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Chick : À la place de Chick, que feriez-vous ? Imaginez-vous employé d’une compagnie d’assurance, à cinq livres par semaine, loger dans une pension modeste où réside aussi Gwenda, une actrice au chômage… Et vous vous en trouvez fort bien.
Mais voilà ! Votre vieil oncle misanthrope meurt soudainement en apprenant que sa pétition en vue de relever le titre de ses ancêtres est acceptée. Son héritier, c’est vous ! Vous voici un Lord ! Mais un marquis de Pelbourough, sans fortune et employé d’assurances, n’est-ce pas une sorte de monstruosité sociale ? Comment allez-vous, simple employé, devenir un Lord ? Comment vous comporter ? Vous habiller ? Que faire de vos journées ?
Heureusement qu’il y a Gwenda ! Elle prend les choses en main… Mais Chick se trouve confronté, dans sa naïveté, à des situations de plus en plus rocambolesques. Et peut-être n’est-il pas si bête ? Un pur délice de Wallace.
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Veröffentlichungsjahr: 2022
First published in 1921
Copyright © 2022 Classica Libris
Original Title
Edgar Wallace
Chick
Mr. Jonas Stollingham cumulait les fonctions de chef de gare, de chef des porteurs, de contrôleur et de préposé au service télégraphique de la gare de Pelborough. Ce qui ne l’empêchait pas, d’ailleurs, d’être chef du bureau des renseignements. C’était un homme d’un certain âge, aimant à chiquer, et qui considérait toute forme de progrès comme un déni au sort. Aussi parlait-il d’aviation, d’automobile et de mécanique en général avec un scepticisme teinté de mépris. Les mystères d’un ordre aussi étrange que la télégraphie sans fil lui paraissaient être de pures inventions de journalistes scientifiques en mal de copie.
Il n’était guère d’événement ayant pris place au cours de ces dernières années, dans un rayon de vingt-cinq milles autour de la station de Pelborough, que le brave homme ignorât. Jonas pouvait vous dire le jour et l’heure exacts où ce pauvre Tom Rollins fut écrasé par un char à foin, aussi bien que le chiffre record des œufs que l’on avait atteint à la ferme de Poolford. Il connaissait l’arbre généalogique de la famille du vicaire et vous le débitait d’un trait pour peu que vous l’en priiez.
Il avait eu tout le temps nécessaire, au cours de son existence, pour se forger une opinion définitive sur la plupart des choses, depuis l’époque où la chère gare de Pelborough ne voyait s’arrêter que quatre trains en semaine et deux seulement le dimanche !
Un froid et brumeux dimanche de janvier vit débarquer de l’omnibus de 10 heures 57 un voyageur solitaire au-devant de qui Jonas s’avança pour lui demander son ticket. Le voyageur, qui ne possédait aucun bagage, fouilla les poches de son vieux pardessus, puis, élargissant le champ de ses investigations, avec des gestes à ce point fébriles que Jonas avait peine à les suivre du regard, il farfouilla et retourna successivement les poches de son pantalon, de sa veste et de son gilet.
« Si vous n’avez pas votre billet, articula Jonas ravi, il faut me payer votre trajet. Et il n’est pas question de me faire perdre ma journée à attendre le résultat de vos fouilles : si je remplis ce service du dimanche, c’est par pure complaisance envers la Compagnie. »
Il fut horriblement déçu lorsque le jeune homme exhiba son titre de circulation.
« C’est en règle, admit-il.
— Mr. Stollingham... heu… est-ce que… heu… mon oncle se porte bien ? »
Mr. Stollingham ajusta ses besicles cerclées d’acier :
« Hallo ! salua-t-il, Mr. … comment donc ?
— « Beane », murmura le jeune homme comme en s’excusant, Charles Beane. Vous ne vous souvenez pas de moi… ? J’étais là le mois dernier.
— Oui, oui, je vous reconnais bien. »
Jonas, mâchonnant sa chique de plus belle, dévisageait le voyageur.
« Le vieux docteur ne va pas bien, dit-il avec une emphase satisfaite. Beaucoup, ici, pensent qu’il n’est pas tout à fait normal (il se tapa le front). Il se prend pour un duc ! Je connais bien des gens qu’on a enfermés à l’asile pour moins que ça. Mais ne s’est-il pas rendu au Parlement le mois dernier ?
— Oui, je crois, répliqua « Chick » Beane. Mais je ne l’ai pas vu ces temps derniers.
— Il voulait qu’on lui conférât le titre de Lord ! N’est-ce pas là un signe de folie ?
— Peut-être a-t-il simplement la rougeole ? émit Chick sérieusement. Mon oncle l’a déjà eu l’année passée.
— La rougeole ? »
Les gestes de Jonas traduisaient ses étonnements aussi sûrement que ses paroles.
« Savez-vous bien que nous n’aimons guère, ici, la manière d’agir de votre oncle ? Il ameute tout le village. Non, croyez-moi, si on est Lord, c’est de naissance. C’est tout comme les avions : sommes-nous nés avec des ailes ? Non ! C’est inhumain. Alors ?
— N’empêche, Mr. Stollingham, que de mâchonner du tabac n’est guère humain non plus… c’est répugnant… ! Bien le bonjour. » Et il s’éloigna.
Charles Beane avait toujours été appelé « Chick ». Ce surnom lui venait de l’un des assistants de son oncle. Chick était né à Grafton, dans l’État de Massachusetts, où son père s’était rendu tout jeune, en quête d’une fortune que la campagne anglaise n’avait pas réussi à lui faire amasser.
C’est là qu’il s’était marié et était mort deux ans après sa femme, laissant « Chick » âgé de sept ans qu’une de ses tantes ramena en Angleterre où elle le confia aux soins d’une autre tante.
Si bien que l’existence semblait à Chick un vaste panorama peuplé de vieux oncles et de vieilles tantes.
Jusqu’à l’âge de quinze ans il pensa que la tristesse était le sort normal réservé à tout jeune Anglais. Il avait le cœur le plus tendre du monde, mais après avoir enterré son père, sa mère, trois tantes, un oncle et un cousin, sans que la terre s’arrêtât pour cela de tourner, il commença à songer à sa propre existence.
Chick était d’une taille élancée, un peu au-dessus de la moyenne. En réalité, il n’en était rien. Sa manière de se courber pour parler le faisait paraître plus grand qu’il n’était. Cette habitude de se pencher ne provenait pas du fait qu’il entendait mal, mais bien seulement de son souci d’excuser à la fois sa présence et les paroles qu’il prononçait. L’on se méprenait souvent sur sa politesse, la prenant pour de l’humilité. Et la frayeur qu’il avait de blesser son interlocuteur passait pour de la timidité.
En fait, il n’était pas timide. Son trait caractéristique était une certaine rudesse dans la franchise qui déconcertait facilement. Il ignorait tout de la diplomatie. Son visage était enfantin : pommettes hautes, et nez épaté ; il avait un grand front et des yeux bleus d’enfant sous des cheveux blond pâle.
Le chemin qui menait à l’Abbaye de Pelborough traversait le village du même nom. La cloche de l’église paroissiale tintait tristement, appelant à la messe les fidèles qui emplissaient les rues. Se frayant un chemin à travers la foule, il franchit la vieille grille de l’Abbaye et pénétra dans une vaste villa, assez laide, qui avait été, autrefois, peinte en blanc. Une servante mal tenue lui ouvrit la porte :
« Il est au lit, dit-elle avec affabilité. On dit qu’il ne se relèvera plus. Mais Dieu dément toujours ce que l’on dit sur lui. Ainsi, l’hiver dernier, il se sentait si mal que nous avons failli faire venir un médecin !
— Voulez-vous m’annoncer ? » dit Chick gentiment.
La pièce dans laquelle il fut introduit occupait le rez-de-chaussée et servait, d’habitude, de bibliothèque au docteur. Les murs en étaient tapissés de livres. Une immense table ancienne croulait sous le poids des livres, brochures, manuscrits et fichiers qui l’encombraient. Au-dessus de la cheminée trônait un écusson.
Au milieu de ce temple du travail, on avait trouvé le moyen de caser un vaste lit.
Soutenu par de gros oreillers dont les taies n’avaient pas été changées depuis des semaines, un vieillard de soixante-cinq ans environ était allongé, sale et le visage marqué par une barbe de plusieurs jours, écrivant sur un buvard qu’il avait placé sur ses genoux repliés.
L’expression du malade fut moins que réjouie à la vue de Chick.
« Vous voilà ! » grommela-t-il.
Chick entra sur la pointe des pieds et posa son chapeau sur une chaise.
« Oui, répondit-il. J’espère que vous allez mieux ?
— Je suppose, articula le vieux, que vous savez que je n’en ai plus pour longtemps ?
— Je suis bien heureux d’être arrivé à temps pour vous revoir, répondit Chick précipitamment, sentant qu’il était urgent de dire le plus de choses aimables possible.
— Vraiment ? interrogea le docteur.
— Sincèrement. Bien que je n’aime guère venir à Pelborough… car vous êtes, d’habitude, peu aimable… probablement à cause de votre âge et de votre infirmité. »
Il scruta, en silence, le visage du malade.
« Avez-vous toujours été malheureux en amour ? »
Le docteur Beane le considéra avec étonnement.
« Les livres nous enseignent que de semblables choses sont fréquentes, poursuivit Chick. Mais, naturellement, il se peut que cela soit pure invention de romanciers… Ceux-ci ne traduisent pas toujours la vérité, bien que je sois sûr qu’ils n’y mettent pas de malice.
— Allez-vous vous taire ? dit le malade. Vous m’assommez, vous m’exaspérez. Je sens que je vous survivrai vingt ans au moins ! »
Le vieillard hurla presque ces mots tandis que Chick hochait la tête.
« Vous en êtes capable, convint-il. Mais c’est tout de même peu vraisemblable. Nous avons l’expérience de ce genre de choses en tant qu’assureurs. Au fait, êtes-vous assuré ? »
Le docteur s’était maintenant assis dans son lit et paraissait parfaitement calme.
« Non, mon enfant, dit-il, je ne suis pas assuré. » Chick prit un air très sérieux.
« On devrait toujours être assuré, affirma-t-il. Rien de plus égoïste que de ne pas l’être. On devrait toujours songer à ses héritiers.
— Allez vous faire pendre ! cria le docteur. Vous dites cela parce que vous êtes mon seul parent. » Chick resta silencieux : il n’avait pas pensé à cela. « N’avez-vous donc personne qui vous aime ? » demanda-t-il.
Et il ajouta presque aussitôt, comme à regret :
« Non, je suppose que personne ne vous aime. »
Le docteur Beane fit mine de se lever et dit :
« Sortez, s’il vous plaît, je veux m’habiller. Attendez-moi au jardin. »
Chick ne se rendit pas au jardin. Il faisait froid dehors. Aussi alla-t-il à la cuisine, où Anna, qui était la cuisinière-gouvernante du docteur depuis vingt-cinq ans, était en train de préparer le déjeuner du malade.
« Comment l’avez-vous trouvé, monsieur ? » demanda Anna.
C’était une forte et lourde femme, qui avait peine à respirer.
« Il était au lit, dit Chick. Pourriez-vous me faire une tasse de café, s’il vous plaît ? »
Anna remplit la bouilloire et la plaça sur le feu.
« Voyez-vous, Monsieur Charles, mon idée est que cette histoire de devenir Lord est de la pure folie. Ça le tue. »
Sur ce, un strident coup de sonnette retentit. Anna se précipita hors de la cuisine et revint, l’air tout étonné.
« Il est levé, dit-elle, et veut vous voir, monsieur Charles. »
À ce moment la sonnette vibra de nouveau et Chick alla vivement à la bibliothèque.
Le docteur était assis dans un fauteuil près de la cheminée.
« Enfin ! dit-il. Pourquoi êtes-vous parti ? Je suppose que votre maudit sang américain vous donne la bougeotte. »
Chick ouvrit la bouche pour protester, mais se ravisa et ne dit rien.
« Asseyez-vous, poursuivit le docteur en lui désignant une chaise. Vous savez, sans doute, que j’aspire à la pairie ? Vous ne pouvez pas l’ignorer, les journaux ne parlaient que de cela ces temps derniers. Je saurai, d’ici une semaine, la décision des Lords. »
Le docteur Beane avait consacré trente ans de son existence à faire valoir ses droits sur l’Ancien Marquisat de Pelborough.
Il avait dissipé une véritable fortune en honoraires d’hommes de loi, en recherches généalogiques, et n’avait pas hésité à solliciter du Ministre de l’Intérieur un permis d’exhumation pour certaine sépulture dont il pensait qu’elle renfermait des preuves convaincantes pour sa thèse. Le Ministre de l’Intérieur hésita encore moins à repousser cette requête.
C’était la seule passion que l’on connût au docteur, sa seule raison d’être.
Le docteur Beane se leva et ouvrit l’un de ses vastes fichiers.
« La base de mes arguments repose sur le fait de la parenté de Harry Beane avec la comtesse Martha de Morthborough. Saisissez-vous bien ?
— Non, monsieur, répondit Chick, patiemment.
— Vous n’êtes donc qu’une buse ! tonna le docteur. Toujours votre sang américain ! Ne comprenez-vous pas que la comtesse Morthborough était la sœur de Sir Harry Beane, qui mourut en 1534 ?
— J’en suis persuadé, répliqua Chick.
— C’est là le point crucial de l’affaire, poursuivit le docteur en frappant violemment le fichier. Martha, comtesse de Morthborough, avait deux sœurs. Et savez-vous ce qu’elle en fit ?
— Elle les mit à l’école, sans doute ? » suggéra Chick.
Il avait sur le bout de la langue : « Elle les empoisonna ! » Car c’était le sort que réservaient à leurs enfants les parents dénaturés en ces sombres temps.
« Les envoyer à l’école ! cria le docteur. Stupidité ! Non. Elle les maria aux fils du marquis de Pelborough. Jeanne, l’aînée, mourut sans enfants. Élisabeth, la cadette, eut un fils qui devint marquis de Pelborough. »
Chick, qui se sentait reposé et envahi par le bien-être, ferma les yeux.
« … et voilà pourquoi je revendique le droit de siéger à la Chambre des Lords…
— Certainement », murmura Chick.
On était en été, et le jardin du docteur était souriant de fleurs. Gwenda se promenait avec lui, Chick…
« Mon père aimait à dire… Mais, Dieu me damne ! Vous dormez, monsieur ! »
Ce ne fut que par un grand effort de volonté que Chick parvint à ouvrir les yeux.
« Du tout, monsieur, je vous écoute, balbutia-t-il : l’une s’appelait Jeanne, l’autre Élisabeth, et toutes deux épousèrent le marquis de Beane… »
Dix minutes plus tard, Chick était en route pour la gare de Pelborough, se hâtant pour ne pas rater le dernier train.
Jonas le hissa dans un wagon de troisième :
« Vous n’avez guère traîné ? interrogea-t-il curieusement. Votre oncle n’aime-t-il donc pas à vous voir ?
— Oh ! mais si, Mr. Stollingham, affirma Chick, tandis que le convoi s’ébranlait, il adore me voir. »
Sur ce, il se cala sur sa banquette et, avec un soupir de soulagement, se livra entièrement aux seules pensées qui occupaient sa vie, à savoir l’avenir de Mrs. Gwenda Maynard.
Ce problème s’imposait à son esprit de façon encore plus impérieuse depuis sa dernière entrevue avec elle – qui s’était déroulée la nuit précédente – lorsqu’elle sortait de la chambre de Mrs. Shipmet avec une physionomie qui lui était peu habituelle.
Mrs. Shipmet intitulait sa chambre-salon son « sanctuaire ». C’était là que les locataires venaient s’acquitter de leur loyer, cérémonie qui revêtait des allures de mystère, principalement dues à ce que chacun des hôtes payants de Mrs. Shipmet nourrissait l’enfantine illusion de jouir, par rapport aux autres pensionnaires, d’un traitement de faveur tout à fait exceptionnel.
« Puis-je vous voir un instant, madame ? demandait une locataire à voix basse.
— Mais certainement, mademoiselle. Voulez-vous pénétrer dans mon sanctuaire ? »
Et la porte s’étant refermée, Mrs. Shipmet gardait sur ses lèvres un sourire interrogateur.
Quand la locataire sortait son porte-monnaie, Mrs. Shipmet jouait la surprise, comme si l’argent était bien la dernière des questions qu’elle supposât avoir amené sa visiteuse. Cependant elle ne refusait pas cet argent, bien qu’elle dît invariablement : « Vous n’auriez vraiment pas dû vous déranger pour cela. Ça ne pressait pas… Hem ! »
Chacune de ses phrases se terminait par ce « hem ».
Figurez-vous Mrs. Shipmet avec un visage dénué de toute expression, à part la courbe particulièrement accusée des sourcils et une légère inclinaison de la tête telle qu’on la peut observer chez les juges au moment qu’un assassin affirme son innocence.
« Je suis vraiment navrée, mademoiselle… hem… (elle oubliait toujours les noms propres en pareille circonstance), mais mes dépenses étant accablantes, et ayant moi-même une grosse facture à régler lundi, je suis obligée de vous prier de quitter votre chambre. »
C’est après une conversation analogue que Gwenda Maynard sortit de chez Mrs. Shipmet, le samedi précédent.
Chick, depuis son retour de Pelborough, n’avait pas eu l’occasion de la revoir. Et ce ne fut qu’à la fin de cet après-midi, lorsque la maison d’Acacia Lodge était à peu près déserte, qu’il la vit. La plupart des locataires de Mrs. Shipmet sortaient, d’habitude, le dimanche après-midi. Et ceux qui étaient trop âgés pour avoir des rendez-vous restaient au lit ou allaient à l’église.
« Mrs. Maynard… ! s’écria Chick en s’élançant pour rattraper la jeune femme. Je suis désolé de ne pas vous avoir encore vue aujourd’hui, mais je ne suis revenu qu’après déjeuner. »
Elle eut un sourire un peu forcé.
« Bonjour, Chick, dit-elle. Je vous ai cherché avant de sortir. Comment va votre oncle ?
— Mais très bien ! »
Chick ne trouva rien de mieux à dire.
« J’espère que vous ne montez pas à votre chambre ? » demanda-t-il anxieusement.
Elle secoua la tête.
« Je ne sais où je vais aller, dit-elle en riant, ne voulez-vous pas sortir avec moi ?
— Si vous êtes libre, répondit Chick, nous pourrions sortir à pied, il ne pleut pas.
— Bon », dit-elle.
La pension de Mrs. Shipmet était située dans le quartier de Brockley. Et tous les pensionnaires qui voulaient s’amuser se dirigeaient instinctivement vers Hillyfields, qui est à Brockley ce que Hampstead Heath est à Londres, ou Central Park à New York.
Gwenda Maynard était jolie et de taille élancée. Aussi, tout Acacia Lodge fut-il unanime à reconnaître son charme dès son arrivée. Mais cette « popularité » fut de courte durée. Les hommes qu’elle écartait décidaient qu’elle était une écervelée. Les femmes qu’elle avait momentanément éclipsées se regardaient d’un air entendu lorsque la conversation venait à tomber sur elle.
Car Gwenda portait une alliance, bien qu’elle ne fît jamais allusion à son état marital.
« Chick, dit-elle brusquement, je m’en vais. »
Il devint tout pâle.
« Vous partez, madame… heu… je veux dire Gwenda ? (Il ne prononçait son nom qu’avec une certaine hésitation.) Mais pour où partez-vous donc ? »
Gwenda haussa les épaules.
« Je ne sais pas, Chick. Mais Mrs. Shipmet m’a signifié mon congé. Je lui dois trois semaines d’arriéré. »
Chick la regarda tout étonné : « Vraiment ? » demanda-t-il à mi-voix.
« Oui, dit-elle. Il m’a fallu acheter pas mal de robes pour cette nouvelle pièce que je joue au Strand-Broadway. Solburg parle de me retirer le rôle. Il y a, en ligne, une autre femme, dont le père est un ami de Lord Chenney et qui a demandé à Solburg de lui confier le rôle.
— Asseyons-nous, dit Chick. Mais n’est-il pas obligé de vous garder, Gwenda ? »
Ils prirent place sur un banc libre.
« Non, Chick, répondit-elle. Mon contrat est valable, mais il ne me sert de rien d’attaquer Solburg. Il est beaucoup trop fort. »
Chick pressentait la tragédie depuis ce samedi soir où il l’avait aperçue. Mais cette nouvelle l’affectait énormément. Gwenda était la première femme qui l’eût troublé.
C’était sa première et sa grande camarade. Et voilà qu’elle risquait de lui échapper. Soudain il eut une idée.
« Madame… heu… Gwenda, dit-il tout ému, trois semaines de loyer ne font guère que sept livres et demie. Or, j’ai plus de trente livres en banque. Suis-je bête de n’y avoir pas songé plus tôt ! »
Elle le regarda longuement, jusqu’à ce que les larmes lui vinrent aux yeux, ce qui affola Chick.
« Brave garçon ! murmura-t-elle doucement. Mais Chick, mon cher, je ne puis accepter votre argent. Je vous suis, cependant, infiniment reconnaissante, cher petit.
— Pourquoi m’appelez-vous « cher petit », Gwenda ? Je suis d’un an votre aîné. Évidemment, vous êtes mariée. Mais cela ne vous rend tout de même pas plus vieille ! »
Elle sourit. « Je me sens de mille ans plus âgée que vous, Chick ! Et maintenant, parlez-moi de votre oncle. »
Mais Chick insista : « Quand partez-vous ?
— Samedi prochain. Je dois dire que Mrs. Shipmet a été très gentille avec moi. Je ne puis tout de même pas exiger d’elle qu’elle me garde pour rien. Si seulement j’avais eu mon rôle… Elle secoua la tête… Mais à quoi bon se leurrer ? ajouta-t-elle. Je deviens stupide… Et voilà venir Terrance, cet être odieux. Je ne veux pas qu’il me voie pleurer.
Mr. Fred Terrance prétendait être « un homme du monde ». Ce titre glorieux lui conférait le droit de porter de précieux accoutrements. Sous le nom de « Monsieur Fred », il assumait, en plus de son rôle d’« homme du monde », celui, accablant s’il en fut, de brillant causeur. Il était l’un de ceux ou, pour être plus exact, le premier à avoir découvert que Gwenda ne se précipitait pas dans les bras de tout le monde. Pour l’instant, il marchait d’un air satisfait sur le gazon du jardin, sans prêter la moindre attention au peu d’envie que les deux jeunes gens avaient de le rencontrer, et faisant des moulinets avec sa badine tout en soufflant la fumée d’un opulent cigare.
« Bonjour Chick, dit-il, votre voyage était-il amusant ?
— Non », répondit Chick.
Terrance scrutait la jeune femme d’un air curieux :
« Que se passe-t-il donc ? questionna-t-il. Vous pleurez ? Allons ! Ce n’est pas sérieux ? De quoi s’agit-il ? En tant qu’homme du monde…
— Je pense que vous feriez aussi bien de nous laisser, coupa Chick de sa voix grave, alors que l’homme du monde faisait mine de s’asseoir.
— Comme vous voudrez… ?
— C’est que nous n’avons pas envie de vous parler en ce moment », dit Chick très simplement.
Bien qu’ils eussent vécu six mois côte à côte dans la même maison, Mr. Terrance ne s’était jamais disputé avec Chick. Aussi l’extrême simplicité de la réponse de Chick la priva-t-elle de respiration.
« J’aimerais encore à vous dire, Mr. Terrance, ajouta Chick, que seuls mes amis très intimes m’appellent « Chick ».
— Vraiment ? dit Terrance, tandis qu’il rougissait violemment. Mais puisque nous voilà sur le terrain de ce que vous aimez et de ce que vous n’aimez pas, jeune homme… »
Chick se sentit ulcéré.
« Je regrette de vous avoir blessé, Mr. Terrance », commença-t-il…
Mais l’homme du monde l’arrêta net.
« Tâchez donc d’être plus aimable, mon jeune ami, dit-il d’un ton aigre. Je connais certaines choses sur votre compte, que je pourrais bien raconter… Où donc allez-vous le mardi et le vendredi ? Peut-être Mrs. Maynard aimerait-elle à le savoir ? Vous êtes de cette espèce de vipères qui mord le cœur des femmes, et si Mrs. Maynard y voyait clair, elle se méfierait de vous ! »
Le jeune homme regarda Terrance, bouche bée.
« Sapristi ! s’écria-t-il tandis que Gwenda souriait.
— Espèce de « tombeur de femmes » ! fit-elle à Chick en se moquant.
— De ma vie, protesta Chick sérieusement indigné, je n’ai séduit personne. »
Elle riait maintenant à gorge déployée et se leva tout d’un coup :
« Il commence à faire froid, Chick, rentrons. »
Mrs. Shipmet, qu’ils rencontrèrent dans le hall, les gratifia d’un sourire tellement habile qu’il ne pouvait passer pour blessant pour Chick ni pour indulgent pour Gwenda.
Avant de regagner sa chambre, Chick fut convié à pénétrer dans le « sanctuaire ». Après avoir soigneusement fermé la porte, Mrs. Shipmet lui dit :
« Je suis sûre que vous ne m’en voudrez pas, Mr. Beane, de veiller sur vous comme si vous étiez mon propre fils. Je pense que c’est bien maladroit de votre part de vous afficher avec cette actrice.
— C’est de Mrs. Maynard que vous parlez ? » interrogea Chick étonné.
Mrs. Shipmet approuva. « Vous êtes très jeune, expliqua-t-elle, et, de ce fait… hem… ! facilement influençable. Une actrice est habituée à ce qu’on la cajole. Aussi parle-t-elle en coquette, sans grande sincérité. Je ne veux pas que l’on vous brise le cœur sans que je vous aie averti !
— Mon cœur ? mais il n’est pas brisé, Mrs. Shipmet. Merci tout de même. Et bonne nuit !
— C’était pour votre bien, dit encore Mrs. Shipmet la main sur le loquet. C’est en mère que je vous parle. »
Chick la considéra hébété :
« Voulez-vous dire en tant que ma mère ou que sa mère, Mrs. Shipmet ?
— En tant que votre mère !
— Je pense, dit Chick, qu’elle a plus besoin que moi d’une mère. Je regrette vraiment qu’elle vous doive de l’argent. Et je crois que vous auriez de meilleurs sentiments à son égard si elle ne vous en devait pas… »
Sur ce, il laissa Mrs. Shipmet qui se sentit, comme elle le dit plus tard, « profondément blessée ».
Chick recevait des exécuteurs testamentaires de son père une somme équivalente à deux livres dix shillings par semaine qui, ajoutée aux deux livres quinze shillings qu’il gagnait à la maison Leither et Barns, lui permettait de vivre, sinon luxueusement, tout au moins sans crainte du lendemain.
Ses heures de travail étaient de neuf heures trente du matin à cinq heures de l’après-midi, sauf le samedi, où le bureau fermait à midi afin de permettre à Monsieur Leither – il n’y avait pas de Monsieur Barns – d’aller au golf. Le travail n’était d’ailleurs pas éreintant. Chick avait, pour tâche principale, de bombarder les clients de littérature publicitaire.
Le lundi matin il eut à comparaître devant son patron pour répondre d’une faute grave qu’il avait commise la semaine précédente. Il avait répondu à un monsieur, qui avait demandé des renseignements sur une police d’assurance-travail, en lui envoyant la lettre-formulaire : « Bien-que-vous-n’ayez-pas-répondu-à-notre-précédente-missive », alors qu’il eût dû expédier le type : « Nous-sommes-infiniment-heureux-de-répondre-à-votre-honorée-du-tant, etc. », puisque le client en question avait écrit le premier.
Monsieur Leither, qui était un homme peu soigneux de sa personne et dont les vêtements étaient généralement souillés de cendre de cigarettes, hochait désespérément du chef lorsque Chick entra :
« Un travail qu’un enfant pourrait faire ! émit-il sur le ton tragique, après avoir expliqué à Chick la nature du crime dont il s’était rendu coupable. Et vous, vous n’en êtes même pas capable ! Vraiment, vous me surprenez, Beane ! Et maintenant, tâchez de ne pas recommencer.
— Certainement, dit Chick. Je voulais vous demander, Mr. Leither, puisque je suis dans votre bureau, si vous connaissez Solburg, qui s’occupe de théâtre ?
— Oui, opina Mr. Leither. Je le connais. Mais sa santé n’est pas bonne. Il a des troubles cardiaques.
— Je ne pensais pas à lui à propos d’assurance, dit Chick, mais bien parce que je m’intéresse à une jeune femme qui est actrice.
— Je suis en âge d’être votre père, Beane, dit Mr. Leither tandis que son employé le considérait avec respect, et bien que je ne me soucie pas de me mettre vis-à-vis de vous dans une position fausse en jouant un rôle in loco parentis – locution latine qui signifie « se mettre à la place des parents » – je vous donne un impérieux conseil : ne vous intéressez pas à cette femme. Les actrices sont parfaites à la scène, mais les jeunes gens de votre âge ne doivent les voir que là. Cela vaut mieux pour votre tranquillité d’esprit, croyez-moi, Beane. »
Chick avait déjà son plan et n’était pas prêt à s’en laisser détourner par les divagations de son patron.
« Cette jeune femme est dans la troupe de Solburg, dit Chick. Elle a répété la pièce pendant six semaines. Et maintenant elle va être remerciée, parce que la fille de Lord Chenney connaît une actrice qui veut prendre son rôle. »
Il débita cela d’un seul trait.
« Lord Chenney, répliqua Leither, est assuré à la Commercial and Legal C°, j’ai tenté à maintes reprises de lui faire contracter une police à la Peninsular C°. Il a une santé de fer.