Carroge : L'intégrale - Gilbert Laporte - E-Book

Carroge : L'intégrale E-Book

Gilbert Laporte

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Beschreibung

Une série de meurtres répondant à un rite religieux spécifique secouent la région parisienne tandis que de nombreux phénomènes étranges affolent l'Afrique et l'Amérique...

Au XIIIe siècle, des moines dissimulent d’étranges évangiles dans une crypte avant d’être exécutés par un mystérieux chevalier. De nos jours, Pierre Demange, historien spécialiste de la Bible, est sollicité par un ami prêtre pour traduire un texte écrit en ancien français, qui indiquerait l’emplacement des manuscrits. Dans le même temps, des phénomènes étranges ont lieu en Afrique et en Amérique latine. Alors que des photos et des vidéos d’apparitions sont diffusées sur Internet, des pasteurs évangélistes s’emparent du phénomène et alertent leurs fidèles sur l’arrivée imminente de la Bête de l’Apocalypse. En proche région parisienne, une série de crimes atroces est commise, avec pour première victime le prêtre ayant pris contact avec Pierre Demange. Toutes les personnes assassinées ont le signe « 666 » brûlé sur le front. Pour le lieutenant Martin Delpech, chacun de ces meurtres répond à un rite religieux spécifique. Mais les signes du diable peuvent être trompeurs...

 Découvrez l'intégrale de cette enquête du lieutenant Delpech qui tentera de démêler les signes du diable.

EXTRAIT

D’abord, il y avait le froid.
Un froid qui engourdissait son corps et s’insinuait jusqu’aux os.
C’était la toute première impression qu’il eut et il dut faire un effort pour recouvrer la totalité de ses sens. Un sentiment nauséeux apparut, comme après une mauvaise nuit de sommeil. Ensuite vint un mal de tête lancinant qui le fit sortir définitivement de sa torpeur. Une douleur de plus en plus vive battait dans sa tempe, au rythme de son cœur. Il avait l’impression qu’un éclat de verre aigu s’était fiché dans son cerveau et le faisait souffrir au moindre de ses mouvements, voire de ses pensées.
L’homme frissonnait. Il avait soudainement conscience d’être entièrement nu, allongé dos à terre, dans une absence totale de lumière. Il se redressa lentement en prenant appui des deux mains sur le sol. La tête lui tournait et il resta un moment assis en cherchant à comprendre ce qui lui était arrivé. Il croisa les bras autour de ses épaules et replia ses jambes contre son ventre pour retrouver un peu de chaleur et essaya ensuite de remettre de l’ordre dans ses idées.
Il remarqua le silence.
Un silence absolu.
Menaçant.
Où suis-je ? Comment suis-je parvenu ici ?
Du bout des doigts, il tâtonna autour de lui pour se repérer. Le sol semblait constitué d’un béton lisse et poussiéreux. En étendant la main, il finit par toucher un mur. Il se leva en faisant glisser sa paume gauche sur la cloison humide. La migraine s’accentua, les battements de son cœur s’accélérèrent brusquement et, pris d’un vertige et de nausées, il s’appuya le dos au mur en cherchant à retrouver son équilibre.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Passionné par le sujet de la création des évangiles comme il l’explique à la fin du livre, Gilbert Laporte se sert de ce sujet pour créer une intrigue originale et très bien ficelé, sur un thème qui a déjà été exploité plusieurs fois, autour de la psychologie du meurtrier, et de la cupidité notamment. Un très bon premier roman à l'écriture fluide mais aussi dynamique quand il le faut. A lire ! - Aucafélittérairedecéline, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Gilbert Laporte est né à Paris et vit dans le sud de la France. Il a effectué ses études supérieures à Nice et a été cadre dans de grandes entreprises. Il partage ses loisirs entre la lecture d'ouvrages historiques, le cinéma, la musique, les voyages et l’écriture.

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Couverture

PrologueInferno ?

David Varenne n’était pas croyant.

C’est ce qui provoqua sa perte.

Sceptique par nature, cet intellectuel quadragénaire ne l’avait jamais été. Il ne vénérait aucun dieu et ne craignait pas le diable. Il était également intimement convaincu que jamais il n’irait au Purgatoire ou au Paradis et qu’il fallait donc jouir, dès à présent, des bienfaits et plaisirs de la vie terrestre sans se soucier du châtiment éternel.

Carpe diem.

Il ne rêvait pas du merveilleux jardin d’Éden aux fruits exquis, parcouru de fleuves de lait parfumé au miel et habité par de sublimes vierges alanguies dont les voiles ondulaient sous un soyeux zéphyr aux suaves senteurs de roses anciennes. Le châtiment des damnés écorchés hurlant leur agonie éternelle dans les flammes de la géhenne ou les âmes infâmes baignant dans les lacs de soufre du Tartare ne peuplaient pas ses cauchemars. Quant aux vaporeux anges aux ailes de lumière et aux diablotins puants dotés de sabots et de cornes de bouc, ils ne provoquaient chez lui que sarcasmes goguenards et plaisanteries douteuses.

Pour Varenne, l’ange déchu, le Prince des ténèbres, Satan, le démon, le malin, Belzébuth, Lucifer ou Méphistophélès, n’étaient que des noms qui servaient à dédouaner l’humanité de ses pulsions les plus inavouables et à faire peur aux femmes naïves pour que le genre masculin puisse mieux les asservir. Toute cette mythologie puérile n’était ainsi destinée qu’à promettre des récompenses ou menacer de punition les esprits naïfs.

Ce que David Varenne ignorait, c’était que la plus maléfique des créatures viendrait, en personne, à sa rencontre pour lui faire déguster les affres de l’enfer.

MAINTENANT.

Pourtant, tout au début, lorsqu’il avait repris progressivement connaissance, tout allait bien. Son cerveau était, certes, encore embrumé par la drogue qu’on lui avait injectée, mais il retrouvait peu à peu ses sensations. Une impression veloutée de bien-être et de détente avait parcouru tout son être.

45 battements par minute.

Son pouls battait lentement, très lentement. Il avait le sentiment paradisiaque de flotter à la surface d’un soyeux nuage irradiant une douce chaleur sur sa peau. C’était assez plaisant, bien qu’il eût ce goût amer dans la bouche et que ses membres lui semblassent engourdis, presque paralysés… Il chercha donc à comprendre ce qui se passait en se concentrant sur sa situation.

Varenne réalisa qu’il était allongé sur le dos et qu’il ne pouvait effectivement remuer ni ses bras ni ses jambes. Sa nuque était ankylosée et il dut faire un effort pour simplement ouvrir ses paupières. La lumière d’un plafonnier, juste au-dessus de lui, lacéra violemment ses yeux. Il les referma immédiatement en grimaçant, et attendit que ses pupilles s’habituent à l’éclairage. Il fit donc appel à ses autres sens pour analyser sa situation. L’atmosphère autour de lui était lourde et humide. L’air qu’il respirait était poisseux, presque gluant. Il y avait également cette odeur difficilement définissable, entêtante et âcre.

Pas âcre.

Non, plutôt…

ANIMALE.

Un peu dérouté par les événements, il tendit l’oreille. De très faibles bruits arrivaient jusqu’à lui, mais sans qu’il puisse vraiment les identifier.

58 battements par minute.

Que percevaient ses tympans ? On aurait dit que quelque chose glissait à côté de lui. Il y avait, de plus, des grattements, mais extrêmement ténus. Pris d’une légère inquiétude, il ouvrit progressivement ses paupières en cherchant à s’acclimater à la luminosité de la lampe qui lui parvenait au travers d’une vitre épaisse et sale.

71 battements par minute.

Il eut un sursaut de surprise, mais ses muscles, bloqués par l’effet de la drogue qui agissait sur son système neuromusculaire, ne suivirent pas sa réaction. Quelque chose remontait lentement, très lentement, sur sa jambe gauche, à l’intérieur de son pantalon. Du dégoût et de la frayeur l’envahirent. Il sentait qu’un petit animal avait pénétré sous son habit.

Pas un animal si petit que cela.

Il sentait la présence de plusieurs pattes. Cela ressemblait, en fait… à une énorme araignée.

83 battements par minute.

Les yeux de Varenne s’écarquillèrent brusquement à cette horrible idée. Il dut faire un effort pour soulever légèrement la tête et jeter un regard vers ses jambes. La vision qui l’assaillit le remplit d’épouvante et il voulut hurler sa peur, mais seul un gargouillis informe sortit de sa gorge ankylosée. Une deuxième et hideuse araignée rampait sournoisement sur sa chaussure gauche et s’apprêtait également à se réfugier dans son pantalon.

Ce n’est pas possible. Je fais un cauchemar !

CROIS-TU ? …

Il semblait pourtant bien s’agir d’une mygale de très belle taille, plus précisément une Atrax robustus femelle. Cette espèce, originaire d’Australie, dépassait les sept centimètres de diamètre et possédait des crochets à venin très robustes qui étaient capables de percer le cuir d’une chaussure de sport. Contrairement aux autres mygales, elle était dépourvue de poils, ce qui lui donnait l’aspect repoussant d’une squelettique main gantée de cuir brun clair aux reflets huileux. Quant à sa collègue, douillettement installée sous le pantalon en tergal beige, c’était un mâle de seulement cinq centimètres, mais dont le venin avait la particularité d’être quatre fois plus toxique que celui de sa compagne. Varenne tenta de se raisonner.

Heureusement que j’ai été drogué, pensa-t-il, sinon j’aurais bougé… et elles m’auraient mordu !

Il frissonna compulsivement.

Calme-toi, ce n’est pas forcément une espèce agressive. Elles veulent simplement se réfugier au chaud. Tu es dans l’incapacité de bouger. Elles ne te feront donc rien…

91 battements par minute.

Il cherchait des raisons pour se rassurer, mais il eut soudain un doute.

Si j’ai pu remuer les yeux et les paupières et soulever un peu la nuque, c’est que la substance qui me paralyse commence à ne plus faire effet !

Craintif, il jeta un regard circulaire autour de lui pour essayer d’analyser sa situation. Il réalisa immédiatement qu’il était allongé dans une sorte de cage en verre…

Une cage de verre ?

… ressemblant à un aquarium…

Un vivarium !

La situation totalement absurde dans laquelle il se trouvait le terrifiait.

On m’a enfermé dans un vivarium ! Avec des mygales !

PAS SEULEMENT…

Il sentit quelque chose à partir de sa hanche droite qui traversait son ventre dans un glissement sinueux.

Oh, non ! Un serpent !

115 battements par minute.

La vipère, grise au dos zébré de noir et d’une longueur de 70 centimètres environ, s’arrêta un instant pour le regarder de ses inquiétants yeux ronds aux pupilles à fentes verticales. Se sentant menacée, elle prit la forme d’un S et ouvrit la gueule, découvrant ainsi ses redoutables crocs à venin. Puis, rassurée devant l’immobilité de l’homme, elle s’allongea à nouveau et poursuivit nonchalamment son chemin. Le reptile semblait prendre tout son temps pour avancer et il sembla à Varenne que cela durait une éternité.

Je deviens fou, ou quoi ???

Heureusement pour lui, il était encore dans l’incapacité physique de se mouvoir et la vision du serpent venimeux l’avait, de toute manière, pétrifié de terreur. Sa respiration s’accéléra cependant sous l’effet de la peur panique qu’il venait d’avoir.

Les araignées ont peur de la vipère ! C’est pour cela qu’elles se sont réfugiées sous mes vêtements.

Un autre glissement se fit sentir, cette fois-ci, le long de sa jambe droite.

Oh, non ! Il y a plusieurs serpents !

Il y en avait effectivement deux, et le deuxième était également de belles dimensions.

127 battements par minute.

Il se sentit soudainement très essoufflé, la poitrine oppressée, et une vive douleur remonta le long de son bras gauche, symptôme d’un possible arrêt cardiaque. Il grimaça. Malgré la souffrance, il ne fallait pas bouger, sous peine d’être cruellement mordu. Si c’était le cas, il n’aurait aucune chance de survivre. Les yeux de David Varenne s’embuèrent de larmes. Il commença à suer abondamment. De grosses gouttes de sueur malodorante perlaient sur son front et le long de ses tempes. Ce n’était pas la chaleur qui le faisait transpirer.

C’était la peur.

Comment en était-il arrivé là ? Il ne se souvenait pas.

Comment peut-on vivre une situation aussi irréelle et atroce ?

Il ne le comprenait pas.

Ce qui se passe actuellement n’existe pas ! C’est la drogue qu’on m’a injectée qui me fait délirer…

Tout cela va s’arrêter rapidement.

Je vais reprendre mes esprits. J’en suis sûr…

TON TOURMENT N’EST PAS ENCORE TERMINE.

135 battements par minute.

Bien qu’il soit fréquemment sujet à des crises de tachycardie, jamais il n’avait senti son cœur cogner aussi vite. Il eut une soudaine nausée suivie d’un brusque étourdissement. Il se dit que s’évanouir était peut-être une bonne solution, compte tenu des circonstances, mais il constata que sa main droite bougeait désormais. Il s’aperçut également qu’il pouvait remuer la nuque. Le produit qu’on lui avait administré pour le paralyser commençait à ne plus agir.

Ne bouge pas ! Surtout, ne bouge pas, ou tu es mort !

Il chercha à rassembler ses idées malgré son affolement qui tournait maintenant à la peur panique. La deuxième mygale se déplaçait encore. Il la percevait au travers du chatouillement ignoble de ses grosses pattes velues qu’il ressentait le long de son mollet. L’autre araignée demeurait quant à elle douillettement immobile sur le haut de l’intérieur de sa cuisse droite. La sentir si près de ses parties intimes le révulsait, mais il lui fallait rester calme. Il n’avait pas le choix s’il voulait vivre, pour lui et sa famille.

C’est ça ! Pense à ta femme et à tes enfants. Déconnecte ton esprit de l’atrocité de la situation actuelle qui ne peut pas être la réalité… Tout cela n’existe pas réellement…

155 battements par minute.

Il ne réussit malheureusement pas à discipliner son cœur qui cognait de plus en plus fort contre sa poitrine. Il avait l’impression qu’il assénait des coups de boutoir irréguliers et violents, comme s’il voulait s’échapper en crevant sa cage thoracique. Son corps ne supportait plus ce que ses yeux apercevaient. Dans sa vie, rien n’avait égalé un tel sentiment de répulsion et de terreur pure, qu’il était de plus obligé de subir sans moyens de défense ou de fuite. Il fut subitement pris de frissons incontrôlables.

Ton cœur est fragile. Retrouve ton calme… Il le faut, sinon…

Il fut interrompu dans ses pensées par une voix grave et masculine qui retentit de l’autre côté de la vitre.

– Nunc est tremundum.

Il eut un moment de perplexité.

Du latin ? Putain, c’est quoi ce délire ?

Quelqu’un avait parlé en latin… Il en était sûr. C’était absurde, mais peu importe, il y avait quelqu’un à proximité et il pouvait désormais appeler à l’aide.

Mais comment sans effrayer ces saloperies de bêtes ?

Effectivement, comment faire lorsqu’on est bloqué dans une telle situation ?

Réfléchir, réfléchir vite…

Un brusque doute l’assaillit.

Qui te dit que ce type va t’aider ? Ne serait-ce pas plutôt lui qui te fait subir cette épreuve ignoble ?

Il fit appel à ses connaissances lointaines du latin. Se souvenir… Pas facile après toutes ces années et surtout dans un tel état d’affolement…

« Nunc est »… C’est maintenant… Mais « tremundum », c’est quoi déjà ?

TREMBLER.

Ce mec est dingue, complètement dingue ! C’est ahurissant !

Il croyait alors avoir atteint le comble de l’horreur, mais il se trompait. Bien que sa vue commençât à se brouiller sous l’effet de l’accélération cardiaque, il eut la vision d’une silhouette de haute taille et vêtue d’une blouse bleue qui s’approchait sur sa droite. Elle était déformée par l’épaisseur de la vitre du vivarium et il ne pouvait pas distinguer les traits de l’individu, dissimulés par un masque de chirurgien.

– Nunc est tremundum… [C’est maintenant qu’il faut trembler…]

Une petite trappe s’ouvrit juste au-dessus de sa tête.

– … ad nauseam [… jusqu’à la nausée].

Une main gantée de latex apparut, tenant un bocal en verre semblable à un gros pot de confiture. Il vit avec dégoût et horreur au travers du fond du récipient que celui-ci contenait une masse grouillante de scorpions noirs et brun clair qui se battaient sauvagement entre eux, à vingt centimètres à peine de son visage. Il pouvait nettement distinguer leurs aiguillons et leurs pinces. Il y avait là des Androctonus d’Afrique de sept à huit centimètres et des Centruroides d’Amérique centrale, encore plus longs d’un à deux centimètres.

Il s’agissait des espèces les plus dangereuses pour l’homme.

Varenne réussit à remuer les lèvres pour supplier en pleurant :

– Non ! Pas ça ! Par pitié !

Tu hallucines. Ce n’est pas possible, tout ceci est purement imaginaire !

Il laissa échapper un hurlement hystérique, un cri rauque et primal qui fut vite étouffé par le vomi épais qui jaillit instantanément de sa bouche.

169 battements par minute.

Il n’entendit même pas l’homme prononcer d’une voix solennelle :

– In cauda venenum [Dans la queue, le venin]. Aeternum vale, memento quia pulvis es [Adieu pour l’éternité, souviens-toi que tu es poussière].

La main bascula le récipient en verre d’un geste sec et une cascade de scorpions en furie se déversa sur sa face. Il ferma les paupières, rentra sa tête entre ses épaules et pinça ses lèvres de peur qu’un des insectes ne lui entre dans la bouche. Il réussit à lever les deux mains pour se protéger le visage, mais il était trop tard.

Une cinquantaine d’arachnides étaient déjà en train de couvrir sa figure et le haut de son torse.

190 battements par minute.

Varenne avait atteint la limite du soutenable. Il craqua nerveusement devant tant d’atrocité alors que, malheureusement pour lui, la drogue avait désormais totalement fini d’engourdir son corps. Il hurla et s’agita soudainement comme pris d’une folie furieuse, frappant les parois en verre de ses poings et remuant frénétiquement les jambes comme un épileptique en pleine crise.

Ce fut la curée.

La première vipère planta ses crocs dans son avant-bras et la seconde dans sa cuisse. Il ne sentit même pas les morsures des mygales devant l’avalanche de piqûres des dards de scorpions qui lui lardaient désormais le cou, les lèvres et également les yeux. Les toxines se répandaient rapidement dans ses veines. Jamais il n’aurait imaginé mourir de façon aussi répugnante et dans un tel tourment.

L’individu qui l’avait condamné d’une manière atroce restait, quant à lui, de marbre devant ses hurlements de damné. Il observait tranquillement ses réactions avec un œil froid mêlé de simple curiosité.

Sa souffrance est nécessaire, mais est-elle suffisante ?

Comme beaucoup de gens, David Varenne détestait plus que tout les animaux et insectes ignobles qui rampaient et grouillaient sur le sol. Il avait une très forte phobie des aranéides, reptiles sifflants, vers gluants, larves humides, cancrelats écœurants et autres acariens hideux et un individu inhumain lui faisait en ce moment même cruellement vivre la plus effroyable de ses hantises, et goûter un aperçu de l’enfer, du royaume d’Hadès, du Shéol, de la géhenne sur terre, sans même lui laisser traverser les limbes.

Il n’était pas croyant, il ne l’avait jamais été, mais il connaissait désormais les pires tourments et celui qui lui faisait subir de telles atrocités avait un esprit des plus démoniaques. Il ne saurait pourtant jamais quelle était la part exacte du délire et celle du réel dans ce qu’il voyait. Sa souffrance était, quant à elle, malheureusement authentique. Une douleur insoutenable, inimaginable.

Ses yeux gorgés de sang commençaient à prendre un aspect complètement vitreux, tandis que des filets de bave mousseuse suintaient des commissures de ses lèvres. L’ensemble de son corps était secoué de violents spasmes.

Heureusement pour lui, sa vie s’acheva avant que le venin n’ait eu le temps de boursoufler ses chairs et de le faire agoniser de manière atroce. C’est la peur qui eut finalement raison de son muscle cardiaque. Il eut un dernier spasme qui souleva brutalement sa cage thoracique.

La mort fut une délivrance.

Au-dessus de sa tombe en verre, son bourreau afficha un regard satisfait.

Son œuvre avait bien été réalisée.

DÉLIVREZ-NOUS DU MAL.

0 battement par minute.

AMEN.

Première partie : Les pêcheurs d’espérances

1 Carroge

Crrrrrrr…

Un léger craquement se produisit.

Claire Demange n’y prêta pas attention. L’ancienne demeure de famille de son mari émettait naturellement des bruits variés, notamment les soirs d’été, lorsque la charpente en sapin se refroidissait. Lors de ces instants, on croyait entendre les gémissements d’une centenaire se plaignant des rhumatismes de son corps trop usé.

La jeune femme était inquiète. Il était 23 h 15 et son conjoint, qui n’était toujours pas rentré, n’avait pas donné de ses nouvelles depuis plusieurs heures. Elle ne comprenait pas les raisons de ce retard, d’autant que Pierre était quelqu’un de très prévisible, en tout temps à l’heure et fidèle à ses habitudes. Pas du tout le genre d’homme à traîner avant de revenir au foyer. C’était quelqu’un qui ne se sentait bien que chez lui et appréciait la douce présence de sa femme à ses côtés.

Elle avait essayé plusieurs fois de le contacter sur son portable qui était sur messagerie.

Ne te tracasse pas. Il a dû oublier de l’allumer ce matin, cet étourdi… pensa-t-elle pour se rassurer.

Claire n’avait pas eu le cœur à se préparer un repas en l’attendant et se contentait de grignoter un morceau de fromage, en surfant sur Internet d’un air soucieux. En raison de la chaleur caniculaire de ce mois de juillet, elle s’était vêtue d’un T-shirt à la coupe large et d’un short rose vif qui révélait ses longues jambes à la peau laiteuse. Quant à ses pieds, beaucoup trop grands à son goût, ils étaient chaussés d’une paire de tongs épaisses et confortables, qu’elle faisait claquer sur ses talons pour tromper son inquiétude. D’un geste précis, elle noua ses fins cheveux blonds sur sa nuque humide, s’éventa nerveusement à l’aide d’un cahier, puis plissa les paupières sur ses yeux verts en étouffant un bâillement. Elle avait très mal dormi la veille en raison de la température élevée qui avait régné pendant la nuit et la fatigue commençait à se faire sérieusement sentir.

Pour chercher une réponse à l’absence inexpliquée de son mari, elle décida d’ouvrir la boîte mail de celui-ci. Claire était un peu honteuse de fouiller dans les courriels de son époux, mais elle était tout autant furieuse de ne pas avoir reçu d’appel téléphonique ou de message de sa part pour la prévenir de son retard. D’un geste nerveux, elle dissimula une mèche rebelle derrière son oreille droite.

– Zut, il a mis un mot de passe, marmonna-t-elle entre ses dents.

Elle fit une première tentative d’accès avec le prénom « Pierre », mais sans résultat. Puis elle tapa « Pierrot » au clavier. Cela ne marchait pas non plus. Elle entra ensuite la date de naissance de son mari dans le champ de saisie. La boîte de réception s’ouvrit.

– Bingo ! clama-t-elle en serrant les poings en signe de victoire. Trop facile, mon chéri !

Claire était informaticienne et cela la fit sourire. Pierre était un intellectuel passionné d’histoire qui n’était pas très sensibilisé à la sécurité des ordinateurs. Fort heureusement, il n’avait pas d’abonnement internet pour son compte bancaire, car c’était elle qui s’occupait la plupart du temps des aspects pratiques du ménage. Elle cliqua sur le courriel. Il émanait d’un certain François Montaigu, un prêtre, semblait-il. Le contenu du message se révéla être totalement énigmatique pour elle :

« Pierre, passez me rendre visite dès que vous le pourrez. Il faut que nous reparlions du sujet qui nous préoccupe. J’ai de nouveaux éléments très intéressants à vous fournir. Je sais qu’avec vous ils seront en de bonnes mains et que vous en ferez un usage approprié. Je me sens cependant surveillé. Il est donc plus que temps que nous diffusions l’information, bien qu’il m’en coûte, comme vous pouvez l’imaginer. Bien amicalement. Que Dieu vous garde. François. »

Ce message la laissa perplexe. Elle n’avait jamais entendu parler de ce François. Le terme « surveillé » ajouta à son inquiétude. Dans quelle aventure son mari s’était-il encore fourré, naïf comme il était ?

Crrrrrrr…

Elle ignora de nouveau le bruit plaintif qui semblait pourtant s’approcher d’elle et se cala sur son siège pour mieux réfléchir. Pierre était historien spécialiste de textes religieux anciens, mais il n’était pas croyant. Claire en déduit donc qu’il avait dû rencontrer ce François Montaigu dans le cadre de ses recherches. Elle consulta les dossiers de réception et d’envoi de la boîte mail et vit que le prêtre et l’historien avaient déjà échangé plusieurs messages. Les discussions portaient effectivement sur les Évangiles, Pierre émettant des critiques auxquelles son interlocuteur répondait d’une manière très ouverte pour un religieux. Certains courriels récents portaient un même intitulé : « Re : carroge ».

Ces messages ne comportaient en général que quelques mots, dont la signification n’était pas évidente. Claire, de plus en plus intriguée, remonta au premier mail reçu de la liste. Dans celui-ci, il était simplement indiqué :

« J’ai réussi à déchiffrer un premier mot : « carroge ». Il revient souvent, je pense que c’est important, voire la clé de l’énigme. »

Saisie par la curiosité, elle ouvrit son explorateur internet et tapa le mot « carroge » dans un moteur de recherche.

« Deux cent dix résultats » afficha l’outil. Ces données n’étaient cependant pas probantes. La plupart des réponses étaient écrites en langues étrangères. Claire réduisit la recherche aux pages en français, mais les quarante-six résultats apparaissant ensuite ne la renseignèrent pas non plus. Le moteur proposait l’orthographe « carrouge ». Elle fit une tentative, mais les liens aboutissaient essentiellement sur des sites concernant une ville suisse et un château situé en Basse-Normandie. Sachant que son mari était seulement passionné d’analyse de textes anciens, elle saisit dans la fenêtre de recherche les mots « carroge étymologie ».

La réponse lui suggérait d’essayer « carouge étymologie ». Elle cliqua sur le lien, mais les résultats ne lui apportèrent toujours pas d’éclaircissement. Frustrée de tourner en rond, elle tapota nerveusement des ongles sur le bas du clavier et tenta un dernier essai avec « carroge origine du nom ». Là encore, les résultats furent décevants.

Crrrrrrr…

Un nouveau craquement s’était fait entendre, cette fois-ci vraiment très proche du bureau. Claire le perçut vaguement, mais elle était encore trop absorbée par ses recherches pour s’en préoccuper. Toujours soucieuse du sort de son époux, elle fit une nouvelle vérification de son téléphone portable posé sur le meuble de l’ordinateur. Aucun message n’avait été reçu. Elle se mordilla la lèvre inférieure d’exaspération. L’attente était frustrante. Elle se dit que, lorsqu’il reviendrait, il aurait une bonne réprimande suivie d’une soupe à la grimace.

Ça, mon vieux, tu vas y avoir droit !

Claire était furieuse, mais l’anxiété grandissait cependant en elle. Son regard préoccupé se dirigea sur une feuille de papier qui était posée près du portable. Des mots y avaient été griffonnés par son mari. Elle y reconnut l’énigmatique mot « carroge » ainsi que d’autres qui ne l’éclairèrent pas plus : « bone, cachier, craon… ».

Un sévère bâillement la sortit brutalement de sa réflexion. Il était plus que temps d’aller au lit. Il se faisait très tard et son époux paraissait bien parti pour découcher…

Il ne me tromperait pas, au moins ?

Cette hypothèse ne l’effleura cependant qu’un court instant. Elle secoua la tête négativement en souriant à cette idée. Son mari était extrêmement timide et avait mis un temps infini à lui déclarer sa flamme, malgré toutes les avances qu’elle lui avait faites et qu’il ne semblait pas comprendre. Il avait presque fallu qu’elle le viole lors de leur première relation intime. Ce souvenir la fit pouffer. Elle hocha doucement la tête.

Pas vraiment son genre de courir la gueuse. Entre un manuscrit ancien et une belle fille, il préférerait la lecture…

Claire monta d’un pied lourd à l’étage du pavillon et elle fit une étape à la salle de bains où elle enfila une chemise de nuit blanche après s’être rapidement passé une crème de nuit sur le visage. Elle soupira à la vue de la pâleur de son teint et de sa poitrine menue qui la complexait tant. Elle finit par tirer la langue à son image dans le miroir et se jeta dans son lit. La fraîcheur des draps était agréable et elle changeait de position dès que l’emplacement se réchauffait sous l’effet de la chaleur de son corps. Malgré la nuit, il faisait encore très lourd et sa peau était constamment moite. Le sommeil serait difficile à trouver.

Soucieuse par nature, elle avait laissé la fenêtre ouverte, mais s’était assurée que les volets étaient bien fermés. La maison était très isolée et située à la lisière d’une forêt, ce qui renforçait son sentiment d’insécurité. Le bruit du vent dans les branches et les cris des animaux la nuit l’effrayaient, même lorsqu’elle sentait la présence apaisante de son époux allongé à côté d’elle. Elle serra affectueusement son oreiller entre ses bras comme s’il s’agissait de son mari. La chaleur et l’inquiétude l’empêchaient toutefois de s’assoupir dans cette maison qui lui paraissait désormais beaucoup trop grande. Elle se tournait et retournait dans le lit dans l’espoir de trouver une meilleure position de sommeil, mais en vain. N’arrivant pas à s’endormir, elle se souvint qu’elle n’avait pas clos la porte de la chambre et, sentant que cela nuirait à sa détente, s’apprêta à se relever pour la fermer.

Crrrrrrr…

C’est alors que se fit entendre à nouveau le craquement, avec un son désormais plus sourd. Il ne provenait pas de la toiture, mais du parquet du rez-de-chaussée. La jeune femme frissonna de peur.

On dirait que quelqu’un marche dans l’habitation !!!

Elle tenta de se rassurer.

Ce n’est peut-être qu’une fausse impression ou bien Pierre qui vient de rentrer ?

Il fallait cependant en avoir le cœur net. Sans allumer et pieds nus, elle se leva et rouvrit doucement la porte de la chambre pour éviter de la faire grincer. Ce faisant, elle se cogna le petit doigt de pied droit contre le chambranle. Des éclairs lumineux zébrèrent son champ de vision et elle se sentit un instant défaillir. Elle se mordit les lèvres pour ne pas crier.

Quelle andouille ! pensa-t-elle en se maudissant.

Elle reprit son souffle et descendit lentement en veillant à ne pas faire gémir le bois de l’escalier. Il fallait surtout éviter la troisième marche si bruyante. Claire retenait sa respiration pour être à l’écoute du moindre son. De sa main moite, elle se cramponna à la rampe de peur de tomber. Son ventre se nouait d’appréhension. Tous ses sens étaient en éveil. Elle plissa les yeux. Il n’y avait pas de lumière allumée en bas. Ce n’était donc pas son mari qui était de retour.

Sois prudente !

Descendre une marche.

Puis une autre.

Doucement…

Ne pas se faire repérer…

Elle enjamba avec précaution la troisième marche en s’appuyant sur la rambarde et le mur opposé de l’escalier. Arrivée au rez-de-chaussée, elle emprunta le couloir qui desservait les principales pièces et sentit le carrelage frais sous ses pieds. Un léger courant d’air en provenance du salon vint caresser son visage.

Son sang se glaça.

Pendant la nuit, elle n’aimait pas laisser les fenêtres ouvertes au niveau du jardin et elle était persuadée de les avoir toutes bien fermées avant d’aller se coucher. La jeune femme fit marche arrière, tout doucement, en direction de la cuisine. Elle effleura du bout des doigts le buffet et en ouvrit très lentement l’un des tiroirs. Elle se saisit avec une extrême précaution d’un couteau de boucherie, en prenant soin de ne pas faire de bruit avec les autres ustensiles métalliques contenus dans le tiroir, puis s’engagea à nouveau dans le couloir, le plat de la longue lame plaqué contre sa poitrine, comme pour mieux se protéger.

Elle s’attendait à ce que quelqu’un lui bondisse dessus à chaque instant. La traversée du couloir lui parut interminable. Avec une grande prudence, elle posait délicatement ses pieds nus par terre, respectant un temps entre chaque pas pour percevoir la moindre présence, la main gauche tâtonnant dans le vide devant elle pour éviter de se cogner.

Claire passa lentement devant la salle à manger et arriva à proximité de la porte du salon qu’elle poussa doucement de la main gauche tout en tenant fermement son couteau de l’autre main.

Qu’y a-t-il de pire que d’être agressé chez soi, où l’on se persuade habituellement que l’on est en sécurité ?

Le battant s’ouvrit lentement, beaucoup trop lentement, en dévoilant progressivement la fenêtre du salon qui était grande ouverte. Elle sursauta devant une ombre mouvante et se rassura immédiatement. Il ne s’agissait en fait que des rideaux blancs qui bougeaient mollement sous l’effet du faible vent qui s’était levé en soirée. Un clair de lune éclairait le centre de la pièce, mais n’était pas suffisant pour l’assurer qu’il n’y avait pas quelqu’un de dissimilé derrière le canapé ou l’un des fauteuils.

Bien qu’apeurée à l’idée de découvrir le visage d’un individu en cet endroit, elle se résolut à approcher une main tremblante vers l’interrupteur et l’actionna. Elle fut éblouie pendant un instant puis se dirigea courageusement, le couteau pointé devant elle, vers le siège en cuir noir qui lui faisait face. Elle le poussa du plat du pied gauche et celui-ci glissa sur le parquet jusqu’à buter contre le mur dans un bruit sourd.

Personne…

Elle se dirigea alors vers un fauteuil et le contourna à distance respectable.

Rien non plus…

À demi rassurée, Claire se déplaça vers la fenêtre, tourna la tête pour avoir la garantie qu’elle n’était pas suivie, puis posa sa lame par terre et rabattit précipitamment les volets, fermant ensuite la fenêtre et tirant les rideaux après avoir vérifié dans les reflets des vitres qu’il n’y avait toujours personne dans son dos.

Pour se décontracter, Claire inspira profondément par le nez, puis expira par la bouche en creusant les joues et en arrondissant les lèvres. Elle finit par sourire de sa peur et s’engagea à nouveau dans le couloir avec la présence rassurante du couteau de cuisine dans sa main droite. Après être passée devant la porte entrouverte du bureau, elle s’arrêta. Elle y avait laissé son téléphone portable. Elle fit demi-tour pour aller le récupérer. Son inquiétude reprit, car elle ne se souvenait pas d’avoir laissé la porte entrebâillée. Aussi, cette fois-ci, poussa-t-elle vivement le battant du pied en éclairant brutalement la pièce.

Celle-ci était vide. Elle afficha de nouveau un léger sourire.

Tu te fais vraiment des idées, ma vieille !

Claire se dit que son imagination lui jouait décidément bien des tours et qu’elle s’angoissait bien inutilement. Elle allait empoigner le smartphone posé sur le meuble du bureau lorsqu’elle arrêta subitement son geste.

Un frisson la parcourut.

La mystérieuse feuille de notes de Pierre, qui était à côté du téléphone, avait disparu.

2 Au commencement

Huit siècles plus tôt…

Ne pas faiblir.

Tous leurs pénibles efforts de ces derniers jours risquaient d’être réduits à néant.

Ne pas être vus. Surtout, ne pas être vus.

Sinon, leurs corps seraient soumis aux pires tourments et leurs vies ne vaudraient même plus un denier.

La glaciale nuit d’hiver était sur le point de s’achever lorsque les quatre silhouettes encapuchonnées surgirent dans la forêt, l’une après l’autre, tels des lutins empressés. Une torche, plantée dans le sol sablonneux, éclairait faiblement l’entrée du puits d’où étaient sortis les moines vêtus de leurs robes de bure marron. Leurs ombres fantomatiques semblaient effectuer une danse macabre sur les arbres environnants pendant qu’ils s’affairaient en transportant de hautes poteries, qu’ils descendaient ensuite dans la galerie souterraine pour dissimuler leur contenu au regard des hommes.

Se hâter de finir le labeur.

Leur statut d’hommes d’Église ne leur serait d’aucune protection s’ils étaient pris sur le fait. Ils seraient sévèrement punis dans leur chair, bien qu’ils aient encore plus peur de n’avoir point de salut pour leur âme.

Leur travail enfin terminé, ils s’accroupirent ensemble pour pousser une lourde dalle de marbre gris destinée à obstruer la cavité dans le sol. Ils la recouvrirent ensuite de terre, de cailloux et de branches mortes pour la dissimuler complètement. Tous finissaient d’œuvrer en silence, avec l’angoisse au ventre et en ayant conscience de la gravité de leur labeur.

Avons-nous été bien inspirés ?

Frère Jehan, qui n’avait pas ménagé sa peine malgré son âge avancé et sa bedaine proéminente, se releva péniblement, le visage rouge et le souffle court.

– Ad perpetuam rei memoriam, pensa-t-il en s’essuyant les mains l’une contre l’autre.

Ces mots, qui annonçaient habituellement les décisions rendues par le Saint-Siège, prenaient ici tout leur sens : « À la mémoire éternelle du fait. » Ici, tout serait en effet bien conservé et préservé de la folie des hommes pour de nombreuses années.

Ayant repris une respiration régulière, il s’adressa aux autres moines en conseillant d’un ton ferme et grave :

– Ne vos discovrez a nul humme [Ne vous confiez à personne].

Tous acquiescèrent de la tête en silence, puis ils se dispersèrent rapidement, chacun empruntant un chemin différent après avoir ramassé ses affaires. Deux d’entre eux ramenèrent les mules qui avaient convoyé le dernier chargement, et le plus jeune d’entre eux emporta sur son épaule droite la corde qui les avait aidés à descendre dans le tunnel creusé dans le sol. Frère Jehan rabattit sa capuche sur sa tonsure et dissimula ses mains sous ses larges manches. Il frissonna, ses vêtements étant encore humides de transpiration. Le froid était particulièrement vif en ce mois de janvier et il hâta ses pas pour tenter de retrouver un peu de chaleur. En marchant en direction du monastère, il se sentait soulagé d’en avoir enfin fini avec cette affaire. Les manuscrits ramenés de la Terre sainte étaient désormais conservés à l’abri de mauvais desseins. À ce jour, les hommes n’étaient pas prêts à les accepter. Trop d’usages, trop de coutumes l’avaient emporté sur la réflexion du sens profond du message de Jésus. Peut-être que ceux des siècles à venir auraient la sagesse suffisante pour comprendre la signification de ces documents et en feraient bon usage ?

En tout cas, il l’espérait de tout son être. Mais avaient-ils eu raison de cacher la vérité aux yeux des chrétiens ?

Mon Dieu, avons-nous pris la juste décision ?

Il marcha ainsi, pensif, pendant une demi-heure environ sur des chemins souvent glaiseux et parfois caillouteux. Une nappe de brume matinale s’immisçait comme les bras d’une pieuvre au creux des vallons. Pendant un court instant, un pâle soleil fit timidement son apparition à l’horizon, découvrant lentement les cimes des arbres dont les branches, comme de maigres doigts tendus, semblaient implorer la chaleur de ses rayons. Le vent qui commençait à se lever était chargé d’une forte odeur d’humus, annonçant la proximité de la pluie. À la sortie d’un petit bois, Jehan aperçut des nuages inquiétants qui arrivaient rapidement de l’ouest. Les branches s’agitèrent brusquement sous l’effet du vent, comme pour avertir de l’imminence d’une menace. Il pressa le pas, la tête baissée pour mieux affronter les effluves glacés. Les brumes disparurent comme par enchantement. Bientôt, quelques gouttes de pluie mêlées de neige commencèrent à tomber. Dans un champ proche, des corbeaux s’envolèrent sur le passage du religieux en croassant lugubrement, comme pour annoncer un funeste présage.

Une inquiétude le tenailla.

Mes jeunes frères sauront-ils conserver le silence ?

Il était presque arrivé à l’entrée du village lorsqu’il aperçut, au détour d’un bosquet, à environ une cinquantaine de mètres de lui, un chevalier en haubert et en armes qui stationnait au milieu du chemin sur son destrier. De la buée sortait des naseaux du cheval qui piaffait d’impatience. Son cavalier restait cependant silencieux et immobile, maîtrisant parfaitement sa monture d’une main ferme. Par la fente horizontale du heaume cylindrique, on pouvait imaginer deux yeux attentifs aux moindres gestes du moine. L’écu de l’homme arborait des armoiries qui n’étaient pas familières au religieux. D’or à deux chevrons de gueules, il comportait une sainte croix, d’argent dans sa partie supérieure. Frère Jehan se doutait qu’il s’agissait d’un ordre de chevaliers monastiques, mais cet ordre ne lui était pas connu.

Cet homme respire la mort…

Il s’écarta sur le bord du chemin pour lui laisser la place. Le cavalier ne bougea pas.

Le moine fit quelques pas en avant.

L’homme en armes demeura immobile, telle la Faucheuse attendant son heure.

Frère Jehan sentit l’inquiétude monter rapidement en lui.

Aurions-nous été dénoncés à la Sainte Inquisition ?

Il décida de rester naturel, autant que possible, pour donner le change.

– Sire cheualier, u erres vos ? [Sire chevalier, où allez-vous ?], questionna-t-il.

Le silence fut la seule réponse. Le moine avança donc lentement pour tenter de passer sur le côté droit du chemin. L’homme dégaina prestement son épée. La mort était prête à frapper.

– Sire, leisse m’aller [Sire, laissez-moi passer], quémanda-t-il.

– Vos n’iroiz [Vous ne passerez pas], répondit une voix étouffée par le heaume et lourde de menaces.

Frère Jehan s’arrêta net. Il devait agir.

Vite !

Les précipitations de neige mouillée redoublaient. Le vieux moine jeta un bref regard sur sa droite. Un terrain d’herbes rases et trempées descendait en pente douce à partir du chemin. S’enfuir de ce côté à découvert ne lui laissait aucune chance face au chevalier. En revanche, l’autre côté présentait une pente plus raide qui était couverte de petits rochers et de buissons épineux prospérant jusqu’à la lisière d’une forêt. Le cheval y serait gêné dans son galop et le dénivelé obligerait le cavalier à louvoyer, alors que lui pourrait courir en ligne droite. Il n’hésita pas.

– Je ne morai de t’espee [Je ne mourrai pas de ton épée], lança-t-il comme un défi, à moins que ce ne fût pour se donner du courage.

Il bondit sur le côté gauche, escalada un petit talus en terre et commença à gravir la pente du plus vite que ses mollets parcourus d’épaisses varices le lui permettaient encore. Le cavalier éperonna aussitôt son cheval pour se lancer à sa poursuite. Frère Jehan savait pertinemment qu’en raison de son âge, il devrait se surpasser pour survivre. Les précipitations glaciales et à présent plus vigoureuses rendaient le terrain glissant pour ses vieilles jambes. Son visage ruisselait et il devait cligner des yeux pour éviter les obstacles. De plus, son ventre fort proéminent le ralentissait dans sa fuite.

Est-ce le moyen qu’a trouvé Dieu pour me faire expier mon péché de gourmandise ?

Sans compter force ripailles, qui avaient été souvent suivies de longues beuveries avec frère Gilles…

Jehan ne voulait pas mourir. Pas ici, pas maintenant. Il se jura qu’il ne finirait pas le nez dans la glaise, son cadavre abandonné aux corbeaux et autres charognards. Il tenait tant à revoir le doux soleil d’un printemps fleuri aux feuillages vert tendre et passer du bon temps avec ses frères autour d’une bouteille de vin fin…

Au bout d’une cinquantaine de mètres, le pied droit du moine dérapa sur de la boue argileuse et il tomba brutalement les mains en avant. Il se releva instantanément, mais la chute lui avait coupé le souffle. En tournant vivement la tête, il constata avec appréhension que le cavalier avait réduit son écart. Il essaya donc d’accélérer sa course malgré la raideur de la pente.

Viste… Viste…

Il faut courir plus vite…

Par malchance, dans sa précipitation, sa robe s’accrocha dans des ronces, heureusement sans trop le ralentir. Derrière lui, il entendait distinctement le chevalier encourager sa monture. Par peur de perdre un temps précieux, il n’osait cependant plus regarder derrière lui pour estimer son avance. Le bruit des sabots du cheval et de son souffle puissant se rapprochait dangereusement.

Mon Dieu, donnez-moi la force de réussir !

Il fallait tenir bon, continuer à courir et ne plus ralentir malgré l’air qui manquait à ses poumons.

Peour… Grant peour…

L’effroi, l’immense peur viscérale qui le submergeait décuplait sa capacité à s’enfuir, mais faisait malheureusement trembler ses jambes et rendait ses pas maladroits. Il devait absolument rester concentré pour ne pas se laisser déborder par la panique. Bien garder en vue la lisière de la forêt et s’attacher à cet unique objectif. Ne pas penser au glaive épais qui vous poursuit, au froid métal qui pouvait transpercer votre dos à tout moment et vous paralyser instantanément dans une effroyable douleur.

Dolor…

Encore un effort, oublie la peine…

Il s’encouragea. Il ne terminerait pas son existence ici, le nez dans la glaise. Il pouvait réussir à s’échapper. Il survivrait.

Oïl… Seur ! [Oui… C’est sûr !]

Il se persuada ainsi qu’il avait une chance de s’en sortir. Une faible chance, mais une chance quand même. Tout n’était pas perdu. La pente s’arrondissait vers le sommet jusqu’à devenir un faux plat. Il allait atteindre son but. Les premiers chênes étaient à portée de main. La forêt était sombre et touffue, il pourrait se faufiler entre les arbres. Là était son espoir de survie. Il était à bout de souffle et épuisé, mais il allait réussir.

Le vieux moine mettait toutes ses forces dans sa fuite, la bouche grande ouverte à la recherche de l’air qui entrait péniblement dans sa gorge en un sifflement rauque. Malgré la douleur éprouvée par son corps chenu, la crainte de la mort lui donnait l’énergie du désespoir.

Jésus, sauve-moi, je t’en supplie ! Pardonne-moi d’avoir douté !

Oublier les poumons qui brûlent, les jambes qui s’alourdissent et l’esprit qui s’obscurcit.

Corir…

Courir, sans ralentir.

Ne tresbuchier…

Ne plus trébucher.

… glissier…

Éviter absolument de glisser. Le bois salvateur approche.

Forest…

La forêt est là, à portée de tes vieilles jambes !

Il était tout près de s’engager au milieu des premiers arbres lorsque le cavalier le rattrapa.

La lame émit son sifflement mortel. La tête ensanglantée de frère Jehan tournoya un instant dans les airs avant de rebondir lourdement sur le sol, pour finir sa course au milieu des bruyères, tandis que son corps exténué basculait en avant vers le tapis de neige molle.

Il ne reverrait pas le printemps accompagné du chant mélodieux des oiseaux et n’entendit pas, heureusement pour lui, le croassement des corbeaux qui se rapprochaient lentement de sa dépouille.

Ad perpetuam rei memoriam…

3 Madon

De nos jours. Guatemala, village de Santiago Atitlán : juillet, 2 h 45 du matin.

Le chien aux poils blancs crasseux dormait, allongé sur la terre battue, juste derrière un muret décrépi qui l’abritait du vent.

Quelque chose le réveilla.

Il releva la tête et observa autour de lui en tendant l’oreille. Tout était calme dans le petit bourg planté sur les pentes d’un volcan. Il voulut conforter cette impression et leva sa truffe pour mieux capter la moindre odeur suspecte. Il ne sentit rien d’anormal. Rassuré, il réinstalla donc confortablement son museau sur ses pattes avant pour retrouver son sommeil.

Quelque chose d’inhabituel l’empêcha cependant de se rendormir. Il se releva péniblement, étira sa maigre carcasse puis gratta son flanc gauche pelé avec sa patte arrière. Il sortit ensuite en trottinant de la ruelle aux murs barbouillés de mauvaise peinture blanche et atteignit la petite place du village, face à la vieille église de style baroque. La veille avait été jour de marché et il chercha en zigzaguant, nez à terre, le moindre indice de résidus de nourriture. Mais les gens d’ici étaient pauvres et il ne trouva rien de consistant à se mettre sous la dent. Il ne fallait, de toute manière, guère espérer découvrir des restes de poulet, mais au mieux quelques haricots rouges très épicés qui provoqueraient chez lui de sonores flatulences ou, pour les jours de chance, des miettes de tortillas pas trop rances.

L’animal se dirigea alors vers la rue principale qui descendait en pente douce vers le lac Atitlán. Les eaux indigo, qui emplissaient la caldeira pendant le jour, avaient pris l’apparence d’une masse noire qui brillait faiblement de la froide luminosité de la pleine lune. Un frémissement du vent parcouru la surface. Uqux Cho, l’esprit maya des lacs, semblait encore flotter au-dessus des eaux.

Arrivé au milieu de la voie, le chien stoppa net, les oreilles aux aguets. Le souffle frais des hauts plateaux soulevait la poussière du sol et faisait tournoyer de vieux détritus en papier. Il aurait eu peur de cette brise s’il avait connu la légende qui racontait qu’il s’agissait du souffle d’un esprit prisonnier des flots et qui criait vengeance. Mais ce n’était pas cela qui l’inquiétait.

Il porta un instant son attention vers le petit cimetière aux modestes tombes peintes de symboliques couleurs vives en mémoire des défunts. Toutes ces bizarreries des coutumes humaines dépassaient son entendement canin.

Tout en bas, les vieux pontons d’accostage en bois vermoulu semblaient arrimés de toute éternité à la plage de sable volcanique où reposaient quelques barques de pêche rectangulaires dont le fond plat était usé par des années de labeur.

Tout était calme. Comme d’habitude. Comme toujours.

Brusquement, des colonnes de lumière blanche s’élevèrent les unes après les autres dans le ciel. Elles provenaient du flanc boisé de San Pedro, un des trois volcans qui entouraient le lac, comme des sentinelles prêtes à régurgiter leur lave. Le chien gémit de peur et recula en baissant craintivement la tête. Puis il se ressaisit et aboya de manière continue pour donner l’alerte. Au bout de quelques minutes, une lampe s’alluma au premier étage d’une petite masure sans style et un villageois sortit la tête par une fenêtre pour l’insulter. Bientôt, tous les chiens du village se lancèrent dans un festival sonore de jappements frénétiques et hurlements désespérés à la mort. Les volets des maisonnettes s’ouvrirent les uns après les autres, chacun se questionnant sur l’origine de ce tintamarre. Petit à petit, les villageois émergèrent dans les rues les yeux encore ensommeillés, puis rapidement écarquillés devant ce spectacle inhabituel.

Les voix cristallines d’un chœur d’enfants s’ajoutèrent aux lumières aveuglantes qui perçaient entre les conifères. Juste à côté, un peu plus à droite, une silhouette opalescente apparut, quelques brefs instants. Elle semblait flotter au-dessus du sol, tel un fantôme en errance.

N’importe qui aurait blêmi à cette vision spectrale glissant entre les arbres. Les gens d’ici n’étaient pourtant pas effrayés par ce fantôme qui surgissait du néant. Bien au contraire. Ils avaient une certitude dans leur cœur, à la vue de cette apparition divine.

Elle était enfin revenue, leur sainte mère, leur protectrice, celle qu’ils avaient si souvent implorée depuis tant d’années.

– Virgen de Guadalupe ! s’exclama une jeune Indienne tzutuhil qui tomba à genoux en faisant le signe de croix.

Rapidement, plusieurs autres femmes l’imitèrent et se mirent à prier la Sainte Vierge, les larmes aux yeux.

Dios te salve, María, llena eres de gracia…

Leur ferveur était palpable. Notre-Dame de Guadalupe était auparavant apparue en 1531, sur une colline au nord de Mexico, à Juan Diego Cuauhtlatoatzin qui l’avait décrite comme « éblouissante de lumière ». C’était à nouveau elle, il n’y avait pas de doute, elle ne les avait pas oubliés.

Leurs corps étaient exténués par l’arrachage d’une piètre pitance à un sol ingrat, mais l’espoir se lisait sur leurs visages de parchemin burinés par le frais climat des Hautes Terres, tandis qu’ils tendaient leurs pauvres mains, afin d’implorer la bienveillance divine en pardon du péché originel.

Pourtant, quelques-uns des Indiens eurent des doutes et pensèrent immédiatement à ce fourbe de Maximón, qui avait autrefois protégé le village en y chassant les démons, puis s’était retourné contre les habitants en s’amusant à leur jeter des sorts. Depuis, on ne savait jamais si ses actions allaient être bienfaisantes… ou maléfiques…

Demain, pour attirer ses bonnes grâces, ils devraient donc faire de nouvelles offrandes d’alcool de maïs et de cigarettes aux pieds de sa statue en bois, revêtue d’un costume traditionnel et d’écharpes de soie colorée.

Avec Maximón1, on ne savait jamais…

1  À la fois divinité maya, saint et Judas, Maximón est le protecteur du village de Santiago Atitlán, que les habitants vénèrent et craignent à la fois.

4 Lux in tenebris

Quelque part, de nos jours.

D’abord, il y avait le froid.

Un froid qui engourdissait son corps et s’insinuait jusqu’aux os.

C’était la toute première impression qu’il eut et il dut faire un effort pour recouvrer la totalité de ses sens. Un sentiment nauséeux apparut, comme après une mauvaise nuit de sommeil. Ensuite vint un mal de tête lancinant qui le fit sortir définitivement de sa torpeur. Une douleur de plus en plus vive battait dans sa tempe, au rythme de son cœur. Il avait l’impression qu’un éclat de verre aigu s’était fiché dans son cerveau et le faisait souffrir au moindre de ses mouvements, voire de ses pensées.

L’homme frissonnait. Il avait soudainement conscience d’être entièrement nu, allongé dos à terre, dans une absence totale de lumière. Il se redressa lentement en prenant appui des deux mains sur le sol. La tête lui tournait et il resta un moment assis en cherchant à comprendre ce qui lui était arrivé. Il croisa les bras autour de ses épaules et replia ses jambes contre son ventre pour retrouver un peu de chaleur et essaya ensuite de remettre de l’ordre dans ses idées.

Il remarqua le silence.

Un silence absolu.

Menaçant.

Où suis-je ? Comment suis-je parvenu ici ?

Du bout des doigts, il tâtonna autour de lui pour se repérer. Le sol semblait constitué d’un béton lisse et poussiéreux. En étendant la main, il finit par toucher un mur. Il se leva en faisant glisser sa paume gauche sur la cloison humide. La migraine s’accentua, les battements de son cœur s’accélérèrent brusquement et, pris d’un vertige et de nausées, il s’appuya le dos au mur en cherchant à retrouver son équilibre.

Après quelques instants de récupération, il avança à tâtons le long de la cloison. Passé le coin entrant, il atteignit une porte métallique et en débusqua la poignée qu’il actionna sans succès. Avec précaution, il continua donc à longer les murs afin de chercher une autre issue, mais se retrouva rapidement de nouveau face à la même porte. Il fit glisser ses mains vers le haut pour tenter de découvrir une nouvelle ouverture et fut désappointé de constater que la pièce n’était pas dotée de fenêtres. Compte tenu de la fraîcheur des lieux, alors que l’on était au mois de juillet, il en conclut qu’il se trouvait dans une cave. L’absence totale de son lui fit estimer qu’elle était profondément enterrée, ou isolée.

L’homme héla plusieurs fois, mais aucune réponse ne lui parvint. Il cria de nouveau de toute la force de ses poumons et guetta ensuite un bruit.

Seul le silence manifestait sa présence.

Il essaya alors de regarder par le trou de serrure de la porte, mais ne put rien discerner. Il appela vainement à l’aide et se résolut finalement à patienter. L’attente fut longue, les heures devaient passer, mais il n’avait désormais plus la notion du temps qui s’écoulait.

Faisait-il jour ou nuit dehors ? Pourquoi suis-je enfermé ?

L’absence de réponse à ces questions le tourmentait. Il frissonna à nouveau. Pour se réchauffer, il fit régulièrement des exercices musculaires. La faim et la soif commençaient à le tenailler de plus en plus. Ayant récemment mangé plutôt copieusement, il en conclut qu’il devait être ici depuis au moins une bonne vingtaine d’heures. Il s’assit dos à une cloison et chercha à remettre en place ses derniers souvenirs.

C’était en montant dans ma voiture. C’est cela ! Ça me revient.

Il devait aller chercher une vieille dame à moitié impotente pour qu’elle puisse assister à son office dominical. En se penchant pour ouvrir la serrure de la portière de son véhicule, le prêtre avait senti une présence derrière lui. Il se souvenait ensuite d’une piqûre au cou, puis il s’était endormi.

On m’a enlevé ! Mais pourquoi ?

Comment en était-il arrivé là ? En repassant le film de sa mémoire, il resongea à quelque chose qui l’avait intrigué ces derniers temps. Il y avait cet homme qui assistait à la messe et restait debout au fond de l’église, immobile, comme s’il avait peur de s’approcher de l’autel. Il était grand, mince, le teint mat et l’air très distingué. En revanche, son regard gris acier l’avait frappé. Un regard inexpressif, vague comme le trépas. Mais cela avait-il un rapport avec sa situation actuelle ?

Je suis venu te chercher.

L’angoisse commença à le gagner petit à petit, étranglant progressivement sa gorge et crispant son ventre. Il eut peur de rester enfermé au milieu de nulle part et de mourir lentement de faim et de soif.

Pourquoi m’avoir ôté mes vêtements ? Pour m’humilier ?

Il n’avait pas d’ennemis et était un homme de bien. Il ne trouvait pas de motifs.

Est-ce pour de l’argent ?

Il n’en avait pas. Il n’était qu’un simple prêtre.

Personne n’est innocent.

Il se torturait en se posant des questions, mais ne découvrait pas de réponse. Contraint et forcé, il se résolut à attendre. De nouvelles heures passèrent sans doute. Il s’adossa contre un des murs et finit par s’assoupir.

Des chuchotements le réveillèrent après un temps indéterminé. Mais ces murmures n’avaient, en fait, qu’une seule source. Comme si quelqu’un se parlait à lui-même et de manière mécanique, obsédante et presque incantatoire. Il crut distinguer une phrase, au milieu de ce charabia.

– Nunc… est mortem… eundum.

C’était sans aucun doute du latin. Mais qu’est-ce que cela pouvait déjà bien signifier ?

C’EST MAINTENANT QU’IL FAUT MOURIR.

De la lumière artificielle perça sous la porte et par la serrure. Il se leva et appela :

– À l’aide ! Il y a quelqu’un ?

L’abbé tendit l’oreille dans l’espoir d’une réponse. Les chuchotements avaient brusquement cessé. Des coups violents et rageurs furent soudainement portés sur la porte. Surpris, il sursauta et fit deux pas en arrière. La lumière s’éteignit et ce fut encore le même lourd silence.

Une forte envie d’uriner lui prit, probablement accentuée par la peur. Il alla se soulager dans un coin de la cellule. L’odeur de pisse se mêla à celle du moisi et lui souleva le cœur. Il s’assit et, de nouveau, il y eut l’attente. Longue, interminable attente, et toujours cette fraîcheur qui pénétrait au plus profond de son corps.

Combien de temps vais-je rester là ?

Le prêtre se réconforta en priant Dieu et Jésus dont il avait douté dernièrement.

Peut-être est-ce là ma punition ?

Lui, un homme d’Église, qui avait été constamment exemplaire, mais qui avait vu sa foi ébranlée par la lecture d’un très ancien document. Il se mit à genoux et pria pendant un long moment en espérant que Dieu lui pardonne.

Prier lui fit du bien.

Il s’assit ensuite dans un coin de mur, cala ses épaules et pencha la tête en avant pour trouver le sommeil. L’odeur de moisi et d’urine était entêtante, mais il n’y faisait presque plus attention. L’engourdissement le gagnait progressivement. La fatigue fut la plus forte.

Il s’assoupit.

SON TOUR EST VENU.

Un bruit de frottement derrière la porte le réveilla. Il crut également entendre des gémissements étouffés. Une voix féminine probablement. Il appela. Pour toute réponse, des coups redoublèrent sur le battant pour le faire taire. Après un court silence, les frottements reprirent. Quelqu’un semblait traîner derrière lui un lourd paquet. Il colla son oreille droite sur la porte. Le bruit s’éloignait. Il resta un instant à guetter de nouvelles sources sonores, puis cela cessa.

Après un temps indéfini, un hurlement épouvantable le fit bondir au milieu de sa cellule. C’était une voix de femme. Cette fois-ci, il en était certain. Un bref moment de calme fut suivi de cris déchirants qui reprirent de plus belle. Ces cris étaient effrayants, inhumains. La douleur que ressentait cette personne devait être atroce. Des pleurs se mêlaient aux hurlements. Elle suppliait son bourreau en sanglotant, mais en vain. Il tomba à genoux et pria pour elle. Le calvaire de cette femme se poursuivit encore quelques instants pour s’interrompre brusquement.

Elle a fini de souffrir dans sa chair et son âme est désormais prête.

De longues heures s’écoulèrent à nouveau dans ce silence devenu lourd de menaces. Il chercha de nouveau le réconfort auprès de Dieu. L’attente lui parut ainsi moins interminable.

Notre Père, qui est aux cieux, que ton nom soit sanctifié…

Il avait perdu toute notion du temps et s’était égaré dans ses pensées lorsque la porte s’ouvrit violemment.

La lumière l’aveugla.

Une ombre se découpait dans l’embrasure. Une silhouette d’homme grand et maigre. Il se releva péniblement en se protégeant les yeux. La personne qui se tenait face à lui restait immobile et ne prononçait pas un mot. Il la vit lever le bras droit en sa direction. L’individu ne l’avait pas touché, mais un choc violent le foudroya. Tétanisé, il s’effondra comme un pantin, les muscles contractés, désormais incapable du moindre mouvement. La silhouette souleva le prêtre par les épaules et le traîna hors de la cellule. Il sentit qu’on lui faisait suivre un couloir gris sur lequel couraient des gaines électriques et des tuyaux. L’effet du choc qu’il avait reçu s’estompait, mais il demeurait groggy.

La pièce dans laquelle il se trouvait était violemment éclairée, comme un studio de télévision.

Ou comme un bloc opératoire…

Dans une demi-conscience, il soupçonna que le pire était sans doute à venir.

5 Fantôme

Claire chercha fébrilement le papier annoté de la main de son mari et regarda même sous le bureau pour voir s’il n’était pas tombé par terre. Elle fouilla partout, sur les meubles et le sol de chaque pièce du rez-de-chaussée, en essayant de se souvenir où elle avait bien pu le déposer.

Non, finalement, elle était sûre de l’avoir laissé sur le bureau. Quelqu’un était entré et l’avait pris, c’était certain.

Elle eut une pensée oppressante.

Et si cet individu était encore dans le pavillon ?

Que devait-elle faire ? Appeler la police ? Pour se plaindre de quoi ? Qu’un papier avait disparu sur un meuble ?

Et le portable de Pierre qui ne répond toujours pas…

Après un bref moment d’affolement, elle se ressaisit et décida de contrôler systématiquement la maison, pièce par pièce. Munie de son couteau de cuisine, elle s’engagea dans le couloir et retraversa le salon. Dans la salle à manger, elle se pencha pour regarder sous la grande table en bois et entre les pieds des chaises qui l’entouraient. Elle ouvrit ensuite toutes les portes de chaque pièce de l’habitation, jusqu’à leur fin de course contre le mur, afin de bien vérifier que personne ne se cachait derrière. Dans la salle de bains, elle tira le rideau de douche pour inspecter le contenu de la baignoire. Dans la cuisine, elle fouilla même les placards situés sous l’évier.

Rien…

Mais il restait à examiner la cave. Cette épouvantable cave. Claire détestait le sous-sol du pavillon. Il était mal éclairé et poussiéreux et elle ne s’y aventurait que rarement. Elle était en effet sujette aux allergies et s’angoissait toujours à l’idée d’avoir une violente crise d’asthme, particulièrement lorsqu’elle était seule.

Sans parler des cafards…

Il fallait quand même en avoir le cœur net. D’un pas décidé, elle retourna chercher une lampe torche dans le bureau, ouvrit la porte du couloir donnant accès au sous-sol et appuya sur l’interrupteur. Une ampoule crasseuse qui pendait au bout de son fil électrique éclairait à peine l’étroit escalier qui présentait une pente raide. Elle en descendit les marches avec précaution. Arrivée en bas, elle jeta d’abord un coup d’œil dans le petit cellier situé à gauche et tourna ensuite sur sa droite vers la pénombre de la grande cave qui se transformait en totale obscurité à l’autre extrémité. Le plafond de celle-ci était de deux mètres de hauteur, mais compte tenu de la déclinaison du terrain sur lequel était construit le pavillon, il ne faisait plus qu’un mètre soixante à l’autre extrémité et il fallait marcher courbé au milieu des cartons qui jonchaient le sol. Bien qu’ils aient emménagé deux ans auparavant, ils n’avaient pas eu encore le courage de tout ranger. Il restait encore là, pêle-mêle, de vieux vêtements, des ustensiles de cuisine et surtout de nombreux ouvrages historiques de la bibliothèque de Pierre.