Capitaines courageux - Rudyard Kipling - E-Book

Capitaines courageux E-Book

Rudyard Kipling

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Beschreibung

Un roman d'aventures passionnant à bord d'un bateau de pêche !

Harvey Cheyne est le fils gâté et arrogant d'un millionnaire américain. Lors de la traversée de l'Atlantique qui le mène vers l'Europe, le jeune garçon tombe à la mer. Un pêcheur le récupère à bord d'un morutier. Harvey est aussitôt enrôlé pour la saison de pêche qui bat son plein...
À l'origine, ce récit a été publié sous la forme d'un feuilleton dans le Pearsons Magazine, entre 1896 et 1897, puis traduit et publié en français en 1903.

Retrouvez un roman d'initiation peu connu, écrit par l'un des plus grands romanciers britanniques du XIXe siècle.

EXTRAIT

La porte du fumoir exposée au vent venait de rester ouverte au brouillard de l’Atlantique Nord, tandis que le grand paquebot roulait et tanguait, en sifflant pour avertir la flottille de pêche.
« Ce petit Cheyne, c’est la peste du bord », dit, en fermant la porte d’un coup de poing, un homme en pardessus velu et frisé. « On n’en a nul besoin ici. Il est par trop impertinent. »

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Une histoire sympathique dans la lignée des romans de Jules Verne et qui a le charme des grands récits d'aventures qu'on peut lire à l'adolescence. - Sandrine57,Babelio

Rudyard Kipling nous offre une vive critique de l'insouciance des plus fortunés envers la fragilité et la richesse humaine de tous ceux qui les font vivre. - nico6358, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Rudyard Kipling (1865-1936), romancier et poète anglais, a été souvent considéré comme un « prophète de l'impérialisme britannique », selon l'expression de George Orwell. Il fut, en 1907, le premier auteur de langue anglaise à recevoir le prix Nobel de littérature, et le plus jeune auteur récompensé en son temps. Cette édition a été établie par Francis Lacassin.

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© CLAAE, 2009© CLAAE, 2018

 

Capitaines courageux

Rudyard KIPLING

Capitaines courageux

Une histoire du banc de Terre-Neuve

CLAAE2009

EAN eBook : 9782379110474

CLAAE

France

I

La porte du fumoir exposée au vent venait de rester ouverte au brouillard de l’Atlantique Nord, tandis que le grand paquebot roulait et tanguait, en sifflant pour avertir la flottille de pêche.

« Ce petit Cheyne, c’est la peste du bord », dit, en fermant la porte d’un coup de poing, un homme en pardessus velu et frisé. « On n’en a nul besoin ici. Il est par trop impertinent. »

Un Allemand à cheveux blancs avança la main pour prendre un sandwich et grommela entre ses dents :

« C’est une esbèce que che gonnais. L’Amérique en est bleine de tout bareils. Che fous tis que vous tefriez gomprendre les bouts de corde gratis tans fotre tarif. »

— Peuh ! Il n’est pas mauvais au fond. Il est plutôt à plaindre qu’autre chose, dit d’une voix traînante un habitant de New York, lequel gisait étendu de tout son long sur les coussins, audessous de la claire-voie humide. On l’a toujours traîné de tous côtés, d’hôtel en hôtel, depuis sa sortie de nourrice. Je causais avec sa mère ce matin. C’est une femme charmante, mais qui n’a aucune prétention à le diriger. Il va en Europe achever son éducation.

— Education qui n’est pas encore commencée (c’était un habitant de Philadelphie pelotonné dans un coin). Ce gamin a deux cents dollars d’argent de poche par mois, m’a-t-il dit. Et il n’a pas seize ans.

— Les gemins de ver, son bère, n’est-ce bas ? dit l’Allemand.

— Oui. Cela et les mines, et le bois de charpente, et les bateaux. Bâti une résidence à San Diego, le vieux ; une autre à Los Angeles ; possède une demi-douzaine de chemins de fer, la moitié des coupes sur le versant du Pacifique, et laisse sa femme dépenser l’argent, continua l’habitant de Philadelphie d’un ton languissant. L’Ouest ne lui convient pas, dit-elle. Elle se traîne un peu de côté et d’autre avec le gamin et ses nerfs, cherchant à découvrir ce qui pourra l’amuser, lui, j’imagine. Floride, Adirondacks, Lakewood, Hot Springs, New York, et on recommence. Il ne vaut guère mieux pour le moment qu’un chasseur d’hôtel de second ordre. Quand il en aura fini de l’Europe, ce sera un saint objet d’horreur.

— Mais, et le vieux, il n’y veille donc pas ? dit une voix du fond de l’ulster frisé.

— Le vieux entasse les écus. Il demande à n’être pas dérangé, ce me semble. Il découvrira son erreur dans quelques années d’ici. C’est une pitié, car il y a un tas de bonnes choses dans le gamin si on pouvait y atteindre.

— Un pout de corde, un pout de corde ! grogna l’Allemand.

La porte claqua encore une fois, et, svelte, élancé, un garçon de peut-être quinze ans, une cigarette à demi fumée tombant au coin de la bouche, se pencha à l’intérieur par-dessus le haut marchepied. Son teint jaune et pâteux ne parlait guère en faveur de quelqu’un de son âge, et son regard offrait un mélange d’irrésolution, de bravade et de très mauvais chic. Il était habillé d’un veston cerise, de knickerbockers, de bas rouges et de souliers de bicycliste, avec une casquette de flanelle rouge au bas de la nuque. Après avoir sifflé entre ses dents en lorgnant la compagnie, il dit à haute et éclatante voix :

— Dites donc, on n’y voit goutte dehors. On peut entendre les bateaux de pêche gueuler tout autour de nous. Hein, épatant si nous en culbutions un ?

— Fermez la porte, Harvey, dit le New-Yorkais. Fermez la porte et restez dehors. On n’a pas besoin de vous ici.

— Qui est-ce qui prétend m’empêcher de faire ce qui me plaît ? répondit-il d’un ton délibéré. Est-ce vous qui avez payé mon passage, Mr. Martin ? J’imagine que j’ai autant de droit, ici, que n’importe qui ?

Il ramassa des dés sur un jeu de jacquet, et se mit à les jeter, main droite contre main gauche.

— Dites donc, messieurs, il fait terriblement triste ici. Si nous organisions une partie de poker entre nous ?

Il ne reçut pas de réponse. Alors, il lança une bouffée de fumée, balança ses jambes et joua du tambour sur la table avec des doigts plutôt sales. Puis, il tira de sa poche une liasse de billets comme pour en faire le compte.

— Comment se porte votre maman cet après-midi ? demanda quelqu’un. Je ne l’ai pas vue au lunch.

— Elle est dans sa cabine, je suppose. Elle est presque tout le temps malade sur l’océan. Je vais donner à la femme de chambre quinze dollars pour veiller sur elle. Je ne descends que quand je ne peux pas faire autrement. Cela me rend tout chose de passer devant cette office du sommelier. Dame, c’est la première fois que je vais sur l’Océan.

— Oh ! inutile de vous excuser, Harvey.

— Qui parle de s’excuser ? C’est la première fois que je traverse l’Océan, messieurs, et sauf le premier jour, je n’ai pas été de ça malade. Non, monsieur !

Il frappa un coup de poing triomphant, et continua à faire le compte des billets.

— Oh ! vous êtes, certes, une machine de grand prix, avec la marque de fabrique fort apparente, bâilla le Philadelphien. Vous deviendrez un titre de gloire pour votre pays si vous n’y prenez garde.

— Je le sais. Je suis Américain, et c’est tout dire. Je vais le leur montrer en mettant pied à terre en Europe. Pouf ! Ma cigarette est éteinte. Je ne peux pas fumer le mélange que vend le stewart. Un de ces messieurs n’aurait-il pas sur lui une vraie cigarette turque ?

Le mécanicien en chef entra un instant, rouge, souriant, et tout mouillé.

— Dites donc, Mac, cria Harvey d’un ton réjoui, comment ça roule-t-il ?

— Tout à fait comme à l’ordinaire, fut-il répondu d’un ton grave. Les jeunes sont toujours aussi polis envers leurs aînés, et leurs aînés toujours prêts à apprécier cette politesse.

Un rire étouffé partit d’un coin. L’Allemand ouvrit son étui à cigares et tendit à Harvey un cigare noir et décharné.

— Foilà la fraie merfeille à fumer, mon cheune ami, ditil. Fous allez l’essayer ? Oui ? Oh ! alors, vous serez si heureux après.

Harvey alluma d’un geste fanfaron le peu attrayant objet : il se sentait monter d’un degré l’échelle sociale.

— Il en faudrait plus que ça pour me mettre la quille en l’air, dit-il, ignorant qu’il allumait cet article terrible, un Wheelingstogie.

— Quant à cela, nous allons le foir pientôt, dit l’Allemand. Où sommes-nous en ce moment, Mr. Mactonald ?

— Là, tout juste, ou à peu près. Mr. Schaefer, dit le mécanicien en indiquant un point sur la carte. Nous serons sur le Grand-Banc ce soir ; mais, en thèse générale, nous sommes dès maintenant au beau milieu de la flottille de pêche. Nous avons rasé trois doris et presque scalpé un Français de son bout-dehors depuis midi, et vous pouvez dire qu’on marche à l’étroit.

— Il fous blaît, mon cigare, hein ? demanda l’Allemand, comme les yeux de Harvey s’emplissaient de larmes.

— Épatant, un bouquet ! répondit-il entre ses dents serrées. Imagine que nous avons ralenti un peu, n’est-ce pas ? Je vais jeter un coup de pied dehors pour voir ce que dit le loch.

— Che le ferais si ch’étais de fous, dit l’Allemand.

Harvey s’en alla en chancelant sur les ponts humides jusqu’à la lisse la plus proche. Il se sentait très malheureux ; mais il vit le stewart du pont en train d’amarrer des chaises ensemble, et, comme il s’était vanté devant cet homme de n’avoir jamais le mal de mer, son orgueil le fit aller tout au bout du pont, passé le salon des secondes, à l’arrière, lequel se terminait en dos de tortue. Le pont était désert, et il se traîna tout à l’extrémité, près du mât de pavillon. Là, il se plia en deux dans tout l’abandon de l’agonie, car le Wheelingstogie se joignait à la houle et à la vibration de l’hélice pour lui arracher l’âme. Il lui sembla que sa tête enflait ; des étincelles lui dansèrent devant les yeux ; son corps lui parut diminuer de poids, pendant que ses talons flottaient au gré du vent. Il perdait connaissance sous l’effet du mal de mer, et un coup de roulis le souleva par-dessus la lisse jusque sur le rebord uni du dos de tortue. Alors une grosse vague mélancolique et grise sortit du brouillard en se balançant, prit pour ainsi dire Harvey sous le bras, et l’entraîna au loin dans la direction du vent. La grande verte se referma sur lui, et il s’en alla tranquillement dormir…

Il fut réveillé par le bruit d’une de ces cornes avec lesquelles on annonce le dîner, comme on avait coutume d’en faire retentir dans une école d’été où il avait jadis pris des leçons dans les Adirondacks. Peu à peu, il se rappela qu’il était Harvey Cheyne, mort noyé en plein océan, mais il se sentait trop faible pour lier deux idées. Ses narines s’emplissaient d’une odeur nouvelle ; une sorte d’humidité visqueuse lui faisait courir des frissons du haut en bas du dos, et il était trempé d’eau salée à ne savoir où se mettre. Quand il ouvrit les yeux, il s’aperçut qu’il était encore à la surface de la mer, car elle courait autour de lui en montagnes d’argent, qu’il gisait étendu sur un monceau de poisson à moitié mort, et que son regard se trouvait arrêté sur un large dos humain revêtu d’un jersey bleu.

— Rien de bon, pensa le gamin. Je suis mort, pour sûr, et voici une âme en peine.

Il gémit, et le personnage tourna la tête, montrant une paire de petits anneaux d’or perdus dans des boucles de cheveux noirs.

— Ah ! ah ! Ça commence à aller mieux maintenant ? dit-il. Restez couché comme ça tranquille, nous filons plus vite ainsi.

D’une brusque secousse des avirons, il présenta l’avant du bateau vacillant à une mer sans écume, qui ne soulevait ses vingt bons pieds d’eau que pour les faire glisser de l’autre côté en un limpide abîme. Mais l’ascension de cette montagne n’interrompit pas la conversation du jersey bleu.

— D’la bonne ouvrage, dites donc, que de vous avoir attrapé. Ouida ? De la meilleure encore, dites donc, que votre bateau ne m’ait pas attrapé. Comment êtes-vous tombé ?

— J’étais malade, dit Harvey, malade, et n’ai pu l’empêcher.

— Juste au moment où je souffle dans ma corne et où votre bateau embarde un peu, je vous vois glisser dans l’Océan. Oui-da ? Je vous crois haché menu comme boëtte par l’hélice, mais vous dérivez, dérivez vers moi, et je fais de vous un beau coup de filet ; ainsi, vous ne mourrez pas pour cette fois.

— Où suis-je ? dit Harvey, qui ne pouvait s’imaginer qu’il fût précisément bien en vie où il était.

— Vous êtes avec moi dans le doris — c’est Manuel qu’on m’appelle, et je viens de la goélette Sommes Ici de Gloucester. Je demeure à Gloucester. Nous atteignons tout à l’heure la soupe. Oui-da ?

Il semblait avoir deux paires de mains et une tête de bronze, car, non content de souffler dans une grosse conque, il lui fallait nécessairement se tenir debout, en s’inclinant suivant l’inclinaison du doris à fond plat, et envoyer son appel grinçant et guttural à travers le brouillard. Combien de temps cette conversation dura-t-elle, Harvey ne put s’en souvenir, car il gisait étendu sur le dos, terrifié à l’aspect des houles fumantes. Il s’imagina entendre un coup de canon, l’appel d’une corne et des cris. Quelque chose de plus gros que le doris, mais tout aussi mobile, se dessina bord à bord. Plusieurs voix parlèrent à la fois ; il fut descendu dans un trou noir qui tanguait, où des hommes en « cirés » lui donnèrent un breuvage chaud et lui enlevèrent ses habits, et il s’endormit.

Quand il s’éveilla, il écouta s’il n’entendait pas le premier coup de cloche du déjeuner sur le steamer, s’étonnant que sa cabine fût devenue si petite. Comme il se retournait, son regard plongea dans une sorte d’étroit caveau triangulaire, éclairé d’une lampe accrochée contre une énorme poutre carrée. Une table à trois coins courait, à portée de la main, de l’angle que formaient les parois de la proue au mât de misaine. A l’extrême bout, derrière un poêle de Plymouth bien usagé, était assis un garçon d’à peu près son âge, dans le visage plat et rouge duquel clignotaient deux yeux gris. Il était vêtu d’un jersey bleu et de hautes bottes de caoutchouc. Plusieurs paires de godillots de même sorte, une vieille casquette, quelques chaussettes de laine hors d’usage gisaient sur le plancher, et des cirés noirs et jaunes se balançaient de droite et de gauche le long des couchettes. L’endroit était aussi bondé d’odeurs qu’une balle l’est de coton. Les cirés avaient un bouquet à eux particulièrement épais, qui faisait comme un fond aux relents de poisson frit, de graisse brûlée, de peinture, de poivre et de tabac éventé ; et le tout était repris par certaine odeur ambiante de bateau et d’eau salée. Harvey s’aperçut avec dégoût qu’il n’y avait pas de draps sur ce qui lui servait de lit. Il était étendu sur un morceau de toile à matelas sombre plein de nœuds et de protubérances. En outre, le mouvement du bateau n’était pas non plus celui d’un steamer. Il ne glissait ni ne roulait, mais se démenait plutôt sottement et sans motif, comme un poulain au bout d’un licou. Des bruits d’eau couraient tout contre son oreille, et les poutres craquaient et se plaignaient autour de lui. Tout cela le fit gémir désespérément et penser à sa mère.

— Ça va mieux ? dit le garçon en grimaçant un sourire. Un peu de café, hein ?

Il en apporta plein une tasse de fer-blanc, qu’il sucra avec de la mélasse.

— Il n’y a pas de lait ? demanda Harvey, en faisant du regard le tour de la double et sombre rangée de couchettes comme s’il espérait trouver là une vache.

— Ah bien, non ! dit le garçon. Et il n’y en aura vraisemblablement pas jusqu’aux environs de la mi-septembre. C’est pas du mauvais café. C’est moi qui l’ai fait.

Harvey but en silence, et l’autre lui tendit une assiette pleine de morceaux croquants de porc frit qu’il dévora avidement.

— J’ai fait sécher vos effets. Je pense qu’ils ont rétréci un brin. Ils ne sont guère à notre mode — aucun d’eux. Retournez-vous pour voir si vous n’avez pas de mal.

Harvey s’étira dans toutes les directions, sans pouvoir se rendre, compte d’aucun dommage.

— Y a du bon, dit le garçon d’un ton cordial. Mettez-vous d’aplomb et allez sur le pont. Papa veut nous voir. Je suis son fils — Dan, comme on m’appelle — et je suis l’aide de cuisine et tout ce qui à bord semble trop sale pour les hommes. Il n’y a pas d’autre mousse que moi, ici, depuis que Otto a passé pardessus bord — ce n’était qu’un Suédois, et encore il avait vingt ans. Comment avez-vous fait pour tomber par le calme plat ?

— Ce n’était pas du calme, dit Harvey d’un ton maussade. C’était de la tempête, et j’avais le mal de mer. Je pense que j’ai dû rouler pardessus la lisse.

— Y a eu un peu de houle comme d’ordinaire hier et pendant la nuit, dit le garçon. Mais si c’est ça l’idée que vous vous faites d’une tempête… (il siffla), vous en verrez d’autres avant d’avoir fini. Vite ! Papa attend.

Comme beaucoup d’autres infortunés jeunes gens, Harvey n’avait en toute sa vie jamais reçu d’ordre direct — jamais, au moins, sans de longues et parfois larmoyantes explications sur les avantages de l’obéissance et les motifs de la requête. Mrs. Cheyne vivait dans la crainte de lui briser l’âme, ce qui était peut-être la raison pour laquelle elle-même côtoyait les bords de la prostration nerveuse. Il ne pouvait comprendre qu’il eût à se presser pour le bon plaisir de qui que ce fût, et le déclara.

— Votre papa peut bien descendre ici, s’il est si pressé de me parler. Je veux qu’il me ramène tout droit à New York. On le paiera.

Dan ouvrit de grands yeux, car par sa taille et sa beauté la plaisanterie produisait sur lui l’effet d’un nouveau jour levant.

— Dites donc, papa, cria-t-il par l’écoutille du gaillard d’avant, il dit que vous pouvez bien vous amener en bas pour le voir si vous êtes pressé de le faire ! Vous entendez, papa ?

La réponse arriva sur un ton de voix si profond que Harvey n’en avait jamais entendu de semblable sortir d’une poitrine humaine.

— Assez plaisanté, Dan ; envoie-le-moi.

Dan se mit à rire sous cape, et jeta à Harvey ses souliers de bicyclette tout déjetés. Il y avait dans l’accent de la voix venue du pont quelque chose qui fit au jeune garçon dissimuler sa rage pour se consoler à la pensée de dévoiler graduellement l’histoire de son opulence et de celle de son père pendant le voyage de retour. Ce sauvetage ferait certainement de lui un héros à jamais parmi ses amis. Il se hissa sur le pont par une échelle perpendiculaire et gagna, en trébuchant sur une douzaine d’obstacles, l’arrière où un petit homme de taille ramassée, complètement rasé, à sourcils gris, était assis sur une marche qui donnait accès au gaillard d’arrière. La houle était tombée pendant la nuit, laissant une longue mer d’huile que tachetaient autour de l’horizon les voiles d’une douzaine de bateaux de pêche. Entre eux de petites éclaboussures noires montraient la place des doris en train de pêcher. La goélette, une voile de cape triangulaire au grand mât, jouait avec aisance sur son ancre et, sauf l’homme près du toit de la cabine, — « le rouf », comme on l’appelle, — elle était déserte.

— Bonjour — bonsoir, devrais-je dire. Vous avez fait presque le tour du cadran, jeune homme.

Ce fut le salut.

— Bonjour, dit Harvey.

Il n’aimait pas s’entendre appeler « jeune homme » ; et, comme quelqu’un sauvé de l’eau, il s’attendait à de la sympathie. Sa mère souffrait toutes les agonies chaque fois qu’il avait seulement les pieds humides, mais ce marin ne semblait guère ému.

— Voyons maintenant votre histoire. Il faut convenir que c’est providentiel pour tout le monde. Quel peut bien être votre nom ? D’où venez-vous (nous soupçonnons que c’est de New York), et où alliez-vous (nous soupçonnons que c’est en Europe) ?

Harvey donna son nom, le nom du steamer, et fit de l’accident un bref récit qu’il entortilla de la demande d’être reconduit immédiatement à New York où son père paierait le prix qu’il faudrait.

— Hum, dit l’homme au menton rasé, sans que la fin du discours de Harvey eût paru l’émouvoir. Je ne peux pas dire que nous pensions rien de bien fameux d’un homme, ni même d’un jeune garçon, qui tombe pardessus bord d’un paquebot comme celui-là par le calme plat. Encore moins s’il donne pour excuse qu’il avait le mal de mer.

— Excuse ! s’écria Harvey. Croyez-vous que c’est pour plaisanter que je suis tombé par-dessus bord dans votre sale petit bachot.

— N’étant pas au courant de ce que peuvent être vos idées en matière de plaisanterie, je ne saurais me prononcer, jeune homme. Mais à votre place je n’insulterais pas le bateau qui, la Providence aidant, a été l’instrument de votre salut. En premier lieu, c’est un sacrilège. En second lieu, cela me gêne dans mes sentiments, et je suis Disko Troop du Sommes Ici de Gloucester, lequel vous semblez ne pas bien connaître.

— Je ne vous connais pas et peu m’importe, dit Harvey. Je vous suis assez reconnaissant de m’avoir sauvé et de tout le reste, cela va sans dire ; mais je tiens à vous faire comprendre que plus vous vous hâterez de me ramener à New York, mieux vous serez payé.

— Ce qui veut dire — comment ?

Troop redressa la broussaille de son sourcil sur un œil bleu aussi doux que méfiant.

— En dollars et cents, dit Harvey, ravi à l’idée qu’il faisait son effet. En beaux dollars et cents. (Il plongea sa main dans sa poche, et bomba légèrement la poitrine, ce qui était sa façon de se montrer grand seigneur.) Vous avez fait la meilleure journée de votre vie le jour où vous m’avez repêché. Je suis le fils unique de Harvey Cheyne.

— Votre père a de la chance, dit sèchement Disko.

— Et si vous ne savez pas qui est Harvey Cheyne, vous ne savez pas grand’chose — voilà tout. Maintenant, faites faire demi-tour à votre goélette et dépêchons.

Harvey avait dans l’idée que la plus grande partie de l’Amérique n’était pleine que de gens en train de discuter et d’envier les dollars de son père.

— Y s’peut que j’le fasse, comme y s’peut que j’le fasse pas. Serrez un peu votre ventre, mon jeune ami. Ce sont mes vivres qu’il y a dedans.

Harvey entendit Dan éclater de rire, Dan qui soi-disant était occupé autour du pied du mât de misaine, et le sang lui afflua au visage.

— On paiera pour cela aussi, dit-il. Quand pensez-vous que nous serons à New York ?

— Je n’ai rien à faire avec New York. Pas plus qu’avec Boston. Il se peut que nous voyions Eastern Point dans les environs de septembre, et votre papa — je suis vraiment fâché de ne pas avoir entendu parler de lui — peut me donner dix dollars, d’après tous vos discours. Comme il peut fort bien ne pas le faire.

— Dix dollars ! Allons donc, mais regardez, je —

Harvey fouilla dans sa poche pour y prendre la liasse de billets. Tout ce qu’il en tira fut un paquet de cigarettes imprégné d’eau.

— Pas cours légal, et mauvais pour les poumons. Jetez ça pardessus bord, jeune homme, et voyez encore !

— On m’a volé ! s’écria Harvey d’un ton de colère.

— Il vous faudra attendre de voir votre papa, alors, pour me récompenser ?

— Cent trente-quatre dollars — tous volés, dit Harvey, en fourrageant avec rage dans ses poches. Rendez-les-moi.

Un changement curieux s’opéra dans les traits rudes du vieux Troop.

— Qu’est-ce que vous pouviez bien faire, à votre âge, de cent trente-quatre dollars, jeune homme ?

— C’était une partie de mon argent de poche — pour un mois !

Cela, pensait Harvey, c’était le coup renversant, et il l’était — indirectement.

— Oh ! cent trente-quatre dollars, rien qu’une partie de son argent de poche — pour un mois seulement. Vous ne vous rappelez pas avoir heurté quelque chose quand vous êtes tombé par-dessus bord, hein ? vous être fêlé la tête contre une écoutille, admettons ? Le vieux Hasken du Vent-d’Est (Troop semblait se parler à lui-même) trébucha sur un panneau et alla donner de la tête contre le grand mât — et dur. Trois semaines environ après, le vieux Hasken voulait que le Vent-d’Est fût un vaisseau cuirassé pour la destruction du commerce, et en conséquence il déclara la guerre à Sable Island, sous prétexte que c’était aux Anglais et que les hauts fonds s’étendaient trop loin. Ils le cousirent dans un lit-sac, la tête et les pieds seuls passant, pour le reste de la campagne, et maintenant il est à la maison, dans l’Essex, à jouer avec de petites poupées en chiffons.

Harvey écumait de rage, mais Troop continua en manière de consolation :

— Nous vous plaignons. Nous vous plaignons beaucoup — et si jeune ! Nous ferions mieux de ne plus parler d’argent, je pense.

— Bien entendu que vous ne voudriez plus en parler. Vous l’avez volé.

— Si ça vous fait plaisir. Nous l’avons volé si cela peut être de quelque consolation pour vous. Maintenant, à propos du retour. En admettant que nous puissions vous ramener, ce que nous ne pouvons pas, vous n’êtes guère en état de rentrer chez vous, et quant à nous, si nous sommes venus sur le Banc, c’est pour gagner notre vie. Nous autres, nous ne voyons pas la moitié de cent dollars dans un mois, sans qu’il soit question d’argent de poche ; et la chance aidant, nous ne toucherons terre quelque part que dans les premières semaines de septembre.

— Mais — mais nous sommes en ce moment en mai, et je ne peux pas rester ici à rien faire tout bonnement parce que vous avez besoin de pêcher. Je ne peux pas, entendez-vous !

— Vrai et juste ; juste et vrai. Personne ne vous demande de ne rien faire. Il y a un tas de choses que vous pouvez faire, puisque Otto a passé par-dessus bord et s’est noyé. Je soupçonne qu’il ne s’est pas assez cramponné dans un coup de vent qui nous assaillit là. En tout cas, il n’est pas revenu pour dire non. Vous, vous voilà arrivé, c’est clair et net, d’une façon providentielle pour tout le monde. Je soupçonne, toutefois, que vous ne savez pas faire grand’chose. Est-ce vrai ?

— Je peux vous la faire gaie pour vous et votre équipage quand nous serons à terre, dit Harvey avec un signe de tête sournois, en murmurant de vagues menaces à propos de « piraterie », auxquelles Troop sourit presque — pas tout à fait.

— Sauf causer. J’oubliais cela. On ne vous demande pas de causer plus que vous n’en avez envie à bord du Sommes Ici. Tenez l’œil ouvert, aidez Dan à faire ce qu’on lui demande, et ainsi de suite, et je vous donnerai — vous ne les valez pas, mais je les donnerai — dix dollars et demi par mois ; c’est-à-dire trentecinq dollars à la fin de la campagne. Un peu de travail vous éclaircira les idées, et vous pourrez ensuite nous raconter ce que vous voudrez sur votre papa et votre maman et votre argent.

— Elle est sur le steamer, dit Harvey, ses yeux s’emplissant de larmes. Ramenez-moi tout de suite à New York.

— Pauvre femme — pauvre femme ! Quand elle vous retrouvera, elle oubliera tout cependant. Nous sommes huit sur le Sommes Ici, et si nous revenions maintenant — il y a plus d’un millier de milles — nous perdrions la saison. En admettant que j’y consente, les hommes ne le voudraient pas.

— Mais mon père arrangerait tout.

— Il tâcherait. Je ne doute pas qu’il tâcherait, dit Troop, mais la pêche de toute une saison, c’est le pain de huit hommes ; et votre santé sera meilleure quand vous le verrez à l’automne. Allez à l’avant aider Dan. C’est dix dollars et demi par mois, comme j’ai dit, et naturellement, les vivres, comme tout le monde.

— Voulez-vous dire que je doive nettoyer les pots et les casseroles et un tas de choses ? dit Harvey.

— Et d’autres choses encore. Il n’y a pas à pousser les hauts cris, jeune homme.

— Je ne le ferai pas ! Mon père vous donnera assez pour acheter ce sale petit chaudron de pêche (Harvey frappa du pied sur le pont) et dix fois plus, si vous me ramenez sain et sauf à New York ; et — et — vous avez déjà de moi cent trente dollars, en tout cas.

— Comment ? dit Troop, ses traits de bronze subitement assombris.

— Comment ? Vous savez bien comment, bien assez. Et pour comble, vous voulez que je me livre à un travail domestique (Harvey était très fier de cet adjectif) jusqu’à l’automne. Je vous déclare que non. Vous entendez ?

Troop regarda quelque temps l’extrémité du grand mât d’un air de profond intérêt, pendant que Harvey haranguait furieusement tout autour de lui.

— Silence, dit-il enfin. Je suis en train de peser dans ma tête les responsabilités. C’est affaire de jugement.

Dan s’avança furtivement et saisit Harvey par le coude.

— N’essayez plus de vos petits moyens avec papa, dit-il. Vous l’avez appelé voleur deux ou trois fois de trop, et il n’accepte cela d’aucun vivant.

— Je ne veux pas ! cria Harvey presque en hurlant, sans prendre garde à l’avis.

Tranquille, Troop méditait.

— Je vais vous paraître un homme plutôt pas commode, dit-il enfin, en abaissant son regard sur Harvey. Je ne vous blâme pas, pas le moins du monde, jeune homme, pas plus que vous ne devriez me blâmer, moi, quand vous vous faites de la bile. Êtesvous sûr de bien me comprendre ? Dix dollars et demi comme second mousse sur la goélette — et tous les vivres — pour vous apprendre le métier et pour le bien de votre santé. Oui ou non ?

— Non ! dit Harvey. Ramenez-moi à New York, ou bien j’aurai soin que vous…

Il ne se rappela pas de façon exacte ce qui suivit. Il était étendu dans les dalots, tenant son nez qui saignait, tandis que Troop le contemplait avec sérénité.

— Dan, dit celui-ci à son fils, je n’étais pas contre ce jeune homme quand je l’ai vu tout d’abord, parce qu’il faut se tenir en garde contre les jugements précipités. Ne te laisse jamais égarer par des jugements précipités, Dan. Maintenant je suis fâché pour lui, car il est clair qu’il a du trouble dans la caboche. Il n’est pas responsable des insultes qu’il m’a lancées, pas plus que de ses autres histoires — pas plus que d’avoir sauté par-dessus bord, ce que je suis à moitié convaincu qu’il a fait. Sois gentil avec lui, Dan, ou tu en recevras deux fois autant. Ces petites hémorragies-là éclaircissent la cervelle. Qu’on lave ça.

Troop descendit avec gravité dans la cabine où lui et les hommes plus âgés avaient leurs couchettes, laissant Dan consoler l’infortuné héritier de trente millions de dollars.

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Le titre « Capitaines courageux » est tiré de la vieille ballade anglaise intitulée « Mary Ambree ».

II

— Je vous avais averti, dit Dan, pendant que les gouttes se succédaient lourdes et pressées sur le plancher sombre, passé à l’huile. Papa n’est pas le moins du monde emporté, mais vous l’avez joliment mérité. Bah ! est-ce qu’il y a du bon sens à prendre les choses comme ça ? (Les épaules de Harvey allaient et venaient dans des spasmes de sanglots sans larmes.) Je connais cet effet-là. La première fois que papa me corrigea, ce fut aussi la dernière — c’était à ma première campagne. On se sent tout chose et tout abandonné. Je connais ça.

— Oh ! oui, gémit Harvey. Cet homme a perdu la tête ou il est ivre, et — et je ne peux rien faire.

— Ne dites pas ça de papa, dit Dan tout bas. Il est l’ennemi de toute espèce d’alcool, et — eh bien ! oui, il m’a dit que c’était vous le toqué. Qu’est-ce qui au monde a bien pu vous le faire traiter de voleur ? C’est mon père.

Harvey s’assit sur son séant, s’essuya le nez, et raconta l’histoire de la liasse de billets manquante.

— Je ne suis pas fou, dit-il en terminant. Seulement — votre père n’a jamais vu plus d’un billet de cinq dollars à la fois, et mon père, à moi, pourrait, une fois la semaine, sans en manquer une, acheter ce bateau sans marchander.

— Vous ne savez pas ce que vaut le Sommes Ici. Votre père doit en avoir une pile d’argent. Comment l’a-t-il gagné ? Papa prétend que les fous ne sont pas fichus de mettre de la suite dans leurs histoires. Allons, vas-y.

— Dans les mines d’or et autres choses, dans l’Ouest.

— J’ai lu de ces machines-là. Et là-bas dans l’Ouest ? Voyaget-il armé d’un pistolet sur un poney dressé, comme au cirque ? On appelle ça l’Ouest Sauvage, et j’ai entendu dire que leurs éperons et leurs brides étaient en argent massif.

— Vous n’êtes qu’une cruche ! dit Harvey, amusé malgré lui. Mon père n’a nul besoin de poneys. Quand il veut se déplacer, il prend son car.

— Comment ? Un « lobster-car » 1.

— Non. Son propre car privé, naturellement, Vous n’avez jamais de votre vie vu un car privé ?

— Slatin Beeman en a un, dit Dan avec cir conspection. Je l’ai vu au Dépôt de l’Union, à Boston, avec trois nègres en train de le gratter. (Dan voulait dire en train de nettoyer les glaces.) Mais Slatin Beeman possède presque tous les chemins de fer de Long Island, à ce qu’on dit ; et on prétend qu’il a acheté presque la moitié de New Hampshire et fait courir autour une ligne de défense, et qu’il l’a remplie de lions, de tigres, d’ours, de buffles, de crocodiles, et de toutes sortes de bêtes pareilles. Slatin Beeman, c’est un millionnaire. Je l’ai vu, son car. Oui ?

— Eh bien ! mon père est ce qu’on appelle un multimillionnaire ; et il a deux cars privés. L’un s’appelle, à cause de moi, le « Harvey », et l’autre, à cause de ma mère, le « Constance ».

— Jurez-le. Papa ne me laisserait jamais jurer : mais je pense que vous, vous pouvez. Avant de continuer, je veux que vous me disiez que vous voulez mourir si vous mentez.

— Naturellement, dit Harvey.

— Ça ne suffit pas. Dites : « Je veux mourir si je ne dis pas la vérité. »

— Je veux mourir ici même, dit Harvey, si j’ai dit la moindre chose qui ne soit l’exacte vérité.

— Les cent trente-quatre dollars et tout ? dit Dan. Je vous ai entendu parler à papa, et je m’attendais presque à vous voir avalé, tout comme Jonas.

Harvey protesta, le rouge au visage. Dan était à sa manière un jeune personnage fort avisé, et dix minutes de questions le convain quirent que Harvey ne mentait pas — pas beau coup. En outre, il s’était lié par le plus terrible serment qui soit à la connaissance des jeunes garçons, et il était encore là, assis plein de vie, dans les dalots, le bout du nez rougi, en train de raconter merveilles sur merveilles.

« Mâtin ! » dit enfin Dan avec toute la con viction dont il était capable, quand Harvey eut terminé l’inventaire du car baptisé en son hon neur.

Puis un sourire de malin plaisir s’épanouit sur sa large face.

— Je vous crois, Harvey. Papa, pour une fois dans sa vie, s’est mis dedans.

— Oh ! oui, pour sûr, dit Harvey qui médi tait une prompte revanche.

— Il sera furieux jusqu’au fond de l’âme. Papa déteste précisément se tromper dans ses jugements.

Dan s’appuya en arrière en se tapant sur la cuisse.

— Oh ! Harvey, ne gâtez pas, en continuant, une si belle affaire.

— Je n’ai pas envie de me voir assommé de nouveau. Et je n’entends pas être en reste avec lui, cependant.

— Jamais encore entendu dire que personne ait été quitte avec papa. Mais pour sûr, il vous assommerait de nouveau. Plus il s’est trompé, plus il le ferait. Mais des mines d’or et des pistolets…

— Je n’ai pas dit un mot à propos de pisto lets, interrompit Harvey, car il avait juré.

— C’est vrai ; vous n’en avez jamais parlé. Deux cars privés, alors, un baptisé de votre nom, et l’autre, du sien à elle ; et deux cents dollars d’argent de poche par mois, tout cela assommé dans les dalots pour n’avoir pas voulu travailler à dix dollars et demi par mois ! C’est le plus chic coup de filet de la saison. Il partit en rires silencieux.

— Alors, j’avais raison ? dit Harvey qui crut avoir trouvé une sympathie.

— Vous aviez tort, le plus grand de tous les torts. Tenez-vous solidement et allez-y tête baissée à côté de moi, ou vous écoperez et j’écoperai pour la peine de vous soutenir. Papa me donne toujours le double de travail parce que je suis son fils, et il déteste la race des favoris. Devine que vous êtes plutôt furieux contre lui. Je l’ai été plus d’une fois. Mais papa est un homme fort juste ; toute la flottille le dit.

— Ça vous paraît de la justice, ça, dites donc ? Et Harvey désigna son nez outragé.

— Ce n’est rien. Ça vous tire le trop-plein du sang. Papa l’a fait pour votre santé. Dites donc, je ne peux cependant pas avoir de rap ports avec un homme qui pense que moi ou papa, ou n’importe qui du Sommes Ici est un voleur. Nous n’avons rien de commun avec la foule qui grouille au bout du quai, quand le diable y serait. Nous sommes des pêcheurs, et nous naviguons ensemble depuis six ans et plus. Tâchez, vous, de ne pas vous tromper là-dessus. Je vous ai dit que papa ne me laissait pas jurer. Il appelle cela des serments inutiles, et me flanque des taloches ; mais si je pouvais dire ce que vous avez dit à propos de votre papa et de tout son bazar, je le dirais bien à propos de vos billets. Je ne sais pas ce qu’il y avait dans vos poches quand j’ai fait sécher vos frusques, car je n’ai pas été y regarder ; mais je pourrais dire, en me servant exactement des mêmes mots que ceux dont vous venez de vous servir, que pas plus moi que papa — et il n’y a que nous deux qui ayons touché à vous après qu’on vous a eu apporté à bord — ne savons rien à propos de l’argent. Je vous en donne ma parole. Alors ?

Le saignement de nez avait probablement éclairci les idées de Harvey, et peut-être la solitude de la mer y était-elle pour quelque chose.

— C’est bien, dit-il.

Puis, il baissa les yeux d’un air contrit.

— Il me semble que, pour un type qu’on vient de sauver de l’eau, je ne me suis pas montré plus que ça reconnaissant, Dan.

— Bah ! vous étiez sens dessus dessous, et vous ne saviez plus ce que vous disiez, dit Dan. En tout cas, il n’y a eu que papa et moi à bord pour le voir. Le cuisinier, ça ne compte pas.

— J’aurais pu tout aussi bien penser que j’avais perdu les billets tout bonnement, se dit Harvey à moitié en lui-même, au lieu de traiter de voleurs tous ceux que je voyais. Où est votre père ?

— Dans la cabine. Qu’est-ce que vous lui voulez encore ?

— Vous allez voir, dit Harvey.

Il se dirigea à grandes enjambées, plutôt comme un homme ivre, car sa tête bourdon nait encore, vers l’escalier de la cabine, où la petite horloge du bateau était accrochée bien en vue de la roue. Troop, dans la cabine, peinte en chocolat et jaune, était occupé autour d’un carnet et d’un énorme crayon noir qu’il suçait ferme de temps à autre.

— Je n’ai pas bien agi, dit Harvey, surpris de sa propre humilité.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? dit le patron. Vous êtes tombé sur Dan, hein ?

— Non ; c’est à propos de vous.

— Je suis ici pour écouter.

— Voici, je — je suis venu pour remettre les choses au point, dit Harvey très vite. Quand on se trouve sauvé de l’eau…

Sa gorge s’étrangla.

— Eh ! eh ! Vous ferez encore un homme si vous prenez ce chemin-là.

— On ne devrait pas commencer par insulter les gens.

— Juste et vrai — vrai et juste, dit Troop en esquissant un pâle sourire.

— Je suis donc venu vous dire que je suis bien fâché.

Un autre gros étranglement.

Troop se leva lentement du coffre où il était assis et tendit une main longue de onze pouces.

— Je devinais que cela vous ferait des tas de bien ; et ça montre que je ne me suis pas trop trompé dans mes jugements. (Un éclat de rire étouffé parvint du pont à son oreille.) Je me trompe rarement dans mes jugements.

La main de onze pouces se referma sur celle de Harvey, au point de l’engourdir jusqu’au coude.