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Ne lisez pas ce livre, vous ne lui plairez pas. Il doit être publié mais n'a pas vocation à être lu. Pas par vous. Cet avertissement n'est ni une insulte ni une marque de mépris envers votre personne. Il désire simplement vous éviter de perdre une poignée d'heures sur le peu de temps qu'il vous reste à vivre. Chaque minute est un pas de plus vers l'au-delà ou le néant. Parfois, entre de mauvaises mains, les heures peuvent compter double...
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Seitenzahl: 481
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Du même auteur :
Viva Angelina, Éditions Brumerge, 2017
Cycle du Cimetière :
Le Cimetière, Éditions Brumerge, 2013
La Sorcière, Éditions Brumerge, 2018
Des nouvelles de la famille, Éditions Brumerge, 2018
Cycle de Babel :
La Fuite, Éditions BoD, 2022
Remerciements à Julien Raynaud
À Jeff, qui nous a fait un étrange poison d’avril
« On prend un lecteur par la main et on l’emmène lentement à l’endroit où on la lui tranchera »
Élizabeth Witchell
« Suis-je le gardien de mon frère ? »
Genèse 4 : 9
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Épilogue
Arnold Guérin, dit Nono le pharmaco, a commencé sa carrière en milieu d’adolescence. Au début, c’était simplement pour payer sa conso. Il vendait quelques barrettes de hasch aux ados de Saint-Velin-le-Vieux, une commune d’environ huit mille habitants, banlieue résidentielle à une demi-heure de la métropole. Le temps des vaches maigres, à gratter une boulette sur un dix grammes, à faire le tour des parcs certains soirs juste pour avoir de quoi s’enfiler un pétard avant d’aller se pieuter, à fumer des bédos coupés à la paraffine voire au pneu en périodes de grosses galères. Surtout à la fin du printemps, lorsque les flics venaient choper un ou deux dealers afin que tous les autres se fassent discrets durant l’été. Par le jeu des connaissances, il finit par obtenir une qualité bien supérieure à ce que l’on pouvait trouver dans sa ville. Rapidement, il augmenta ses ventes et devint le fournisseur de ceux qui, comme lui peu de temps auparavant, n’étaient pas loin de faire du porte-à-porte pour tenter de fourguer un gramme ou deux. Une étape de sa vie assez heureuse, peut-être la seule… Il avait toujours de quoi fumer et n’avait plus à chercher le client. La découverte des festivals lui offrit un univers totalement nouveau et exotique, une multitude d’univers… Le LSD, l’ecstasy, la cocaïne, les amphéts, chacun d’eux possédait tout un monde à explorer. Paradoxalement, il recommença à s’intéresser aux divagations de ses professeurs. Jusque-là, il prenait le lycée pour une colo où il était facile de trouver des clients, voire de les fabriquer lorsque ces derniers n’avaient jamais fumé. La découverte des prods redonna tout son intérêt au cours de chimie et malgré ce qu’il s’envoyait sous la langue, dans les poumons et les narines, il poursuivit des études de biochimie. C’est durant cette période que sa conscience dût décider de lui faire explorer les bas-fonds de la psyché. La paranoïa vint lentement s’installer. Une pensée par-ci, par-là, une intuition légèrement déviée, une soirée où un mec sentait le flic à plein nez… La consommation de drogue combinée à la revente est un bon carburant pour ce genre de problème… Il avait largement diversifié son catalogue et commençait à se faire pas mal d’argent. Ça aurait pu être chouette s’il n’avait pas toujours l’impression d’être suivi, de voir des stups partout, de se demander si ses amis pouvaient être des indics. Après tout, il suffisait qu’ils se fassent choper sans rien dire à personne et deviennent des balances pour éviter la taule. Seules les études lui permettaient encore de maintenir sa conscience dans un semblant de réalité. Il voulait absolument apprendre à fabriquer ces tickets pour l’autre monde, où les choses ne sont plus ce qu’elles paraissent être, changent de couleur et de formes, où l’on devient tout puissant, empli d’amour, artiste et magicien, où l’on comprend le langage des elfes et des esprits malins en prenant garde de ne pas se laisser enfermer dans leurs pièges. Il se concentra sur ses cours et sortit de moins en moins. La paranoïa l’éloigna de toutes ses connaissances et seule une poignée de fidèles clients avait la permission de venir acheter sa came. À l’heure où les étudiants angoissés attendent les résultats de leurs partiels, il fabriquait déjà, dans son labo de fortune, des produits d’une qualité balayant toute concurrence.
Les liasses de billets s’accumulaient et par crainte d’être trop exposé, il se rendit propriétaire d’une vieille bicoque en pleine campagne, isolée au milieu des champs et des bois. Une ancienne ferme oubliée par le temps, ne figurant même pas sur le cadastre, avec un chemin de terre obstruée par les buissons pour unique accès. Nono eut l’impression d’avoir le plus beau cadeau de Noël dont il put rêver. Deux chambres et une grande pièce servant de cuisine mais surtout, une cave de quarante-cinq mètres carrés. On y accédait par un escalier derrière la maison. Il boucha l’entrée et scia le plancher pour fabriquer une trappe qu’il dissimulerait sous un tapis. C’était idiot, il le savait, on voyait ça dans la plupart des films mais il ne pouvait pas faire venir un ingénieur pour fabriquer un passage secret. De toute façon, sa parano était plus fine que n’importe quelle cachette et il lui était impossible d’en imaginer une où il se sentirait en sécurité. Tout se paie dans l’univers et c’était le prix pour exercer son Art. Il ne trouverait jamais la paix, n’aurait jamais le plaisir de s’exposer au monde en fumant de gros cigares, roulant dans de belles voitures, serrant la main du maire, paradant avec l’élite de la société et toutes ces niaiseries dont il n’avait cure. Il deviendrait le plus grand génie de la chimie parallèle, celui dont les travaux sauraient réunir science et plaisir, un humaniste en somme. Au-delà des commandes régulières, il travaillait sur une drogue ne provoquant aucune dépendance ni déficience, sans avoir les effets aussi dévastateurs que le LSD ou aussi niais que l’ecsta. Un mélange de coke et de psilocybine, un chouïa de mescaline et une goutte d’opiacé pour équilibrer la coca. Une drogue qui rendrait les gens normaux, selon ses normes assez particulières. Une fois son labo installé dans la cave, il décupla sa production et forcement, attira l’œil de la mafia, curieuse de connaître l’artisan dont tout le monde cherchait la came. La rencontre fut brève. O’Nowel, le parrain gérant une grande partie du business dans le pays, se rendit assez vite compte de la schizophrénie du gamin. Il sut jouer les bonnes cartes et se le mit dans la poche. Désormais, il achètera toute la production de Nono, peu importe la quantité, et Nono ne verra jamais personne excepté deux hommes, toujours les mêmes, venant apporter l’argent et prendre le matos. Ne plus avoir de contact avec les clients, bien que réduit au minimum, fut un soulagement intense et forcement, une aubaine pareille ne pouvait se refuser. Les plus aisés allaient goûter sa drogue et l’encenser sans risque de voir un indic venir le balancer. Il accepta avec enthousiasme et commença une vie assez paisible, bien que solitaire. Seul, au milieu des ballons et des becs Bunsen, la parano devint sa maîtresse. Elle le taraudait, l’engueulait, le travaillait au corps pour détruire sa confiance. Il avait laissé un vieux mafieux faire de lui une pute, lui l’Artiste, le génie de la psychotropie, le Michel Ange du plaisir…
— Un jour, ils viendront avec des chimistes et ils te feront parler. Ils t’arracheront les ongles puis ils t’enlèveront la peau, avant de te découper tout doucement. Tu ne pourras pas résister, tu leur donneras tous tes secrets et alors tu ne leur serviras plus à rien. Fais-moi confiance Arnold, ils vont te crever. Moi j’ai toujours été là pour toi, je t’ai protégé, je t’ai montré les salauds qui voulaient te niquer. Je suis ton ange gardien, je t’aime et personne n’a la connaissance pour mieux te garder. Ils vont te tuer et surtout ils vont voler ton art…
Elle n’avait pas tort, tout le monde finit par se faire baiser dans ce milieu. Il demanda aux deux gars venant chercher la prod de lui fournir des grenades. Le mois d’après, il piégeait la porte d’entrée et les fenêtres de sa maison.
— Imbécile, tu les laisses entrer, à quoi servent tes pièges ?
C’est chiant d’avoir une compagne aussi perspicace. Il a demandé des mines et les a disposées sur tout son terrain. Désormais, ils viendraient en voiture à la limite de sa propriété pour faire l’échange. Sa maîtresse semblait satisfaite. Malgré sa clairvoyance, elle n’avait pas prévu les conséquences de son emprise. Nono ne se droguait quasiment plus, il fumait quelques pétards mais ramenait de plus en plus de bouteilles d’alcool à la maison. Elle allait devoir gérer, cette drogue n’ouvrait pas les mêmes portes et il lui faudrait un peu de temps pour s’y engouffrer. C’est à cette période que Nono ressentit tout le poids de la solitude et décida, malgré les remontrances de son âme sœur, de prendre sa voiture pour aller boire un verre au Riverstale, un bistrot tranquille du quinzième. Il prit une cuite, bienheureux d’être enfin seul. C’est drôle comme l’on peut apprécier la présence des autres lorsque l’on n’a personne dans la tête à radoter sans cesse les mêmes avertissements. Ça lui a beaucoup plu. Il revint au Riverstale deux ou trois fois par semaine. Toujours assis à une table, dans un coin de la salle, buvant de la vodka ou du whisky, selon l’humeur. Lorsqu’un type ou une nana, un peu éméché, venait lui parler, ça ne durait pas longtemps. La plupart des clients le voyaient comme un paumé sans intérêt, mal dans sa peau. O’Nowel a proposé un rendezvous avec Tarval, pour après-demain. Tarval bosse sur l’international et il fera de lui le chimiste le plus connu au monde. Chimiste ? Bande de crétins ! Ils ne comprendront jamais rien…
Ce matin, peu après l’aube, rentrant d’une nuit trop chargée, Nono s’est fait sauter. La maison, le terrain, tout n’est qu’un champ de ruine. Il n’est même pas certain que les experts puissent déterminer si c’est une mine ou la porte d’entrée qui se déclencha en premier, vu le nombre d’explosifs sur les lieux. Nono s’en est allé au paradis des paranos et aucun moyen de savoir si Tarval était déjà en ville.
Le téléphone sonna.
— Caritas, j’écoute !
— Salut, c’est Billy, t’es encore au bureau à cette heure ?
— Ouais, j’me morfonds sur le dossier d’un abruti qui vient de bousiller ma meilleure piste.
— Il t’a planté ?
— Il est mort ce con !
— Ah, désolé… J’ai peut-être de quoi te redonner le sourire, Malgoff s’est fait buter !
— C’est une blague ?
— Pas pour lui. J’ai son cadavre sous les yeux. Une balle dans la tête.
— T’es où ?
— Chez sa rombière, au huit, rue du docteur Douez, dans le sixième. C’est la rue qui part de…
— Je connais, le coupa-t-il. Touche à rien, j’arrive !
Caritas se précipita hors de son bureau sans éteindre lumière ni ventilateur. Il passa la porte du commissariat et se dirigea à grandes enjambées vers sa voiture garée sur le parking du poste. La nuit était agréable, le thermomètre descendait au-dessous des trente degrés. La canicule sévissait depuis une quinzaine, un temps à ne pas mettre un vieux dehors. On pouvait tenir au bureau, les ventilos à fond, avec un son de soufflerie qui finissait par taper sur le système, mais à l’extérieur, cela devenait difficile de faire quoique ce soit. Le mercure oscillait entre quarante et quarante-cinq, cherchant sans doute à battre des records. La plupart des gens restaient enfermés lorsqu’ils le pouvaient. Ceux qui travaillaient en plein air commençaient plus tôt et avaient droit à une pause de plusieurs heures en milieu de journée.
Au bout de la rue Daïnon, il prit l’avenue Léon de Pella et la suivit pour traverser les deux arrondissements le séparant du sixième. Les vitres grandes ouvertes, un léger courant d’air tiède offrait un semblant de fraîcheur. Son esprit voulait profiter du plaisir d’apprendre la mort de Malgoff. Une ordure de moins sur Terre, que Dieu fasse pleurer son âme ! À cette heure, il n’y avait quasiment personne sur la route, inutile de mettre le gyrophare. Il ralentit en passant dans le quartier de la Ruche, observant les badauds et les affiches des dizaines de peep-show, bars à putes, salons de massages, cinémas pour adultes et autres réjouissances s’étalant sur près d’un kilomètre. Les montages photos grands formats proposaient toutes sortes de prestations, de la call-girl trois étoiles au vieux gigolo sado-maso. Les néons multicolores des enseignes illuminaient la nuit de clignotements obscènes. Le seul endroit de la ville où les trottoirs restaient fréquentés du coucher au lever du soleil. Bientôt, une guerre sans pitié risquait de venir perturber cette effervescence de foutre et de nonchalance…
Malgoff tenait tout cela d’une main de fer dans un gant de banquier. Du premier au dix-septième arrondissement, on ne pouvait trouver le moindre tapin échappant à sa gabelle. Les seules personnes en dehors de son réseau étaient les travailleurs et travailleuses à domicile, les temps partiels, histoire de se mettre un peu de beurre dans les épinards et un peu d’héro dans les veines. Ceux-là, il ne les emmerdait jamais. « La plupart du temps, c’est pour nourrir leurs gosses », disait-il, « La famille, c’est sacré ! ». L’enflure ! Ça ne le dérangeait pas de faire enlever un môme par les services sociaux lorsqu’une mère avait des envies de reconversion professionnelle. Même usées, il continuait à les faire bosser en tant qu’instructrices. Il avait ouvert des centres de formation, sous le terme officiel « d’Agent(e) Accueil-Bien-être » et décernait un diplôme à la fin de l’année. Lors d’un procès retentissant, son avocat réussit à faire reconnaître le sexe comme un des éléments essentiels du bien-être. Le juge sur cette affaire, tout comme le procureur, était client de longue date. Il s’agissait simplement d’une formalité médiatisée à outrance. Malgré de nombreuses tentatives, on ne réussit jamais à le coincer. Vices de procédure, témoins devenus soudainement amnésiques ou disparaissant avant même de connaître la date du procès, dossier volatilisé mystérieusement dans le bureau du proc… Sa clientèle de haute qualité lui garantissait une totale impunité. Dans cette ville, la mafia avait plus d’indics et d’amis chez les flics, les politiques et les magistrats que la police n’en avait chez eux, au point de ne plus savoir qui on avait le droit d’arrêter ou non.
La nouvelle de sa mort allait provoquer un tremblement de terre dans le milieu. Ils allaient être nombreux à tenter de reprendre le business. Les Russes, les Albanais, les frères Ghyka ou encore la famille Kloos, qui contrôle la prostitution dans tout le sud du pays. Caritas redoutait une guerre des gangs mettant la Ruche à feu et à sang. Ils pouvaient bien s’entre-tuer, cela ne lui posait aucun problème, mais ce n’était pas le cas de son boss qui devrait rendre des comptes aux politicards véreux de cette ville pourrie. Ils ont les mains dans la merde à longueur de journée et font semblant de s’offusquer lorsqu’un règlement de compte tourne au carnage. Caritas n’était pas naïf, il connaissait assez bien leur manège. On s’indigne devant les journalistes, le peuple n’aime pas la violence, alors on fait semblant d’être touché et l’on continue à palper notre commission. Peu importe qui dirige le commerce du sexe, de la drogue, des tripots et paris clandestins, du moment qu’ils versent leur part et évitent de se flinguer en public, tout va bien. Hector Malgoff dessoudé, ça changeait la donne. Il imaginait déjà les explosions et l’horreur répandue en lambeaux sur les trottoirs, les bâtiments en feu et son boss hurlant sur tout le commissariat pour ordonner de stopper ce conflit par tous les moyens possibles. Tous les moyens possibles ? Facile, pensa-t-il. On appelle les brigades d’interventions et l’on bute tous les membres de chaque famille mafieuse. On en laisse une seule vivante, tiré au sort, qui aura le monopole sur tout le business illégal. Ainsi, plus de guerre, plus de règlement de compte, et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes hypocrites. Évidemment, jamais son boss, ni le maire, ni aucun autre élu ne validera une solution aussi radicale…
Il quitta l’avenue pour s’engouffrer dans le sixième arrondissement, bifurqua plusieurs fois dans les ruelles avant d’arriver au bout de celle du docteur Douez. Sur un espace recouvrant une dizaine de rues, toutes les maisons étaient identiques, collées les unes aux autres, deux étages avec un balcon en fer forgé au premier et un œil-de-bœuf au second, quatre fenêtres arborant une paire de volets verdâtres. Elles avaient été construites juste après la guerre, sur les ruines d’immeubles plus populaires, devenues aujourd’hui, un quartier de classe moyenne. Juste assez riche pour dénigrer la populace mais pas assez pour respirer l’air des sommets. Les derniers à croire que l’argent fait de vous quelqu’un, des médecins, des avocats, des cadres supérieurs… Peut-être les pires de tous…
Caritas se gara sur le trottoir en face du numéro huit. Deux bagnoles laissaient tourner leur gyrophare, projetant un peu de couleur sur la façade ocre des maisons. Il s’étonna de ne voir personne à l’entrée, ni de périmètre de sécurité. Ceci dit, il n’y avait pas une âme dans la rue, aucun badaud pour tenter de grappiller des infos. Ici, les habitants ont bien trop d’estime d’eux-mêmes pour s’autoriser ce genre de curiosité. La police dans leur quartier ? C’était presque une honte, ou tout du moins, une chose inavouable. Caritas monta les trois marches menant à la porte et entra. Dans le couloir assez étroit, aux murs dont la tapisserie représentait des fleurs de lys stylisées de couleur bordeaux sur fond jaune, ou renvoi de vinasse sur fond de bile, l’équipe de la scientifique cherchait des empreintes sur les meubles, les bibelots, la rampe d’escalier. La cuisine se trouvait juste à sa droite. Il aperçut Billy, les bras croisés, à demi assis sur le rebord de la fenêtre. Hormis le grand meuble contenant l’évier, la gazinière, le plan de travail, le frigo intégré, le lave-vaisselle et une multitude de placards, seules une table en merisier et sa paire de chaises assorties occupaient la pièce. Sur la table recouverte d’un napperon en dentelle blanche, une cafetière, un sucrier et deux mugs ornés d’un cœur semblaient perdre patience. Au sol, adossé au placard, Hector Malgoff gisait dans son peignoir, serein, les mains posées sur son ventre proéminent. Un filet de sang partant de son front, avait coulé le long de son visage, imbibé le peignoir et laissé une flaque sur les lattes blanches du parquet.
— Ah, te voilà !
Billy, le sourire aux lèvres, s’approcha pour serrer la main de Caritas. Toujours habillé très classe, il n’ôtait jamais son blazer malgré les températures intenables de la saison. Il avait une tête à faire de la pub pour un dentifrice ou du déodorant, une belle façade tentant désespérément de masquer son vide existentiel. Malheureusement, c’est assez courant, plus l’emballage est tape-à-l’œil et plus le colis est léger. Billy approchait de la quarantaine à grands pas et avait toujours été un flic assez médiocre. À se demander comment il avait pu devenir inspecteur. Caritas ne pouvait déterminer s’il le méprisait pour son incompétence ou sa malhonnêteté. Impossible de savoir quelle « qualité » surpassait l’autre. Ceci dit, en dehors des membres de son équipe, la probité restait assez rare dans ce métier.
— Vous avez quelque chose ?
— Que dalle ! Aucune trace, sans doute pas d’empreintes. Les gars cherchent encore mais on y croit plus. J’ai deux mecs partis interroger les voisins. À cette heure, si on ne tombe pas sur un insomniaque passant les nuits à espionner la rue, on n’aura rien. Ils se trouvaient à l’étage, à jouer avec leurs parties génitales. Aux environs d’une heure, Hector est descendu faire couler un café. Ne le voyant pas revenir, sa greluche est descendue et a trouvé le cadavre. Elle nous a appelées immédiatement. Il était 1 h 17 d’après le relevé. Lorsque je suis arrivé, moins d’une demi-heure plus tard, je l’ai reconnu et t’ai prévenu de suite. Selon moi, un type est entré par la porte, elle n’était pas fermée, lui a tiré une balle entre les deux yeux avant de ressortir tranquillement. Ça lui a pris quinze secondes, pas plus.
— Personne n’a entendu de coup de feu ?
— Non, certainement un silencieux.
— Et la nana ?
— Héléna Bovista, jeune, bandante, un petit air de sainte-nitouche qui devait plaire à ce gros enfoiré. Fille de bijoutier, naïve, elle ne se doute même pas qu’elle couchait avec le plus gros mac de la ville. Je n’ai pas pu en tirer grand-chose. On l’a emmené à l’hôpital pour lui filer des calmants. Au téléphone, elle était tellement choquée qu’ils ont eu tout le mal du monde à comprendre son adresse. Apparemment, Malgoff passait plus de temps dans son pieu que dans ses bordels. À se demander si elle n’est pas l’une de ses bâtardes.
— T’es vraiment tordu, Billy. Tu vois Hector baiser sa propre fille ?
— Avec lui, je m’attends à tout.
— C’était une merde, c’est vrai, mais là, t’exagères…
Caritas observa le corps de Malgoff
— Quinze secondes ? C’est le tueur qui lui a mis les mains dans cette position. Elle n’a pas entendu des bribes de conversations ?
— Pas que je sache, mais je te l’ai dit, elle n’était pas en état de répondre aux questions. On l’interrogera demain, lorsqu’elle aura repris ses esprits.
Caritas s’approcha du corps. La jolie tache pourpre sur le placard audessus de l’évier indiquait sa position au moment du tir. La balle a traversé la tête, laissant un trou dans la porte du vaisselier. Accroupi, le sourire aux lèvres, heureux qu’un bon samaritain ou une crevure quelconque ait pu enfin nous débarrasser de Malgoff, Caritas aperçut une chaînette autour du cou de la victime.
— Passe-moi ton stylo.
Billy sortit un Waterman de la poche intérieure de sa veste et lui tendit. À l’aide du stylo, il souleva délicatement la chaînette afin de faire émerger du peignoir un pendentif. Un crucifix, de la taille d’un demidoigt, où Jésus était cloué sur une sorte de dague dont le pommeau représentait un crâne et la lame une stalactite rouge.
— T’as vu ça ?
Billy s’approcha pour jeter un œil.
— Non, ça te parle ?
— Hector portant un crucifix, ce serait déjà anormal, mais un truc dans ce genre, ça m’étonne vraiment.
— Peut-être un cadeau de sa donzelle, répondit Billy.
— Je vois mal une sainte-nitouche offrir un truc aussi glauque. À moins que tu aies de la merde dans les yeux et qu’il s’agisse d’une gothique sado-maso jouant aux pucelles pour faire triquer son pervers.
— Bon, OK, ça vient pas d’elle.
Caritas resta les yeux fixés un long moment sur le pendentif. Une sensation étrange venait chahuter ses pensées, un air de déjà-vu émotionnel. Sans pouvoir mettre la main sur le moindre souvenir, il était persuadé de connaître ce bijou. Avoir ce genre de sentiment sur une scène de crime était devenu naturel, les taches de sang, l’ambiance du lieu, la position du cadavre… Là, c’était différent, jamais il ne l’avait ressenti à cause d’un objet. Ce crucifix, où l’avait-il déjà aperçu ? Dans un film, un livre, une brochure de journal errant dans les bas-fonds de son inconscient… ? Pas lors de l’une de ses enquêtes, il s’en souviendrait. Ses pensées creusaient dans toutes les directions sans parvenir à accrocher le début d’une piste. Cette sensation devenait oppressante et ne pas trouver la moindre empreinte mémorielle la rendait insupportable.
— T’es avec nous ? Si cette babiole te plaît, prends-la ! C’est pas moi qui vais te dire quoi que ce soit. De toute façon, en enfer, il en aura pas besoin.
Caritas sortit soudain de ses pensées et revint dans la cuisine de miss Bovista.
— Demande à Francis de l’analyser le plus tôt possible demain matin. Hector ne portait jamais de bijou. Ça pourrait être une signature.
— Comme tu veux. Du coup, tu prends l’affaire ?
— J’aimerai bien mais Tarval est certainement en ville. Il avait rendezvous après-demain avec un type qui vient de mourir. Il va sans doute rester dans le coin un moment, histoire de gérer ses affaires. Je dois en profiter. Si je ne le chope pas maintenant, qui sait dans combien de temps il va refaire surface. Je te la laisse pour l’instant et tiens-moi au courant de tout ce que tu pourras trouver. Si je me fais Tarval assez rapidement, je te rejoins sur ce coup.
— Ça marche. Tu as une idée de qui aurait voulu le buter ? Excepté toutes les familles de la ville, évidemment.
— C’est bien le problème. Ils lorgnaient tous sur son business mais ne voulaient pas risquer de tout perdre en déclenchant une guerre ouverte. Aucune famille n’est assez puissante pour mater les autres et flinguer Hector, ça va foutre un sacré bordel. Ils vont tous se poser la même question que toi. L’assassin ou le commanditaire vient d’envoyer un message à toute la ville et si l’on ne découvre pas rapidement le coupable, nous allons bientôt ramasser des cadavres à la pelle.
— Justement, j’aurai bien besoin d’un coup de main.
— T’inquiètes, Tarval ne reste jamais longtemps lors de ses séjours ici. Je le chope et je m’occupe de cette affaire avec toi.
Caritas fit un tour d’horizon dans la cuisine, inspecta les mugs vides, la cafetière.
— Rien d’intéressant à l’étage ?
— Non, au premier, la chambre d’une nana friquée avec des goûts de chiotte et au second, une pièce servant de bibliothèque.
— Quelle merde… Je vais y aller. Quand le légiste sera passé, s’il trouve la moindre chose, tu m’appelles chez moi pour me prévenir.
— C’est Alexa d’astreinte ce soir. Le temps qu’elle bouge son cul du lit, se fasse belle et traverse la moitié de la ville, tu seras déjà au bureau.
— Il y a des chances, répondit-il en souriant. Bon courage.
— Merci, à plus.
Caritas sortit de la maison et inspecta la rue, essayant d’imaginer une personne venir se garer tout proche, entrer, tirer et ressortir, ni vu ni connu. Un quartier idéal pour un meurtre, on ne risque pas de croiser quelqu’un après minuit. Il monta dans sa voiture et rentra chez lui.
Au troisième étage d’un vieux bâtiment de la rue Laboa, proche du parc des Antonymes, dans le cinquième arrondissement, son appartement était d’une sobriété à toute épreuve. Une chambre, une cuisine donnant sur un petit salon, salle de bain avec W.C. et un grand cagibi servant de bureau.
À peine entré, une chaleur étouffante le mit en sueur. Il ôta sa chemise, ouvrit la grande fenêtre du salon, fit de même avec celle de la chambre, laissant la porte ouverte pour tenter de créer un courant d’air, puis s’accouda à la rambarde de son mini balcon. Il prit une grande bouffée d’air tiède avant de s’allumer une cigarette. Son quartier était bâti sur une colline et de sa position, les lumières de la mégapole s’étendaient sous ses yeux. D’autant qu’il s’en souvienne, il avait toujours aimé cette ville, bien que cet amour s’accompagnât d’un sentiment de culpabilité. N’était-ce pas une preuve de déchéance que d’apprécier ainsi un réservoir à damnés ? Les étoiles tombées du Ciel illuminaient avec fierté les ténèbres de ce lieu oublié des anges. Perdu dans une nuit sans fin, il avait l’impression de n’avoir jamais rien connu d’autre. Il est bien possible que ce soit le cas, se dit-il en tirant une dernière latte. D’une pichenette, il envoya le mégot dans les airs, observa tranquillement le petit point rouge tournoyer avant de disparaître en se rapprochant du sol puis rentra dans le salon. Le type de l’agence lui avait vendu ça comme l’occase du siècle, à dix minutes du centre, bien isolé, refait à neuf pour un prix dérisoire comparé aux tarifs du quartier. Il aurait vendu une dépendance à un camé. « Bien isolé, mon cul ! ». Caritas détestait ces métiers d’escrocs, agents immobiliers, assureurs, banquiers, médecins… La liste semblant infinie, il préféra penser à autre chose et ouvrit le frigo famélique dans l’espoir de trouver des restes à grignoter. Il sortit une assiette de rôti de porc bleuté entouré de rondelles de cornichons sèches qu’il vida directement dans la poubelle. Il mangeait rarement chez lui, d’ailleurs, il ne se souvenait même plus du jour où il avait entamé ces tranches de rôti. Caritas fouilla le placard au-dessus de l’évier et mit la main sur un paquet de biscuits au chocolat. Tout en ouvrant le paquet, il s’écroula sur son canapé et alluma la télé. Les murs ne portaient aucune décoration, pas de tableaux, ni affiche, ni même une simple pendule égrenant les secondes d’un tic monotone. Outre le fauteuil, le meuble télé et la chaîne hi-fi entourée de trois tours range-CD remplis à ras bord, une table basse trop propre, supportant un cendrier trop plein, s’ennuyait devant les émissions soporifiques diffusées à cette heure de la nuit. Dans la cuisine, un vaisselier comblait son obsolescence avec deux ou trois paquets de nourriture lyophilisée, une bouteille de tequila pratiquement vide et une boîte de conserve. La chambre, en plus du lit, avait tout de même eu le droit à une armoire pour accueillir les vêtements. Pas de bibelot, pas de paperasse, l’appart semblait plus impersonnel qu’un logement témoin. En cherchant bien, il fallait ouvrir la porte du bureau pour trouver une pile de dossiers parfaitement rangée aux côtés d’une lampe de chevet. Caritas grignota devant un documentaire sur le Kenya, puis, ennuyé, il zappa et tomba sur la rediff d’un match de curling. Il adorait ce sport. Observer le contraste entre le zen du lanceur de pierre et la frénésie des balayeurs, c’est exactement ce qu’il ressentait à ce moment. La joie de savoir Malgoff au neuvième cercle des enfers et en même temps, le regret d’avoir perdu la piste de Tarval. Il coupa le son de la télé, alluma la chaîne hi-fi et lança les Gymnopédies d’Erik Satie, musique idéale pour accompagner une partie de curling. Puis, affalé dans son fauteuil, il termina le paquet de biscuits en se laissant bercer par les notes de piano, essayant pour un bref moment d’oublier le boulot…
L’orage avait fini par éclater. La bibliothèque plongée dans la pénombre laissait planer une odeur d’humidité. À travers la fenêtre, on percevait seulement les longues traînées de pluie dans un ciel plus sombre que l’ennui. Par intermittence, un éclair venait cracher sa lumière blanche, illuminant les centaines de livres serrés les uns contre les autres sur les rayonnages. L’immense salle paraissait vide, excepté cette jeune fille aux cheveux longs, installée à une table, éclairée faiblement par une petite lampe. Il s’approcha lentement, des effluves de papier moisi s’insinuaient dans ses narines, laissant un goût putride au fond de sa gorge. Prenant garde de ne faire aucun bruit ni buter sur une chaise ou une table se jouant de la semi-obscurité, il se retrouva juste devant l’inconnue vêtue d’un pull à col roulé mauve et d’un jean délavé. Elle étudiait un livre ancien, assez épais, dont les feuilles de parchemin se voyaient jaunies par le temps et l’usure des regards curieux. Elle leva la tête vers lui en refermant le grimoire d’un geste vif. La couverture noire, craquelée, faite certainement de peau, semblait respirer. Elle enflait par endroit avant de dégonfler, comme le ferait le corps d’un petit animal que l’on sert trop fort dans la main. Gravé dans le cuir, le mot « Yamchalt », en lettres rouges, surmontait l’empreinte d’un crucifix dont la croix représentait une dague. Lorsqu’il revint sur le visage de la fille, assez mignonne, les yeux verts, elle esquissa un sourire et dévoila une paire de gencives dépourvues de dents. Surpris et mal à l’aise, il recula en trébuchant. Un éclair vint illuminer le fond de la bibliothèque où il crut percevoir, appuyé sur un bâton, la silhouette d’une vieille le montrant du doigt. Du coin le plus noir de la pièce surgit un hurlement.
Il se réveilla en poussant un cri, le corps ruisselant de sueur. D’un geste machinal, les yeux à demi ouverts, il regarda sa montre. 7 h 15. Il lui fallut un bon moment avant de reprendre ses esprits, les sensations du rêve refusant de le quitter aussi brusquement. Il se leva et fit couler un café, le temps de se raser et prendre une douche. Il enfourna ses vêtements de la veille dans la gueule béante de la machine à laver, se vêtit de ceux pendant sur l’étendoir et alla se servir une tasse. Installé sur le fauteuil, une clope au bec, un arabica, l’esprit encore suffisamment vaseux pour ne pas se souvenir du monde et de la condition misérable de ses congénères, il savourait à petite gorgée son nectar. Le meilleur moment de la journée, une cigarette, un kawa, la sensation d’être seul dans l’univers, dans un appartement flottant au milieu de l’espace infini. Malheureusement, aujourd’hui, le cauchemar restait accroché à son âme et lui gâchait ce plaisir. Toujours le même, la bibliothèque, la jeune fille au col roulé, l’odeur putride des livres. Ni la douche ni le café n’étaient parvenus à l’effacer, sans compter la fatigue due au manque de sommeil… Caritas écrasa le mégot et se resservit une tasse. Lentement, ses méninges recommencèrent à fonctionner. Tarval était certainement en ville, il devait le trouver rapidement avant qu’il ne se fasse la belle une fois de plus. Inutile d’appeler tous les indics, ce serait trop long et Tarval serait prévenu bien avant lui. Il n’avait pas non plus les moyens et le personnel pour mettre tous ses contacts connus sous surveillance. Il alluma une nouvelle cigarette, aspira une bouffée puis ferma les yeux. Réfléchis… Il peut avoir une multitude de planques ou loger chez un complice. Réfléchis… Soudain, un visage lui apparut à l’esprit, une évidence, une espèce de joker oublié sous le tapis, Rapha ! Il ouvrit les yeux et eut le temps de voir la cendre tomber sur sa chemise. Si un type pouvait trouver Tarval en moins de trois jours, c’était lui. Caritas se pencha pour secouer sa chemise au-dessus du cendrier et sortit de chez lui.
En arrivant dans le hall, il croisa Mme Clotogre, la concierge de l’immeuble. Bigoudis en tête, elle fredonnait du Nana Mouskouri en terminant de passer la serpillière au rez-de-chaussée.
— Bonjour, monsieur, nous allons encore avoir une journée insupportable.
— Bonjour. En effet, il va encore faire chaud, répondit-il avec le sourire. Comment allez-vous ?
— Ma foi, je vais bien, si tant est qu’à mon âge on puisse aller bien…
Caritas ne poursuivit pas la conversation, il connaissait par cœur les jérémiades de la concierge, sur ses os douloureux, son petit-fils menant une mauvaise vie, sans parler des locataires du deuxième qui ne respectent pas son travail, lorsque ce n’est pas une inquiétude sur l’éventuelle séparation d’un couple de people…
Il prit sa voiture et partit en direction de Sainte-Vey, une banlieue mitoyenne de la ville. Trois quarts d’heure plus tard, il se garait devant un bâtiment de quinze étages. En sortant de la voiture, il aperçut un gamin d’une dizaine d’années, l’appela et lui tendit un billet de dix.
— Tu auras le double si lorsque je reviens, personne n’a touché à ma bagnole.
— Vous inquiétez pas m’sieur, je la quitterai pas des yeux.
Les immeubles ressemblaient à des Lego posés par un aveugle au milieu d’un terrain vague. Ici, tout était gris, les rues, les bâtiments, même le ciel était gris, bien qu’il n’y ait pas la trace du moindre petit nuage. Sur le pourtour des immeubles, l’on trouvait des semblants d’espaces verts ridicules. L’herbe, éparse et brûlée, priait pour ne plus repousser, les arbres faméliques maudissaient l’abruti ayant eu l’idée de les planter au milieu de ces amas de béton. Il s’approcha de la porte d’entrée de la tour A28 dont les murs extérieurs comme intérieurs étaient recouverts de graffitis. « Nique ta mere sa te fera des freres ». Caritas releva la pertinence du propos et entama la montée d’escalier. Au quatrième étage, il frappa à la porte. Après un instant, une femme vint ouvrir. Maigrichonne, les cheveux en carré, secs et cassants, des cernes à vexer un insomniaque, la peau bien trop blanche pour être saine, les yeux espiègles de celles qui ont fait de la route et une certaine tenue voulant mimer un semblant d’aristocratie.
— Caritas… Ça f’sait longtemps…
— Salut Marianne.
— Entre…
Il pénétra dans l’appartement, assez propre vu l’état du bâtiment. Elle le conduisit dans la cuisine donnant sur le salon, où une gamine d’environ douze ans regardait des dessins animés, allongée sur le canapé.
— Assieds-toi. Je suppose que tu cherches Rapha. Tu veux un café ?
— Oui et… oui.
Marianne posa une tasse sur la table et la remplit.
— Je vais pas pouvoir t’aider. Ça fait un mois qu’il n’est pas revenu. Il s’est trouvé une bourgeoise à plumer.
— Un mois ? Ça ne t’inquiète pas ? demanda-t-il en buvant une gorgée.
— Bof, j’ai l’habitude. Il va l’essorer à mort et une fois qu’il aura tout dépensé dans ses putains de bourrins à la con, il reviendra. Dans moins de trois semaines, il est de retour la queue entre les jambes. J’me fais pas de souci pour ça. Finalement, il a plus besoin de moi que le contraire.
— Tu sais où je peux le trouver ? C’est assez urgent.
— Pfff, va voir au Stewball, sinon p’t’être au Crin-Blanc.
Caritas tourna les yeux vers la gosse sur le canapé en réfléchissant à l’endroit le plus pertinent pour mettre la main sur Rapha.
— Elle te plaît ? Si tu veux, j’te fais un prix. Elle a des p’tites fesses plus rondes et sucrées que des melons bien mûrs.
Marianne se tourna vers le salon.
— Sophia, viens montrer ton derrière au monsieur !
La gamine se leva avec nonchalance et s’approcha de la cuisine en déboutonnant son pantalon.
— Eh, arrête ça ! gueula Caritas. Retourne devant la télé ! Et toi, me fais pas chier, tu sais que j’ai horreur de ces conneries ! dit-il à Marianne en essayant de se contenir.
— Eh, ça va, c’est pas comme si t’étais un étranger…
Sophia fit une moue interrogative et retourna s’affaler sur le canapé.
— T’es vraiment une connasse ! Je devrais te balancer aux services sociaux…
— Et après ? Elle ira en foyer ? Avec un peu de chance, son éduc sera pas assez con pour la foutre en cloque et si elle se suicide pas avant, lorsqu’elle sera majeure, elle se retrouvera sur le trottoir pour payer sa came. Elle est bien mieux avec moi. Au moins, ici, lorsqu’un éduc veut la toucher, il doit raquer.
Caritas ne répondit rien. Il avait envie de l’étrangler mais finalement, elle n’avait pas tort. C’était sûrement ce qui le perturbait le plus. Pauvre gosse… Peu importe ce qu’elle allait vivre en bien ou en mal, elle était foutue d’avance. Il ne croyait pas aux histoires de Karma ou aux autres justifications mystico-perchées, pourtant il savait qu’elle aurait une vie de merde. Quelle idée de venir sur Terre par le ventre d’un tapin toxico, une taptox comme ils les appellent au bureau. Quelle connerie a-t-elle faite dans l’autre monde pour payer un si lourd tribut ? Rien, peut-être… Il est possible qu’il n’y ait aucune raison à toutes ces saloperies. Le monde est un enfer et lui cherche désespérément l’absolution d’un Dieu inexistant… Quelle ironie… Il n’avait pas l’habitude d’éprouver de l’empathie pour les autres, mais parfois, sans raison apparente, il lui arrivait d’être touché lorsqu’il s’agissait d’un enfant. Pourtant, ce n’est rien de plus qu’un adulte miniature. L’innocence résiste comme elle peut les sept premières années puis s’enfuit le plus loin possible de toute présence humaine. Caritas n’avait pas le goût de finir son café. Il partit sans oser conseiller à Marianne d’être un peu plus… maternelle… femme… humaine ? Il ne savait plus…
Sortit de l’immeuble, il fit le tour de sa voiture pour vérifier que personne n’y avait touché puis tendit un billet de vingt au gamin.
— Merci, m’sieur, revenez quand vous voulez.
Le Stewball se trouvait proche de la porte des Panchoens, à deux rues du boulevard Crasselame, bien plus près que le Crin-Blanc. Il commencerait par celui-là. Les thermomètres poussaient déjà au-delà des trente-cinq et malgré la vitre ouverte, Caritas, coincé dans la circulation, ne roulait pas assez vite pour trouver un brin d’air vivifiant. Les klaxons chantaient, les automobilistes perdaient patience sous l’effet de cette chaleur amplifiée par les pare-brise. Après s’être rentré dedans, des types juste devant lui furent à deux doigts d’en venir aux mains. Il aurait bien mis le gyro mais ça ne l’avancerait pas à grand-chose, les rues étaient bondées, il n’allait tout de même pas rouler sur le trottoir. En nage, il trouva une place sur le boulevard et se rendit au bistrot à pied.
Le Stewball, un rendez-vous de turfistes, bookmakers et d’un tas d’escrocs à la petite semaine passionné par les chevaux et l’argent qu’ils te bouffent. Les courses étaient annulées pour cause de canicule mais ça ne les empêchait pas de venir passer la journée dans leur résidence secondaire. Caritas entra en jetant un regard rapide sur toute la salle. Deux ventilateurs géants remuaient l’air saturé de fumée. Rapha, en sueur, comme le reste de la clientèle, installé dans le fonds en compagnie de trois collègues, jouait une partie de belote. Caritas vint se placer devant le comptoir à peu près au milieu de la pièce et demanda d’une voie assez forte afin que tout le monde le remarque :
— Bonjour, je cherche la rue Malfer. Quelqu’un pourrait me l’indiquer ? Je crois qu’elle ne se trouve pas très loin.
Un petit vieux dont les doigts moites tachaient son journal, leva les yeux pour lui répondre.
— Tu prends à gauche en sortant et c’est au deuxième croisement à droite.
— C’est loin ?
— Non, cinq minutes. Au deuxième croisement, j’te dis.
— Je vous remercie.
Caritas sortit du bistrot et trouva un coin d’ombre à l’angle de la rue Malfer.
Vingt minutes plus tard, Rapha le rejoignait. Ils pénétrèrent dans le hall d’un immeuble.
— J’ai failli perdre patience.
— T’es complètement malade ? Tu veux que je me fasse buter ? s’énerva Rapha.
— Eh, reste tranquille ! Je ne suis pas venu à la table en sortant ma carte.
— C’est tout comme ! Y a écrit poulaga sur ton front. Ça nous piquait les yeux tellement tu sens le flic à trois kilomètres. Je ne sais même pas si j’ai assez attendu avant de te rejoindre sans éveiller de soupçon. Et t’as failli perdre patience ? Espèce de connard !
Caritas lui envoya une gifle qui le fit reculer jusqu’au mur.
— Écoute-moi, tas de merde ! J’ai pas le temps de jouer au jeune couple avec toi. Tarval est en ville. Il ne va pas rester longtemps. Tu as deux jours pour me donner une piste.
— J’ai pas de nouvelles de lui depuis des mois. Où t’as entendu qu’il était là ?
— T’occupes, je le sais.
— Tu t’es fait enfler. S’il était en ville, je le saurais.
— Et bien, renseigne-toi. S’il repart avant que tu ne m’aies donné des nouvelles, tu tombes pour le meurtre de Sitchin.
— Quoi ? Qu’est-ce tu racontes ? J’ai rien à voir avec Sitchin ?
— Je sais, mais j’ai retrouvé un paquet de clopes avec tes empreintes sur les lieux du crime.
— Fils de pute…
— Possible, j’en parlerai à ma mère. Si tu ne veux pas te retrouver les quinze prochaines années logé aux frais de la princesse, tu m’appelles avant le départ de Tarval. T’as deux jours, Rapha. Content de t’avoir vu.
Il ne pouvait pas faire grand-chose de plus. Il appellerait une paire d’indics une fois au bureau, histoire de mettre toutes les chances de son côté mais si Rapha ne le trouvait pas, Tarval n’était pas en ville.
Le labo de la scientifique se trouvait au sous-sol du poste de police. Caritas descendit directement dans le bureau de Francis, le chef de service. Ce dernier l’accueilli la bouche pleine d’un sandwich jambon fromage.
— Ah, voilà mon père Noël ! Entre, je t’en prie.
Francis était un bonhomme d’humeur assez étrange. Il restait toujours d’un sérieux exténuant, à croire que ce n’était pas un balai qu’il avait dans le cul, mais une tour de vingt étages, et d’un coup, au moment le moins opportun, il pouvait lâcher une réflexion ou une blague si crue que l’on se demandait toujours si une personne cachée derrière son imposante stature n’aurait pas imité sa voix. Il avait peut-être sucé un clown lorsqu’il était gosse et c’était resté en travers de la gorge de son inconscient. De temps en temps, le clown parvenait à sortir une connerie avant d’être refoulé au plus profond de ses abîmes psychiques. Il mesurait plus d’un mètre quatre-vingt-dix et devait avoisiner les cent trente kilos, dont une grande partie se concentrait entre les hanches et le thorax. Un collier de barbe grisonnante masquait l’émergence d’un double menton et ses rares cheveux rasés de près entouraient une calvitie datant sans doute d’une jeunesse oubliée. Malgré ce physique disgracieux, ses yeux pétillaient d’intelligence, de curiosité et de bienveillance. Caritas l’aimait beaucoup. Il aurait pu obtenir une chaire de professeur dans les universités les plus renommées du monde mais préférait tourner le dos à tous les honneurs pour mettre ses talents au service de la police. Francis posa son sandwich pour lui serrer la main avec un sourire extrêmement rare sur ce visage d’une sobriété à toute épreuve.
— Père Noël ?
— Tu as dit à Billy de m’envoyer le pendentif, n’est-ce pas ?
— En effet.
— J’ai envie de te prendre dans les bras. Je ne vais pas en dormir de la nuit.
— Heureux d’avoir pu te faire plaisir. Il est si spécial que ça ce bijou ?
— Spécial ? Viens, suis-moi.
Ils sortirent du bureau. Dans la salle, Andy et Séraphine, les deux assistants, s’affairaient autour d’une centrifugeuse. Francis conduisit Caritas devant un microscope électronique d’où il récupéra le pendentif.
— C’est un crucifix dont la croix a été remplacée par la représentation d’une dague, annonça-t-il fièrement.
— Oui, je vois.
— Tu vois ? Non, tu ne vois rien, car il n’existe pas, ou du moins, n’est pas censé exister.
Caritas attendit patiemment que Francis veuille bien lui donner des explications. Ce dernier observait l’objet comme s’il s’agissait de la pierre philosophale.
— Hum… Francis ?
— Oui, pardon. Ce pendentif m’hypnotise. Je suis dessus depuis mon arrivée ce matin et je vais de surprise en surprise.
— Je comprends mais si tu pouvais me faire partager ton enthousiasme, je ne serais pas contre, vu que j’ai aussi du boulot.
Le visage de Francis perdit immédiatement son sourire.
— Très bien. La chaîne est en fer assez commun, de facture artisanale et récente. Il m’est impossible, pour l’instant, d’en trouver l’origine. Le Jésus par contre me pose des problèmes. En fer également, recouvert de pigments d’origines végétales, certainement peint à la main il y a environ six mois. Là aussi, les pigments sont bien trop communs pour mener à une piste.
— Et alors, il est où ton problème ?
— Une seconde, j’y arrive. Je suis incapable de déterminer comment il a été fabriqué. Je n’ai trouvé aucune marque d’outil ni bavure, même microscopiques. Il n’a donc pas été taillé ni moulé.
— Au laser, c’est possible non ?
— Le laser laisse des marques révélées par le microscope. Là, il n’y a rien. C’est comme s’il avait poussé naturellement au sein d’une roche et aurait pris cette forme par une extraordinaire coïncidence. Un croyant penserait au miracle divin, c’est certain. Moi, je crois aux coïncidences, mais celle-là est un peu trop lourde à digérer.
— Il n’aurait pas été possible de le mouler tout en masquant les bavures dans le dos du Jésus ? Il est contre la dague.
— Non, je t’assure, ce Jésus ne peut exister. Ceci dit, je ne me laisserai pas abattre par une énigme et vais continuer à chercher en espérant bien trouver par quel moyen un orfèvre de génie a mis au monde ce bijou. J’ai pris une photo si tu en as besoin pour l’enquête.
Il ouvrit une chemise posée sur une table, sortit plusieurs clichés du pendentif et en donna un à Caritas.
— OK, merci. C’est tout ?
— Non, bien sûr, je t’ai gardé le meilleur pour la fin. Tu vois, notre petit Jésus est cloué par le moyen de trois minuscules pierres précieuses. Une émeraude en main gauche, un rubis pour la droite et un saphir sur les pieds. Toutes trois d’une pureté exceptionnelle. La garde et le manche sont en os humain. La lame est faite du sang fossilisé du même individu. Là non plus, aucune trace d’outil venant expliquer la forme crânienne du pommeau ni la façon dont les os de la garde et du manche furent soudés. Je ne t’apprends pas qu’il n’existe aucun os dans le corps humain ressemblant à cela.
— Tu as dit, fossilisé ?
— Oui, selon une première estimation, l’individu ayant offert une partie de son corps pour créer cette dague aurait vécu il y a environ quinze à vingt mille ans.
— Une piécette pour loqueteux, une briseuse de disette, une braguette d’amoureux pour une gueuse de lichette. Mon chapeau d’étamine affligé et boiteux se changera pour vous plaire en fontaine de Trevi. Jetez donc un denier, un billet, un mot doux, il se charge de vos vœux sans en être jaloux. Nous hantons vos ruelles, animant vos errances, sur les pavés fertiles de la petite enfance et avons pour tout dire, dans nos têtes folles, la modeste requête d’une simple obole…
Maël remuait son chapeau sous le nez des gens, faisant voleter les quelques pièces au fond. Derrière lui, Léa jouait du violon. Une jeune fille robuste avec des seins larges et des hanches à pondre des gosses en acier. En l’observant, on ne pouvait s’empêcher de ressentir le contraste entre la puissance émanant de sa personne et la douceur des sons que ses doigts extirpaient de l’instrument. Assis par terre, le dos appuyé contre le rebord de la fontaine d’où surgissait une sculpture de Vénus, Lazo grattait quelques arpèges sur une guitare. De nombreux arbres taillés à la perfection ombrageaient la place et le bruissement liquide de la fontaine apportait une touche de fraîcheur en cette fin d’après-midi aussi torride que les précédentes. Ici, les terrasses de bistrots restaient bondées, à faire pâlir de jalousie tous les tenanciers de la ville. Aux côtés de Lazo, Félibre, le poète de la bande, jouait du cymbalum, Daphné vêtue d’une longue robe de flamenco noir et rouge, dansait sur le rythme langoureux de la musique. Ses pas lestes et gracieux invitaient le chaland à se laisser envoûter. Nathan jonglait avec des balles rebondissantes de différentes couleurs et dimensions. Elles émettaient des notes au contact du sol, élevant de simples balles au rang d’instrument. Wilfrid, haut de forme sur la tête et chaussures de clowns, marchait sur les mains, faisant des va-et-vient entre Maël et Daphné. Alors qu’une dame entre deux âges sortait son portemonnaie pour déposer une pièce dans le chapeau, Félibre se leva d’un coup, attrapa le couvre-chef de Wilfrid et se précipita vers une femme frôlant la trentaine. Arrivé à sa hauteur, il fit la révérence.
— Mon chapeau vide, en écrin de votre cœur, attend affamé, un signe en ma faveur…
— Désolé, je ne comprends pas. Vous voulez une pièce ?
— De votre âme, votre vertu ou un simple reflet. Daignez-vous verrer en mienne compagnie ?
— Pardon, mais…
— Accepteriez-vous d’aller chopiner une eau sulfurée dans l’un des estaminets de notre belle cité ? dit-il en lui montrant la terrasse du bar.
— Vous voulez que l’on aille boire un verre ?
— Vouloir, certes, rêver, j’ose, à vous prier, je me plie.
La main sur le plexus, il fit à nouveau une révérence…
— D’accord, pourquoi pas, répondit-elle amusée.
Il reposa le chapeau sur la tête de Wilfrid.
— Compagnons, à tantôt, je m’en vas jolifiller cette prémisse de soir.
Il prit par la taille sa nouvelle Dulcinée puis l’emporta au loin, sous le regard amusé de ses compagnons. Maël continuait de haranguer les passants, poussant un peu plus la voix pour augmenter sa portée.
— Un marin échoué ! Un de plus, perdu dans les remous de l’océan sans fin ! Combien serons-nous demain ? Il y aura-t-il un demain pour nous autres, pauvres naufragés ? Votre manne céleste viendra-telle au secours de nos âmes égarées ? La méduse a mangé son radeau et nous laisse brûlés par le sel de nos muses…
Tout en continuant de poser des accords sur le manche, Lazo observait les passants en promenade, certains pressés, d’autres dans la lune, les clients de bar, buvant et discutant le sourire aux lèvres ou la déprime au coin du verre. Ces êtres fantoches gaspillant leur temps à se plaindre, à ruminer leur haine, à médire sur tout ce qui bouge. Ils chient sur la tête de tout le monde et vont pleurnicher dans les jupes d’un psy que la vie est trop dure. Ce n’est pas une poutre dans l’œil, mais un gode géant qui leur traverse la tronche et vibre lorsque l’on met des piles ou de la musique. Sodome et Gomorrhe perpétuelle, dont les habitants consanguins, liés par une danse macabre, mêlent le sexe et le sang, à la gloire de leur ignominie. Le plaisir mesquin, transfusé de la douleur fraternelle, nourrit leur propre néant. Ces fumiers ne donneront jamais rien, excepté la puanteur d’une psyché maudite. Morts, ils seraient capables de faire crever les vers. Même le Diable ne veut pas de leur âme tellement elle est tiède, souillée, sans la moindre trace d’intégrité. Tu veux connaître leur âme ? Va à la messe et prends l’hostie, tu verras. Aucun goût, elle fond sur la langue plus vite qu’un hymen au bordel et prends une texture de vieux journal mouillé. Ils s’extasient sur la merde pourvu qu’elle sorte du cul de leurs idoles. Dégénérés, vaincus avant la bataille et pourtant d’une totale inexistence. Il s’interrogeait. Par quelle mystérieuse perversion ce qui n’existe pas peut contenir autant de tares ? Quel maléfice a pu créer une telle abomination ? L’écœurante ampleur d’une éventuelle réponse lui fit lâcher la guitare. Il s’approcha de Léa.
— Je dois m’en aller, je vous laisse ranger le matos.
— Pas de problème, on va pas tarder de toute façon…
Il s’éloigna en direction de la vieille ville.
Lazo marchait sur les pavés usés par le temps. Il avait toujours aimé ce quartier, son atmosphère moyenâgeuse, ses traboules sombres, ses bâtiments ancestraux parfois rongés par l’humidité des siècles passés, les réverbères imitant le style d’une époque où on les allumait encore manuellement. Une odeur de rat crevé ou de merde le transportait dans un autre temps. Le tout-à-l’égout n’existait pas. Les vendeurs de viande, de poissons, de remèdes miracles, criaient dans la rue les vertus imaginaires de leurs produits frelatés. Il voyait les estropiés mendier une pièce ou détrousser un badaud au détour d’une ruelle peu fréquentée. Une Cour des Miracles dans laquelle on trouvait encore quelques glyphes gravés par des initiés sur le porche des maisons, une poutre dépassant d’un toit, la pierre d’angle d’une bâtisse ayant accueilli un faiseur d’or ou un chasseur de démons. Bien sûr, à cette époque, la vie semblait plus dure aux yeux d’un contemporain. Les hommes mouraient pour un rien et souvent assez jeunes, mais ils n’avaient pas totalement perdu le sens du sacré. D’ailleurs, aujourd’hui, meurent-ils pour quelque chose ? Les esprits, les lutins et les jeteurs de sorts faisaient partie du quotidien. Les guérisseuses étaient bénies ou brûlées, selon l’humeur. On bâtissait des monuments à la gloire de Dieu en acceptant notre sort. Que l’on soit voleur, seigneur, ou cul-de-jatte, on tenait tous dans le creux d’une main divine…
Sans se presser, il atteignit la plus petite et plus ancienne église de la ville. Dédiée à Marie-Madeleine, ses gargouilles hurlaient leur douleur sur tous les toits du quartier. Dès l’entrée, un diable nous accueillait malicieusement. Ses yeux bleus lançaient un avertissement au visiteur : Ce lieu est terrible car c’est la demeure de l’Éternel. Nul archange Michael au-dessus de lui pour le transpercer d’une lance. Il était là, un genou à terre, telle était sa place, gardant un secret ancien, comme l’indiquait la teinture de sa cape aux reflets d’émeraude. Ce qui est né de chair est chair et ce qui est né d’esprit est esprit. Il faut naître une seconde fois et pour cela, le seul chemin est la mort. Le sourire narquois du prince des enfers nous invitait à abandonner tout espoir si l’on désirait le suivre sur le chemin de la résurrection. Eli, Eli, lema sabachtani, la sueur de sang inondera ton visage, toi qui désires trouver le château du roi pêcheur.