Fontainebleau on ice - Daniel Raymond - E-Book

Fontainebleau on ice E-Book

Daniel Raymond

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Beschreibung

Oubliés la canicule et les manouches des précédents épisodes, place au froid, à la neige, à la glace et aux découpes au scalpel dans ce troisième volet des aventures de Xavier Reinhardt, commandant en poste à Fontainebleau, un commissariat pas tout à fait comme les autres…Après la découverte du corps d’un adolescent mutilé sous la glace du canal du château la veille de Noël, l’enquête s’emballe alors que la ville s’apprête à réveillonner. Dans les bureaux, la tension monte, dans les rues, la neige recouvre tout, masquant les indices et compliquant le travail des policiers. Sans oublier, pour chaque membre de la fine équipe, qui s’enrichit de nouvelles têtes, une ribambelle de problèmes et questionnements personnels qui interfèrent avec l’avancée de l’enquête.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né américain, Daniel Raymond a été séduit par la France. Il aime avec excès, sans retenue, avec passion. Il tente de faire honneur à l’adolescent qu’il était, si aujourd’hui ce dernier portait son regard sur lui. Il aime le grand air, la course à pied, la randonnée, les belles courbes — celles de la nature, celles des corps. Les réparties cinglantes, drôles, percutantes, mais par-dessus tout… un gazon impeccable !

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Seitenzahl: 265

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Daniel RAYMOND

FONTAINEBLEAU ONICE

PROLOGUE

Ils savent qu’ils n’ont pas le droit. Mais c’est tellement tentant !

Le Grand Canal du château de Fontainebleau est gelé depuis une bonne semaine. Le thermomètre, lui, est bloqué à moins dix. Toutes les conditions sont réunies.

Ils ont sous les yeux une « petite » patinoire comme on aimerait tous en disposer ! 1200 m de long, 40 de large, pour une contenance de 140 000 m3 ! Le tout solidifié sur plusieurs centimètres, au milieu d’un parc de 84 ha avec des dizaines de milliers d’arbres, en plein cœur de ville.

–Ça doit être bon !

–Ça va être bon !

Voilà ce que se répètent en boucle Jules et Jim, les deux fils de la capitaine Maïa Alaoui. Une capitaine de police une nouvelle fois coincée au commissariat de Fontainebleau à cause d’une surcharge de boulot en cet avant-dernier samedi de décembre. De quoi la mettre de charmante humeur.

Les vacances de Noël viennent de commencer et les deux garçons s’ennuient déjà. Dans leurs cervelles d’adolescents, bouillonnantes d’idées, ils ont mûri un plan. Un super plan. D’autant plus super, qu’il est interdit.

Ils sont équipés d’antiques patins à glace qu’ils ont trouvés à la cave, un mercredi de désœuvrement. En ce premier jour des congés, vêtus de vieux costumes de superhéros sortis d’une malle à déguisements, ils s’apprêtent à s’élancer sur la surface immaculée du canal. Il va être dix-huit heures, la nuit est tombée depuis un moment déjà, il n’y a plus personne dans le parc. Avec un thermomètre verrouillé dans les températures négatives, personne ne traîne dehors pour le plaisir. Sauf eux ! 

En cette fin d’année, la fréquentation est d’autant plus insignifiante que des travaux colossaux ont été entrepris pour régler des problèmes d’affaissement des berges et renforcer les maçonneries des bassins qui présentent d’importantes déformations. Sur la rive nord, les engins de chantier barrent les principales allées de circulation du parc construit par Henri IV. Les promeneurs ont modifié leurs habitudes et utilisent les axes de la ville, plus sûrs, mais tout aussi glissants.

Avec leurs lampes frontales, leurs gants rembourrés, eux aussi remontés de la cave, ils sont les rois. Des rois tremblant sur leurs patins, mais des rois quand même. Une petite caméra numérique fixée sur un casque de vélo, le tout connecté à son smartphone, Jules se lance. Bientôt rejoint par Jim, porteur du même attirail. Jim est le cadet, âgé de onze ans contre les quatorze de son aîné. Ils filent tous deux comme l’éclair et rigolent comme des bossus.

Ça vaut — largement — les vacances au ski que leur mère, Maïa, n’a pu leur offrir.

Insta et TikTok tournent à fond. Les caméras reliées à leurs comptes les montrent plus qu’à leur avantage. Un sourire et un entrain à donner la pêche à tous ceux qui sont connectés ! Leur nombre ne cesse de grimper. Bientôt le millier ! Pour faire bonne mesure, ils ont ajouté une bande-son tirée d’un disque de rock « Slade Alive »* piqué au pote de leur mère. Ce drôle de commandant de police surnommé « Mad Dog »** qui se croit toujours au milieu des années 1970.

Sur les réseaux, les followers se déchaînent dans leurs commentaires. Comme Jules dans ses figures improvisées ! Pendant quelques secondes, ils sont les maestros de la Toile.

Ça, c’est des vacances !

Les deux frangins sont aux anges, tombent, se relèvent, inventent des chorégraphies inspirées des derniers clips vus sur YouTube…

Jusqu’à ce que Jules, tentant une improbable figure de breakdance, disparaisse sous les yeux de son frère. La glace n’a pas résisté à cette ultime pitrerie, l’apprenti patineur est happé par les eaux noires et glacées du canal. Jim, emporté par son élan, n’a pas le réflexe de changer de trajectoire, de se reprendre ou de ralentir. Il est englouti à son tour. 

Ni l’un ni l’autre n’a eu le temps de crier, d’appeler à l’aide. De toute façon, il n’y a personne à cette heure-ci dans les environs. En ce samedi 23 décembre, Noël est dans deux jours, tout le monde court les magasins, les plus organisés finissent les paquets, calfeutrés chez eux, bien au chaud.

Dans un silence aussi glacial que l’eau du canal, lentement les blocs de glace se resserrent, prêts à se ressouder sur les deux adolescents perdus dans une eau qui atteint à peine les deux ou trois degrés.

Sur les réseaux, les followers passent à autre chose. Le spectacle est terminé. On a bien rigolé…

* Slade : groupe de glam rock anglais des années 1970 dont le disque « Slade Alive » produit par Polydor en 1972 a été qualifié de meilleur disque en public pendant des années.

** « Mad Dog and Englishmen » : titre d’un double album du rocker britannique Joe Cocker sorti en août 1970.

1DÉPRESSION

L’humidité du vieux bâtiment qui abritait le commissariat de police de Fontainebleau faisait suinter les murs et couvrait les fenêtres d’une buée grasse et épaisse. L’esprit de Noël était loin de souffler sur les lieux. C’était plutôt l’inverse. Qui aurait envie de travailler un samedi après-midi, la veille du réveillon ? La mauvaise ventilation de ces Algeco ne faisait rien pour arranger les conditions de travail. Au fil des plaintes, les odeurs de chacun s’étaient accumulées comme un mille-feuille macérant dans l’humidité et la chaleur de ces lieux confinés. De quoi alimenter copieusement la mauvaise humeur des fonctionnaires. La moiteur qui imprégnait désormais les cloisons et les parquets dégageait des effluves allant du renfermé des caves à ceux, âcres, des marchés orientaux. Bien éloignés des odeurs qui emplissent les maisons à la veille de Noël, bougies, oranges plantées de clous de girofle, gaufres…

En raison du manque cruel d’effectifs, des RTT, des congés en retard, des arrêts maladie, les agents en activité en cette fin de journée avaient été réquisitionnés. Tout le monde s’était relevé les manches pour accueillir les plaignants. Parmi eux, la capitaine Maïa Alaoui et le commandant Xavier Reinhardt, descendus de leurs bureaux dans les étages, enchaînaient avec une mauvaise humeur non dissimulée, les heures de présence et d’enregistrement des plaintes.

Les plaintes à la veille de Noël, c’est une vieille histoire. L’une de celles qui ne font plus rire ni sourire personne. Des vols insensés pour des cadeaux de dernière minute. Des violences à l’heure où les rapports humains ne devraient être que pardon et tolérance. Des actes d’incivisme commis par des citoyens à bout en cette fin d’année. Une vision bien sombre de la nature humaine.

Alors que les fonctionnaires de police profitaient d’un temps de répit entre deux « clients », Xavier interpella Maïa installée à deux bureaux dusien.

–Tu as combien de vols perpétrés par des mineurs ? demanda-t-il.

–Trop, répondit, lasse, la capitaine. Allez, encore deux plaintes et on plie les gaules. N’oublie pas, on se retrouve à la maison pour vingt heures, Jean-Philippe et Rosa arrivent pour fêter Noël. Ça va aller pour Sofia ?

–Oui, elle travaille toujours à l’hôpital. Elle préfère assurer son boulot d’infirmière aux urgences au lieu de tourner en rond chez nous. Si elle a des contractions, elle sera sur place.

Alors qu’une nouvelle plaignante, le bras en écharpe, venait de rentrer, Xavier marmonna dans son coin. Il n’avait toujours pas de cadeau de Noël pour sa compagne, Sofia. Ces dernières semaines, son temps libre, il l’avait passé à préparer la chambre de l’enfant — un garçon — qui devait naître dans les jours qui arrivaient. Il avait dû déménager tous ses disques de rock pour laisser la place aux berceau, landau, placard à couches… Les précieux microsillons étaient au chaud, en sécurité, rangés là, dans son bureau, deux étages au-dessus.

Ses inestimables galettes de vinyle, il les avait recomptées avant de descendre, on n’est jamais sûr, même dans un commissariat. En les classant, il était tombé sur une vieille photo de lui, prise au milieu des années 1980, fièrement assis sur sa mobylette avec une superbe coupe mulet. Il faudrait qu’il la montre à Sofia. Quand il avait seize ans, son look et ses tenues faisaient enrager ses parents. Déjà à l’époque, il frôlait les deux mètres et les cent kilos. Son père aurait préféré le voir pratiquer un sport. Du foot au Red Star, dont il était un fervent bénévole, plutôt que de jouer les apprentis rockers. S’il avait su qu’il finirait flic !

Maïa, elle, brune et basanée, était au naturel une véritable pile électrique. À l’adolescence, elle avait rêvé d’atteindre le mètre soixante. Depuis cette déconvenue, elle avait toujours triché sur ses papiers d’identité, s’offrant administrativement les quelques centimètres que la nature n’avait pas accordés à sonego.

Dans le brouhaha de ce commissariat qui ne désemplissait pas, un téléphone sonna. Xavier entendit Maïa répondre par courtes onomatopées. Une interjection fusa, portée par la voix de la capitaine de police, aussi puissante qu’elle était petite.

–Et merde !

Aujourd’hui, l’humeur de Maïa oscillait entre rage et colère.

–Quoi encore ? demanda Xavier qui, bien qu’habitué aux emportements de sa collègue, avait du mal à se faire à ses récentes sautes d’humeur.

–Une noyade dans le canal. Il faut qu’on aille sur place, poursuivit la capitaine en laissant un plaignant en plan.

–Bordel ! Il ne manquait plus que ça.

Xavier, trop content d’avoir enfin une échappatoire, abandonna, lui aussi, une plaignante qui tentait d’expliquer comment son fils lui avait volé sa voiture après lui avoir cassé le bras !

–J’envoie un message à Marie pour qu’elle passe prendre Sofia. On ne devrait pas en avoir pour trop longtemps, annonça Maïa alors que Xavier, dans la cour du commissariat, enclenchait la première et le gyrophare du véhicule de service.

« Samedi soir sur la terre » de Francis Cabrel sortit de l’autoradio.

–Et allez, encore un CD de Jean-Philippe, il n’a toujours pas compris que la chanson française c’est pas mon truc ! râla Xavier.

2FRIMAS

L’immersion dans l’eau et ses secrets ! Louis Malle et Jacques-Yves Cousteau en avaient fait un film : « Le Monde du silence ». Jules et Jim, eux, en avaient fait une douloureuse expérience. Ici, pas de requins, juste des carpes, pas de coraux ni d’étoiles de mer, seuls les rhizomes épais et spongieux des nénuphars assuraient le décor.

Le froid les avait saisis, il les figea, les anesthésia, après les avoir brûlés. Une fois intégrée la réalité, il ne fallut qu’un instant aux deux frères pour comprendre que la fête était finie. Encore moins de temps pour réaliser que la glace qui se reformait au-dessus de leur tête allait être leur linceul. Leur survie était une question de secondes. Elle n’allait dépendre que d’eux.

Hurler sous l’eau ne servait à rien. En dehors non plus, car il n’y avait personne ! Avaient-ils plus de chance à deux ? En s’entraidant ? Sûrement pas.

Avant de s’éteindre et de tomber dans le fond du canal, les lampes torches de leurs casques éclairèrent les eaux noires qui les entouraient. Dans les rayons lumineux qui tourbillonnaient, des carpes placides apparaissaient l’espace d’une seconde. Puis une main, un bras, une tête et un corps tout entier. Un corps tout entier entravé par de lourdes chaînes métalliques apparu dans la lumière blafarde des lampes électriques.

Leur sang se figea, comme le fait l’eau avant de se transformer en glace ! L’instant d’après, une décharge d’adrénaline leur donna l’énergie du désespoir. S’agitant dans tous les sens, s’entraidant, prenant appui sur des morceaux de glace, Jules et Jim parvinrent à la force de leurs jeunes bras à se hisser sur les berges du canal. Le drame avait été évité de justesse.

Même si cela ne servait à rien, tout en grelotant une fois sur la berge, ils se mirent à hurler. Ne serait-ce que pour ne pas geler sur pied et se prouver qu’ils étaient vivants. Autour d’eux, tout était blanc ! Les rangées de peupliers, les chênes, les tilleuls, comme les rares arbres fruitiers, étaient recouverts d’une neige épaisse. Les prairies qui s’étendaient derrière les premières enfilades d’arbres, elles aussi avaient été passées au blanc de l’hiver.

Incapable de réagir de façon sensée, les deux garçons tentaient de se tenir chaud alors qu’une autre urgence commençait à prendre forme dans leurs cervelles frigorifiées.

–Comment on va expliquer ça à maman ? Jim, le plus jeune, craignait avant tout les foudres maternelles.

–Tu as raison, comme cadeau de Noël, vu son état de nerfs en ce moment, il y avait mieux à lui offrir, lui répondit Jules. Nos conneries et un macchabée bien emballé avec une belle chaîne pour faire joli ! Ça va lui plaire, c’est sûr. Pour le moment, il faut trouver un moyen de se mettre au chaud.

Rien qu’à l’idée du cadavre qui était toujours là, invisible, sous l’eau à quelques mètres d’eux, des larmes coulèrent sur les joues de Jim et gelèrent en tombant sur la neige.

Les deux garçons, les patins plantés dans l’épais matelas blanc, regardaient avec inquiétude ce canal qui les inspirait tant il y a à peine quelques minutes. Désormais, c’était une tombe qu’ils contemplaient. Une tombe dans laquelle se trouvaient également leurs téléphones, clés, lampes et caméras. Adieux, réseaux sociaux et secours désormais injoignables.

Un bruit sourd de cristaux écrasés leur fit lever la tête. À quelques dizaines de mètres, une curieuse silhouette s’avançait d’une démarche aérienne. Un joggeur sorti de nulle part en short, une polaire de couleur écarlate sur le dos, la tête couverte d’un bonnet fluo, arrivait à grandes enjambées. Jusqu’à s’arrêter devant eux, le regard inquisiteur.

–On a des hallucinations, murmura Jules, la voix tremblante en raison du froid comme de la peur.

Celui qui avait le plus peur était ce joggeur, en pleine préparation d’un ultratrail de cent kilomètres en montagne, face à ces deux gnomes plantés dans la neige comme des amphibiens sortis du canal. Tremblants, trempés, bientôt glacés, les habits encore couverts d’algues, ils auraient aussi bien pu sortir d’un film d’horreur signé Tim Burton. Alors que Jules et Jim sautillaient sur place pour repousser les assauts du froid, le joggeur sortit un téléphone portable et appela le 18.

Cinq minutes plus tard, un camion des pompiers offrait une belle tache rouge au milieu de tout le blanc qui recouvrait le parc. Le gyrophare lâchait des éclairs, rouges eux aussi, qui finissaient de donner un aspect surréaliste à la scène.

Pour faire bonne mesure, la neige se remit à tomber. À gros flocons.

3 ANTARCTIQUE

Jules et Jim, enroulés dans des couvertures de survie, avaient été installés dans la camionnette des pompiers où le chauffage donnait à plein, saturant l’air de buée. Deux ou trois cachets et des intraveineuses de glucose et autres reconstituants participaient à leur prompt rétablissement.

Dans cette ambiance digne d’un sauna, Paul Gascogne, commandant des pompiers qui menait l’équipage de secours avec deux collègues, avait pourtant des interrogations sur leur santé. Mentale surtout ! Leurs propos étaient, a minima, incohérents. Entre deux gorgées d’une boisson chaude qu’ils tenaient comme un trésor entre leurs mains, Jules et Jim, qui reprenaient des couleurs, répétaient sans cesse.

–Il y avait des chaînes (…) des mains et après un corps (…) des carpes qui voulaient tout bouffer (…) prisonnier des algues (…) promis, c’est la vérité.

Ben voyons ! Le choc, le froid, la peur de la noyade, sans oublier celle de se faire engueuler. Il y avait là de quoi secouer la cervelle de deux adolescents. Voilà ce que se disait le pompier avant de couper court à leurs délires.

–Bon, ça suffit vos conneries. C’est quoi vos noms ?

–Jules et Jim Alaoui.

–Alaoui ! Comme la capitaine de police ?

Le pompier, qui ouvrait de grands yeux étonnés, n’eut droit qu’à des hochements de têtes honteux.

–Il faut que j’appelle votre mère. Donnez-moi ses coordonnées personnelles. Va falloir faire votre mea-culpa*** !

Paul Gascogne était connu dans tout le sud du département pour se targuer d’être un fin latiniste, ponctuant toutes ses interventions d’une citation sortie du Gaffiot****. Le plus souvent du pur latin de cuisine.

Au même moment, à l’extérieur, de nouvelles lumières, bleues cette fois, zébraient le rideau de flocons. Des bruits de moteur emplissaient l’espace sonore auquel s’additionnaient des voix autoritaires. Décidément il y avait beaucoup de monde aux alentours du canal à cette heure tardive. Sortant du camion de secours, le pompier interpella la nouvelle arrivée.

–Bonjour madame. Vous êtes madame Alaoui ? 

–Oui, capitaine Alaoui. 

–Non, je voudrais parler à madame Alaoui, rétorqua le commandant des pompiers. La capitaine, on verra plustard.

–C’est quoi ce bordel ?

Le commandant Xavier Reinhardt, en retrait jusque-là, mais reconnaissable à son langage fleuri, avait du mal à comprendre les subtilités du pompier. Un samedi soir, par moins dix degrés, il n’était pas d’humeur.

Maïa l’interrompit d’un geste de la main alors que le pompier, sûr de son fait, avait avancé d’un pas et reprenait la parole.

–Parce que les deux jeunes qui ont failli se noyer sont vos enfants, madame. Fluctuat nec mergitur*****, c’est à Paris, pas à Fontainebleau ! Et parce que je souhaite m’entretenir avec la maman avant de discuter de l’affaire avec la capitaine de police. Ou avec le commandant ce serait préférable, conclut-il en se tournant vers Xavier Reinhardt.

Se débarrassant d’un geste sec de la main de Xavier qui était posée sur son épaule, écartant du bras le pompier, Maïa se précipita à l’intérieur du VSAB******. L’imagination fertile de ses garçons, elle connaissait. Tout comme l’étonnante panoplie de bêtises dont ils étaient capables. Mais là ! Le summum était atteint. Dépassé.

À l’intérieur du camion de secours, le face-à-face entre les membres de la famille Alaoui hésita quelques instants avant de basculer. D’un côté, la paire de claques qui aurait eu l’avantage de mêler sanction et réchauffement cutané, de l’autre une embrassade qui exprimerait le soulagement de les savoir indemnes.

La deuxième option l’emporta. Provisoirement.

–Madame, il faut que je les emmène à l’hôpital. Ils pourront ensuite être entendus par vos services, ils tiennent des propos qui me semblent délirants. Cogito ergosum*******.

Xavier riait sous cape malgré la situation. Plus de peur que de mal ! La dernière personne qu’il avait entendu dénigrer les enfants de Maïa avait connu de sérieux problèmes.

–Deux choses, mon pioupiou********. Il est hors de question que vous les emmeniez à l’hôpital. Ou ailleurs. Je vous signe une décharge et je les ramène à la maison. Ne vous inquiétez pas, une bonne fessée les réchauffera. Quant au fait que mes enfants délirent, je vous conseille de surveiller votre langage. Ce n’est pas le genre de la maison. Et ma tournée de fessées pourrait s’étendre.

Devant la tournure des événements, le joggeur, qui avait terminé sa déposition et laissé ses coordonnées, repartit en petites foulées sans demander son reste.

–Xavier, j’emmène les enfants, si je reste je vais taper le pompier. Tu vois cette histoire de délire avec monsieur le latiniste et tu nous rejoins.

Maïa tourna les talons dans un nuage de neige poudreuse.

–C’est quoi son problème à la capitaine ? Elle aime pas le latin ? Pourtant, à fréquenter des cadavres, elle devrait apprécier les langues mortes… Paul Gascogne ne comprenait pas que l’on critique sa passion de linguiste ni son sens de l’humour, aussi mort que la langue qu’il affectionnait.

Une minute plus tard, Xavier entrait dans le véhicule de secours pour tenter de tirer les choses au clair. Il connaissait suffisamment les deux garçons pour savoir qu’ils ne parlaient jamais en l’air. Même — surtout — quand ils étaient pris les doigts dans le pot de confiture.

*** Mea-culpa : « Ma faute », expression héritée de la liturgie catholique.

**** Félix Gaffiot auteur de référence des dictionnaires latin.

***** Fluctuat nec mergitur : devise de la ville de Paris, « Flotte mais ne coule pas ».

****** VSAB : véhicule de secours et d’assistance aux blessés.

******* Cogito ergo sum : « Je pense donc je suis », employé par René Descartes dans le « Discours de la Méthode ».

******** Pioupiou : mot d’argot pour désigner un pompier débutant.

4 BANQUISE

Pendant que les deux pompiers, un chauffeur et un urgentiste, qui composaient l’équipage avec le commandant Gascogne, rangeaient le matériel, Xavier prit le commandant àpart.

–C’est quoi cette histoire de corps ?

Xavier n’était pas d’humeur à prendre des gants, perdre du temps ou ménager la susceptibilité d’autrui. Même celle d’un pompier. Presque un collègue. On était samedi soir, Noël était dans deux jours, sa compagne sur le point d’accoucher et ses amis l’attendaient pour un dîner qui s’annonçait convivial, malgré l’humeur massacrante de Maïa. Sans parler de l’heure de l’apéro, copieusement dépassée. Alors, il fallait fairevite.

–Moi, je n’en sais rien, rétorqua le pompier face à ce commandant de deux mètres et pas loin de cent-vingt kilos qui occupait quasiment tout l’espace dans ce camion de secours qui avait soudain rétréci ! Ce sont ces mômes qui racontaient qu’il y avait un corps et des carpes carnivores. Dans le noir, ils ne voyaient rien, ils ont dû rêver. Vous savez comment sont les ados, ils affabulent tout le temps.

–Les vôtres peut-être, pas les miens !

La réponse cinglante cloua le pompier au fond de son véhicule. Sans un regard, Xavier sortit et se dirigea vers le bord du canal. La neige recouvrait déjà les traces laissées lors de l’accident. Le canal, lui, avait repris sa froide immobilité. Le vent, qui avait forci, et la neige, qui tombait toujours aussi dru, avaient recouvert le trou laissé par les deux garçons comme les stigmates de leur patinage de gala. Comme si rien ne s’était passé.

Xavier hurla pour se faire entendre du commandant des pompiers.

–Il faudrait faire venir des plongeurs. Mais on n’a pas le temps. S’il y a un corps, il ne peut pas être bien loin. En tout cas, il n’a pas dû bouger !

Évacuant la neige avec un balai de fortune, Xavier Reinhardt tenta en vain de deviner ce que cachait la glace.

–Appelez vos collègues à la caserne du boulevard Orloff. Avec une nacelle et des perches, on va en avoir le cœur net. Et vite, j’ai déjà raté l’apéro !

Fontainebleau est une petite ville. Pourvu que vous connaissiez les raccourcis ou que vous ayez un gyrophare puissant et une sirène ad hoc, il ne fallait jamais longtemps pour aller d’un point à un autre. Même avec des rues défoncées, la spécialité locale. Même avec de la neige et du verglas, dérèglement climatique oblige.

Une demi-heure et quelques efforts plus tard, les eaux fétides du canal libéraient un corps. Celui d’un adolescent. « C’est le commandant des pompiers qui va être content », pensa Xavier. Mais surtout, l’ado à moitié dénudé, à part être mort et effectivement attaché avec des chaînes, était dans un sale état ! Très saleétat…

–Je ne suis pas médecin, mais là, là et là, ce sont des cicatrices récentes, non ?

–Vous avez raison, commandant. Cet enfant a été opéré et recousu très récemment, répondit avec un haut-le-cœur le pompier à son homologue de la police. On se dépêche, les gars, je n’ai pas que ça à faire, moi, j’ai une vie en dehors de vos conneries.

L’heure n’était plus aux querelles d’ego. Quoique ?

–Envoyez-le directement à l’hôpital. Trouvez un légiste et dites-lui que j’arrive.

Furieux, Xavier Reinhardt, commandant de police qui ne croyait plus au père Noël ni à grand-chose en vérité, quitta les abords du canal devenus scène de crime. Coupant le sifflet à Ian Anderson qui s’époumonait dans son autoradio sur « Locomotive Breath »********, il appela ses collègues au commissariat.

–On a sorti un cadavre du canal. Il faut une équipe pour protéger les lieux. Barrières et rubalises feront l’affaire, personne ne va venir avec le temps qu’il fait. Un homme de garde suffira. Prévenez l’hôpital. Ils vont recevoir le corps. Et ma visite, mais pas avant une heure. Ça leur laisse le temps de trouver ce foutu légiste.

Xavier était à bout de nerfs ! L’année avait été plus que difficile. Trop de boulot. Des tracasseries administratives incessantes. On avait essayé de le tuer en l’écrasant. La naissance de son fils prévue pour les jours (les heures ?) à venir l’occupait à plein temps. Alors, une affaire comme celle-là, maintenant ! Non merci. Ce n’était pas du tout ce dont il avait besoin.

Dans le vent, le froid et les bourrasques de neige, les statues de marbre du parc du château, couvertes d’un voile noir d’hivernage, veillaient, sinistres, sur le canal. Une innocente inconnue********protégeant son enfant, un aigle défendant sa proie********… Drôle d’ambiance. Et dire qu’il lui restait une de ces formalités qu’il adorait traiter : prévenir le procureur de la République de l’ouverture de l’enquête.

–Allo, Gilles ! C’est Xavier (…) Ouais, joyeux Noël à vous aussi (…) Enfin, joyeux, façon de parler (…) Un cadavre dans le canal (…) Pour de vrai (…) OK on se met au boulot (…)

–En début de semaine, je transmettrai ce que vous aurez à un juge d’instruction (…) D’ici là, vous bossez comme vous l’entendez, vous êtes en flagrance. Et encore joyeux Noël, conclut le procureur, Gilles Capeville.

******** « Locomotive Breath » : titre du groupe Jethro Tull, sur leur album « Aqualung » sorti en 1971. Le flûtiste et leader du groupe, Ian Anderson, y interprète un long solo de flûte.

******** Geneviève de Brabant : une sculpture d’Etienne-Hippolyte Maindron datant de 1859 posée en limite du grand parterre dominant le canal.

******** Aigle défendant sa proie : sculpture en bronze d’Auguste Nicolas Cain en 1853. Une œuvre de commande de l’État.

5 DÉGEL

Chez Maïa, l’orage était presque passé. Ou peut-être était-on dans l’œil du cyclone ? Jules et Jim avaient évité la fessée promise devant le commandant des pompiers. Mais ils savaient l’un comme l’autre qu’ils ne perdaient rien pour attendre. Quand leur mère serait remise de ses émotions, ils auraient droit à une punition à la hauteur de leur bêtise. Pour l’instant, ils étaient sauvés par la trêve de Noël. Mieux, ils étaient l’attraction de la soirée, le centre de toutes les attentions.

Dans l’attente de Xavier, les verres avaient été servis. Chacun avait ses habitudes dans ce salon qui les accueillait si souvent, pour le boulot comme pour les rencontres amicales. Champagne pour tout le monde, excepté pour les deux patineurs et pour Sofia qui trônait avec son ventre imposant au milieu du canapé. Tant que le commandant n’était pas de retour avec des informations complètes et précises, Jules et Jim ne s’attardaient pas trop sur les détails de leur découverte. Au chaud dans leur salon, entourés des amis de leur mère, ils en venaient presque à douter de ce qu’ils avaientvu.

Marie, la compagne de Maïa, elle aussi capitaine de police, avait été en poste à Paris dans le 10e arrondissement avant d’être mutée à Fontainebleau.

–Les cadavres dans le canal Saint-Martin, c’était devenu banal les dernières années. Beuveries, règlements de compte, pas une semaine sans que l’on aille à la pêche.

–S’il vous plait, vous n’avez rien de plus gai à me raconter ! Sofia, mal à l’aise sur son canapé, n’était pas d’humeur à entendre les sordides histoires qui font le quotidien des commissariats. Demain, c’est Noël, c’est la fête, oubliez vos macchabées de merde et laissez-les pourrir là où ils sont. Ils n’ont qu’à bouffer les nénuphars par la racine.

Sofia parlait français avec un délicieux accent grec qui faisait fondre Xavier. Si elle avait appris toutes les subtilités grammaticales de la langue pour enchaîner les phrases les plus complexes, elle avait aussi acquis tous les excès argotiques. Maïa et ses amis n’arrivaient pas à s’habituer à entendre sortir de cette délicieuse personne de telles outrances. Lorsque l’on connaissait Sofia, l’expression « Aller se faire voir chez les Grecs » prenait tout sonsens.

Pour faire diversion, Jean-Philippe, consultant occasionnel de la police, et sa compagne Rosa, jeune veuve gitane en rupture avec son clan, racontèrent la semaine de vacances qu’ils venaient de prendre dans une île lointaine. Une conversation autrement plus gaie et animée, emplie de soleil, de sorties en bateau à voile et d’excursions à cheval. La belle vie ! Jean-Philippe passa sous silence les séances de plongée sous-marine pour éviter de ramener les recherches en cours au cœur des conversations. Il évita également de raconter tout ce qu’il savait sur de précédentes noyades dans le canal. Du temps où il s’ennuyait à cent sous de l’heure comme stagiaire au commissariat, il avait découvert toutes les affaires sordides de la circonscription.

Depuis sa rencontre avec Rosa, quelque six mois auparavant, Jean-Philippe avait entamé une étonnante mue. Sortant de son cocon d’adolescent attardé de bonne famille, il faisait sa route vers sa nouvelle stature d’homme. Pas encore totalement accompli ni vraiment mûr, mais chaque jour un peu plus imposant. Une (r)évolution qui heureusement se faisait en conservant intactes les valeurs héritées de son éducation vieille France. La vie quotidienne de ce fils de famille aux côtés d’une jeune gitane bannie par son clan offrait son lot de quiproquos et situations cocasses. Des leçons accélérées de maturité.

Jean-Philippe, qui s’apprêtait à sortir ses meilleurs clichés de vacances, fut interrompu dans son discours d’agent de voyage improvisé par l’arrivée de Xavier, le regard mauvais, qui venait d’entrer dans l’appartement. Maïa lui tendit un verre de Scallywag********, du single malt anglais. Une potion qui jusqu’alors avait le don de lui redonner le sourire. Il fallut au moins trois gorgées pour qu’il commence à se dérider et donner des nouvelles que tous — sauf Sofia — attendaient. Ce fut pourtant à elle qu’il s’adressa en premier.

–Sofia, tu vas pouvoir manger pour deux ce soir. Je dois repartir, annonça Xavier en vidant d’un trait le fond de son verre.

Le bruit des glaçons qui tintaient solitaires au fond du verre ne suffirent pas à remplir le silence qui suivit.

–Gamo to soy sou********, Sofia, dans certains cas, préférait jurer en grec, ce qui évitait de trop plomber l’ambiance.

–Jules et Jim, vous auriez pu choisir un autre jour pour vos conneries. Il y avait bien un corps sous la glace dans le canal. Il est à l’institut médico-légal et on ouvre une procédure pour meurtre. Maïa, sers-moi un autre verre, s’il te plait.

Xavier passa sous silence les détails sur l’âge de la victime, les cicatrices et les premiers éléments de l’enquête. Se rappelant ses obligations de futur père, il se tourna vers Sofia.

–Il est vingt heures, dans deux heures j’aurai fini et je reviens te chercher. On rentrera à la maison et on ne bougeraplus.

Un rapide baiser à la future maman qui faisait désormais ouvertement la gueule et Xavier, le convive, laissa la place à Xavier, le commandant de police qui s’éclipsa sans autre forme de politesse, laissant la soirée se poursuivre. Sans lui !

Il se l’était promis. L’avait assuré à Sofia. Ne plus jamais se laisser bouffer par ce boulot qui chamboule les plans au dernier moment et pourrit la vie des familles les plus solides. Et voilà que ça recommençait. Au pire moment. Une fois dans sa voiture, il retrouva la compagnie de Ian Gillan, Jon Lord et Ritchie Blackmore lancés dans les dix minutes torrides de « Child in Time »********. Xavier était tombé dans le rock britannique des années 1970, comme Obélix dans la potion magique. Comme le tailleur de menhirs, Xavier ne pouvait plus s’en passer. Mais lui avait le droit d’écouter sa potion magique.

L’humeur du moment n’était pas au gros rock qui tache. Malgré les contraintes, les emmerdements constants, il sentait l’excitation qui le gagnait, la magie d’une nouvelle affaire, l’appel du danger, de l’inconnu.