envolé dans son histoire et quand il arriva au chapitre ou il descendit de son arbre pour combattre les lions, les exclamations de surprise, d’étonnement et d’admiration fusaient de toutes parts.

— Vraiment ! dit le chef, tu es bien courageux. Personne ici ne serait capable de combattre trois lions à la fois. Tu es plus courageux que ta taille ce qui fait que tu es encore plus valeureux. Et moi, chef de ce village, je suis en admiration.

Les gens autour de lui applaudirent pendant que le narrateur cherchait désespérément Effo des yeux dans la foule. Il avait envie qu’elle entende ses paroles. Il désirait être fier pour lui plaire. Il voulait se grandir plus qu’il ne pouvait pour forcer l’admiration de sa belle. Mais il ne la trouva pas.

Il attendit la fin de l’après-midi pour oser demander au chef ou se trouvait Effo. Il fut soulagé de le voir indifférent à sa demande, sans faire le lien avec leur liaison.

— Ah ! Tu as raison, elle n’est pas là. C’est encore son père Ouaboué qui la garde enfermée.

Et il cria : « Ouaboué, Ouaboué, où es-tu ? ». Dans la foule, quelqu’un leva la main et s’avança.

— Comment ça va ? dit le père.
— Ça va, répondit le chef.
— Et la famille ?
— Ça va aussi, dit le chef d’une voix monocorde.
— Ha ! Tu m’as appelé c’était pour dire quoi ? demanda le père après les salutations d’usage.
— Pourquoi ta fille n’est pas là ? demanda le chef.
— Elle est à la maison, elle doit nettoyer la cour et aider aux travaux des champs.
— Et tu la fais travailler alors que toi et les autres êtes ici à faire la fête ! s’exclama le chef.
— Mais c’est qu’elle a du travail, insista le père.
— Tout le monde a du travail. Tu devrais avoir honte de la séquestrer ainsi. Va la chercher.
— C’est ma fille, et c’est à moi de décider, protesta Ouaboué.
— Ta fille à l’âge de se marier. Et moi je dis qu’elle doit venir ici. Va la chercher ou je me fâche !

Le chef se leva en criant rageusement vers le père. Autour d’eux le silence gêné perturbait Ouaboué, cible de tous les regards. Il sentait qu’il aurait la réprobation de l’assemblée. Maugréant et de mauvaise foi, il partit à contrecœur chercher sa fille.

— Ah celui-là, dit le chef une fois que Ouaboué disparut derrière les cases. Quel mauvais père ! Il n’a qu’une fille, mais il faut qu’il la martyrise.

Le père ne revint pas, mais Effo apparut avec sa mère. Le chef s’adressa à l’une de ses épouses pour qu’on serve à boire et à manger aux deux femmes qu’on avait privées de fête. Puis il demanda à Effo de venir près de lui.

— Ah vraiment ton père ! Il faut qu’il arrête, dit-il à Effo. Et où est-il maintenant ? Il n’a pas osé revenir ?

Effo répondit évasivement qu’il devait réparer la case.

— Tu parles, siffla le chef mécontent.

Pendant ce temps-là, les musiciens prirent place et commencèrent à jouer. Dans la foule, ce furent les femmes, qui les premières, se mirent à danser au son des tamtams. Akou incapable de détacher son regard de la jeune fille tremblait dune fébrile émotion. Quant à Effo, elle ne pouvait s’empêcher de lui jeter des coups d’œil furtifs et des sourires timides. Les danseurs, trop occupés à chanter, ne se préoccupaient guère du couple. Alors tout doucement, ils se rapprochèrent l’un de l’autre.

— Je t’attendrai ce soir au même endroit avant le coucher du soleil, glissa Effo dans l’oreille d’Akou.

Akou acquiesça sans mot dire, mais son cœur battait de bonheur.

Le chef revint du groupe de danseurs en nage et s’assit pesamment sur sa chaise.

— Ah vraiment, je suis trop vieux pour danser. Je ne suis plus aussi alerte qu’autrefois. Regarde ! Je suis déjà tout transpirant.

Il s’essuya le front et le torse avec un tissu, puis il se pencha vers la jeune fille.

— Effo, dit-il. Tu ne connais pas l’histoire de ce brave chasseur assis à côté de toi n’est-ce pas. Et se tournant vers le jeune homme. Et toi, tu veux lui raconter ?
— Pas maintenant, dis Akou embarrassé.
— Hé bien, moi ! Je vais te le dire, dit le chef.

Et il raconta à Effo l’histoire d’Akou qui tua trois lionnes avec courage. Et celle-ci, pleine d’admiration, lançait des œillades au jeune homme qui les recevait comme des flèches d’amour.

La musique et la danse durèrent encore longtemps. Effo pour montrer sa valeur alla danser sous l’œil amoureux du chasseur. Elle dansait pour lui. Elle lui donnait cette danse comme une offrande, comme pour lui dire je suis à toi. Elle la lui offrait comme un don d’amour. Et Akou le sentait bien. Ils ne se quittaient pas des yeux. Il recevait son cadeau avec bénédiction. Une fois épuisée par l’effort, elle revint s’asseoir près de lui, mais à bonne distance pour ne pas faire jaser. Pourtant, le désir de l’un et de l’autre les aimantait. Akou brûlait d’envie de la prendre dans ses bras ou tout au moins de la sentir contre lui. Et comble du bonheur, son vœu fut exaucé. Une femme corpulente ayant fini de danser voulut se reposer et pesamment tomba à côté d’Effo qui, bousculée par cette imposante personne, dû se rapprocher de son amoureux. Et par hasard ils se retrouvèrent peau contre peau.

L’après-midi passa ainsi, sans que personne ne portât le regard sur les amoureux et quand le soleil rougeoyant s’inclinait vers le sol, Effo se leva sans un mot et parti. Akou, surpris, ne comprit pas tout de suite et son cœur battit dans sa cage thoracique. Il la voyait s’éloigner avec une pointe de tristesse dans son cœur. Mais avant de disparaître, elle se retourna et fit un clin d’œil à Akou qui saisit aussitôt l’intention. Il attendit quelques minutes. Mais il bouillait tellement d’impatience, qu’il se leva sans pouvoir rester davantage et discrètement, quitta la fête. Il rejoignit sa belle à l’endroit convenu. Ils s’éloignèrent un peu à l’écart du village et installèrent une natte sur le sol. Ils s’allongèrent tous les deux doucement et s’entourèrent de leurs bras amoureux et attendirent que la nuit jette son voile pudique.

Le lendemain, Akou se prépara au départ et fit ses au revoir au village. Il promit à Effo de revenir la voir bientôt et tous les deux pleurèrent un bonheur aussi éphémère que soudain.

Avant de partir, le chef du village vint voir Akou et le prit en aparté.

— Dis-moi, Akou, tu sais qu’Effo est déjà promise.

À ces paroles, Akou reçut un choc et le vieux chef s’en aperçut.

— Vous n’étiez pas très discrets. Mais ne t’inquiète pas. Je ne pense pas que quelqu’un d’autre s’en soit rendu compte. Seulement, je dois te le dire. Je ne peux rien contre la volonté du père. Il a promis sa fille à un autre et je ne peux rien contre ça. Alors je te demande pardon, mais il vaudrait mieux que tu ne reviennes pas. Si tu reviens, tu voudras voir Effo. Ça risque de faire de graves histoires. Effo aurait dû te le dire. C’est sa faute. Tu n’as pas de chance. Alors je suis désolé. Tes gazelles vont me manquer ainsi que tes histoires de chasse. Mais voilà, la vie est comme ça. Garde cet instant de bonheur avec toi et dis-toi que c’est la vie qui te l’a offert.

Akou sentit son cœur se serrer. La tristesse l’envahit, mais il ne put rien dire.

— Si tu reviens, fais très attention. Je ne peux t’empêcher de revenir voir Effo. Mais elle ne pourra jamais être à toi. Inutile d’aller discuter avec son père. Il est plus têtu qu’une mule. Et plus tu tenteras de le convaincre, moins il cédera. Il est comme ça. D’autant plus qu’Effo est déjà dotée.

Bien qu’allégé de ses proies, Akou reprit la direction de son village, le pas alourdi par le chagrin et la déception. Le chasseur s’en fut rapidement, pleurant de rage, de honte, impuissant contre un destin qui le privait de sa fiancée. Il regagna la savane et la traversa sans se préoccuper du danger. Qu’importent les lions ou les hyènes. Elles pouvaient bien le dévorer. À quoi bon vivre sur cette terre si c’est pour supporter un tel malheur ? Il attendit l’éloignement des hommes pour libérer ses larmes qui coulèrent à grands flots sur ses joues.

Il mit plusieurs jours à travers la plaine avant de regagner son village. On lui avait préparé de quoi boire et manger pour le voyage du retour. En revenant vers les siens et pour la première fois de sa vie, il ne s’intéressait pas à ce qui l’entourait. Il marchait la tête baissée, noyée de chagrin de la perte et du bonheur tout frais qu’il venait de recevoir. Il pleurait d’avoir perdu un amour qu’on lui accorda à peine. Et dans la savane, les animaux semblaient bien se moquer de lui. Il entendait les hyènes, au loin, rire dans les herbes hautes. Le soir, près du feu, il pensait à sa belle, partagé entre l’amour vécu et le bonheur perdu.

Il atteignit son village sans prêter attention aux joyeux saluts qu’on lui lançait. Il répondait à peine aux questions que lui posait son oncle. Car Akou, comme beaucoup d’adolescents, préférait vivre chez son oncle plutôt que chez ses parents. Bagnama, les jours passants, se rendait compte de la mélancolie de son neveu.

— Vraiment, je ne sais pas ce qu’il s’est passé, mais tu as l’air triste. Pourquoi tu ne veux pas me le dire ? demandait continuellement son oncle.
— Ça servirait à rien, répondait Akou évasivement.

Il s’assit à l’ombre d’un manguier et y passa la journée sans que personne ne comprît sa mélancolie. Le cœur malade, renfrogné, les heures s’écoulaient sans qu’il ne sache quoi faire avec son malheur. Il ne pouvait aller chercher Effo, car son père ou le futur mari pourrait le tuer.

Et le soir, quand il s’allongeait, il se remémorait les doux moments passés dans les bras de sa belle en pleurant doucement sa perte.

— Viens m’aider aux champs, lui dit son oncle, ça te changera les idées.

Alors Akou suivait son oncle, mais il avait beau gratter, bêcher, désherber, il ne pensait qu’à Effo à sa peau sur la sienne, et au souvenir de ses premières étreintes qui lui laissaient dans le cœur et dans son corps une si douce amertume.

Effo le cœur palpitant de bonheur entra chez elle, le sourire aux lèvres. Son père qui ne la regardait même pas ne s’aperçut pas du changement en elle.

— Ta mère t’attend pour le repas, dit-il en inspirant une bouffée de sa pipe.

Assis sur sa chaise, il discutait avec le voisin.

Effo fit un signe de tête et rejoignit sa mère. Elle lui donna un tas d’oignons à peler.

— On va faire du tô. Tu préparas le mil après avoir épluché les oignons.

Effo ne répondit pas, tout occupée à penser à Akou. Et tout en travaillant, elle souriait et chantonnait doucement.

— Hé ! Tu m’as l’air bien heureuse, ma fille. Que s’est-il passé ?
— Rien, répondit-elle. Rien de particulier.
— Pourtant, tu chantes et tu ris comme si le bonheur t’avait attrapé.
— C’est que je me suis bien amusé à la fête, mentit-elle.

La mère ne répondit rien. C’est vrai que son père la séquestrait souvent de peur qu’elle ne rencontre d’autres garçons que son promis. Cette fête, donnée pour la venue du chasseur, avait dû lui faire du bien. Se changer les idées c’est important, pensait la mère pendant qu’elle préparait le feu pour faire cuire le tô1. Le mariage devait avoir lieu dans quelques mois. Elle espérait que Nébila, son futur mari, la traiterait bien et que sa fille trouverait un peu de liberté avec lui.

— Au fait, dit-elle, Nébila viendra cet après-midi.
— Quoi ? Pour quoi faire ? répondit Effo à qui cette annonce déplaisait au plus haut point.
— Hé bien, pour voir sa promise.
— Hé alors ! Pourquoi veut-il me voir ? Il me verra bien assez tôt quand nous serons mariés. Je n’ai rien à lui dire à ce vieux cochon. En plus, il est moche avec ses grosses lèvres.
— Tu n’es pas facile, répondit sa mère. Je suis sûr que ce sera un bon mari et…
— Jamais il ne sera mon mari, coupa Effo d’un air réprobateur.
— Ne dis surtout pas ça à ton père, il te frapperait.
— De toute façon, il ne faut rien dire à mon père, répliqua Effo qui partit furieuse.

Sa mère poussa un soupir désespéré en voyant son enfant contrarié. Ses craintes pour l’avenir de sa fille grandissaient maintenant dans son cœur. Mais la tradition voulait que les mariages soient arrangés. Aucune fille ne choisissait son futur époux. Elle non plus n’avait pas choisi. Elle se remémora ses noces qu’elle accepta, car la coutume le voulait. Elle a eu de la chance, son mari ne l’a jamais battu. Ils ont fait leur chemin tous les deux l’un à côté de l’autre et tout allait bien.

En voyant son enfant s’éloigner, elle pensait à son mariage et remerciait les génies de lui avoir donné un bon époux.

Pourtant, elle ne se rendait pas compte de l’inexistence de sa vie maritale. Tous les deux vivaient ensemble sans amour. Chacun vivait l’un à côté de l’autre de manière indépendante. La vie se déroulait sans dispute, car les tâches s’accomplissaient machinalement. Sans exigence de part et d’autre, la vie se poursuivait sans heurts. Ils donnèrent naissance à des enfants parce que les besoins naturels appelaient à les unir. Ils ne se posaient pas de question sur leurs sentiments, car les jours se déroulaient tranquillement sans anicroche. Elle avait donc un bon mari parce qu’elle accomplissait quotidiennement son devoir de femme. Tous les matins, elle balayait la cour, lui préparait à manger pour son réveil, allait au champ et s’occupait du linge et de la vaisselle. Et le soir, quand il rentrait du champ ou d’ailleurs, le repas l’attendait. Son mari n’avait pas à demander. Le nécessaire arrivait en temps et en heure. Lui s’assurait que sa femme put le satisfaire et veillait à ce qu’elle ait les plats pour cuisiner ou les habits pour aller au marché : nécessaires que sa femme prenait pour des libéralités.

Chaque femme au village s’occupait de son mari ainsi et l’on élevait les filles non mariées en ce sens. Pourtant, certains maris ne se satisfaisaient pas du dévouement de leurs épouses et exigeaient toujours plus en criant ou en frappant. Tous ces comportements naturels accompagnaient la vie de tous les jours, sans débat, qui s’écoulait ainsi avec ses habitudes et ses traditions. Coutumes qui prenaient une place prépondérante dans la société et régissaient les manières de faire.

Effo, elle, traversa le village pour aller chez le marabout. Sa mère ne se doutait pas que sa fille consultait le marabout du coin. Celui-ci lui affirma que son mari se trouvait dans ce village. Il avait tort, pensa-t-elle, bien qu’elle ne sût pas comment forcer la volonté de son père. Et pourtant, hier, le miracle non prédit par le marabout eut bien lieu. Le bonheur et l’amour véritable se présentèrent sans qu’elle s’en rende compte. En apercevant Akou, son cœur comprit tout de suite et elle le suivit. Quand ses mains se posèrent sur lui, tous ses membres tremblaient. Cette douce et heureuse sensation, cet état fébrile qu’elle ressentait en le prenant dans ses bras, décrivait l’expression de leur amour. Elle sut que son mari s’était présenté à elle ce jour-là. Les génies exaucèrent enfin le vœu qu’elle avait toujours demandé en secret.

Tout en marchant, elles se remémoraient les douces et heureuses heures passées avec Akou. Son cœur tout ému battait dans sa poitrine et ses jambes fléchissaient sous elle. Et pourtant, elle se sentait si légère. Elle avait hâte de tout raconter à son amie. Elle lui demanderait conseil. Elle traversa le village, le pas léger et rapide sous le regard des vieux assis sous leurs manguiers au bord de la route.

Quand elle arriva, elles s’installèrent suffisamment loin de la maison pour éviter les oreilles indiscrètes. Seules toutes les deux, elles purent défaire leur voile. Effo lui raconta sa rencontre avec l’amour. Elle lui parla de son courage, de sa beauté et de la force de sa vaillance. À l’ombre d’un manguier, Effo lui confia tout son secret.

— Ah, mais, demanda son amie Oya. Tu as couché avec lui ?
— Oui, je n’ai pas pu m’en empêcher. Et pour lui, c’était comme pour moi, la première fois.
— Mais tu te rends compte de ce que tu dis ! s’exclama son amie interloquée, comment as-tu pu faire ça alors que tu vas te marier avec Nébila ?
— Qui t’as dit que je vais me marier avec ce vieux ? répliqua en colère Effo. Jamais je ne me marierais avec lui. Pourquoi tu m’embêtes avec ça ?
— Mais quand même. Tu te rends compte que tu n’es plus vierge ? dit-elle affolée.
— Tu te fiches de moi ou quoi ? Tu ne comprends rien à ce que je te raconte ! cria Effo rouge de colère. Je viens te rendre visite et tu me traites comme ça ? Des amies comme ça, je n’en veux pas,
— J’espère que tu seras bien malheureuse avec ton Nébila. Il n’a qu’à te frapper tous les jours, ça te fera les pieds. Quitte ici ! répliqua Oya, qui jalouse des amours d’Effo, ne put se contenir.
— Sorcière ! s’exclama Effo. Elle se leva pour la frapper, mais se retint.