Carmen - Prosper Mérimée - E-Book

Carmen E-Book

Prosper Mérimée

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Beschreibung

Lors de son escapade en Espagne, Mérimée, un archéologue de renom, a fait la connaissance d'un voleur appelé José Navarro. En fuite, ce brigand est protégé par le narrateur contre l'arrestation. Quand Mérimée arrive à Cordoue, il rencontre une belle gitane surnommée Carmen.

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Veröffentlichungsjahr: 2019

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Carmen

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Carmen

Prosper Mérimée

J’avais toujours soupçonné les géographes de ne savoir ce qu’ils

disent lorsqu’ils placent le champ de bataille de Munda dans le pays

des Bastuli­Poeni, près de la moderne Monda, à quelque deux lieues

au nord de Marbella. D’après mes propres conjectures sur le texte de

l’anonyme,   auteur   du   Bellum   Hispaniense,   et   quelques

renseignements   recueillis   dans   l’excellente   bibliothèque   du   duc

d’ossuna, je pensais qu’il fallait chercher aux environs de Montilla le

lieu mémorable où, pour la dernière fois, César joua quitte ou double

contre les champions de la république. Me trouvant en Andalousie au

commencement   de   l’automne   de   1830,   je   fis   une   assez   longue

excursion   pour   éclaircir   les   doutes   qui   me   restaient   encore.   Un

mémoire que je publierai prochainement ne laissera plus, je l’espère,

aucune incertitude dans l’esprit de tous les archéologues de bonne

foi.   En   attendant   que   ma   dissertation   résolve   enfin   le   problème

géographique qui tient toute l’Europe savante en suspens, je veux

vous   raconter   une   petite   histoire,   elle   ne   préjuge   rien   sur

l’intéressante question de l’emplacement de Munda.

J’avais loué à Cordoue un guide et deux chevaux, et m’étais mis

en campagne avec les Commentaires de César et quelques chemises

pour tout bagage. Certain jour errant dans la partie élevée de la plaine

de Cachena, harassé de fatigue, mourant de soif, brûlé par un soleil

de plomb, je donnais au diable de bon cœur César et les fils de

Pompée, lorsque j’aperçus, assez loin du sentier que je suivais, une

petite   pelouse   verte   parsemée   de   joncs   et   de   roseaux.   Cela

m’annonçait le voisinage d’une source.

En effet, en m’approchant, je vis que la prétendue pelouse était un

marécage où se perdait un ruisseau, sortant, comme il semblait, d’une

gorge étroite entre deux hauts contreforts de la sierra de Cabra. Je

conclus qu’en remontant je trouverais de l’eau plus fraîche, moins de

sangsues et de grenouilles, et peut­être un peu d’ombre au milieu des

rochers. À l’entrée de la gorge, mon cheval hennit, et un autre cheval,

que je ne voyais pas, lui répondit aussitôt. À peine eus­je fait une

centaine de pas, que la gorge, s’élargissant tout à coup, me montra

une espèce de cirque naturel parfaitement ombragé par la hauteur des

escarpements qui l’entouraient. Il était impossible de rencontrer un

lieu qui promît au voyageur une halte plus agréable. Au pied de

rochers à pic, la source s’élançait en bouillonnant, et tombait dans un

petit bassin tapissé d’un sable blanc comme la neige. Cinq  à six

beaux   chênes  verts,   toujours   à   l’abri   du  vent   et   rafraîchis  par   la

source,   s’élevaient   sur   ses   bords,   et   la   couvraient   de   leur   épais

ombrage ; enfin, autour du bassin, une herbe fine, lustrée, offrait un

lit meilleur qu’on n’en eût trouvé dans aucune auberge à dix lieues à

la ronde.

À moi n’appartenait pas l’honneur d’avoir découvert un si beau

lieu. Un homme s’y reposait déjà, et sans doute dormait, lorsque j’y

pénétrai.   Réveillé   par   les   hennissements,   il   s’était   levé,   et   s’était

rapproché de son cheval, qui avait profité du sommeil de son maître

pour faire un bon repas de l’herbe aux environs. C’était un jeune

gaillard,   de   taille   moyenne,   mais   d’apparence   robuste,   au   regard

sombre et fier son teint, qui avait pu être beau, était devenu, par

l’action du soleil, plus foncé que ses cheveux.

D’une   main   il   tenait   le   licol   de   sa   monture,   de   l’autre   une

espingole   de   cuivre.   J’avouerai   que   d’abord   l’espingole   et   l’air

farouche du porteur me surprirent quelque peu ; mais je ne croyais

plus aux voleurs, à force d’en entendre parler et de n’en rencontrer

jamais.   D’ailleurs,   j’avais   vu   tant   d’honnêtes   fermiers   s’armer

jusqu’aux dents pour aller au marché, que la vue d’une arme à jeu ne

m’autorisait pas à mettre en doute la moralité de l’inconnu.

— Et puis, me disais­je, que ferait­il de mes chemises et de mes

Commentaires Elzevir ? Je saluai donc l’homme à l’espingole d’un

signe de tête familier et je lui demandai en souriant si j’avais troublé

son sommeil.

Sans me répondre, il me toisa de la tête aux pieds ; puis, comme

satisfait de son examen, il considéra avec la même attention mon

guide, qui s’avançait. Je vis celui­ci pâlir et s’arrêter en montrant une

terreur évidente. Mauvaise rencontre ! me dis­je. Mais la prudence

me conseilla aussitôt de ne laisser voir aucune inquiétude. Je mis

pied à terre ; je dis au guide de débrider, et, m’agenouillant au bord

de la source, j’y plongeai ma tête et mes mains ; puis je bus une

bonne gorgée, couché à plat ventre, comme les mauvais soldats de

Gédéon.

J’observais   cependant   mon   guide   et   l’inconnu.   Le   premier

s’approchait   bien   à   contrecœur ;   l’autre   semblait   n’avoir   pas   de

mauvais   desseins   contre   nous,  car   il   avait   rendu   la   liberté   à   son

cheval,   et   son   espingole,   qu’il   tenait   d’abord   horizontale,   était

maintenant dirigée vers la terre.

Ne croyant pas devoir me formaliser du peu de cas qu’on avait

paru   faire   de   ma   personne,   je   m’étendis   sur   l’herbe,   et   d’un   air

dégagé   je   demandai   à   l’homme   à   l’espingole   s’il   n’avait   pas   un

briquet   sur   lui.   En   même   temps   je   tirais   mon   étui   à   cigares.

L’inconnu,   toujours   sans   parler   fouilla   dans   sa   poche,   prit   son

briquet, et s’empressa de me faire du feu.

Évidemment   il   s’humanisait ;   car   il   s’assit   en   face   de   moi,

toutefois  sans  quitter  son  arme.  Mon cigare  allumé,  je  choisis  le

meilleur de ceux qui me restaient, et je lui demandai s’il fumait.

— Oui,  monsieur répondit­il.  C’étaient  les premiers mots qu’il

faisait   entendre,   et   je   remarquai   qu’il   ne   prononçait   pas   l’s   à   la

manière andalouse, d’où je conclus que c’était un voyageur comme

moi, moins archéologue seulement.

— Vous trouverez celui­ci assez bon, lui dis­je en lui présentant

un véritable régalia de la Havane.

Il me fit une légère inclination de tête, alluma son cigare au mien,

me remercia d’un signe de tête, puis se mit à fumer avec l’apparence

d’un très vif plaisir.

— Ah !   s’écria­t­il   en   laissant   échapper   lentement   sa   première

bouffée par la bouche et les narines, comme il y avait longtemps que

je n’avais fumé !

En   Espagne,   un   cigare   donné   et   reçu   établit   des   relations

d’hospitalité, comme en Orient le partage du pain et du sel.

Mon  homme  se  montra  plus  causant  que  je  ne  l’avais  espéré.

D’ailleurs,   bien   qu’il   se   dît   habitant   du   partido   de   Montilla,   il

paraissait connaître le pays assez mal. Il ne savait pas le nom de la

charmante  vallée  où  nous nous trouvions ;  il  ne  pouvait  nommer

aucun village des alentours ; enfin, interrogé par moi s’il n’avait pas

vu

aux environs des murs détruits, de larges tuiles  à rebords, des

pierres   sculptées,   il   confessa   qu’il   n’avait   jamais   fait   attention   à

pareilles   choses.   En   revanche,   il   se   montra   expert   en   matière   de

chevaux. Il critiqua le mien, ce qui n’était pas difficile ; puis il me fit

la généalogie du sien, qui sortait du fameux haras de Cordoue : noble

animal, en effet, si dur à la fatigue, à ce que prétendait son maître,

qu’il avait fait une fois trente lieues dans un jour, au galop ou au

grand trot. Au milieu de sa tirade, l’inconnu s’arrêta brusquement,

comme surpris et fâché d’en avoir trop dit.

— C’est que j’étais très pressé d’aller à Cordoue, reprit­il avec

quelque embarras. J’avais à solliciter les juges pour un procès… En

parlant, il regardait mon guide Antonio, qui baissait les yeux.

L’ombre et la source me charmèrent tellement, que je me souvins

de quelques tranches d’excellent jambon que mes amis de Montilla

avaient mis dans la besace de mon guide.

Je les fis apporter, et j’invitai l’étranger à prendre sa part de la

collation impromptue. S’il n’avait pas fumé depuis longtemps, il me

parut   vraisemblable   qu’il   n’avait   pas   mangé   depuis   quarante­huit

heures au moins. Il dévorait comme un loup affamé. Je pensai que

ma  rencontre  avait  été  providentielle pour le  pauvre diable.  Mon

guide, cependant, mangeait peu, buvait encore moins, et ne parlait

pas du tout, bien que depuis le commencement de notre voyage il se

fût révélé à moi comme un bavard sans pareil. La présence de notre

hôte semblait le gêner, et une certaine méfiance les éloignait l’un de

l’autre sans que j’en devinasse positivement la cause.

Déjà les dernières miettes du pain et du jambon avaient disparu ;

nous avions fumé chacun un second cigare ; j’ordonnai au guide de

brider nos chevaux, et j’allais prendre congé de mon nouvel ami,

lorsqu’il me demanda où je comptais passer la nuit.

Avant que j’eusse fait attention à un signe de mon guide, j’avais

répondu que j’allais à la venta del Cuervo.

— Mauvais gîte pour une personne comme vous, monsieur… J’y

vais, et, si vous me permettez de vous accompagner, nous ferons

route ensemble.

— Très volontiers, dis­je en montant à cheval.

Mon guide, qui me tenait l’étrier, me fit un nouveau signe des

yeux. J’y répondis en haussant les épaules, comme pour l’assurer que

j’étais parfaitement tranquille, et nous nous mîmes en chemin.

Les signes mystérieux d’Antonio, son inquiétude, quelques mots

échappés   à   l’inconnu,   surtout   sa   course   de   trente   lieues   et

l’explication peu plausible qu’il en avait donnée, avaient déjà formé

mon opinion sur le compte de mon compagnon de voyage. Je ne

doutai pas que je n’eusse affaire à un contrebandier peut­être à un

voleur ; que m’importait ?

Je connaissais assez le caractère espagnol pour être très sûr de

n’avoir rien à craindre d’un homme qui avait mangé et fumé avec

moi.   Sa   présence   même   était   une   protection   assurée   contre   toute

mauvaise rencontre. D’ailleurs, j’étais bien aise de savoir ce que c’est

qu’un brigand. On n’en voit pas tous les jours, et il y a un certain

charme à se trouver auprès d’un être dangereux, surtout lorsqu’on le

sent doux et apprivoisé.

J’espérais   amener   par   degrés   l’inconnu   à   me   faire   des

confidences, et, malgré les clignements d’yeux de mon guide, je mis

la conversation sur les voleurs de grand chemin. Bien entendu que

j’en parlai avec respect. Il y avait alors en Andalousie un fameux

bandit nommé José­Maria, dont les exploits étaient dans toutes les

bouches.

— Si j’étais à côté de José­Maria ? me disais­je… Je racontai les

histoires que je savais de ce héros, toutes à sa louange d’ailleurs, et

j’exprimai   hautement   mon   admiration   pour   sa   bravoure   et   sa

générosité.

— José­Maria n’est qu’un drôle, dit froidement l’étranger

Se rend­il justice, ou bien est­ce excès dé modestie de sa part ? me

demandai­je   mentalement ;   car   à   force   de   considérer   mon

compagnon, j’étais parvenu à lui appliquer le signalement de José­

Maria, que j’avais lu affiché aux portes de mainte ville d’Andalousie.

Oui, c’est bien lui… Cheveux blonds, yeux bleus, grande bouche,

belles   dents,   les   mains   petites ;   une   chemise   fine,   une   veste   de

velours à boutons d’argent, des guêtres de peau blanche, un cheval

bai… Plus de doute ! Mais respectons son incognito.

Nous   arrivâmes   à   la   venta.   Elle   était   telle   qu’il   me   l’avait

dépeinte,   c’est­à­dire   une   des   plus   misérables   que   j’eusse   encore

rencontrées. Une grande pièce servait de cuisine, de salle à manger et

de chambre à coucher. Sur une pierre plate, le feu se faisait au milieu

de la chambre, et la fumée sortait par un trou pratiqué dans le toit, ou

plutôt s’arrêtait, formant un nuage à quelques pieds au­dessus du sol.

Le long du mur, on voyait étendues par terre cinq ou six vieilles

couvertures de mulets ; c’étaient les lits des voyageurs.

À vingt pas de la maison, ou plutôt de l’unique pièce que je viens

de décrire, s’élevait une espèce de hangar servant d’écurie. Dans ce

charmant séjour, il n’y avait d’autres êtres humains, du moins pour le

moment, qu’une vieille femme et une petite fille de dix à douze ans,

toutes les deux de  couleur de  suie  et  vêtues d’horribles  haillons.

Voilà   tout   ce   qui   reste,   me   dis­je,   de   la   population   de   l’antique

Munda Boetica ! ô César ! ô Sextus Pompée ! que vous seriez surpris

si vous reveniez au monde !

En   apercevant   mon   compagnon,   la   vieille   laissa   échapper   une

exclamation de surprise.

— Ah ! seigneur don José ! s’écria­t­elle.

Don José fronça le sourcil, et leva une main d’un geste d’autorité

qui arrêta la vieille aussitôt. Je me tournai vers mon guide, et, d’un

signe   imperceptible,   je   lui   fis   comprendre   qu’il   n’avait   rien   à

m’apprendre sur le compte de l’homme avec qui j’allais passer la

nuit. Le souper fut meilleur que je ne m’y attendais. On nous servit,

sur une petite table haute d’un pied, un vieux coq fricassé avec du riz

et   force   piments,   puis   des   piments   à   l’huile,   enfin   du   gaspacho,

espèce de salade de piments. Trois plats ainsi épicés nous obligèrent

de recourir souvent à une outre de vin de Montilla qui se trouva

délicieux.   Après   avoir   mangé,   avisant   une   mandoline   accrochée

contre   la   muraille,   il   y   a   partout   des   mandolines   en   Espagne,   je

demandai à la petite fille qui nous servait si elle savait en jouer.

— Non, répondit­elle ; mais don José en joue si bien !

— Soyez assez bon, lui dis­je, pour me chanter quelque chose ;

j’aime à la passion votre musique nationale.

— Je ne puis rien refuser à un monsieur si honnête, qui me donne

de si excellents cigares, s’écria don José d’un air de bonne humeur ;

et, s’étant fait donner la mandoline, il chanta en s’accompagnant. Sa

voix était rude, mais pourtant agréable, l’air mélancolique et bizarre ;

quant aux paroles, je n’en compris pas un mot.

— Si je ne me trompe, lui dis­je, ce n’est pas un air espagnol que

vous venez de chanter. Cela ressemble aux zorzicos que j’ai entendus

dans les Provinces, et les paroles doivent être en langue basque.

— Oui, répondit don José d’un air sombre. Il posa la mandoline à

terre, et, les bras croisés, il se mit à contempler le feu qui s’éteignait,

avec une singulière expression de tristesse. Éclairée par une lampe

posée sur la petite table, sa figure, à la fois noble et farouche, me

rappelait le Satan de Milton. Comme lui peut­être, mon compagnon

songeait au séjour qu’il avait quitté, à l’exil qu’il avait encouru par

une faute. J’essayai de ranimer la conversation, mais il ne répondit

pas, absorbé qu’il était dans ses tristes pensées.

Déjà la vieille s’était couchée dans un coin de la salle, à l’abri

d’une couverture trouée tendue sur une corde. La petite fille l’avait

suivie dans cette retraite réservée au beau sexe. Mon guide alors, se

levant, m’invita à le suivre à l’écurie ; mais, à ce mot, don José,

comme réveillé en sursaut, lui demanda d’un ton brusque où il allait.

— À l’écurie, répondit le guide.

— Pour   quoi   faire ?   Les   chevaux   ont   à   manger.   Couche   ici,

Monsieur le permettra.

— Je   crains   que   le   cheval   de   Monsieur   ne   soit   malade ;   je

voudrais que Monsieur le vît : peut­être saura­t­il ce qu’il faut lui

faire.

Il était évident qu’Antonio voulait me parler en particulier ; mais

je ne me souciais pas de donner des soupçons à don José, et, au point

où nous en étions, il me semblait que le meilleur parti à prendre était

de montrer la plus grande confiance. Je répondis donc à Antonio que

je n’entendais rien aux chevaux, et que j’avais envie de dormir Don

José le suivit à l’écurie, d’où bientôt il revint seul. Il me dit que le

cheval n’avait rien, mais que mon guide le trouvait un animal si

précieux, qu’il le frottait avec sa veste pour le faire transpirer et qu’il

comptait passer la nuit dans cette douce occupation. Cependant, je

m’étais   étendu   sur   les   couvertures   de   mulets,   soigneusement

enveloppé dans mon manteau, pour ne pas les toucher. Après m’avoir

demandé pardon de la liberté qu’il prenait de se mettre auprès de

moi, don José se coucha devant la porte, non sans avoir renouvelé

l’amorce de son espingole, qu’il eut soin de placer sous la besace qui

lui servait d’oreiller. Cinq minutes après, nous étions l’un et l’autre

profondément endormis.

Je me croyais assez fatigué pour pouvoir dormir dans un pareil

gîte ; mais, au bout d’une heure, de très désagréables démangeaisons

m’arrachèrent à mon premier somme. Dès que j’en eus compris la

nature, je me levai, persuadé qu’il valait mieux passer le reste de la

nuit à la belle étoile que sous ce toit inhospitalier.

Marchant sur la pointe du pied, je gagnai la porte, j’enjambai par­

dessus la couche de don José, qui dormait du sommeil du juste, et je

fis si bien que je sortis de la maison sans qu’il s’éveillât. Auprès de la

porte était un large banc de bois ; je m’étendis dessus, et m’arrangeai

de mon mieux pour achever ma nuit. J’allais fermer les yeux pour la

seconde fois, quand il me sembla voir passer devant moi l’ombre

d’un homme et l’ombre d’un cheval, marchant l’un et l’autre sans

faire le moindre bruit. Je me mis sur mon séant, et je crus reconnaître

Antonio. Surpris de le voir hors de l’écurie à pareille heure, je me

levai   et   marchai   à   sa   rencontre.   Il   s’était   arrêté,   m’ayant   aperçu

d’abord.

— Où est­il ? me demanda Antonio à voix basse.

— Dans la venta ; il dort ; il n’a pas peur des punaises. Pourquoi

donc emmenez­vous ce cheval ?

Je remarquai alors que, pour ne pas faire de bruit en sortant du

hangar Antonio avait soigneusement enveloppé les pieds de l’animal

avec les débris d’une vieille couverture.

— Parlez plus bas, me dit Antonio, au nom de Dieu ! Vous ne

savez pas qui est cet homme­là. C’est José Navarro, le plus insigne

bandit de l’Andalousie. Toute la journée je vous ai fait des signes que

vous n’avez pas voulu comprendre.

— Bandit ou non, que m’importe ? répondis­je ; il ne nous a pas

volés, et je parierais qu’il n’en a pas envie.

— À la bonne heure ; mais il y a deux cents ducats pour qui le

livrera. Je sais un poste de lanciers à une lieue et demie d’ici, et avant

qu’il soit jour, j’amènerai quelques gaillards solides. J’aurais pris son

cheval, mais il est si méchant que nul que le Navarro ne peut en

approcher.

— Que le diable vous emporte ! lui dis­je. Quel mal vous a fait ce

pauvre homme pour le dénoncer ? D’ailleurs, êtes­vous sûr qu’il soit

le brigand que vous dites ?

— Parfaitement sûr ; tout à l’heure il m’a suivi dans l’écurie et

m’a dit : “Tu as l’air de me connaître ; si tu dis à ce bon monsieur qui

je suis, je te fais sauter la cervelle.” Restez, Monsieur restez auprès

de lui ; vous n’avez rien à craindre. Tant qu’il vous saura là, il ne se

méfiera de rien.

Tout en parlant, nous nous étions déjà assez éloignés de la venta

pour qu’on ne pût entendre les fers du cheval.

Antonio l’avait débarrassé en un clin d’œil des guenilles dont il lui

avait enveloppé les pieds ; il se préparait à enfourcher sa monture.

J’essayai prières et menaces pour le retenir.

— Je suis un pauvre diable, Monsieur me disait­il ; deux cents

ducats ne sont pas à perdre, surtout quand il s’agit de délivrer le pays

de pareille vermine. Mais prenez garde : si le Navarro se réveille, il

sautera sur son espingole, et gare à vous ! Moi, je suis trop avancé

pour reculer ; arrangez­vous comme vous pourrez.

Le drôle était en selle ; il piqua des deux, et dans l’obscurité je

l’eus bientôt perdu de vue.

J’étais fort imité contre mon guide et passablement inquiet. Après

un instant de réflexion, je me décidai et rentrai dans la venta. Don

José dormait encore, réparant sans doute en ce moment les fatigues et

les veilles de plusieurs journées aventureuses. Je fus obligé de le

secouer rudement pour l’éveiller.

Jamais je n’oublierai son regard farouche et le mouvement qu’il

fit pour saisir son espingole, que, par mesure de précaution, j’avais

mise à quelque distance de sa couche.

— Monsieur lui dis­je, je vous demande pardon de vous éveiller ;

mais j’ai une sotte question à vous faire : seriez­vous bien aise de

voir arriver ici une demi­douzaine de lanciers ?

Il sauta en pieds, et d’une voix terrible :

— Qui vous l’a dit ? me demanda­t­il.

— Peu importe d’où vient l’avis, pourvu qu’il soit bon.

— Votre guide m’a trahi, mais il me le payera ! Où est­il ?

— Je ne sais… Dans l’écurie, je pense… mais quelqu’un m’a

dit…

— Qui vous a dit ?… Ce ne peut être la vieille…

— Quelqu’un que je ne connais pas… Sans plus de paroles, avez­

vous, oui ou non, des motifs pour ne pas attendre les soldats ? Si

vous  en  avez,   ne  perdez   pas  de  temps,  sinon  bonsoir   et  je   vous

demande pardon d’avoir interrompu votre sommeil.

— Ah ! votre guide ! votre guide ! Je m’en étais méfié d’abord…

mais… son compte est bon !… Adieu, Monsieur. Dieu vous rende le

service que je vous dois. Je ne suis pas tout à fait aussi mauvais que

vous me croyez… oui, il y a encore en moi quelque chose qui mérite

la pitié d’un galant homme… Adieu, Monsieur.. Je n’ai qu’un regret,

c’est de ne pouvoir m’acquitter envers vous.

— Pour prix du service que je vous ai rendu, promettez­moi, don

José, de ne soupçonner personne, de ne pas songer à la vengeance.

Tenez, voilà des cigares pour votre route ; bon voyage ! Et je lui

tendis la main.

Il me la serra sans répondre, prit son espingole et sa besace, et,

après avoir dit quelques mots à la vieille dans un argot que je ne pus

comprendre, il courut au hangar.

Quelques instants après, je l’entendais galoper dans la campagne.

Pour moi, je me recouchai sur mon banc, mais je ne me rendormis

point. Je me demandais si j’avais eu raison de sauver de la potence

un   voleur   et   peut­être   un   meurtrier   et   cela   seulement   parce   que

j’avais mangé du jambon avec lui et du riz à la valencienne. N’avais­

je pas trahi mon guide qui soutenait la cause des lois ; ne l’avais­je

pas   exposé   à   la   vengeance   d’un   scélérat ?   Mais   les   devoirs   de

l’hospitalité !…

Préjugé de sauvage, me disais­je ; j’aurai à répondre de tous les

crimes que le bandit va commettre… Pourtant est­ce un préjugé que

cet instinct de conscience qui résiste à tous les raisonnements ? Peut­

être, dans la situation délicate où je me trouvais, ne pouvais­je m’en

tirer sans remords. Je flottais encore dans la plus grande incertitude

au sujet de la moralité de mon action, lorsque je vis paraître une demi

douzaine   de   cavaliers   avec   Antonio,   qui   se   tenait   prudemment   à

l’arrière­garde. J’allai au­devant d’eux, et les prévins que le bandit

avait pris la fuite depuis plus de deux heures.

La vieille, interrogée par le brigadier répondit qu’elle connaissait

le Navarro, mais que, vivant seule, elle n’aurait jamais osé risquer sa

vie en le dénonçant. Elle ajouta que son habitude, lorsqu’il venait

chez elle, était de partir toujours au milieu de la nuit.

Pour moi, il me fallut aller, à quelques lieues de là, exhiber mon

passeport et signer une déclaration devant un alcade, après quoi on

me permit de reprendre mes recherches archéologiques. Antonio me

gardait rancune, soupçonnant que c’était moi qui l’avais empêché de

gagner les deux cents ducats. Pourtant nous nous séparâmes bons

amis à Cordoue ; là, je lui donnai une gratification aussi forte que

l’état de mes finances pouvait me le permettre.

Je passai quelques jours à Cordoue. On m’avait indiqué certain

manuscrit de la bibliothèque des Dominicains, où je devais trouver

des   renseignements   intéressants   sur   l’antique   Munda.   Fort   bien

accueilli par les bons Pères, je passais les journées dans leur couvent,

et le soir je me promenais par la ville. À Cordoue, vers le coucher du

soleil, il y a quantité d’oisifs sur le quai qui borde la rive droite du

Guadalquivir.   Là,   on   respire   les   émanations   d’une   tannerie   qui

conserve encore l’antique renommée du pays pour la préparation des

cuirs ; mais, en revanche, on y jouit d’un spectacle qui a bien son

mérite.   Quelques   minutes   avant   l’angélus,   un   grand   nombre   de

femmes se rassemblent sur le bord du fleuve, au bas du quai, lequel

est assez élevé. Pas un homme n’oserait se mêler à cette troupe.

Aussitôt que l’angélus sonne, il est censé qu’il fait nuit. Au dernier

coup de cloche, toutes ces femmes se déshabillent et entrent dans

l’eau. Alors ce sont des cris, des rires, un tapage infernal. Du haut du

quai, les hommes contemplent les baigneuses, écarquillent les yeux,

et ne voient pas grand­chose.

Cependant ces formes blanches et incertaines qui se dessinent sur

le sombre azur du fleuve, font travailler les esprits poétiques, et, avec

un peu d’imagination, il n’est pas difficile de se représenter Diane et

ses nymphes au bain, sans avoir à craindre le sort d’Actéon.

On m’a dit que quelques mauvais garnements se cotisèrent certain

jour, pour graisser la patte au sonneur de la cathédrale et lui faire

sonner l’angélus vingt minutes avant l’heure légale. Bien qu’il fît

encore grand jour, les nymphes du Guadalquivir n’hésitèrent pas, et

se   fiant   plus   à   l’angélus   qu’au   soleil,   elles   firent   en   sûreté   de

conscience leur toilette de bain, qui est toujours des plus simples. Je

n’y étais pas.

De mon temps, le sonneur était incorruptible, le crépuscule peu

clair,   et   un   chat   seulement   aurait   pu   distinguer   la   plus   vieille

marchande d’oranges de la plus jolie grisette de Cordoue.

Un soir, à l’heure où l’on ne voit plus rien, je fumais, appuyé sur

le   parapet   du   quai,   lorsqu’une   femme,   remontant   l’escalier   qui

conduit à la rivière, vint s’asseoir près de moi. Elle avait dans les

cheveux un gros bouquet de jasmin, dont les pétales exhalent le soir

une   odeur   enivrante.   Elle   était   simplement,   peut­être   pauvrement

vêtue, tout en noir comme la plupart des grisettes dans la soirée. Les

femmes comme il faut ne portent le noir que le matin ; le soir, elles

s’habillent a la francesa. En arrivant auprès de moi, ma baigneuse

laissa glisser sur ses épaules la mantille qui lui couvrait la tête, et, à

l’obscure   clarté   qui   tombe   des   étoiles,   je   vis   qu’elle   était   petite,

jeune, bien faite, et qu’elle avait de très grands yeux. Je jetai mon

cigare   aussitôt.   Elle   comprit   cette   attention   d’une   politesse   toute

française, et se hâta de me dire qu’elle aimait beaucoup l’odeur du

tabac, et que même elle fumait, quand elle trouvait des papelitos bien

doux. Par bonheur j’en avais de tels dans mon étui, et je m’empressai

de lui en offrir. Elle daigna en prendre un, et l’alluma à un bout de

corde   enflammé   qu’un   enfant   nous   apporta   moyennant   un   sou.

Mêlant nos fumées, nous causâmes si longtemps, la belle baigneuse

et moi, que nous nous trouvâmes presque seuls sur le quai. Je crus

n’être point indiscret en lui offrant d’aller prendre des glaces à la

neveria.

Après   une   hésitation   modeste   elle   accepta ;   mais   avant   de   se

décider   elle   désira   savoir   quelle   heure   il   était.   Je   fis   sonner   ma

montre, et cette sonnerie parut l’étonner beaucoup.

— Quelles inventions on a chez vous, messieurs les étrangers ! De

quel pays êtes­vous, monsieur ? Anglais sans doute ?

— Français et votre grand serviteur. Et vous mademoiselle, ou

madame, vous êtes probablement de Cordoue ?

— Non.

— Vous êtes du moins Andalouse. Il me semble le reconnaître à

votre doux parler

— Si vous remarquez si bien l’accent du monde, vous devez bien

deviner qui je suis.

— Je crois que vous êtes du pays de Jésus, à deux pas du paradis.

(J’avais appris cette métaphore, qui désigne l’Andalousie, de mon

ami Francisco Sevilla, picador bien connu.)

— Bah ! le paradis… Les gens d’ici disent qu’il n’est pas fait pour

nous.

— Alors, vous seriez donc Moresque, ou… je m’arrêtai, n’osant

dire juive.

— Allons,   allons !   vous   voyez   bien   que   je   suis   bohémienne ;

voulez­vous que je vous dise la bajia ? Avez­vous entendu parler de

la Carmencita ? C’est moi.

J’étais alors un tel mécréant, il y a de cela quinze ans, que je ne

reculai pas d’horreur en me voyant à côté d’une sorcière.

Bon ! me dis­je ; la semaine passée, j’ai soupé avec un voleur de

grands   chemins,   allons   aujourd’hui   prendre   des   glaces   avec   une

servante du diable. En voyage il faut tout voir.

J’avais   encore   un   autre   motif   pour   cultiver   sa   connaissance.

Sortant du collège, je l’avouerai à ma honte, j’avais perdu quelque

temps à étudier les sciences occultes et même plusieurs fois j’avais

tenté de conjurer l’esprit de ténèbres.

Guéri depuis longtemps de la passion de semblables recherches, je

n’en conservais pas moins un certain attrait de curiosité pour toutes

les superstitions, et me faisais une fête d’apprendre jusqu’où s’était

élevé l’art de la magie parmi les Bohémiens.

Tout en causant, nous étions entrés dans la neveria, et nous étions

assis à une petite table éclairée par une bougie renfermée, dans un

globe de verre.

J’eus   alors   tout   le   loisir   d’examiner   ma   gitana   pendant   que

quelques honnêtes gens s’ébahissaient, en prenant leurs glaces, de me

voir en si bonne compagnie.

Je doute fort que mademoiselle Carmen fût de race pure, du moins

elle était infiniment plus jolie que toutes les femmes de sa nation que

j’aie jamais rencontrées.

Pour qu’une femme soit belle, il faut, disent les Espagnols, qu’elle

réunisse trente si, ou, si l’on veut, qu’on puisse la définir au moyen

de dix adjectifs applicables chacun à trois parties de sa personne. Par

exemple, elle doit avoir trois choses noires : les yeux, les paupières et

les sourcils ; trois fines, les doigts, les lèvres, les cheveux, etc. Voyez

Brantôme pour le reste. Ma bohémienne ne pouvait prétendre à tant

de perfections. Sa peau, d’ailleurs parfaitement unie, approchait fort

de la teinte du cuivre. Ses yeux étaient obliques, mais admirablement

fendus ; ses lèvres un peu fortes, mais bien dessinées et laissant voir

des   dents   plus   blanches   que   des   amandes   sans   leur   peau.   Ses

cheveux, peut­être un peu gros, étaient noirs, à reflets bleus comme

l’aile d’un corbeau, longs et luisants. Pour ne pas vous fatiguer d’une

description trop prolixe, je vous dirai en somme qu’à chaque défaut

elle réunissait une qualité qui ressortait peut­être plus fortement par

le contraste. C’était une beauté étrange et sauvage, une figure qui

étonnait d’abord, mais qu’on ne pouvait oublier. Ses yeux surtout

avaient une expression à la fois voluptueuse et farouche que je n’ai

trouvée depuis à aucun regard humain.

Œil de bohémien, œil de loup, c’est un dicton espagnol qui dénote

une bonne observation. Si vous n’avez pas le temps d’aller au jardin

des Plantes pour étudier le regard d’un loup, considérez votre chat

quand il guette un moineau.

On sent qu’il eût été ridicule de se faire tirer la bonne aventure

dans un café. Aussi je priai la jolie sorcière de me permettre de

l’accompagner à son domicile ; elle y consentit sans difficulté, mais

elle   voulut   connaître   encore   la   marche   du   temps,   et   me   pria   de

nouveau de faire sonner ma montre.

— Est­elle   vraiment   d’or ?   dit­elle   en   la   considérant   avec   une

excessive attention.

Quand   nous   nous   remîmes   en   marche,   il   était   nuit   close ;   la

plupart des boutiques étaient fermées et les rues presque désertes.

Nous passâmes le pont du Guadalquivir, et à l’extrémité du faubourg

nous   nous   arrêtâmes   devant   une   maison   qui   n’avait   nullement

l’apparence d’un palais. Un enfant nous ouvrit. La bohémienne lui

dit quelques mots dans une langue à moi inconnue, que je sus depuis

être la rommani ou chipe calli, l’idiome des gitanos. Aussitôt l’enfant

disparut, nous laissant dans une chambre assez vaste, meublée d’une

petite table, de deux tabourets et d’un coffre. Je ne dois point oublier

une jarre d’eau, un tas d’oranges et une botte d’oignons.

Dès que nous fûmes seuls, la bohémienne tira de son coffre des

cartes qui paraissaient avoir beaucoup servi, un aimant, un caméléon

desséché, et quelques autres objets nécessaires à son art. Puis elle me

dit de faire la croix dans ma main gauche avec une pièce de monnaie,

et  les  cérémonies  magiques commencèrent.  Il  est  inutile  de vous

rapporter ses prédictions, et, quant à sa manière d’opérer, il était

évident qu’elle n’était pas sorcière à demi.

Malheureusement nous fûmes bientôt dérangés. La porte s’ouvrit

tout à coup avec violence, et un homme, enveloppé jusqu’aux yeux

dans   un   manteau   brun   entra   dans   la   chambre   en   apostrophant   la

bohémienne d’une façon peu gracieuse. Je n’entendais pas ce qu’il

disait, mais le ton de sa voix indiquait qu’il était de fort mauvaise

humeur.

À sa vue, la gitana ne montra ni surprise ni colère, mais elle

accourut à sa rencontre, et, avec une volubilité extraordinaire, lui

adressa quelques phrases dans la langue mystérieuse dont elle s’était

déjà servie devant moi. Le mot de payllo, souvent répété, était le seul

mot que je comprisse. Je savais que les bohémiens désignent ainsi

tout homme étranger à leur race. Supposant qu’il s’agissait de moi, je

m’attendais à une explication délicate ; déjà j’avais la main sur le

pied d’un des tabourets, et je syllogisais à part moi pour deviner le

moment précis où il conviendrait de le jeter à la tête de l’intrus.

Celui­ci repoussa rudement la bohémienne, et s’avança vers moi ;

puis, reculant d’un pas :

— Ah ! Monsieur dit­il, c’est vous !

Je le regardai à mon tour et reconnus mon ami don José.

En ce moment, je regrettais un peu de ne pas l’avoir laissé pendre.

— Eh ! c’est vous, mon brave ! m’écriai­je en riant le moins jaune

que je pus ; vous avez interrompu mademoiselle au moment où elle

m’annonçait des choses bien intéressantes.

— Toujours la même ! Ça finira, dit­il entre ses dents, attachant

sur elle un regard farouche.

Cependant la bohémienne continuait à lui parler dans sa langue.

Elle s’animait par degrés. Son œil s’injectait de sang et devenait

terrible, ses traits se contractaient, elle frappait du pied. Il me sembla

qu’elle le pressait vivement de faire quelque chose à quoi il montrait

de l’hésitation. Ce que c’était, je croyais ne le comprendre que trop à

la voir passer et repasser rapidement sa petite main sous son menton.

J’étais  tenté  de  croire  qu’il  s’agissait  d’une gorge   à  couper  et

j’avais quelques soupçons que cette gorge ne fût la mienne.

À tout ce torrent d’éloquence, don José ne répondit que par deux

ou trois mots prononcés d’un ton bref. Alors la bohémienne lui lança

un regard de profond mépris ; puis, s’asseyant à la turque dans un

coin de la chambre, elle choisit une orange, la pela et se mit à la

manger.

Don José me prit le bras, ouvrit la porte et me conduisit dans la

rue. Nous fîmes environ deux cents pas dans le plus profond silence.

Puis, étendant la main :

— Toujours tout droit, dit­il, et vous trouverez le pont.

Aussitôt il me tourna le dos et s’éloigna rapidement. Je revins à

mon auberge un peu penaud et d’assez mauvaise humeur. Le pire fut

qu’en me déshabillant, je m’aperçus que ma montre me manquait.

Diverses   considérations   m’empêchèrent   d’aller   la   réclamer   le

lendemain, ou de solliciter M. le corrégidor pour qu’il voulût bien la

faire   chercher.   Je   terminai   mon   travail   sur   le   manuscrit   des

Dominicains et je partis pour Séville.

Après plusieurs mois de courses errantes en Andalousie, je voulus

retourner à Madrid, et il me fallut repasser par Cordoue. Je n’avais

pas l’intention d’y faire un long séjour car j’avais pris en grippe cette

belle ville et les baigneuses du Guadalquivir. Cependant quelques

amis à revoir quelques commissions à faire devaient me retenir au

moins   trois   ou   quatre   jours   dans   l’antique   capitale   des   princes

musulmans.

Dès que je reparus au couvent des Dominicains, un des pères qui

m’avait   toujours   montré   un   vif   intérêt   dans   mes   recherches   sur

l’emplacement de Munda, m’accueillit les bras ouverts, en s’écriant :

— Loué soit le nom de Dieu ! Soyez le bienvenu, mon cher ami.

Nous vous croyions tous mort, et moi, qui vous parle, j’ai récité bien

des pater et des ave, que je ne regrette pas, pour le salut de votre âme.

Ainsi vous n’êtes pas assassiné, car pour volé nous savons que vous

l’êtes ?

— Comment cela ? lui demandai­je un peu surpris.

— Oui, vous savez bien, cette belle montre à répétition que vous

faisiez sonner dans la bibliothèque, quand nous vous disions qu’il

était temps d’aller au chœur Eh bien ! elle est retrouvée, on vous la

rendra.

— C’est­à­dire, interrompis­je un peu décontenancé, que je l’avais

égarée…

— Le coquin est sous les verrous, et, comme on savait qu’il était

homme à tirer un coup de fusil à un chrétien pour lui prendre une

piécette, nous mourions de peur qu’il ne vous eût tué. J’irai avec

vous   chez   le   corrégidor,   et   nous   vous   ferons   rendre   votre   belle

montre. Et puis, avisez­vous de dire là­bas que la justice ne sait pas

son métier en Espagne !

— Je   vous   avoue,   lui   dis­je,   que   j’aimerais   mieux   perdre   ma

montre  que  de   témoigner  en  justice   pour  faire  pendre   un  pauvre

diable, surtout parce que… parce que…

— Oh ! n’ayez aucune inquiétude ; il est bien recommandé, et on

ne peut le pendre deux fois. Quand je dis pendre, je me trompe. C’est

un hidalgo que votre voleur ; il sera donc garrotté après­demain sans

rémission. Vous voyez qu’un vol de plus ou de moins ne changera

rien à son affaire. Plût à Dieu qu’il n’eût que volé ! mais il a commis

plusieurs meurtres, tous plus horribles les uns que les autres.

— Comment se nomme­t­il ?

— On le connaît dans le pays sous le nom de José Navarro ; mais

il a encore un autre nom basque, que ni vous ni moi ne prononcerons

jamais. Tenez, c’est un homme à voir, et vous qui aimez à connaître

les   singularités   du  pays,   vous   ne   devez   pas  négliger   d’apprendre

comment   en  Espagne   les  coquins  sortent   de  ce  monde.   Il  est   en

chapelle, et le père Martinez vous y conduira.

Mon Dominicain insista tellement pour que je visse les apprêts du

“petit pendement pien choli”, que je ne pus m’en défendre. J’allai

voir le prisonnier, muni d’un paquet de cigares qui, je l’espérais,

devaient lui faire excuser mon indiscrétion.

On m’introduisit auprès de don José, au moment où il prenait son

repas. Il me fit un signe de tête assez froid, et me remercia poliment

du cadeau que je lui apportais.

Après avoir compté les cigares du paquet que j’avais mis entre ses

mains, il en choisit un certain nombre et me rendit le reste, observant

qu’il n’avait pas besoin d’en prendre davantage.

Je lui demandai si, avec un peu d’argent, ou par le crédit de mes

amis, je pourrais obtenir quelque adoucissement à son sort. D’abord

il haussa les épaules en souriant avec tristesse ; bientôt, se ravisant, il

me pria de faire dire une messe pour le salut de son âme.

— Voudriez­vous, ajouta­t­il timidement, voudriez­vous en faire

dire une autre pour une personne qui vous a offensé ?

— Assurément, mon cher lui dis­je ; mais personne, que je sache,

ne m’a offensé en ce pays.

Il me prit la main et la serra d’un air grave. Après un moment de

silence, il reprit :

— Oserai­je encore vous demander un service ?… Quand vous

reviendrez dans votre pays, peut­être passerez­vous par la Navarre :

au moins vous passerez par Vittoria, qui n’en est pas fort éloignée.

— Oui, lui dis­je, je passerai certainement par Vittoria ; mais il

n’est pas impossible que je me détourne pour aller à Pampelune, et, à

cause de vous, je crois que je ferais volontiers ce détour.

— Eh bien ! si vous allez à Pampelune, vous y verrez plus d’une

chose qui vous intéressera… C’est une belle ville… Je vous donnerai

cette   médaille   (il   me   montrait   une   petite   médaille   d’argent   qu’il

portait au cou), vous l’envelopperez dans du papier.. il s’arrêta un

instant pour maîtriser son émotion… et vous la remettrez ou vous la

ferez remettre à une bonne femme dont je vous dirai l’adresse.

— Vous direz que je suis mort, vous ne direz pas comment. Je

promis d’exécuter sa commission.

Je le revis le lendemain, et je passai une partie de la journée avec

lui. C’est de sa bouche que j’ai appris les tristes aventures qu’on va

lire.

— Je   suis   né,   dit­il,   à   Elizondo,   dans   la   vallée   de   Baztan.   Je

m’appelle   don   José   Lizarrabengoa,   et   vous   connaissez   assez

l’Espagne, Monsieur, pour que mon nom vous dise aussitôt que je

suis Basque et vieux chrétien. Si je prends le don, c’est que j’en ai le

droit, et si j’étais à Elizondo, je vous montrerais ma généalogie sur

parchemin. On voulait que je fusse d’église, et l’on me fit étudier

mais je ne profitais guère. J’aimais trop à jouer à la paume, c’est ce

qui m’a perdu.

Quand   nous   jouons   à   la   paume,   nous   autres   Navarrais,   nous

oublions tout. Un jour que j’avais gagné, un gars de l’Alava me

chercha   querelle ;   nous   prîmes   nos   maquilas,   et   j’eus   encore

l’avantage ; mais cela m’obligea de quitter le pays. Je rencontrai des

dragons, et je m’engageai dans le régiment d’Almanza, cavalerie. Les

gens de nos montagnes apprennent vite le métier militaire. Je devins

bientôt brigadier et on me promettait de me faire maréchal des logis,

quand, pour mon malheur on me mit de garde à la manufacture de

tabacs à Séville. Si vous êtes allé à Séville, vous aurez vu ce grand

bâtiment­là, hors des remparts, près du Guadalquivir. Il me semble

en voir encore la porte et le corps de garde auprès. Quand ils sont de

service, les Espagnols jouent aux cartes, ou dorment ; moi, comme

un franc Navarrais, je tâchais toujours de m’occuper. Je faisais une

chaîne avec du fil de laiton, pour tenir mon épinglette. Tout d’un

coup, les camarades disent : Voilà la cloche qui sonne ; les filles vont

rentrer à l’ouvrage. Vous saurez, monsieur, qu’il y a bien quatre à

cinq cents femmes occupées dans la manufacture. Ce sont elles qui

roulent les cigares dans une grande salle, où les hommes n’entrent

pas sans une permission du vingt­quatre, parce qu’elles se mettent à

leur aise, les jeunes surtout, quand il fait chaud. À l’heure où les

ouvrières rentrent, après leur dîner, bien des jeunes gens vont les voir

passer et leur en content de toutes les couleurs. Il y a peu de ces

demoiselles qui refusent une mantille de taffetas, et les amateurs, à

cette pêche­là, n’ont qu’à se baisser pour prendre le poisson. Pendant

que les autres regardaient, moi, je restais sur mon banc, près de la

porte.

J’étais jeune alors ; je pensais toujours au pays, et je ne croyais

pas qu’il y eût de jolies filles sans jupes bleues et sans nattes tombant

sur les épaules.

D’ailleurs, les Andalouses me faisaient peur ; je n’étais pas encore

fait à leurs manières : toujours à railler jamais un mot de raison.

J’étais donc le nez sur ma chaîne, quand j’entends des bourgeois

qui disaient : Voilà la gitanilla ! Je levai les yeux, et je la vis. C’était

un vendredi, et je ne l’oublierai jamais. Je vis cette Carmen que vous

connaissez, chez qui je vous ai rencontré il y a quelques mois.

Elle avait un jupon rouge fort court qui laissait voir des bas de

soie blancs avec plus d’un trou, et des souliers mignons de maroquin

rouge   attachés   avec   des   rubans   couleur   de   feu.   Elle   écartait   sa

mantille afin de montrer ses épaules et un gros bouquet de cassie qui

sortait de sa chemise. Elle avait encore une fleur de cassie dans le

coin de la bouche, et elle s’avançait en se balançant sur ses hanches

comme  une   pouliche   du  haras  de  Cordoue.   Dans  mon  pays,  une

femme en ce costume aurait obligé le monde à se signer. À Séville,

chacun lui adressait quelque compliment gaillard sur sa tournure ;

elle répondait à chacun, faisant les yeux en coulisse, le poing sur la

hanche,   effrontée   comme   une   vraie   bohémienne   qu’elle   était.

D’abord elle ne me plut pas, et je repris mon ouvrage ; mais elle,

suivant l’usage des femmes et des chats qui ne viennent pas quand on

les   appelle   et   qui   viennent   quand  on   ne   les  appelle   pas,   s’arrêta

devant moi et m’adressa la parole :

— Compère, me dit­elle à la façon andalouse, veux­tu me donner

ta chaîne pour tenir les clefs de mon coffre­fort ?

— C’est pour attacher mon épinglette, lui répondis­je.

— Ton épinglette ! s’écria­t­elle en riant. Ah ! monsieur fait de la

dentelle, puisqu’il a besoin d’épingles ! Tout le monde qui était là se

mit à rire, et moi je me sentais rougir, et je ne pouvais trouver rien à

lui répondre.

— Allons, mon cœur, reprit­elle, fais­moi sept aunes de dentelle

noire pour une mantille, épinglier de mon âme !

— Et prenant la fleur de cassie qu’elle avait à la bouche, elle me

la   lança,   d’un   mouvement   du   pouce,   juste   entre   les   deux   yeux.

Monsieur cela me fit l’effet d’une balle qui m’arrivait… Je ne savais

où me fourrer, je demeurais immobile comme une planche.

Quand elle fut entrée dans la manufacture, je vis la fleur de cassie

qui était tombée à terre entre mes pieds ; je ne sais ce qui me prit,

mais je la ramassai sans que mes camarades s’en aperçussent et je la

mis précieusement dans ma veste.

Première sottise !

Deux ou trois heures après, j’y pensais encore, quand arrive dans

le corps de garde un portier tout haletant, la figure renversée. Il nous

dit   que   dans   la   grande   salle   des   cigares   il   y   avait   une   femme

assassinée, et qu’il fallait y envoyer la garde. Le maréchal me dit de

prendre deux hommes et d’y aller voir. Je prends mes hommes et je

monte.   Figurez­vous,   monsieur,   qu’entré   dans   la   salle   je   trouve

d’abord   trois   cents   femmes   en   chemise,   ou   peu   s’en   faut,   toutes

criant, hurlant, gesticulant, faisant un vacarme à ne pas entendre Dieu

tonner.

D’un côté, il y en avait une, les quatre fers en l’air, couverte de

sang, avec un X sur la figure qu’on venait de lui marquer en deux

coups   de   couteau.   En   face   de   la   blessée,   que   secouraient   les

meilleures   de   la   bande,   je   vois   Carmen   tenue   par   cinq   ou   six

commères.   La   femme   blessée   criait :   Confession !   confession !   je

suis morte !

Carmen ne disait rien ; elle serrait les dents, et roulait des yeux

comme un caméléon.

— Qu’est­ce que c’est ? demandai­je.

J’eus   grand­peine   à   savoir   ce   qui   s’était   passé,   car   toutes   les

ouvrières me parlaient à la fois. Il paraît que la femme blessée s’était

vantée   d’avoir   assez   d’argent   en   poche   pour   acheter   un   âne   au

marché de Triana.

— Tiens, dit Carmen qui avait une langue, tu n’as donc pas assez

d’un balai ?

— L’autre, blessée du reproche, peut­être parce qu’elle se sentait

véreuse   sur   l’article,   lui   répond   qu’elle   ne   se   connaissait   pas   en

balais, n’ayant pas l’honneur d’être bohémienne ni filleule de Satan,

mais que mademoiselle Carmencita ferait bientôt connaissance avec

son âne, quand M. le corrégidor la mènerait à la promenade avec

deux laquais par­derrière pour l’émoucher.

— Eh bien, moi, dit Carmen, je te ferai des abreuvoirs à mouches

sur la joue, et je veux y peindre un damier

— Là­dessus, vli­vlan ! elle commence, avec le couteau dont elle

coupait le bout des cigares, à lui dessiner des croix de Saint­André

sur la figure.

Le cas était clair ; je pris Carmen par le bras :

— Ma sœur lui dis­je poliment, il faut me suivre.

Elle me lança un regard comme si elle me reconnaissait ; mais elle

dit d’un air résigné :

— Marchons. Où est ma mantille ?

Elle la mit sur sa tête de façon à ne montrer qu’un seul de ses

grands yeux, et suivit mes deux hommes, douce comme un mouton.

Arrivés au corps de garde, le maréchal des logis dit que c’était grave,

et qu’il fallait la mener à la prison.

C’était encore moi qui devais la conduire. Je la mis entre deux

dragons et je marchais derrière comme un brigadier doit faire en

semblable   rencontre.   Nous   nous   mîmes   en   route   pour   la   ville.

D’abord la bohémienne avait gardé le silence ; mais dans la rue du

Serpent,

— Vous la connaissez, elle mérite bien son nom par les détours

qu’elle fait.

Dans   la   rue   du   Serpent,   elle   commence   par   laisser   tomber   sa

mantille sur ses épaules, afin de me montrer son minois enjôleur, et,

se tournant vers moi autant qu’elle pouvait, elle me dit :

— Mon officier ou me menez­vous ?

— À   la   prison,   ma   pauvre   enfant,   lui   répondis­je   le   plus

doucement   que   je   pus,   comme   un   bon   soldat   doit   parler   à   un

prisonnier, surtout à une femme.

— Hélas ! que deviendrai­je ? Seigneur officier, ayez pitié de moi.

Vous êtes si jeune, si gentil !… Puis, d’un ton plus bas : Laissez­moi

m’échapper, dit­elle, je vous donnerai un morceau de la bar lachi, qui

vous fera aimer de toutes les femmes. La bar lachi, monsieur c’est la

pierre d’aimant, avec laquelle les bohémiens prétendent qu’on fait

quantité de sortilèges quand on sait s’en servir Faites­en boire à une

femme une pincée râpée dans un verre de vin blanc, elle ne résiste

plus.

Moi, je lui répondis le plus sérieusement que je pus :

— Nous ne sommes pas ici pour dire des balivernes ; il faut aller à

la prison, c’est la consigne, et il n’y a pas de remède. Nous autres

gens du pays basque, nous avons un accent qui nous fait reconnaître

facilement des Espagnols ; en revanche, il n’y en a pas un qui puisse

seulement apprendre à dire baï jaona. Carmen donc n’eut pas de

peine à deviner que je venais des provinces. Vous saurez que les

bohémiens,   monsieur,   comme   n’étant   d’aucun   pays,   voyageant

toujours, parlent toutes les langues, et la plupart sont chez eux en

Portugal,   en   France,   dans   les   provinces,   en   Catalogne,   partout ;

même avec les Maures et les Anglais, ils se font entendre. Carmen

savait assez bien le basque.

— Laguna, ene bihotsarena, camarade de mon cœur, me dit­elle

tout à coup, êtes­vous du pays ?

Notre   langue,   monsieur,   est   si   belle,   que,   lorsque   nous

l’entendons. en pays étranger, cela nous fait tressaillir.. “Je voudrais

avoir un confesseur des provinces”, ajouta plus bas le bandit. Il reprit

après un silence :

— Je   suis   d’Elizondo,   lui   répondis­je   en   basque,   fort   ému   de

l’entendre parler ma langue.

— Moi, je suis d’Etchalar dit­elle.

— C’est un pays à quatre heures de chez nous.

— J’ai été emmenée par des bohémiens à Séville. Je travaillais à

la manufacture pour gagner de quoi retourner en Navarre, près de ma

pauvre mère qui n’a que moi pour soutien, et un petit barratcea avec

vingt pommiers à cidre. Ah ! si j’étais au pays, devant la montagne

blanche ! On m’a insultée parce que je ne suis pas de ce pays de

filous, marchands d’oranges pourries ; et ces gueuses se sont mises

toutes contre moi, parce que je leur ai dit que tous leurs jacques de

Séville, avec leurs couteaux, ne feraient pas peur à un gars de chez

nous avec son béret bleu et son Ynaquila. Camarade, mon ami, ne

ferez­vous rien pour une payse ?

Elle mentait, monsieur elle a toujours menti. Je ne sais pas si dans

sa vie cette fille­là a jamais dit un mot de vérité ; mais, quand elle

parlait, je la croyais : c’était plus fort que moi. Elle estropiait le

basque, et je la crus Navarraise ; ses yeux seuls et sa bouche et son

teint la disaient bohémienne.

J’étais fou, je ne faisais plus attention à rien. Je pensais que, si des

Espagnols s’étaient avisés de mal parler du pays, je leur aurais coupé

la figure, tout comme elle venait de faire à sa camarade. Bref, j’étais

comme un homme ivre ; je commençais à dire des bêtises, j’étais tout

près d’en faire.

— Si je vous poussais, et si vous tombiez, mon pays, reprit­elle en

basque, ce ne seraient pas ces deux conscrits de Castillans qui me

retiendraient…

Ma foi, j’oubliai la consigne et tout, et je lui dis :

— Eh bien, m’amie, ma payse, essayez, et que Notre Dame de la

Montagne vous soit en aide !

En ce moment, nous passions devant une de ces ruelles étroites

comme il y en a tant à Séville. Tout à coup Carmen se retourne et me

lance un coup de poing dans la poitrine.

Je me laissai tomber exprès à la renverse.

D’un bond, elle saute par­dessus moi et se met à courir en nous

montrant  une paire  de jambes !… On dit jambes de Basque :  les

siennes en valaient bien d’autres… aussi vites que bien tournées.

Moi, je me relève aussitôt ; mais je mets ma lance en travers, de

façon à barrer la rue, si bien que, de prime abord, les camarades

furent arrêtés au moment de la poursuivre. Puis je me mis moi­même

à courir et eux après moi ; mais l’atteindre ! il n’y avait pas de risque,

avec nos éperons, nos sabres et nos lances ! En moins de temps que

je n’en mets à vous le dire, la prisonnière avait disparu.

D’ailleurs, toutes les commères du quartier favorisaient sa fuite, et

se   moquaient   de   nous,   et   nous   indiquaient   la   fausse   voie.   Après

plusieurs   marches   et   contre­marches,   il   fallut   nous   en   revenir   au

corps de garde sans un reçu du gouverneur de la prison.

Mes hommes, pour n’être pas punis, dirent que Carmen m’avait

parlé basque ; et il ne paraissait pas trop naturel, pour dire la vérité,

qu’un coup de poing d’une tant petite fille eût terrassé si facilement

un gaillard de ma force. Tout cela parut louche, ou plutôt trop clair.

En descendant la garde, je fus dégradé et envoyé pour un mois à la

prison. C’était ma première punition depuis que j’étais au service.

Adieu les galons de maréchal des logis que je croyais déjà tenir !

Mes premiers jours de prison se passèrent fort tristement. En me

faisant soldat, je m’étais figuré que je deviendrais tout au moins

officier.   Longa,   Mina,   mes   compatriotes,   sont   bien   capitaines

généraux ; Chapalangarra, qui est un négro comme Mina, et réfugié

comme lui dans votre pays, Chapalangawa était colonel, et j’ai joué à

la paume vingt fois avec son frère, qui était un pauvre diable comme

moi.

Maintenant   je   me   disais :   Tout   le   temps   que   tu   as   servi   sans

punition, c’est du temps perdu. Te voilà mal noté ; pour te remettre

bien dans l’esprit des chefs, il te faudra travailler dix fois plus que

lorsque tu es venu comme conscrit ! Et pour quoi me suis­je fait

punir ? Pour une coquine de bohémienne qui s’est moquée de moi, et

qui,   dans   ce   moment,   est   à   voler   dans   quelque   coin   de   la   ville.

Pourtant je ne pouvais m’empêcher de penser à elle. Le croiriez­

vous, monsieur ? ses bas de soie troués qu’elle me faisait voir tout en

plein en s’enfuyant, je les avais toujours devant les yeux. Je regardais

par les barreaux de la prison dans la rue, et, parmi toutes les femmes

qui passaient, je n’en voyais pas une seule qui valût cette diable de