BN et les 7 Niakaté - Suzanne Borrhomée - E-Book

BN et les 7 Niakaté E-Book

Suzanne Borrhomée

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Beschreibung

Le jeune Nolan est un adolescent jovial qui choisit de voir la vie du bon côté même si les circonstances ne s'y prêtent pas toujours, entre son beau-père qui le déteste, le harcèlement au lycée...
Cependant, lorsque le danger vient réellement frapper à sa porte, Nolan pourra compter sur le soutien de son meilleur ami, et sur l'aide inattendue de sept sœurs que le destin va placer sur sa route juste au bon moment...
Et, qui sait, peut-être que les moments les plus sombres seront pour lui l'occasion de mesurer la puissance de l'amitié, la famille... l'amour?


À PROPOS DE L'AUTEURE


Pédiatre en réanimation néonatale, Suzanne Borrhomée vit en région parisienne où elle élève ses quatre enfants avec son mari. Entre deux larmes et trois éclats de rire, elle trouve le temps de redonner vie à ses contes favoris.


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BN et

les sept Niakaté

Suzanne Borrhomée

Conte revisité

Éditions « Arts En Mots »

Images : Adobe Stock et Pixabay

Illustration graphique : © Graph’L

Chapitre 1 

La reine se dit en elle-même : si j’avais un enfant aussi blanc que cette neige, aussi rouge que ce sang, et aussi noir que cette bordure ! Peu de temps après, elle eut une petite fille blanche comme neige, rouge comme du sang et noire comme de l’ébène, ce qui fut cause qu’on la nomma Blanche-Neige. Et dès que l’enfant fut né, la reine mourut.

Jacob et Wilhelm Grimm

Madame Gardère remonte son masque pour la dix-huitième fois, après s’être mouchée bruyamment et je n’arrive pas à détacher mon regard de ses longs ongles manucurés, qu’elle passe ensuite avec nonchalance sur chacune de nos tables. Ce faisant, elle dissémine certainement le virus responsable de ses yeux bouffis, son nez rougi, et sa mauvaise humeur du jour. En temps normal, je serais relativement indifférent, mais ce matin j’ai fait l’erreur de m’asseoir à côté de Lilian, et je dois en payer le prix : son angoisse naturelle est décuplée à l’idée de partager les germes de qui que ce soit. C’est pourquoi bien qu’il soit mon meilleur ami, je sais bien qu’il ne faut pas prendre place à ses côtés lorsqu’un prof est malade. C’est l’assurance de ne pas pouvoir écouter une minute de la leçon. À chaque fois que notre prof de SVT passe à côté de notre table, il se met à hyperventiler, et je vois perler sur son front des gouttes de sueur.

— Nolan… Imagine qu’elle ait le COVID , la grippe A ou une autre virose respiratoire potentiellement grave chez des sujets à risque… Quelle est la probabilité qu’elle nous le refile ? chuchote-t-il

— Je ne sais pas…

— Parce que si je l’attrape maintenant et que je fais une myocardite virale d’ici 5 à 6 jours, je pourrais très bien rater le contrôle de mathématiques la semaine prochaine, niquer mon dossier pour la prépa, et qu’est-ce que je ferais, hein ? Qu’est-ce que je ferais plus tard ?

— Avec un peu de chance, avec ton asthme, tu vas y passer, et tu n’auras pas à te poser de questions d’orientation.

Lilian fronce les sourcils en réponse à ma plaisanterie et sort son gel hydroalcoolique d’une main tremblante pour en faire une friction supplémentaire, tout en me jetant un regard en biais. Avec lui, c’est toujours pareil, donc je ne me formalise pas. Il n’est pas exactement germaphobe, mais en période hivernale, c’est tout comme. Si je devais lui poser un diagnostic, je dirais qu’il souffre d’un excès d’anxiété concernant 100 % des domaines de la vie, associé à un pessimisme pathologique. S’il s’agit de déterminer si le verre est à moitié vide ou à moitié plein, la réponse de Lilian sera qu’il est potentiellement plein de poison et de ne pas l’approcher avec le verre s’il vous plaît.

Et comme l’indique l’illustre proverbe, les opposés s’attirent dans notre cas, car Lilian et moi sommes meilleurs amis depuis la maternelle, alors que nous sommes aussi différents que le jour et la nuit. Là où il est petit et trapu, sourcils éternellement froncés sous sa frange blonde, je suis grand et mince, ma peau noisette assortie à mes yeux, et mon visage toujours souriant est entouré d’un épais nuage frisé. Posez-moi la même question sur le verre à moitié vide, et je vous répondrais qu’il est bien assez plein, que j’ai soif et je l’avalerai d’une rasade en vous remerciant pour cette opportunité. Je crois que la bonne humeur est un choix, et c’est celui que j’ai décidé de faire.

La fin de ce dernier cours marque la fin de l’agonie pour Lilian. On a beau être lundi, un des jours que je préfère le moins — pour des raisons de sécurité uniquement — il se sent mieux aussitôt qu’il a mis plus de 5 mètres entre lui et les éternuements de madame Gardère. Lorsque je lui fais remarquer les faiblesses de son raisonnement, il soupire :

— Je sais qu’on va se faire racketter, mais au moins ils portent un masque. Et j’ai prévu les sous, donc il y a moins de 10 pour cent de chances que je me fasse tabasser. Alors que la probabilité de myocardite virale est inconnue… Je n’en pouvais plus de cette incertitude.

— Mouais 

Je ne suis pas sûr d’être convaincu. Dans ma poche, ma main gauche palpe le billet de 10 euros et je relâche la respiration que je retenais sans m’en rendre compte.

Derrière moi, la voix trop bien connue de notre tourmenteur du lundi retentit.

— Ah, mais si c’est pas mon gouter préféré, un BN au chocolat et son pote le taré !

Traduction : le BN au chocolat, c’est moi. Ça pourrait être BN comme le biscuit, parce que je suis doux, sucré et réconfortant. Ça pourrait aussi être BN pour Balick Nolan, parce que c’est mon nom. Mais non, ce n’est pas comme ça que j’ai eu ce surnom. Depuis la sixième, nous sommes systématiquement trois Nolan dans la même classe, et mon métissage fait de moi le « noir » des trois. J’ai ainsi hérité du sobriquet Black Nolan, raccourci à BN pour le plaisir de mes camarades, car je dois dire que je n’affectionne pas particulièrement l’appellation. Les deux autres Nolan, GN et CN, ont embrassé leur acronyme, tel un tatouage qui leur va comme un gant : GN est le grand Nolan, et comme il mesure 1m98 à 17 ans, on peut dire que c’est un pseudonyme raisonnable. Le dernier est CN pour « chinese » Nolan : un voyou originaire du Viet Nam, qui vit ici à Argenteuil avec ses parents adoptifs. Le surnom Chinese Nolan en référence à ses origines asiatiques est super raciste, à mon avis, mais c’est GN qui l’a choisi et je suspecte que personne n’ose revenir sur ses décisions, parce qu’il est le plus bête, mais aussi le plus méchant des Nolan. Je vous rassure, je n’en suis pas à éprouver de l’empathie pour CN et son surnom raciste. En tous cas pas lorsqu’il m’attrape par le col et grogne d’un ton menaçant, à travers son masque, pour le plus grand soulagement de Lilian :

— Où est ma thune, BN ? Je ne vais pas devoir te défoncer comme la semaine dernière, j’espère ?

— Moi j’espère que si ! surenchérit Grand Nolan avec un sourire mauvais, parce que cette fois c’est mon tour !

— Ça ne va pas être nécessaire, souffle Lilian, en sortant de sa poche son billet de 10 euros.

Du regard, il me supplie de faire de même au plus vite, avant que les choses ne dégénèrent une fois de plus. Comme si je l’avais fait exprès la semaine dernière. Il sait très bien que je ne suis pas du genre à jouer au héros, mais piquer 10 euros à mon beau-père chaque semaine est déjà astreignant, je n’ai pas pu me procurer la taxe supplémentaire de la semaine précédente.

Je sors mon billet de ma poche et leur tends sans dire un mot. C’est GN qui me l’arrache des mains avec un sourire, un clin d’œil, et… Ce sera tout pour aujourd’hui. Je n’ai pas vraiment de raison de me plaindre. Il y a plus agréable que de se faire racketter tous les lundis, c’est sûr, mais ce n’est quasiment jamais dans la violence. Il faut juste prévoir les taxes spéciales, et les impôts après les fêtes. Nos agresseurs portent des masques, donc, il y a aussi ce point positif : les gestes barrières sont respectés. Et puis, honnêtement, si nous sommes assez privilégiés pour pouvoir débourser 10 euros par semaine, c’est qu’on est dans les 10 pour cent d’habitants les plus riches de cette planète, donc comment oserais-je me morfondre, quand des jeunes de mon âge sont parfois obligés de se prostituer pour manger ? C’est ce que je me dis tandis que ma respiration ralentit peu à peu, et que je laisse la colère se diffuser doucement, en essayant de ne pas laisser la morsure de l’humiliation se glisser sous ma peau. Personne ne nous a vu cette fois-ci, ça aide. Après deux ans, on pourrait croire que je m’y serais habitué, mais il y a toujours quelques minutes de flottement inconfortables, avant que je n’arrive à regagner ma posture habituelle et plaquer un air paisible sur mon visage.

Le chemin du retour est silencieux jusqu’à l’arrêt de bus, mais Lilian n’est pas capable de plus de 10 minutes sans conversation.

— Tu as déposé un CV à la boutique de monsieur Sadak ? demande-t-il pour la énième fois

C’est à croire que Lilian tient encore plus que moi à me voir obtenir un petit boulot.

— Pas encore. Il faut que je demande à Julien.

— Ton beau-père est bizarre, mais il n’est pas con. Si tu bosses, ça fera du temps en moins où il t’aura dans les pattes, et il pourra même te demander un peu d’argent.

— Oui, ça c’est sur il ne va pas se gêner.

— Alors demande, insiste mon meilleur ami, tu as minimum quatre-vingt-cinq pour cent de chances qu’il te dise oui.

Je ne rajoute rien. Je pense que Julien serait capable de dire non, juste pour le plaisir de me refuser quelque chose. Dire que je ne suis pas sa personne préférée est un doux euphémisme.

Lorsque je pousse la porte de la maison, je suis accueilli par l’odeur de la cigarette de mon beau-père. Il s’est remis aux mentholées, signe qu’il n’est pas d’humeur massacrante, et je repense aux dernières statistiques que Lilian m’a balancées dans le bus. Quatre-vingt-cinq pour cent de chances qu’il accepte de me laisser postuler pour un petit boulot. Et ces derniers temps, j’ai besoin de l’argent — pour éviter entre autres de me faire tabasser lorsque je n’arrive pas à lui piquer ses sous - tout autant que j’ai besoin du temps hors de la maison. Je commence par me servir un grand verre d’eau, le temps de rassembler mon courage. Je prépare mentalement les différents arguments que je vais lui servir. Il n’en faut pas trop non plus, parce que le son de ma voix l’irrite très rapidement. Il faudra aller droit au but. Lui indiquer les avantages pour lui, sans insister sur ce que j’espère en tirer.

— Nolan, tu es là ?

La voix de Julien me fait sursauter.

— J’arrive.

Mon temps de préparation est écourté et je sais déjà que quelque chose ne va pas. Sa voix est calme, posée, mais grâce à mes quelques années d’expérience, je reconnais la rage sourde qui en émane. Il faut la lire entre les lignes. Je sens mes quatre-vingt-cinq pour cent de chance de succès fondre comme neige au soleil, et je soupire en posant mon verre vide dans le lave-vaisselle avant de rejoindre le petit bureau du fond.

Julien est assis face à son Mac. Il n’arrête pas de tapoter son clavier lorsque j’entre, pas plus qu’il ne lève les yeux vers moi. La fenêtre est ouverte et une brise nous entoure, rendant si possible encore plus fraîche l’ambiance entre lui et moi. Je balaie la scène du regard, à la recherche d’arguments pour conforter la mauvaise impression que sa voix m’a faite. Il ne livre rien, comme à son habitude. Il est parfait. Ses cheveux blonds immuables sont figés dans un style coiffé décoiffé, censé mimer une spontanéité dont je sais qu’elle est artificielle. Ses grands yeux sont dissimulés derrière d’immenses verres Gucci qui lui mangent la moitié du visage, sans réussir à le rendre moins séduisant. Sa chemise blanche immaculée est boutonnée jusqu’au dernier bouton, agrémentée d’une cravate noire, un pantalon noir, une veste noire… Exactement la même tenue qu’il porte systématiquement tous les lundis. Et une variation assez proche de sa tenue de chacun des autres jours de la semaine, pour tout dire.

Je me tiens à l’embrasure de la porte, silencieux, en attendant qu’il me gratifie d’un regard et m’autorise ainsi à parler. Aucune raison de rendre les choses plus difficiles qu’elles n’ont besoin de l’être, c’est mon crédo en ce qui concerne Julien et moi. Il prend cinq bonnes minutes à lever ses yeux verts, sans tenter de dissimuler son mépris. Juste une seconde, parce que ma simple vue l’horripile. Lorsqu’il s’adresse à moi, c’est en continuant à taper sur son clavier.

— Et tu crois que tu es en position de demander quoique ce soit, peut-être ?

En effet, je le croyais. Je ne sais pas comment il devine toujours quand j’attends quelque chose de lui, mais je garde le silence. Les quatre-vingt-cinq pour cent sont envolés, je pense qu’on est plutôt à dix pour cent de chance qu’il m’accorde quoique ce soit. Et la raison de sa colère à lui ? Il me suffit de faire preuve d’un peu plus de patience. Je résiste à l’envie de m’adosser à l’encadrement de porte, parce que je sais que de me voir « avachi » l’agace immensément. Je n’aurais pas à attendre beaucoup plus longtemps :

— Tes résultats sont arrivés sur pronotes, tu le sais ?

Oh. Je vois. Il a vu les notes du dernier contrôle de physique, et mon treize et demi ne lui convient pas. Pas de surprise ici. Je savais à quoi m’attendre, j’espérais juste qu’il ne verrait pas cette évaluation de suite. Je baisse la tête. Aucune réponse n’est nécessaire, Julien poursuit d’une voix monocorde :

— Je te nourris. Je t’habille. Je te loge, et toi de ton côté, tu ne sers à rien. Mais la seule chose que tu as à faire, tu n’es pas foutu de la faire correctement. Prendre un livre et apprendre un truc ou deux, c’est trop te demander ?

Non, ce n’est pas trop me demander, bien sûr. Je me garde bien de répondre, une fois que Julien est lancé. Sa partie préférée arrive, en plus, je le sens…

— Tu ne fous rien. On ne peut rien attendre de toi, tu n’es qu’un bon à rien. Moi, je me tue à la tâche, poursuit-il sans reprendre son souffle, et qu’est ce que j’ai comme récompense ? À quoi j’ai droit, moi ?

Ah, nous y voilà…

— Un bâtard, crache-t-il. Voilà ce dont j’ai hérité, moi. La honte. La saleté. Le bâtard qui aurait dû mourir avec sa pute de mère.

Tout ça sans hausser la voix, et sans détourner les yeux de son écran d’ordinateur. La punition qui s’ensuit est celle à laquelle je m’attends.

— Tu peux aller directement dans ta chambre.

Ici, il faut comprendre : pas de dîner, pas de douche. Je n’ai rien le droit d’utiliser en dehors des toilettes lorsque mon comportement ou mes notes ne sont pas à la hauteur de ses exigences. C’est un peu extrême, c’est sûr. Mais c’est sa façon d’exercer sa discipline et je m’y suis fait. Je vis avec Julien depuis ma naissance, et je sais que c’est dur pour lui de s’occuper de moi. Il a ses raisons de me détester, et je les comprends. Il est humain. Un autre que lui m’aurait battu, menacé, torturé, peut-être.

En me dirigeant vers ma porte, je fais de mon mieux pour détacher ses mots de mon esprit. Ce sont toujours les mêmes, et c’est pourtant à chaque fois aussi difficile de les entendre.

Dans ma chambre, je respire enfin normalement, au centre du désordre parfaitement ordonné qui est jonché partout. Mes livres et encyclopédies sont étalés sur le sol, sur le lit, couvrent mon bureau, et rien que de les voir, je me sens aussitôt apaisé. Il y a au moins quatre bouquins sur la colombe africaine, un de mes oiseaux préférés, et un de mes sujets de lecture favoris. On pourrait croire en observant la pièce qu’un ouragan a traversé et ravagé les douze mètres carrés, et je suis sûr que si Julien venait un jour à y entrer, il ferait immédiatement une attaque de panique. Mais la seule personne qui mette les pieds ici, c’est moi, et je sais exactement où se trouve chaque objet. Chaque livre. Chaque stylo. Chaque chaussette, propre ou sale.

Je me jette sur mon lit et saisis sous mon oreiller le petit carnet bleu pâle. La plupart du temps, le simple fait de le palper suffit. Je n’ai même pas besoin de le regarder, ni même de l’ouvrir. Juste savoir qu’il est là. Mon unique souvenir d’elle.

Je le prends d’une main tremblante, et le caresse du bout des doigts, hésitant, avant d’ouvrir délicatement la première page. À l’intérieur, la photographie de ma mère me nargue. Sa beauté est suffocante, et je déteste le fait qu’elle me rappelle tant le charme parfait et élégant de Julien. Comme lui, elle est blonde, et ses longues mèches lisses encadrent son visage parfait, au sourire angélique. Des yeux bleus tristes, une frange trop longue qui lui mange la figure. Je ne la connais pas, et je n’aurais jamais cette chance, mais je sais que ses yeux auraient été les seuls capables de me regarder avec un peu d’amour. Pourtant, lorsque je regarde sa photo, je ne peux pas m’empêcher de lui en vouloir. Une partie de moi la déteste un peu, chaque fois que je passe un doigt marron clair sur sa peau laiteuse, et que j’imagine ce que Julien a dû ressentir, lorsqu’il m’a vu. Lorsque le médecin lui a annoncé qu’il venait de perdre l’amour de sa vie, décédée en donnant la vie à ce petit bébé noir, un petit peu noir certes, mais ma foi, bien trop noir pour être le sien. Je serre entre mes doigts son petit journal, et comme chaque fois, une larme me brouille la vision lorsque je vois son écriture enfantine, ses lettres arrondies, trop parfaitement calligraphiées. Des larmes de rage, pour être précis. Et je n’ai pas besoin de voir, car cette phrase qu’elle a écrite, je la connais par cœur. Elle l’a écrite en 1996, bien avant d’avoir rencontré et épousé Julien, et cela fait partie de la cruauté de la chose, à mon sens. C’est un rêve d’enfant. Un objectif qu’elle n’a que trop bien atteint, sans demander la permission à qui que ce soit. C’est l’unique phrase qui soit écrite dans ce petit carnet, et pour résumer, on peut dire que c’est un ramassis de conneries :

« Comme ce serait doux d’avoir un bébé à la peau couleur caramel, qui me rappellerait à quel point la vie peut être onctueuse, aux cheveux épais comme un nuage sur lequel il pourra s’appuyer pour rêver et dont les lèvres ne prononcent que des mots sucrés comme le miel ».

Chapitre 2

Petit miroir, petit miroir contre le mur,

Quelle est la plus belle dans tout le pays ?

Et le miroir répondait :

Madame la reine, vous êtes la plus belle du pays.

Alors elle était satisfaite, car elle savait que le miroir disait la vérité !

Jacob et Wilhelm Grimm

Le lundi suivant, aucune phrase du cours de mathématiques n’arrive à s’accrocher à mon attention, et je sens que c’est le début d’une longue journée. Ce n’est pas pour me plaindre, mais la douleur physique est un élément vraiment distrayant. J’ai tellement l’habitude de cette sensation désagréable au niveau des genoux que je ne devrais même plus la sentir, et je m’en veux un peu de ne pas réussir à en faire abstraction. C’est une brûlure, doublée de morsure, sur laquelle se rajoute un picotement qui n’en finit pas et se prolonge le long de mes tibias. Je passe sans arrêt ma main sur mes membres endoloris, sans même y penser, en particulier le côté droit, qui me fait plus mal que le gauche.

— Ton beau-père est un malade, tu le sais, ça ?

Au lieu de répondre, je secoue la tête pour essayer de couper court à la tirade de Lilian. D’une part, parce qu’il n’est pas assez doué pour chuchoter, d’autre part parce que je sais ce qu’il va dire, et que je n’ai pas envie de l’entendre.

— Nolan, tu dois arrêter de le laisser faire ça. Tu l’envoies chier, et c’est tout. Tu as 75 pour cent de chances qu’il s’enferme dans son bureau en t’insultant, mais il ne te fera rien de plus ! Tu seras puni, et alors ? On s’en fout !

Oui, bien sûr que lui, s’en fout. La seule raison pour laquelle il sait précisément ce qu’il se passe, c’est parce qu’il a déjà vu Julien m’obliger à m’agenouiller sur des grains de riz crus, lorsque nous étions plus jeunes. C’est un de ses châtiments préférés et les années qui ont passé ne lui ont pas fait renoncer à s’en servir. 15 minutes… 20, 30, ou plus… Jusqu’à ce que la sensation devienne insupportable… Et aussi longtemps que possible après ça.

— Je suis sûr que c’est de la torture, ou au moins de la maltraitance ou un truc dans le genre…

— Tais-toi, Lilian !

Mon ton est plus dur que je ne le voudrais, mais il doit bien se rendre compte qu’il en rajoute un peu avec sa torture. Est-ce que Julien est le beau-père de l’année ? Je ne crois pas, non. Mais il s’occupe de moi sans obligation aucune. Je peux désapprouver certains choix éducatifs sans pour autant tout tourner au drame.

— Lilian et Nolan, si vous ne pouvez pas vous taire, vous sortez tout de suite !

Je jette un regard noir à notre prof de mathématiques, un vieux monsieur sourd la moitié du temps, mais qui apparemment a une ouïe de chauve-souris lorsque personne ne lui adresse la parole.

— C’est Nolan qui a mal aux genoux, monsieur, rétorque Lilian qui ne sait rien garder pour lui.

Si un regard pouvait foudroyer sur place…

— Et ben, ça tombe bien, on est lundi ! Il va chez la vieille Durontin… Euh, chez madame Durontin !

Je baisse la tête, et soupire profondément avant de me lever lentement et rassembler mes affaires. Lilian lève sur moi de grands yeux de biche qui semblent dire « désolé, mec » tandis que je lui renvoie un regard qui dit clairement « Tu ne perds rien pour attendre… ».

La vieille Durontin, comme on l’appelle tous, c’est notre infirmière scolaire. Elle est sur notre établissement depuis deux ans, depuis qu’un élève a fait un choc anaphylactique en mangeant sciemment un aliment clairement présent sur la liste de ses allergies, à la sortie du lycée. Comme si je décidais de déguster une bonne omelette à la récréation, moi qui suis mortellement allergique aux œufs. À mon avis, que personne n’a demandé, la vraie question c’est pourquoi ? Le mois suivant, nous n’avons pas hérité d’une psychologue, mais d’une vieille infirmière aigrie, qui devrait de toute évidence être à la retraite depuis quinze ans. Elle est présente tous les lundis, à contrecœur, et notre bien-être est sa dernière préoccupation. Nous crier dessus, et nous traiter de « petites natures » quand on est envoyés dans son bureau est sa seule mission. Nos professeurs s’en donnent à cœur joie et le lundi, ils ne se privent pas de nous envoyer dans son bureau, en guise de punition dissimulée.

Rien de tout cela ne m’importe lorsque je me dirige lentement vers elle. J’ai faim, j’ai mal, il n’y a qu’à ça que je pense. Je me suis couché hier soir, puis me suis réveillé ce matin sans avoir droit à un repas, encore une fois. Étant donné les circonstances, je ne suis pas capable de suivre les cours de toute façon… Autant faire un break, même si c’est pour me faire traiter de mauviette par Durontin pendant vingt minutes. Au bout d’un couloir mal éclairé au fond de l’établissement se trouve l’ancien grand bureau qui s’est réimprovisé en petite infirmerie il y a deux ans. Je frappe avant d’entrer, par pure politesse non réciproque, car la vieille Durontin ne répond jamais. Sans attendre, je pousse donc la lourde porte qui crisse bruyamment, et me retrouve face à… Un ange. Faute d’une meilleure description. Une grande brune d’une vingtaine d’années se tient devant moi, et elle prend une grande inspiration en posant les yeux sur moi, en fronçant un instant les sourcils, tandis qu’un air interrogateur traverse son regard une fraction de seconde. Elle se reprend aussitôt et compose un air impassible en reculant d’un pas pour me laisser passer. De mon côté, j’ai du mal à la quitter des yeux et je suis sûr que mon émoi est inscrit sur mon visage. Quelque chose en elle me déstabilise. Je ne parle pas de sa silhouette toute en arrondis voluptueux. Pas seulement, en tous cas. Elle a de grands yeux couleur noisette, entourés d’eyeliner et décorés d’une couche épaisse de mascara sur des cils épais et longs. L’ensemble de ce maquillage n’arrive pourtant pas à dissimuler sa candeur. Ses lèvres fines forment une ligne sévère, et elle ne décroche pas un sourire. Lorsqu’elle s’adresse à moi, je pense entendre une voix fluette, en accord avec son regard, mais c’est avec un timbre suave qu’elle prend la parole :

— Bonjour, comment allez-vous ? Qu’est-ce qui vous amène ?

Du fond du bureau, une voix aigre que je connais trop bien s’empresse de répondre à ma place :

— Il n’a rien du tout, ce petit merdeux. Il est allergique aux œufs à en crever, mais il ne nous fera pas le plaisir d’en bouffer !

Donc madame Durontin est bien là…

— Celui-là, poursuit la vieille dame, c’est Nolan Balik, celui qui se fait tabasser de temps en temps par l’autre Nolan. Mais il ne viendra pas t’emmerder ces jours-là, non ! Lui, il préfère venir quand il n’a rien du tout.

Je baisse la tête, essayant en vain de ne pas me laisser submerger par la honte, ou par les envies de meurtre. Je prends plusieurs grandes bouffées d’air, regard rivé sur mes baskets, avant de laisser échapper la première chose qui me passe par la tête :

— Vous êtes nouvelle ?

Bien entendu, c’est madame Durontin qui s’esclaffe :

— Et pourquoi ? Tu travailles aux ressources humaines ? Va t’asseoir là-bas, et tais-toi cinq minutes.

Du doigt, elle pointe la chaise située à côté de la table d’examen et je vais m’y installer en me forçant à ne pas tourner la tête vers l’ange qui m’a accueilli. À quelques mètres, l’infirmière acariâtre lui explique le fonctionnement du logiciel qu’elle va devoir utiliser, ce qui est assez incroyable parce qu’on n’a jamais vu la vieille Durontin allumer l’ordinateur qui est posé sur le bureau. Au bout d’un quart d’heure, elle nous laisse en grommelant, et je sens mon ange arriver vers moi avant de la voir, car son parfum la précède. Une odeur aussi douce que sa propriétaire, un mélange de monoï et de chewing-gum à la menthe, je crois. Elle s’adosse à la table d’examen, me faisant face, et ne me regarde pas dans les yeux, ce qui ne me dérange pas. Le premier bouton de sa chemise est défait, du coup, je ne la regarde pas forcément dans les yeux non plus.

— Je suis Jenna Sadak… Madame Sadak, se reprend-elle, la nouvelle infirmière. Je vais remplacer madame Durontin.

— OK.

— Alors, qu’est-ce qui t’amène ?

Je vois qu’elle opte pour le tutoiement et je souris intérieurement. À partir de ce moment, moi aussi, je vais la tutoyer… Dans ma tête, naturellement.

— Je… J’ai mal à la tête ?

La formulation la fait sourire, mais elle n’est pas dupe.

— Comme tu te frottes les genoux depuis que tu es là, j’aurais juré que c’était en lien…

Je secoue la tête sans répondre. Je ne suis pas le meilleur des menteurs, je sais donc qu’il faut m’en tenir à peu de mots.

— Pas de fièvre ? Maux de ventre ? Autres symptômes en lien avec une possible réaction allergique ? Tu n’es pas migraineux ?