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Le lecteur a pu découvrir les protagonistes de "Bohemian Rhapsody" dans un précédent épisode, "Quelques jours de canicule". Dans le même décor, Fontainebleau, son château et sa forêt, la fine équipe de policiers - Xavier, Maïa, Jean-Philippe et quelques nouveaux invités - se trouve, cette fois, confrontée à une nouvelle affaire ; le cadavre d’une femme déposé en lisière de la ville sur un tas de déchets en bordure d’un camp de manouches. Prostitution, drogues, voitures volées, intimidations, fausses pistes, agressions… En moins d’une semaine, l’affaire s’emballe.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Daniel Raymond - Né américain, il a été séduit par la France. Il aime avec excès, sans retenue, avec passion. Il tente de faire honneur à l'adolescent qu'il était, si aujourd'hui celui-ci portait son regard sur lui. Il aime le grand air, la course à pied, la randonnée, les belles courbes, celles de la nature, celles des corps. Les réparties cinglantes, drôles, percutantes, mais par-dessus tout, un gazon impeccable !
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Veröffentlichungsjahr: 2024
Daniel RAYMOND
BOHEMIAN RHAPSODY
« Is this the real life? Is this just fantasy ? »
–Freddie Mercury
Le présent et le futur de l’indicatif n’auraient plus guère d’usage pour parler d’elle. Peut-être éventuellement le conditionnel pour ceux qui évoqueraient son souvenir et imagineraient ce qu’elle aurait pu faire de sa vie. Sa vie désormais c’était au passé, plutôt composé que simple, qu’elle serait évoquée. Par la police dans un premier temps, par la justice ensuite, par ses proches enfin qui se souviendraient d’elle, en bien comme en mal. Chaque jour un peu moins. Jusqu’à ce que l’on oublie de parler de la morte. Se taire serait l’enterrer pour debon.
Pour l’instant, en ce dimanche matin de fin d’été, elle n’intéressait personne, mises à part les mouches qui commençaient leur éternel travail de croque-mort. Des hauteurs de la cordillère des Andes aux steppes de l’Asie, comme ici au cœur de la Cité impériale de Fontainebleau, quelques heures après la mort, elles étaient là. Immanquablement. N’importe quel médecin légiste vous le dira, plus ou moins tôt suivant la température, les mouches sont les premières arrivées au festin. Il faut reconnaître que là, elles n’avaient pas beaucoup de mérite, car le corps reposait derrière les bacs des ordures ménagères disposés le long de la Route Militaire, aux limites de la ville. À l’abri des regards, le corps de la jeune femme reposait − un peu en vrac − sur des débris de matelas, d’éviers cassés, de métal tordu. La dernière couche d’une décharge à ciel ouvert qui s’était formée au fil du temps le long de cette voie qui bordait d’anciens terrains de manœuvre militaire, transformés depuis plusieurs années en camps sauvages de nomades. Tout au long de l’année, la ronde des caravanes ne cessait jamais !
Si ce n’était l’incongruité des lieux, un improbable passant matinal aurait pu imaginer que la jeune femme se reposait. Ses vêtements de saison étaient ajustés, ses cheveux auburn presque bien coiffés, seule manquait une de ses chaussures. Celle qui se trouvait encore à son pied − le gauche −, d’un rouge parfaitement ciré, attrapait les premiers rayons du soleil. Tant que personne ne retournerait son corps, la tache rouge en étoile sur l’arrière de son chemisier resterait invisible, aussi invisible que le trou que la balle d’un gros calibre avait fait entre ses omoplates.
***
La forêt de Fontainebleau se réveillait d’un samedi soir de fin d’été, calme et sereine, prête à un cycle immuable de photosynthèse et d’agitation naturelle entre la flore et la faune. La présence des mouches nécrophages était le premier signe de l’agitation inhabituelle qui n’allait pas tarder à gagner les lieux.
La ville était comme un corps à la morgue. Étendue sur une paillasse, en l’occurrence le tapis de forêt qui l’enveloppait. Elle avait les tripes à l’air. Ouverte de haut en bas par les engins de chantier à l’œuvre depuis quelques mois. Les places petites et grandes, les rues larges ou étroites, les voies résidentielles ou en impasse avaient été creusées avec précision par les pelleteuses, on aurait dit un cadavre sous les mains expertes et le scalpel affûté d’un médecin légiste. Les réseaux d’eau, de gaz, d’électricité, de téléphonie étaient exposés aussi crûment que des muscles et autres viscères que les hommes de l’art avaient extraits, les scrutant et les découpant à la recherche d’un indice. Si lors de « vraies » autopsies, le travail se déroulait sous l’œil blasé ou dégoûté des inspecteurs de police, ici, c’étaient les chefs de chantier, donneurs d’ordres, fonctionnaires et élus qui scrutaient les entrailles de la ville. Pestant contre la lenteur des interventions, la découverte d’un réseau inconnu, l’effondrement d’un remblai, il faudrait attendre encore des mois pour que les experts des travaux publics replacent les différents tuyaux dans leurs emplacements d’origine. Pour que de belles pierres, du goudron lissé et des plantations diverses viennent redonner un peu de lustre à la ville en refermant les plaies. Les médecins légistes n’étaient pas encore prêts à laisser la place aux chirurgiens esthétiques. Les entreprises de terrassement n’avaient pas fini de rançonner la collectivité publique pour laisser les architectes paysagistes prendre leurs parts du gâteau.
Le commandant Xavier Reinhardt, en poste depuis onze ans au commissariat de Fontainebleau, détestait voir sa ville dans cet état, les entrailles exposées à toutes les intempéries. Les bulldozers, toupies à béton, marteaux-piqueurs et autres rouleaux compresseurs lui faisaient immanquablement penser à ces appareils médicaux qu’il avait en horreur. Dès qu’il sortait de son bureau sur la place de la République, il avait l’impression de pénétrer dans une grande salle d’opération. Le sentiment d’oppression était tel que lui venait dans le nez les odeurs d’éther et d’alcool qui enveloppent systématiquement le monde hospitalier. Des acouphènes lui vrillaient les oreilles, semblables aux bips répétitifs des moniteurs qui veillent sur l’état des patients.
–Et dire que ça ne fait que commencer, pesta Xavier en jetant un regard noir aux immenses panneaux qui vantaient les travaux de réhabilitation et présentaient la rue en devenir sous un soleil radieux, avec des arbres aux feuilles vert tendre et de jeunes couples déambulant avec enfants et animaux de compagnie. Quand ça sera mouillé, on glissera sur les crottes de chien et on retrouvera des canettes ou des sacs-poubelle au pied des arbres, marmonna-t-il.
Comment lui donner tort ?
En cette fin de matinée dominicale, son humeur oscillait entre gris clair et gris foncé. Un blues qui le tenait depuis plusieurs jours déjà. « Sunday, bloody Sunday »*, la chanson de U2, tournait en boucle dans sa tête. L’image des quatorze jeunes catholiques nord-irlandais tués par l’armée britannique à Derry évoqués dans la chanson n’arrangeait pas ses états d’âme. Loin d’être engagé politiquement ou concerné par les combats religieux, quels qu’ils soient, ce grand gaillard de plus de deux mètres, au quintal bien servi, ne jurait que par la boxe et le rock anglais des seventies. Si son surnom de « Mad Dog », en référence au regretté Joe Cocker, le faisait habituellement sourire, ce matin, il l’énervait, comme tout le reste. C’est cette rage contenue contre la terre entière qui l’avait amené à partir se dégourdir les jambes.
Sa commune avait récemment été plébiscitée comme l’une de celles où il faisait bon vivre en Île-de-France ! Sûrement pas en raison des travaux permanents qui s’y déroulaient en ce moment. Pas vraiment touristique, pas vraiment de province, pas non plus banlieusarde, mi-urbaine, mi-rurale, Fontainebleau restait un cas à part qui séduisait justement grâce à cette incertitude qui planait sur son identité.
De permanence pour la circonscription en cette fin de mois d’août, il ne pouvait lâcher son téléphone portable et aller décompresser sur un ring de boxe ou sur les sentiers forestiers pour faire monter au maximum son rythme cardiaque au cours d’un jogging rageur. Une patrouille en ville ferait l’affaire en guise de défouloir. La commissaire − et néanmoins amie certains jours − aimait bien que ses troupes patrouillent dans les rues, elle ne cessait de la rappeler lors des briefings hebdomadaires.
–Il faut maintenir et amplifier les connexions entre la police et la nation. Les habitants de notre circonscription doivent prendre l’habitude de voir en nous une présence protectrice et non des cow-boys qui débarquent quand tout va mal. Ça vaut pour le personnel en tenue et pour les officiers de police judiciaire.
Être au plus près des habitants, le commandant savait faire. Surtout au plus près de ceux qui fréquentent les bars et les restaurants, devenus des annexes de son appartement en centre-ville. En mauvaise compagnie, car seul depuis quelques jours, sa nouvelle compagne ayant regagné sa Grèce natale pour des semaines qui s’éternisaient, il n’avait pas mis longtemps à retrouver ses mâles habitudes dans les débits de boissons locaux. Oublié le café croissant au lit avec Sofia, place au p’tit noir sur le zinc. Délaissée la coupe de champagne les yeux dans les yeux avec la même Sofia remplacée par quelques blancs frais, toujours sur les zincs. Négligée la cuisine bio faite maison de Sofia supplantée par les plats du jour accompagnés de la cuvée du patron. Chassez le naturel, il revient au galop.
À Fontainebleau, cité du cheval, le galop, on connaît !
Après avoir musardé dans les allées animées du marché, sans rien acheter − à quoi bon cuisiner seul − Xavier trouva quelques comparses pour l’accompagner à l’heure de l’apéro. Quelle que soit l’heure, dans les cafés qui bordaient la place du marché au pied du commissariat, on trouvait toujours une table ensoleillée pour le commandant de police…
Les discussions sur les travaux allaient bon train. Dans tout bon village français, il y a les « pour » et les « contre ». Les tournées d’apéro affirmaient les positions et libéraient la parole. Entre deux gorgées de Chablis ou de Pale Ale, suivant les affinités, les avis définitifs d’experts étaient assénés avec détermination. Parfois un bon mot fusait, l’occasion d’en commander une nouvelle.
« Ça avait une autre gueule que les discussions dysorthographiques sur Facebook qui avaient fait le quotidien des années Covid », pensait Xavier.
Le serveur du café venait de faire le ménage sur la table d’un coup d’éponge et d’y déposer quelques verres remis à niveau pour le commandant et ses acolytes. Le téléphone de Xavier, posé à côté de lui, se mit à vibrer. Le plateau métallique amplifia la résonance, transformant l’appareil en sirène d’alerte faisant taire les conversations.
Impassible, le commandant décrocha et se fendit d’un « allo » résigné qui ne poussait guère à la confidence. Au bout du fil, pourtant, le correspondant était intarissable. Plus le flot de paroles se déversait dans les oreilles du policier, plus sa mine se décomposait. Ses compagnons de bistrot avaient bien compris que le bon temps de la convivialité du dimanche midi était fini pour leur ami. Ils reprirent leurs conversations pour ne pas avoir l’air de guetter du sordide ou du sensationnel. Chacun crevait pourtant d’envie de savoir ce qu’il pouvait bien se passer en ville ce matin tranquille de fin août 2023.
Sans un mot, Xavier posa un billet de vingt euros au milieu des verres et quitta la noble assemblée. Au bout du fil, le travail avait fait valoir ses droits. Habitués à ces apéros interrompus, les convives reprirent de plus belle leurs discussions sur les choses de lavie…
Xavier Reinhardt était un homme d’expérience, habitué à ces bons moments brusquement interrompus. Les jours de permanence, il ne prenait jamais l’apéro loin de ses bases. Toujours prêt, un vrai scout ! En cas d’alerte, mieux valait recueillir les informations en direct auprès de ses collègues, au lieu de se contenter d’éléments parcellaires délivrés par téléphone. Une politique qui s’avéra une nouvelle fois payante.
Vu le niveau de panique qui régnait au commissariat, il aurait été bien difficile de traiter toutes les données l’oreille collée au smartphone, chacun livrant un bout d’information d’où ressortaient des mots décousus, « meurtre », « gitan », « femme », « arme à feu » sans qu’il soit possible de savoir qui avait fait quoi, à qui, ou comment. Quant au pourquoi, on en était encoreloin.
–Stop ! Une seule personne à la fois, tonna le commandant dans les locaux du commissariat. Faites-moi un résumé bref, mais complet, et dites-moi qui est la personne qui pleure et tremble depuis tout à l’heure assise devant mon bureau.
Un jeune brigadier sorti il y a peu de l’école, Pierre Lacoutre, qui avait l’habitude de travailler avec ce chef bourru et connaissait ses exigences de concision, prit la parole.
–Cadavre féminin trouvé aux abords de la Route Militaire, derrière le parc du château, à proximité du camp de nomades. Tuée par balle a priori. Une équipe technique se rend sur place. La scène de crime est sécurisée. Quant au jeune homme devant votre bureau, c’est lui qui a découvert le corps en revenant de son jogging.
Le tout dit sans quasiment respirer !
–20 sur 20 pour le résumé. Merci brigadier. Les autres, prenez-en de la graine.
D’un mouvement de tête − son mode de communication favori −, Xavier chassa les policiers présents au deuxième étage pour prendre le temps de recueillir au calme les premières impressions du jeune homme dont le tranquille dimanche matin avait pris une drôle de direction. Pour sa part, il regrettait aussi la tournure prise par son apéro dominical ensoleillé, tout en étouffant un rot estampillé Carling Black Label Lager**. Toujours aussi concis, il se tourna vers le sportif à qui il laissa − grand seigneur − le siège en cuir de son bureau.
–Alors ?
Confronté pour la première fois de sa vie à un cadavre, à un flic énervé et à un commissariat, le joggeur, recroquevillé sur le fauteuil, avait bien du mal à retrouver ses moyens. Mal à l’aise, fatigué par sa course, tremblant dans sa tenue de sport trempée de sueur qui lui collait à la peau et commençait à sentir à peu près aussi mauvais que ce curieux commissariat d’un autre âge, il ne savait pas par où commencer ni comment aider son interlocuteur. Un interlocuteur qui lui faisait plus peur qu’autre chose ; deux mètres au moins, une carrure de boxeur − ce qu’il était − et un look improbable. Coupe de cheveux mise à part, ce drôle d’enquêteur aurait parfaitement eu sa place sur la pochette d’un disque de rock des seventies.
Concernant la question du commandant, la réponse du sportif dominical fut brève ! Se résumant à pas grand-chose ou presque. Cet étudiant, qui venait de s’installer pour la rentrée universitaire de l’École d’Études Politiques de la ville, n’éclaira pas beaucoup la terne lanterne du commandant. Une pause technique pour un pipi en fin d’entraînement près des poubelles avant de revenir en ville était à l’origine de sa macabre découverte. Le joggeur, qui préparait un trail forestier pour le mois de septembre, revenait d’une sortie de 30 kilomètres en forêt. Il avait composé le 17 sur son téléphone portable et attendu cinq minutes l’arrivée de la police avant d’être rapatrié au commissariat. Fin du témoignage. Loin d’être l’idéal pour résoudre le meurtre d’une femme dont on ignorait l’identité.
Xavier Reinhardt eut beau répéter les questions, recouper les réponses, chercher une incohérence, une hésitation, le discours du jeune homme était aussi plein de vide que de vérité et d’innocence. La seule chose qui semblait intéresser le témoin c’était d’avoir un verre d’eau. Xavier lui en avait déjà fait apporter quatre. Il était temps de rendre visite au cadavre avant qu’une nouvelle pause pipi du joggeur ne déclenche des morts en cascade. Un vrai plaisir à l’heure où les effluves du marché remplissaient le bureau et donnaient envie de passer à table plutôt que d’aller contempler de la viande morte ! On servait les derniers clients qui rentraient tranquillement chez eux pour un déjeuner dominical et familial. Chacun son truc. Dire que Xavier avait réservé six huîtres et un verre de blanc chez l’écailler dont le stand ne désemplissait pas sur le marché. « I can’t get no satisfaction »*** des Rolling Stones revenait un peu trop souvent dans sa tête ces derniers jours.
Avant de démarrer sa Peugeot de fonction avec gyrophare et logo bleu-blanc-rouge, Xavier prit le temps de consulter son téléphone qui n’avait cessé de vibrer dans sa poche depuis qu’il avait rejoint le commissariat. Un message de Sofia, qui l’embrassait depuis les bords de la mer Égée, lui redonna le sourire, mais n’apportait pas de réponse sur son retour en France chaque jour repoussé. Le deuxième appel venait de sa collègue, la capitaine Maïa Alaoui, qui lui proposait de venir partager un poulet rôti avec ses deux enfants adolescents, Jules et Jim, qui se plaignaient de ne pas avoir vu « tonton » Xavier depuis un moment. Autre sourire de Xavier. Un troisième, beaucoup plus mystérieux, émanait de la commissaire Colomba qui lui annonçait mot pour mot : « À la demande de la Préfecture, vous êtes chargé de l’enquête sur le meurtre de la jeune femme que l’on vient de découvrir. Vos origines vous permettront de traiter l’affaire au mieux. » Pas de sourire, mais une moue dubitative, les injonctions de la Préfecture, cela n’avait jamais été sa tasse de thé. Même britannique.
En roulant vers la fameuse Route Militaire qui marque la limite entre la forêt domaniale et les quartiers en devenir du sud de la ville, le commandant se demandait ce que sa naissance à Montreuil, en Seine-Saint-Denis, quarante ans plus tôt, pouvait bien amener comme plus-value à cette enquête dont il ne savait encore rien, si ce n’est les jérémiades du joggeur…
Questions origines, la seule référence qui lui venait à l’esprit était la chanson de John Lennon « Working class hero » en mémoire de son père ouvrier. On a les références que l’on peut ! « If you want to be a hero, well, just follow me »****, chantonna-t-il dans sa voiture, fenêtres ouvertes et bras à la portière. Sans les éclairs bleutés du gyrophare et les calicots sur la voiture, on aurait pu le prendre pour l’un des milliers de touristes qui venaient goûter aux charmes de la forêt, du château ou des nombreuses terrasses ensoleillées de la ville en cette fin d’été.
Le dimanche n’est pas un jour pareil aux autres dans un commissariat de province. Si la journée était plutôt calme, sauf sur les routes, il fallait malgré tout gérer les « after » du samedi soir. Et ça, c’était une autre affaire, et parfois, comme aujourd’hui, une affaire de meurtre.
Seule bonne nouvelle pour le commandant, avec une affaire un dimanche de fin août, les journalistes ne réagiraient pas aussi vite que d’habitude, de ce côté-là il aurait la paix. Depuis une brève liaison, il y a quelques années, avec la femme de l’un de ces gratte-papiers, il n’avait pas vraiment la cote avec la profession.
À peine un kilomètre séparait le commissariat, situé en centre-ville de Fontainebleau, de la scène de crime. Entre les deux, une fois franchie l’avenue des Cascades qui bordait le parc du château et ouvrait sur le canal où cohabitaient carpes, cygnes et oies bernaches, se trouvait la résidence du Bréau où habitait la capitaine Maïa Alaoui. Une halte s’imposait pour le commandant. Un cadavre, ça peut attendre, il n’y a pas d’urgence.
Il sonna à la porte de sa collègue et amie autant pour répondre − malheureusement par la négative − à l’invitation que pour faire appel à ses talents d’enquêtrice. Pour débroussailler cette affaire pour laquelle « ses origines étaient un atout », ils ne seraient pas trop de deux. Lui, le premier concerné ne voyait toujours pas en quoi il était prédisposé à élucider le meurtre d’une jeune femme dont il ne savait strictement rien. La commissaire, malgré toute l’estime qu’il lui portait, devait perdre la boule de temps en temps. À trop fréquenter les crânes d’œuf de la Préfecture, voilà ce qui arrive.
En voyant l’air préoccupé de son ami Xavier, Maïa sut tout de suite que ce n’était pas pour partager son déjeuner et celui des enfants − qui lui avaient déjà sauté au cou − qu’il était venu. Le plaisir d’une collation du dimanche, quasiment en famille, ce serait pour une autrefois.
« Ainsi va la vie de flic », se dit-elle en lui ouvrant la porte et en l’invitant malgré tout à entrer.
–On a une curieuse affaire avec un cadavre trouvé à deux pas de chez toi, sur la Route Militaire. J’y vais tout de suite. Si tu peux m’y rejoindre, mon dimanche sera moins sordide et je me sentirai moins seul pour tirer les choses au clair.
Xavier aurait bien ajouté que la présence d’une femme pour le meurtre d’une femme s’imposait, mais il craignait d’être pris pour un macho. Dans le doute, il garda sa remarque pourlui.
–Le temps de finir le déjeuner, de déposer les enfants à leur tournoi de jeux vidéo et je te rejoins, le rassura Maïa qui avait bien noté que « son » commandant avait un coup de mou depuis le départ de Sofia.
« Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie », pensa-t-elle en paraphrasant Paul Valéry au moment de le raccompagner à la porte.
La Route Militaire avait été fermée à la circulation. Une voiture de police et quelques hommes en uniforme régulaient l’accès. Xavier laissa sa voiture à hauteur du barrage pour découvrir le périmètre à pied, à son rythme. S’imprégner de l’esprit des lieux, comprendre l’environnement, imaginer les actes qui s’y étaient déroulés quelques heures plus tôt. Le b.a.-ba du métier de flic.
Les bacs de collecte des ordures ménagères étaient toujours en place. Plus que pleins et malodorants. Le corps avait été pudiquement recouvert d’une housse blanche. Un cordon de rubalise délimitait la zone à ne pas polluer par des allers-retours incessants. Zone à l’intérieur de laquelle les techniciens de la police scientifique, ressemblant à des œufs de Pâques soigneusement emballés, travaillaient en silence. L’arrivée du commandant fut l’occasion d’une pause. Ils lui livrèrent leurs premières constatations.
–Un cadavre au milieu des poubelles, ce n’est pas commun. Surtout pas facile, commença un technicien qui avait déjà travaillé avec le commandant Reinhardt et connaissait son besoin d’informations précises et concises.
L’un de ses collègues prit la suite.
–La scène de crime est trop sale et polluée, on n’en tirera rien. Seule certitude, votre belle, très belle, inconnue a été tuée d’une balle dans le dos. Il n’y a pas de sang, le crime a eu lieu ailleurs, entre minuit et trois heures du matin a priori.
–Depuis combien de temps est-elle là ? demanda le policier.
–Elle a été déposée, jetée plutôt, sur ce tas de déchets à la va-vite, bien que recoiffée. Je pense qu’ils étaient deux pour la déposer, il n’y a rien qui laisse penser que le cadavre a été traîné. On a relevé quelques empreintes de pas, mais n’en attendez rien de précis, la terre est trop sèche et a été beaucoup piétinée ces derniers jours. Pour le reste, je vous donne rendez-vous à l’institut médico-légal. L’hôpital a été prévenu, ils n’attendent que votre bon vouloir pour que l’on transporte le corps.
Xavier Reinhardt allait donner l’ordre de faire transporter le corps quand une voix l’interrompit.
–Stop, messieurs, s’il vous plaît !
Maïa, arrivée pendant l’échange entre le commandant et la scientifique, ne voyait pas les choses du mêmeœil.
–Xavier, tu as vu cette femme ?
–Euh, oui, ça fait vingt minutes qu’on ne fait queça.
–Et bien sûr, bande de machos, vous n’avez rien remarqué ? Vous êtes indécrottables.
C’était reparti pour une séance de féminisme. Quand ce n’était pas un discours écolo ou des remarques sur sa consommation d’alcool, Maïa le reprenait sur son comportement de macho. Xavier connaissait le remède, laisser passer l’orage. Mais ce dimanche, Maïa n’avait pas l’intention de lâcher l’affaire.
–Mais ouvrez les yeux, les amis. Je vous parle boulot là. Leçon numéro 1 de l’école de police : ouvrir les yeux. Vous ne remarquez toujours rien ? Laissez-moi vous expliquer deux ou trois choses avant que vous n’emmeniez Miss Monde sur la table du légiste.
Maïa avait l’air sûre de son fait, l’heure n’était pas aux leçons de morale ni aux réflexions sexistes, se dit le commandant.
–On t’écoute !
–On commence par le bas, les pieds et les chaussures. On est bien d’accord qu’elle n’a pas pu être tuée là, car, comme pour Cendrillon, il manque un soulier. Là, ça fonctionne à l’envers. On verra quand on trouvera le soulier s’il correspond à notre Cendrillon. Attardons-nous sur celui qui reste. Il ne vient pas de la friperie du coin, mais bien de chez Louboutin. Un des plus grands chausseurs, mondialement connu. Tu as une idée du prix d’une paire telle que celle-là ?
Si Xavier connaissait le prix d’une paire de Nike, c’était bien le bout du monde.
Maïa avait pris la main et n’attendit pas la réponse de son ignare de commandant.
–Des modèles « Kate » à environ 2 000 euros la paire ! Et son ensemble, jupe et chemisier de chez Zapa, doit coûter au moins le double. Quant à son sac, même vide, il nous donne quelques indices. Un « Varenne » de chez Jimmy Choo, là encore il faut sortir un billet de 1 500 euros. Ta paye ne suffirait pas à l’habiller. Je ne te parle même pas des bijoux, de l’or aux doigts et aux oreilles, assurément du 24 carats au vu du reste de la garde-robe. Pour les pierres je n’y connais rien, mais ça doit être de la bonne camelote, pas de raison de lésiner sur les bijoux quand tu as dépensé autant pour les fringues. Sans même parler de la montre, je te croyais connaisseur en la matière !
Xavier resta sans voix. La seule mode qu’il connaissait était celle du Glam rock britannique*****. En revanche, il ne connaissait pas les talents de fashionista de sa collègue, plus habituée à discourir sur les secrets de la forêt, les méthodes d’interrogatoire ou les maris volages qui, comme le sien, plantent femme et enfants pour aller voir si l’herbe est plus verte chez les jeunettes. Dans le cas de l’ancien mari de Maïa, pour s’apercevoir que cette herbe n’avait de la couleur verte que celle du dollar.
–Et sous les vêtements vous n’avez rien vu d’autre ? Pour le coup, ça m’étonne de vous… poursuivit Maïa, remontée comme un coucou suisse.
Toute l’équipe, regroupée autour d’elle et de la victime, qui avait été rebaptisée vite fait « Cendrillon », ne moufeta pas, attendant la suite de l’exposé.
–Vous ne la trouvez pas trop parfaite votre Cendrillon. Une poitrine généreuse que la mort n’a pas ternie et qui garde tout son tonus. Du silicone ou je mets mon soutien-gorge au feu. Et sa figure ? Regardez bien, près du cuir chevelu, ces fines traces décolorées. Cette fille est refaite de A à Z. Votre Cendrillon, c’est une femme-objet, du sur-mesure pour un ou plusieurs riches commanditaires. Mais visiblement le jouet ne plaisait plus. On l’a jeté.
Penauds, le commandant et les gars de la scientifique n’en menaient pas large et n’osaient pas croiser le regard courroucé − mais un rien satisfait − de la capitaine dont le coup d’œil féminin avait été autrement plus perçant que celui des mâles techniciens.
« La présence des femmes dans la police est décidément une bonne chose », se dit Xavier en demandant aux hommes de la scientifique de faire transporter le corps de Cendrillon à l’institut médico-légal, au deuxième étage de l’hôpital de Fontainebleau.
Non sans avoir demandé à Maïa si elle n’avait plus rien à ajouter. Des infos sur le vernis à ongles, le rouge à lèvres, au casoù…
–Dernier point, ne perdez pas sa montre, c’est une Patek Philippe, elle vaut plus à la revente que tous vos livrets A réunis !
Les fouilles dans un proche périmètre pour retrouver la chaussure manquante ou un quelconque indice n’ayant rien donné, Xavier et Maïa décidèrent de s’intéresser aux manouches installés à quelques dizaines de mètres de là sur les anciennes installations militaires. Après tout, ils étaient les plus proches voisins du lieu de la découverte du corps et les containers de poubelles avaient été disposés là à leur intention. Un long chemin de terre serpentant entre les arbustes reliait le tas de détritus et les pacs de poubelles au camp de caravanes. Le contraste était saisissant entre les ors du château géré par le ministère de la Culture et l’espace des nomades géré par la débrouille. À peine 400 mètres séparaient les deux mondes. Au fur et à mesure de leur progression, le lien devenait incontournable, les deux policiers se demandaient comment les gens du voyage avaient fait pour ne pas découvrir le corps avant le joggeur.
–Ils l’ont sûrement aperçu, déclara Xavier alors qu’ils approchaient des caravanes. Mais ils se sont empressés de regarder ailleurs. Venir déclarer quelque chose au commissariat, ce n’est pas le style de la maison. Le moins ils nous voient, le mieux ils se portent.
Sur le sol, le cheminement de terre bien tassée était parfaitement carrossable. Autour, la nature avait repris ses droits. Les petites pousses sauvages apparues il y a quelques années au départ des militaires avaient désormais fière allure. Des troncs de trois mètres de haut, plus gros que l’avant-bras, portaient des ramures variées qui masquaient le camp. Les anciennes infrastructures sportives, qui avaient fait les beaux jours de l’École Interarmées des Sports, subissaient un démontage en règle de la part des manouches.
–Quelle tristesse ! Quand je pense à toutes les pages du sport français qui ont été écrites ici. Pour finir découpées en douce et vendues au poids.
En cheminant vers le cœur du camp, Xavier rappela à Maïa les grandes heures de ces installations.
–Michel Platini, notre « Platoche » national, a travaillé ses coups francs ici, Jean Galfione, médaillé d’or aux JO au saut à la perche, s’est entraîné sur cette piste. Henri Leconte, le tennisman vainqueur de la Coupe Davis, a joué ici et j’en passe.
–Évidemment, que des mecs ! rétorqua Maïa, principalement pour masquer sa nervosité.
–Détrompe-toi, les femmes ont été de la fête. Moins nombreuses, mais elles étaient là. Tu te souviens de Marie Sterbik, triple championne du monde dans différentes catégories de sauts en parachute ?
Maïa était toujours épatée par la connaissance encyclopédique du sport de son commandant. Mais de là à avoir des références dans le sport féminin…
Les caravanes blanches renvoyaient la lumière du soleil à travers les feuillages sauvages. Si Xavier et Maïa ne croisèrent personne le long du chemin, les bruits du camp montaient en puissance à chaque pas. Le son des jets d’eau sur un véhicule qu’on lave, les crépitements d’un barbecue qui se termine, les cris des enfants qui jouent avec des jouets bricolés, le ronflement sourd d’un puissant moteur de voiture, un rythme de guitare, des éclats de rire, des voix fortes et chantantes en provenance d’un groupe installé un peu plus loin sous une toile protégeant du soleil. Ces échos de la vie des nomades formaient un tout harmonieux qui stoppa net quand Xavier et Maïa sortirent de leur jungle périurbaine.
Toute la scène avait été mise sur pause. Plus de son, image arrêtée. Les deux policiers eux-mêmes s’étaient immobilisés d’un coup. Les jeux, conversations, activités plus ou moins licites avaient pris fin dans un parfait ensemble. Dans cet étonnant silence immobile, seules les odeurs persistaient, portant avec elles les cultures gitanes et les recettes prélevées au gré des régions et pays traversés par ces peuples nomades.
Instinctivement, Xavier se plaça devant Maïa pour lui offrir une protection imaginaire, alors même qu’aucun danger réel ne se manifestait. Comme cela leur avait été appris à l’école de police, ils rapprochèrent imperceptiblement la main droite de leur arme. Dans le même temps, on aurait cru que la chorégraphie avait été travaillée de longue date, un homme se leva et quitta le groupe installé sous le taud de fortune pour se diriger vers les deux intrus. Il avançait à son rythme, imperméable à la tension extérieure, posant chacun de ses pas avec une force et une assurance qui n’avaient qu’un seul but manifeste : montrer qu’il était chez lui, que tous les habitants du camp étaient chez eux, qu’ici, quelle que soit l’identité du visiteur, c’était leur loi qui prévalait.
Les Camarguaises, dont les semelles avaient fait autant de kilomètres que la Mercedes de leur propriétaire que deux jeunes faisaient briller non loin de là, se plantèrent dans le sol à quelques mètres des visiteurs.
Assez près pour les intimider.
Assez loin pour leur exprimer son dédain.
Aussi charpenté qu’un bahut breton, le regard vissé à celui de Xavier, l’homme, après avoir scanné les visiteurs, questionna d’un mouvement de tête. Un langage que Xavier connaissait parfaitement. Oublier les phrases toutes faites, les accolades de circonstance, les salutations distinguées ou respectueuses. Les codes, ici, n’étaient plus les mêmes. Pas de poignées de main, encore moins de hugs à l’américaine ni de bras levés ou de mains jointes façon indienne dont l’usage avait fleuri pendant la période du Covid.
Xavier se surprit lui-même en lâchant un « gutamurja »****** plein d’assurance, suivi d’un « jalla michto ? »*******. Maïa regardait le commandant comme s’il débarquait d’une soucoupe volante. C’était quoi cette langue ? Et depuis quand son chef savait-il parler le manouche ? Le temps de se poser ces questions, Maïa nota un subtil changement dans la posture et la gestuelle des deux hommes. Deux mâles dominants utilisant chacun les codes de son monde pour affirmer sa domination dans l’échange.
Le « chef » manouche ayant pris les devants pour s’exprimer par une attitude condescendante, Xavier en était à se demander dans quel recoin de son cerveau il avait bien pu aller chercher ces trois mots de manouche. La mémoire est parfois un atout précieux. Qu’importe. La réponse avait placé les protagonistes sur un pied d’égalité. Le vrai dialogue pouvait commencer.
L’homme tenta une dernière manœuvre en lâchant un « gadji »******** accompagné d’un mouvement de tête en direction de Maïa. Xavier, ne souhaitant ni perdre la face ni offenser son interlocuteur, prit sa collègue par le bras et la présenta pour s’assurer qu’elle serait respectée.
–Maïa Alaoui. Elle travaille avec moi.
Sans que le mot police n’ait été prononcé, les positions étaient désormais bien définies. Chacun savait à quoi s’en tenir. Instantanément, les tensions s’estompèrent tout autour. Les enfants reprenaient leurs jeux, les ados redonnaient un coup de chiffon sur les voitures déjà rutilantes, les adultes retrouvèrent leurs conversations là où ils les avaient laissées, les joueurs de guitare retournaient à lacoda.
–Tu sais pourquoi nous sommes là ? demanda sobrement Xavier qui avait décidé de ne pas lâcher la main sur la discussion.
–Aucune idée !
Le gitan avait répondu en parlant un peu trop fort afin que chacun puisse suivre la tournure que prenait l’échange.
–Si c’est pour les jeunes qui ont fait les cons avec leurs voitures l’autre soir, ne vous inquiétez pas, on les a punis et on payera les dégâts, poursuivit-il. On ne veut pas d’histoires, vous le savez bien.
Être mal reçu, c’était une chose. Être pris pour un con, c’en était une autre. Mais ni l’une ni l’autre n’étaient du goût du commandant.
–Un cadavre, juste là, ça ne vous dit rien ! À côté, à quelques dizaines de mètres. Là où vous déposez vos ordures ménagères. Tu veux me faire croire que personne n’a rien vu ? Si vous tous vous voulez jouer au con avec moi, on ne va pas être copain. Je t’attends en fin de journée, 19 heures au commissariat. Sois à l’heure sinon c’est le fourgon qui vient te chercher.
Cette fois, c’est Xavier qui avait volontairement monté le volume sonore afin que toutes les personnes présentes aient bien saisi le message.
Comme si un cadavre inconnu dont il devait s’occuper sur injonction préfectorale ne suffisait pas à pourrir son après-midi, voilà qu’il devait se coltiner une passe d’armes avec les manouches. Xavier pestait en retournant à sa voiture où il mit « Tommy » des Who******** à fond pour se nettoyer les oreilles.
–Je ne vais pas en plus me taper la musique des Gipsy Kings !
Alors que Xavier Reinhardt conduisait sa 3008 de fonction, accompagné de sa colère et enfermé dans une mauvaise humeur que « Pinball Wizard » avait bien du mal à dissiper, Maïa se laissait bercer le sourire aux lèvres. Ce n’est qu’en arrivant à l’hôpital dans un crissement de pneus que le commandant prit conscience du silence et de la mine réjouie de sa passagère.
–Ça te plaît, toi, tout ce bordel, les manouches, le temps que l’on va passer à observer le légiste jouer du scalpel ? Vivement ce soir qu’on s’couche. Dimanche de merde.
Avec un sourire aussi plein d’ironie que de bienveillance, la capitaine resta assise dans la voiture et prit un peu de recul pour regarder son ami et collègue dans les yeux.
–Ça serait bien que tu te calmes et que tu prennes cinq minutes pour réfléchir et cinq autres pour me parler et me dire ce qui ne va pas. En échange, si tu ne l’as pas encore compris, je te dirai pourquoi les gars de la Préfecture t’ont refilé le bébé.
Si Pete Townshend continuait à martyriser sa guitare et Roger Daltrey à hurler dans son micro « That deaf, dumb, blind kid, sure plays a mean pinball »******** Xavier, à défaut de rester muet, posa un regard interrogateur surMaïa.
–Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ? Vous me fatiguez tous avec mes origines. C’est un cadavre à côté d’un camp de manouches, point final. On bosse comme d’habitude, auditions, perquisitions, arrestations !
Pas de doute, la colère et la mauvaise humeur étaient toujours des compagnes qui n’avaient pas l’intention de descendre de la voiture sans le conducteur.
–Viens, on va à la cafèt’ de l’hosto, répondit son amie, tu ne vas pas aller au médico-légal dans cet état. Viens, je te dis, c’est ma tournée. Laisse tes copines colère et mauvaise humeur dans la voiture, elles, je ne les invite pas !
Désespéré de ne pas trouver de boissons vraiment réconfortantes à la cafétéria de l’hôpital − « comment imaginent-ils guérir leurs patients avec de tels breuvages ? » −, Xavier commanda un café par dépit et s’enferma dans un mutisme boudeur. Sachant qu’elle allait devoir argumenter, la capitaine opta pour uncoca.
–Bien, puisque monsieur n’est pas d’humeur bavarde et partageuse, même si je te rappelle que c’est toi qui es venu me chercher, je vais te dire ce qui se passe. Tu en feras ce que tu veux. Après, je te laisse travailler, je rentrerai à pied et je prendrai mes enfants en passant pour terminer tranquillement mon dimanche de repos.
Le nez dans sa tasse, il ne leva pas les yeux, mais signifia d’un léger hochement de tête à sa collègue qu’il avait compris le message.
–Voilà comment je vois les choses. Tu m’arrêtes si je me trompe, dit-elle. Sofia te manque et tu le fais payer à tout le monde. Assume bonhomme, dis-le-lui au téléphone, nous on n’y peut rien. Tu savais que ce ne serait pas simple avec elle. Quinze ans de moins que toi, jolie comme un cœur. Franchement, je ne sais pas ce qu’elle te trouve.
Il leva enfin la tête, piqué au vif.
–Ah ben voilà, tu réagis. Mais non, ne t’inquiète pas, tu es un gars bien et vous allez très bien ensemble, je te charriais. Mais règle tes problèmes avec elle, pas avecnous.
Un nouveau hochement de tête de Xavier, qui avait légèrement relevé le regard, poussa Maïa à continuer.
–Je suis sûre que l’autopsie de ta Cendrillon de luxe nous apprendra beaucoup de choses. Mais avant, il faut que je t’explique pourquoi c’est toi qu’ils veulent sur cette affaire les lourdingues de la Préfecture. Tu as beau être branché exclusivement sur le rock des seventies, ne me dis pas que tu ne t’es jamais posé de questions sur ton nom de famille. Reinhardt, ça ne te fait penser à rien ? Pourtant la guitare ça te connaît,non ?
Le visage de Xavier s’illumina. De colère.
–Ne me dis pas qu’ils sont aussi cons que ça ? Qu’ils ont fait le raisonnement suivant : qui dit Reinhardt, dit Django. Qui dit Django, dit manouche. Donc le commandant Reinhardt va régler une affaire de manouches, il doit s’y connaître.
Maïa resta silencieuse et ouvrit les bras pour applaudir.
–Tu vois quand tu veux, tu peux réfléchir bien mieux qu’eux.
L’inspectrice posa quelques euros sur la table, claqua une bise sur le front du commandant et le laissa se débrouiller avec les vérités qu’elle venait de lui asséner.
–Je te laisse avec ton pote François Bernard, c’est lui qui officie aujourd’hui au médico-légal.
Laissant le café auquel il n’avait pas touché, Xavier se remit en route sur le mode commandant, direction l’étage de l’institut médico-légal et ses plaisirs sans égal. Ignorant autant que possible les odeurs d’alcool, de détergent, de sudation ou de négligences corporelles diverses, ainsi que le bruit et la vue de la machinerie hospitalière, Xavier trouva une forme de réconfort dans les locaux du médecin légiste. Là, une seule odeur, celle de la mort et un seul bruit, celui du scalpel qui tranche les chairs.
–Le jour où vous vous débarrasserez du bruit et des odeurs, vous aurez déjà soigné la moitié des malades de votre hôpital, lâcha Xavier en guise de bonjour.
–Bonjour à toi aussi, répondit le docteur, ami de longue date du commandant, également fan du rock des seventies. Je t’attendais avant de commencer à ouvrir la demoiselle. Je voulais que tu la voies avant que je fasse mon funeste travail. Je te promets, ce n’est pas commun un cas comme celui-là.
Oubliant ses soucis du moment, Xavier Reinhardt – le presque gitan à en croire les fonctionnaires à la vue basse de la Préfecture – suivit le docteur Bernard jusqu’à la paillasse où reposait le corps de la jeune femme pudiquement recouvert d’un drap blanc. Drap blanc qui avait dû en voir de la viande froide.
–Et hop ! D’un geste théâtral, le médecin légiste découvrit le corps dont les vêtements, les bijoux et l’unique chaussure avaient été soigneusement rangés dans une bannette métallique.