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« Déçus furent ceux qui l’acquirent à des fins perfides. — Mon ami, sais-tu où nous en sommes dans les âges et le cours du temps ? Discernes-tu les énigmes en cours ? Une grave guerre se profile. — Les érates ? Jérénor ? — Les érates sont en effet le premier coup sur la tête du clou. Ils ont décidé de sortir de leur pays misérable. Leur vengeance sera terrible. Ils ont ruminé cette guerre durant cinq cents ans. Car leur création indue n’est pas mince problème. L’injustice dont ils se sentent victimes les rend haineux et le temps a décuplé cette haine. » Les élémios ont décidé de créer une nouvelle race d'êtres humains, les érates. Une activité illégale qui plongera le monde des hommes dans une succession de conflits. Un univers d'heroic fantasy à la portée de tous où les femmes sont les vraies héroïnes !
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Seitenzahl: 392
Veröffentlichungsjahr: 2016
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Avant-propos
Introduction au passé
Le Départ
Du détour mouvementé
Spartaé
Les fragments du mont Séhied
Séparation
Les Gorges de l’Andun
De Croix-carré
Une armée
Bélaèl de Férodia
De Baylinia
Nuages sombres
L’élite
La prise de l’Oré
Les rives de l’Amé
En amont un sinistre songe
Du friable
Le choix d’Arcodin
Du combat aux larmes
Du fort au doux
Du dénouement
Après la guerre
Deux lunaisons plus tard
Au-dessus des étoiles
Le « chant du lorlayen »
Lorsque je commençai ce récit, je ne pensai pas qu’un monde si vaste put tenir en si petite place. Les mots défilant, rien ne les stoppa, et mon esprit de s’engouffrer dans cet univers au détriment de mes tâches quotidiennes. Mais il n’est pas de meilleure thérapie à l’étroitesse des rêves que de les coucher par écrit. Ces rêves dont on veut qu’ils ne se réalisent jamais et auxquels on greffe nos évasions continuelles. C’est un monde qui n’est pas donné à tous de connaître. C’est un pays aux couleurs de nos pensées et au goût de nos idées les plus savoureuses. J’ai voulu le faire connaître après avoir recueilli nombre de témoignages et manuscrits, sans oublier les légendes où l’on ne peut délier le faux du véridique. Au lecteur de différencier ces deux pôles pas si éloignés que ça.
Quand je découvris pour la première fois la vieille carte de ce monde, je n’eus aucune envie d’y voyager tant les noms des lieux, des montagnes et des rivières m’étaient étrangers et d’une diction archaïque. C’est seulement lorsque je lus le nom déformé de mon village que ma curiosité fut en alerte. Je reconnus ma forêt et ses contours évocateurs, l’étang et ses deux longs bras, tous ces repères n’échappèrent à mon regard de plus en plus dévorant. La forêt fut seulement plus vaste, car à cette époque on n’abattait pas encore ses arbres pour les envoyer dans des contrées étrangères où ils finiraient bois de charpente, tables et meubles grossiers. En plongeant mon attention sur cette vieille carte en vélin, il fut évident pour moi que j’avais touché le passé, les souvenirs, les choses qu ’il ne faut pas perdre ou alors les témoignages déjà oubliés sous le lourd amoncellement du temps qui passe.
Ce soir encore je pars dans mes recherches antiques, dans la virginité du passé, et je ne sais pas quand je reviendrai. Il fait déjà nuit alors je ne serai pas pris au dépourvu. Ma lampe éclaire mes pas, et quand le chemin je ne peux discerner je prends les sentiers détournés, parfois même inconnus. Cela ne m’effraie nullement, cela m’attire, car quand il n’y a pas de mystère, je crains que l’ennui, tapi, ne se jette sur moi et m ’emprisonne. C ’est une véritable prison que suivre le chemin d’un autre. On voit ce qu’il a vu, on sent ce qu’il a déjà humé et l’on trébuche sur la même pierre qui le fit tressaillir. Mais les lieux que nul n’a foulés sont les pierres de notre palais secret ; et les êtres que nul n’a croisés sont les piliers de notre temple sacré. Ainsi mes larmes ne couleront pas comme les autres et mes rires tinteront à leur façon. Mes mots auront un sens nouveau.
Je me souviendrai bien plus de ces évasions dans trente ou quarante ans, quand mes cheveux seront gris, que de mes plaisirs et mes occupations coutumières ; et je crains en cela ne plus savoir si bientôt je ne vais pas confondre le conte avec la réalité.
Si c’est cela le prix à payer, je m’y plierais volontiers.
En l’an premier furent créés les élémios, les derniers êtres à peupler le monde. Leurs créateurs, les angéliôns, avaient décidé de remplir les terres vides d’êtres intelligents, et c’est par leur œuvre que cela se ferait. Les élémios furent créés éternels, cela fut inscrit dans leur identité. Ils avaient le don de procréation, ainsi, leurs fils et leurs filles sauraient peupler le monde jusqu’aux frontières établies, des côtes de la mer aux terres du Nord, et des Brumes du Levant aux Montagnes d’Entre-Deux — Mondes. C’était la loi, la seule imposée à cette nouvelle espèce, remplir le monde.
Mille années furent nécessaires pour que toutes les terres du monde Elémio, sans exception, voient une famille s’installer et perdurer. Les familles devinrent des peuples et les peuples des nations. Le monde fut alors rempli et la loi abolie. La prérogative angélique fut fort bien respectée et les peuples des hommes s’en réjouirent. Ils célébrèrent cela par une grande fête. À chaque cycle du soleil on commémorait cette date du douze Torlémer de l’an mille trois, le jour où une grande famille s’installa à l’Enroc des Brumes, le dernier territoire vierge, territoire qui, par un troublant hasard, sera au cœur des prémices de notre chronique.
Jusque-là la paix régnait magnifiquement en toutes terres ; jusque-là….
En l’an mille deux cent vingt, le pays de Jérénor et son voisin Rottùn-dorro commirent un acte déloyal. Ils créèrent une race dans les antres de leurs cités, dans leurs caves sombres, alors que les angéliôns avaient interdit solennellement de fabriquer des êtres vivants. Pourquoi le firent-ils ? Pour des raisons égoïstes et hautaines. Les rois fautifs ne se contentèrent pas de leur nature propre, de leur essence, ils voulurent ressembler à leurs créateurs en créant, car ils refusèrent ce statut de race inférieure. Ainsi ils firent les érates, à la ressemblance des élémios, parce qu’ils avaient trouvé le moyen de les faire.
L’idée germant, l’acte se fit, sans souffrir de la honte. Ils leur donnèrent vie, mâle et femelle. Mais une tare apparut : ces érates périssaient après moins de deux cents années de vie. Ils étaient mortels, d’où leur nom qui mettait en exergue l’erreur commise, les érates.
Quand l’acte illégal vint à être connu la consternation prédomina dans le monde élémio et dans ceux alentours. Dans les hautes sphères des cieux tous en furent indignés. Les angéliôns montrèrent une colère profonde. Ils devaient agir et certains devaient répondre de leurs actes abjects. Ils passèrent au crible les pays frères et fautifs de Jérénor et de Rottùn-dorro, les responsables de tout. Les lignées familiales responsables subirent la tare de leurs créatures ; ils devinrent mortels eux aussi, et chassés de leur condition d’être libre. Une malédiction pesa sur eux et sur les générations à venir. Une malédiction sans délai, dont le couperet fut terrible. Ces deux pays devinrent bannis et maudits dans toutes les contrées du monde. Un signe sur leur front fut dressé à leur encontre pour que quiconque en les voyant s’écarte d’eux. La marque arborait un chêne foudroyé et coupé en deux dans sa verticale. Ils naissaient avec ce signe.
Depuis ce fait dramatique, les angéliôns coupèrent les ponts et leurs accointances avec l’ensemble du monde Elémio. Ceux-ci se retrouvèrent livrés à eux-mêmes. Tout cela est narré, détaillé et transcrit avec fidélité dans le livre rubicond de Béliùn.
Mais la question était que faire des érates ? Un décret fut gravé sur les stèles en marbre, un décret éternel, qui disait que les érates allaient hériter des terres stériles au-delà du monde, au-delà des marais putrides et des montagnes noires. Là ils vivraient et là ils mourraient. Le désert érate, comme on nomma leur pays reclus, était une région hostile à toute sorte de vie. L’air qui y soufflait était vicié à souhait, le sol sous leur pied abondait de stérilité, et la nourriture se résumait à des racines et animaux indigestes. Ce climat rugueux modela leur corps et leur esprit, ainsi que leurs projets. Ils survivaient, au lieu de vivre, ruminant sans cesse cette injustice à leurs yeux.
C’est en l’an mille quatre cent que les érates, après s’être multipliés, tentèrent une première incursion en terre Elémio. Ils étaient peu nombreux, mais se sentaient assez forts pour résister aux hommes. Les élémios constituèrent rapidement une armée pour contrer l’audace érate, et sans réellement se battre ils les repoussèrent facilement. Premier échec érate. Cent ans plus tard, les érates réitérèrent leur acte avec une armée plus conséquente et des armes de fer. Mille élémios ne purent les stopper et subirent une défaite pour avoir sous-estimé les maudites créatures. Cette défaite devint la première de leur histoire. Alors se forma une alliance élémique constituée des pays environnants et éloignés. Les érates furent alors défaits et beaucoup périrent. Ce fut la première alliance contre un ennemi.
En l’an mille neuf cent, une peste terrible terrassa les hommes et les bêtes en Elémio. Jamais auparavant cela n’eut lieu, signe incontestable que les angéliôns n’étaient plus là à bénir leur œuvre. Il fut démontré que les jérénoriens, les bannis du monde au signe sur le front, en furent les instigateurs. Cette peste prit la moitié des élémios et une grande partie des cheptels ; elle changea le monde dans ses fondements et ses certitudes, du moins celles qui lui restaient.
Lors de cette peste, les érates furent déjà bien nombreux. Ils furent épargnés, car la peste ne passa pas les marais frontière. Ils avaient pullulé à nouveau et leur terre recluse et intransigeante devint trop petite pour eux. Ils réfléchissaient une fois encore pour prendre les terres des hommes, et la peste en était la belle aubaine.
Les pèlerins d’Assiôn étaient des créatures des angéliôns, créés bien avant les élémios. Ils maîtrisaient les éléments, les ressentaient, au point que les élémios les appelaient magiciens. Et force fut de constater qu’ils étaient supérieurs. Ils vivaient près des montagnes d’Entre-Deux — Mondes, une enclave dans le monde élémio, mais la plupart parcouraient le monde sans pied à terre. Ils virent d’un œil inquiet le contexte actuel pour le bien du monde. Si les érates faisaient une incursion en cette période, au sortir de la terrible peste, ils pourraient l’emporter et s’emparer de terres à long terme. Ils étaient plus nombreux que jamais et leurs armes n’avaient plus la naïveté d’antan. Les pèlerins le savaient, et le redoutaient pour l’équilibre du monde. Alors ils aidèrent les élémios et firent une arme, une arme terrifiante que seules des âmes bien intentionnées et au cœur sain pouvaient porter. C’était la Main argentée. Fabriquée dans les forges d’Assiôn elle gardait le secret de son essence. Elle fut faite pour contrer les érates au cas où ils sortiraient de leur pays une troisième fois. La famille qui créa cette arme fut celle de Léotold, pèlerin de la lignée du feu. C’est eux qui portaient cette main à l’aspect métallique. Ils veillaient au grain vers les pays de Noires, certains qu’un jour les masses sombres des créatures de Jérénor envahiraient ces terres devenues lugubres ; mais toujours moins lugubres que les leurs.
Vint la guerre attendue et redoutée, en l’an deux mille quatre cent. Elle fut sanglante et sans pitié. La Main argentée tenue par Léotold lui-même était au milieu de ce chaos et assénait ses coups. Ses pouvoirs supérieurs n’avaient aucun rival. Quelques pèlerins participèrent à cette guerre et ce fut la seule fois qu’ils le firent. Car tout salut vint de la Main, leur représentant puissant. Les érates, une fois de plus, ne parvinrent à leur fin, pétris de peur par cette arme d’où jaillissaient éclairs, champs magnétiques et autres choses grandioses et surnaturelles. Elle maîtrisait les éléments. Suite à cela, l’arme des pèlerins magiciens devint un objet connu du monde, mises en étendard, sacralisé. Les élémios se sentirent en sécurité grâce à elle.
Puis, dans les sphères d’Assiôn, se leva un opposant, qui enviait la Main et son pouvoir, et jalousa Léotold. Il s’appelait Goastol, « Goastol cheveux d’argent ». Lui aussi avait comme ascendant le Feu. Il convoitait l’objet, mais ne put le prendre. Il projeta alors un plan mesquin. Le pèlerin traître alla chez les érates et les aida à construire une arme, le pendant de la Main, son opposant. Il alla dans le cratère de leur pays, celui où coulait la rouge lave, et y modela une autre main. Il avait reçu des informations sur le pouvoir d’y incruster des pensées et des émotions. Ainsi naquit le gant doré, l’arme érate, faite pour eux, et Goastol tint sa promesse. Il leur remit l’arme, avec en retour, une condition de pouvoir sur eux qu’il expliqua avec ruse et qu’on accepta en finalité. Les Mémoires d’Assoul parlent amplement de ces actes.
La naissance de la Main argentée fut le début du troisième âge. Ce troisième âge allait connaître les pires heures de l’histoire des hommes. C’est en l’an deux mille neuf cent que la première guerre qui affronta les deux mains eut lieu. Les deux porteurs fournirent une lutte acharnée devenant le centre de la bataille sur les champs d’Idiôn. Mais le gant doré ne tint pas. Alors on sut que la Main argentée fut supérieure et tenait en soumission l’opposant. Le rival aux reflets dorés ne perça le mystère de la Main argentée. Ce fut un échec pour les érates car non seulement ils perdirent la guerre, mais en plus de cela leur arme revint aux mains des élémios, et gardée par eux. Ils perdirent bien des choses en ce jour et allaient mettre un long moment pour s’en relever. On n’entendit plus parler d’eux avant bien des cycles, avant que notre histoire ne commence.
Les chroniques élémiques vont se dérouler dans un monde alourdi par ce passé, un monde où l’on ne voyage pas sans prendre garde au chemin que l’on emprunte ; un monde qui, empli d’êtres malsains, a ses zones d’ombres qui grandissent et qui sévissent. Pour tout élémio étranger ou éloigné de chez lui, le monde devenait incertain, l’épée devait être acérée. L’âge des Lumières et la paix de jadis, narrés dans les vieux écrits d’histoire, furent des notions éloignées. Les nations jumelles maudites placèrent des hommes dans les campagnes pour terrifier, les espions de Goastoal instaurèrent la confusion dans le monde, dressant des ennemis imaginèrent. Les pays se protégèrent alors et dressèrent des frontières.
L’enroc de Lorlay devint l’objet des pensées d’un pèlerin d’Assiôn depuis quelque temps. Ce fut pour lui un long cheminement à travers les doutes, les interrogations, les évidences qui s’imposaient, mais si peu de certitudes. C’était un risque à prendre, et derrière ce risque se profilerait soit le chaos définitif dans le monde élémique soit une ère nouvelle de paix. C’est alors qu’il décida de quitter Assiôn et d’aller à l’autre bout du monde, sachant que ce premier pas sur le chemin serait le premier vers un bouleversement sans retour.
Déçus furent ceux qui l’acquirent à des fins perfides.
Le soleil fut bas, éclairant ce fond de vallée dans une lueur tamisée et orangée. Une prairie verdoyante formait un trou dans la forêt qui recouvrait toute la région. Un cirque lézardé de cascades majestueuses terminait cette vallée retirée. C’était l’Enroc de Lorlay.
Peu y vivaient, tant ce fut isolé et loin de tout. Le court été qui passait furtivement ici faisait de ce bout du monde le plus infréquenté de tous. Seuls les ours et les loups rôdaient en toute tranquillité, car personne ne les chassait ici. C’était toutefois un bel endroit pour une retraite paisible. Un fin ruisseau commençait là son cours, au sortir d’une roche, pour aller finir, large et puissant, dans les larges plaines du comté de Reilla. Les cimes enneigées des montagnes alentour protégeaient l’endroit des forts vents qui venaient du nord. Et les brumes interdites, frontières du monde, non loin d’ici, en empêchaient l’accès.
Au cœur de cette prairie, deux grands pins épaulaient une maison solitaire. Leur ombre s’étendait sur les rondins de ce chalet perdu, ainsi que sur le bois soigneusement empilé en un long tas bien droit, sans un bout qui dépassait. La cheminée laissait un long filet de fumée s’échapper haut dans le ciel. Quel fou osait vivre ici ?
Une baignoire, au milieu de la cour, occupait solitairement l’espace ensoleillé, avec son occupant à l’intérieur. Elle était au soleil, mais pour peu de temps encore. L’ombre gagnait. Elle fut creusée dans un chêne empereur, ce qui lui donnait une teinte rougeâtre et une noblesse certaine. Ce bois avait des vertus médicinales reconnues.
Un ruisseau, qui s’écoulait savamment sur de longs demi-troncs, se déversait dans ce bassin. Des fumerolles s’y échappaient, laissant deviner la chaude température de l’eau et son origine thermale. Une source d’eaux chaudes coulait en effet toute l’année durant, non loin d’ici. C’était un des seuls avantages de l’endroit perdu.
Afban, bien installé au fond de son bassin d’ablution, déplaça le ruisseau avec sa gouttière, jugeant sa baignoire bien assez remplie. Il lui fit reprendre son fil normal entre rochers et herbes grasses via un système de cordes et de poulie qu’il avait fabriqué avec astuce. Il contemplait le ciel, ses montagnes, respirant le bon air, regardant fièrement son œuvre en dix jours effectuée, son beau tas de bois. Il ne pensait à rien, profitant seulement d’un repos bien mérité. Elles étaient loin ces années pleines de « baroudages » où lui, le chevalier Afban, fut loin de sa maison. Il ne regretta pas ce temps de voyages et de missions incessantes au service du roi et de la reine de Reilla. Il aimait son Enroc, il en connaissait tous ses secrets. Il ne le regardait jamais de la même façon, ne s’en lassait aucunement, car la lumière changeait constamment, et son œil fut sensible aux moindres reflets changeants. Sa nouvelle vie casanière lui plaisait.
Juste à côté de lui, sur une table, ou ce qui ressemblait plutôt à une souche aplanie par le fer du rabot, un livre ouvert attendait d’être lu. Une grande coupe remplie d’un vin pétillant attendait, quant à elle, d’être bue. Le ciel était clair, dépourvu de nuage, et en cette fin de journée le cramoisi du coucher du soleil montait, et commençait son inondation céleste. Les ombres de la maison, des deux pins, et des montagnes aux sommets les plus élevés, s’allongeaient de plus en plus. Elles n’étaient qu’à quelques pas de la baignoire. Une légère brise caressait l’endroit qui respirait le bien-être.
Un chat, sur le rebord d’une fenêtre, fit sa toilette jetant de temps en temps un œil sur les gestes de son maître qui, pour une fois, fut plus paresseux que lui. Il l’avait vu fendre les grosses souches toute la matinée, essuyant souvent la sueur sur son front, empiler ce bois tout le restant de la journée, alors que lui il resta sans bouger, passif, dans cette nonchalance où seuls les félidés excellaient. Un moment, il sortit de sa paresse, quand une abeille tourna autour de lui. Il la chassa revenant ensuite à sa position initiale.
Son maître se reposait enfin. Alors lui, sur ce rebord, attendait son retour dans la maison, passivement, léchant toujours et encore son pelage noir et blanc.
— Mon cher Bala, dit Afban à son chat, bien que le pétillant ne te réussisse pas et que ta truffe le rejette prestement, je lève mon verre à tout ce bois sorti de la forêt, fendu de ma hache, et coupé en longueur du foyer. Il est empilé avec, je dois l’avouer, une certaine grâce ! Tu ne trouves pas ?
Le chat interrompit ses léchages et tendit l’oreille vers son maître, sans vraiment l’écouter.
— Un mois d’effort pour que tu aies chaud cet hiver et que tu dormes sereinement face à la cheminée, tu peux me dire merci !
Bala continua sa toilette, sachant que ce que disait son maître ne fut pas vraiment important.
— J’ai bien mérité ce bain, continua Afban, une eau bien chaude pour masser mes courbatures, rien de tel !
Il s’étendit de tout son long.
— C’était pas une mauvaise idée de construire cette maison près de cette source, qui ne s’assèche jamais qui plus est !
Le chat changea de patte, laissant son maître se parler à lui-même. Afban goûta le pétillant qu’il avait préservé dans sa cave et réservé spécialement pour cette occasion. Il le fit rouler dans sa bouche, puis avala la gorgée. C’était la fin de la belle saison et il fallait fêter cela comme il se doit.
— Hum ! Merveilleux ! Très bon choix j’ai fait là ! Tu sais Bala, si tu aimais le Fontanel musqué, je t’en aurais versé une gamelle ! Mais voilà, monsieur est difficile, comme beaucoup d’autres choses, ceci dit en passant.
Le chat sentit qu’il parlait de lui, alors il leva la tête et attendait la suite.
— J’irai te pêcher du poisson tout à l’heure, c’est mon jour de bonté, et si tu insistes tu…
Afban interrompit sa phrase soudainement et prit discrètement sa hache posée contre la baignoire.
— … si tu insistes, tu pourrais même avoir une surprise, finit-il. Mais vois-tu, quelqu’un approche, et je ne reconnais pas cette tunique grisâtre, encore moins une capuche aussi large sur ses épaules. J’ai le sentiment que ton dîner va être retardé !
Le chat tendit le cou, comprenant que quelque chose clochait.
L’étranger approcha rapidement, le pas ferme, et sa chevelure blanche brillait comme le sommet des montagnes. Il apparut aux ruines d’une ancienne bâtisse, de l’autre côté du cours d’eau, et ces vieilles pierres semblaient avoir son âge. Il prit sans hésitation le chemin qui allait vers la maison. Arrivé à trois pas de son vis à vis en pleines ablutions dont seule la tête émergeait de l’eau, il lui parla sans le regarder.
— Bonjour Afban ! Je t’ai enfin trouvé dans ce trou perdu, mais ma foi, bien sympathique. Habille-toi ! Je dois te parler. Je t’attends près de la cheminée !
Afban n’en crut pas ses oreilles. Il ne connaissait pas le moins du monde cet étranger. Il resta silencieux devant la prestance et l’autorité du vieillard. Il le regarda entrer dans sa maison, puis se tourna vers le chat.
— Je crois qu’on a de la visite ! Bizarre cet homme ! Par contre, comme chien de garde, tu aurais pu faire mieux !
Il finit sa coupe de pétillant d’une seule gorgée, posa la hache qu’il avait saisi et cachée dans son bain dès qu’il vit l’étranger au loin, puis enfila les beaux habits qu’il avait soigneusement repassés pour la circonstance et posés sur la barrière. Il rentra ensuite dans ce qu’il croyait être encore chez lui. Bala sauta du rebord et le suivit, curieux de la suite des événements. La cérémonie tomba à l’eau.
Le vieillard avait une barbe succincte et d’un gris respectable. Elle semblait avoir traversé les âges. Mais son regard profond étreint par quelques rides témoignait d’une vitalité assidue. Penché au-dessus du foyer de la large cheminée, il remuait la soupe, une sorte de bouillon qui mijotait au-dessus des flammes depuis un long moment. L’âtre de la cheminée avait en son fond une fresque somptueuse d’une scène rupestre gravée sur une plaque en fonte. L’homme regarda cette curiosité avec attention. Puis Afban rentra dans sa maison, méfiant, et sa hache n’avait pas quitté sa main.
— Très belle cette fresque au fond de l’âtre ! Est-ce toi qui l’as forgée ?
— C’est une création de mon grand-père, il était forgeron sur fonte. Alors, qui êtes-vous ?
— J’ai remis un peu de bois ! Il ne faudrait pas que cette soupe perde sa saveur ! J’avais trop faim après ce long chemin. J’y ai ajouté de ces herbes sur l’étagère, ce sera parfait !
— Parce que vous comptez dîner ici ? Si vous êtes un vagabond affamé, il suffit de le dire.
— Je ne le suis pas.
— Dans ce cas, puis-je savoir à quel étranger j’ai à faire ? demanda l’hôte excédé par ce sans-gêne empreint d’énigme.
— Si je n’étais si vieux, je pressens un coup de botte dans mon noble postérieur, n’est-ce pas ? répondit l’homme dont le nez humait le potage dans la louche en bois.
— Possible ! Alors ? D’où un vieillard accoutré comme un pèlerin des fonds des âges peut-il sortir ? Répondez par pitié, avant que je n’exécute votre idée.
— Assoul ! Et je viens de… de…, je ne sais même plus ! J’ai tellement parcouru de terres et traversé de pays ces derniers temps que je ne sais plus où j’habite ! Disons que je suis de passage dans la région. C’est prêt ! Elle va être excellente cette soupe ! Et encore pardon d’avoir abrégé tes ablutions, après tout, tu l’avais bien mérité.
— Assoul... Assoul... Le seul Assoul qui me parle est celui de la légende de la Main.
— Lui je suis ! dit-il en mettant la marmite sur la table.
Afban remarqua qu’il ne craignait pas la chaleur brûlante du cuivre. Il l’avait saisi à mains nues sans se préoccuper du linge posé sur le porte-pic de la cheminée.
— C’est impossible, ce pèlerin de la lignée de Léotold est bien trop vieux maintenant pour errer ici. Et j’ai ouï dire qu’il naviguait en ces vieux jours. Ce fut bien essayé, vieillard, mais pas de chance je connaissais l’histoire de ce pèlerin.
— Hum ! Excellente ! marmonna l’inconnu en humant la soupe.
Bala, qui s’était assis à l’opposé de la cheminée, remarqua l’étonnement de son maître. Le ton de sa voix n’était pas habituel ; recevoir des étrangers non plus d’ailleurs. Il se releva et tendit l’oreille.
— Mangeons cette soupe bien garnie, je meurs de faim ! Dit l’étranger. Tu m’en diras des nouvelles, ensuite je t’expliquerai le pourquoi de ma venue !
— Si vous êtes vraiment Assoul, je vous offrirais volontiers le meilleur de mon garde-manger ! Mais permettez-moi d’en douter mon cher ami. Ce dont je suis sûr c’est que votre faim vous fait perdre la raison. Mais la folie n’est pas si mauvaise compagne.
Le vieillard versa le potage dans les assiettes qu’il avait sorties lui-même d’un vieux meuble. Il savait déjà où se trouvait toute la vaisselle.
— Il n’aurait pas été bon que tu ne te méfies, dit-il. Quoique... Cette soupe me suffira, je n’ai pas un gros appétit ! Et tu verras en la goûtant que j’ai toute ma raison !
Afban observa attentivement les gestes de l’intrus. Il l’intriguait par son assurance, et avoir saisi la marmite sans protection resta encore figé dans sa mémoire. Ses mains n’accusaient aucune brûlure. Il le mit toutefois à l’épreuve, essayant de le prendre à son propre collet.
— Si vous êtes Assoul, prenez un peu de ce feu ! Piégea Afban.
— Hum ! Très bonne ! Dit-il encore après deux ou trois cuillerées fumantes. Je vois que tu connais la légende. On m’aurait bien renseigné à ton sujet ? Tant mieux ! Il aurait été dommage d’avoir fait tout ce chemin pour rien !
L’homme se leva, mit la main gauche dans les braises comme un geste banal. Il la laissa assez longtemps pour écarter toute perplexité puis la ressortit. Il ouvrit sa paume, l’étendit et une flamme s’activait en son milieu. Elle ne faiblit pas, mais grandissait jusqu’à ce qu’il souffle légèrement dessus de façon continue. Alors la flamme passa du rouge au bleu, du bleu au vert et ainsi toute la palette du peintre passa dans le phénomène. Le chat écarquilla les yeux et fut vigilant. Afban imita son animal aux aguets. Assoul interrompit son souffle et le phénomène disparut.
Afban prit la main du magicien et n’y remarqua aucune trace.
— Vous êtes Assoul, le magicien d’Assiôn ! Je suis confus.
— Bien ! Mangeons cette soupe maintenant ; nous avons peu de temps !
Afban obéit à ses paroles, prenant sa cuillère, transi de stupéfaction par la présence de ce personnage hors du commun. Il aurait aimé l’accueillir comme un hôte d’exception, mais ce fut l’inverse qui se déroulait. Assoul le servait, se levait pour découper le pain et se réinstallait. Quant au jeune homme, il se posa une suite infinie de questions concernant le but de sa venue. Il était quelque peu impressionné par le magicien, mais surtout prenait très au sérieux son arrivée chez lui. Quelles choses essentielles motivaient donc cette venue ? Fut-il seulement de passage ? Allait-il vers les brumes interdites pour percer des secrets ?
Quand les assiettes furent vides alors les cuillères cessèrent de tinter et la conversation reprit.
— Mon ami, sais-tu où nous en sommes dans les âges et le cours du temps ? Discernes-tu les énigmes en cours ? Une grave guerre se profile.
— Les érates ? Jérénor ?
— Les érates sont en effet le premier coup sur la tête du clou. Ils ont décidé de sortir de leur pays misérable. Leur vengeance sera terrible. Ils ont ruminé cette guerre durant cinq cents ans. Car leur création indue n’est pas mince problème. L’injustice dont ils se sentent victimes les rend haineux et le temps a décuplé cette haine.
— L’injustice d’avoir été chassés d’Elémio ? Ce fut il y a longtemps.
— Bien sûr, mais pas seulement. Ils meurent ! Ils vivent moins de deux cents années et leur corps périt. Ils ont été créés comme les animaux, c’est leur honte. Notre éternité les insupporte. Ils viennent pour détruire tout ce qui a rapport avec cette double humiliation, et pour chercher un remède contre leur état de mortels, vie éphémère telle une rosée qui passe sous le joug du soleil. Leurs armes sont sophistiquées et la rudesse de leur région recluse les a affermis et accoutumés aux conditions extrêmes. Ils ont choisi la saison froide et humide pour attaquer. Vue de leur côté, cette invasion n’est pas insane. Ils ne font que ce qu’ils estiment le mieux pour eux, et au vu de leur territoire moribond on le ferait à moins. Là-bas, tout est sombre, insipide, et sans projet ni raison de vivre.
— Ils ont un instinct hors du commun et un sens aigu de l’organisation, dit-on. Mais je ne les ai jamais rencontrés, fort heureusement.
— Les hommes ne les ont pas faits sans qualités, même s’il n’eut pas fallu les faire du tout. Qu’ils dussent mourir, cela fut inévitable, et les élémios n’ont pas prévu cette tare dans leur création. C’est la plus grande aberration de leur œuvre interdite. C’est une erreur que les hommes paient lourdement. Ils ont voulu se prendre pour les anges et maintenant ils vont à leur perte. Ton peuple, Afban, va disparaître. Il ne gagnera pas cette fois-ci la guerre.
Afban ne mesurait pas l’ampleur de ces paroles. Il était si loin des histoires politiques d’Elémio, géographiquement et moralement.
— En tout cas, ils ne viendront pas jusqu’ici, les brumes leur font peur ! Dit-il dans un élan d’individualité pour s’éloigner d’une quelconque responsabilité ou engagement à prendre.
— Tu as beau habiter et vivre loin des lumières du monde, à l’obscurité des yeux curieux, au bout du monde élémique, cela ne te sauvera pas.
Assoul approcha son visage de celui du jeune homme et appuya les paroles qui suivirent.
— C’est toi qui sauveras le monde !
— Pardon ?
— Tu dois partir à la recherche de la Main argentée, ce gant d’acier qui seul peut contrer les érates !
Afban écarquilla ses oreilles en plus de ses yeux.
— Vous plaisantez ! Je ne connais rien à cette main dont j’ignorai l’existence jusqu’à maintenant.
— C’est faux, contredit Assoul. Tu en as parlé tout à l’heure.
— J’ai bien lu les légendes, les contes qui en parlent comme un objet sacré. Les histoires de chevaliers à sa quête ont bercé ma prime jeunesse. Quelques anciens en parlent encore il est vrai. Mais c’est tout ! Vous vous méprenez sur mon compte, vous me surestimez, Assoul ! Il existe d’autres chevaliers férus de ces choses-là.
— Cet objet non seulement existe, mais il est le seul rempart à la progression des reclus sur tes terres ! Car ils viendront jusqu’ici tôt ou tard pour s’assurer de la soumission des hommes.
— D’accord, d’accord, mais moi je n’y peux rien, et cette main où est-elle ? La connaît-on sa cache ?
— Ce n’est pas un problème de savoir où il peut être. La question est : qui peut le porter ? J’ai eu vent de ton courage et de ton passé dans certaines terres. On parle de toi bien mieux qu’on parle d’un noble chevalier. Tu as défait un monstre des profondeurs dans les eaux de la grande mer. Tu en as gardé une écaille, paraît-il. Aucun chevalier, même ceux des grands royaumes d’Erul, n’en serait ressorti vivant. La Main argentée a besoin d’un porteur tel que toi !
— Je suis bon nageur et j’avais affûté mon harpon juste avant, car je m’apprêtai à pêcher ; c’était de la chance comme en ont les pêcheurs certains jours !
— Tu as affronté la bête qui rôdait dans la forêt de Nort, alors que vingt chasseurs armés, les meilleurs de Dergate, n’ont pu la vaincre en dix jours de chasse continue. Tu l’as abattue d’épuisement et il t’en reste une griffe, à ton collier, autour de ton cou.
— C’était de nuit, je n’ai pu le voir distinctement à ce moment, sinon j’aurais fui de peur (il regarda l’objet contondant à son cou avec un brin de nostalgie), elle m’a bien causé des soucis ! On a voulu me nommer Grand Seigneur du Comté de l’Est. J’ai refusé ! Ensuite Grand Compétiteur des Jeux inter-élémiques, premier représentant de Reilla ! Allons bon ! Je suis parti dans les montagnes le temps qu’ils me croient disparu. Non Assoul, je ne suis pas candidat pour sauver Elémio. L’héroïsme n’est pas mon truc ! Mais toi Assoul, petit-fils de l’alchimiste Léotold, créateur de la Main d’acier...
— La Main argentée ! L’acier n’est pas sa matière.
— Oui, la Main argentée, pourquoi ne te colles tu pas à cette tache ? N’es-tu pas le mieux placé par la sagesse et l’expérience pour porter cette arme ? Tu es le descendant de Léotold qui plus est !
Assoul tira la manche droite de son ample manteau et montra sa main. Trois de ses doigts manquaient, tranchés net à leur base
— Je ne peux la porter. Un homme aux intentions proches du pouvoir les a coupés durant mon sommeil. Il crut savoir où se cachait la Main et dut éliminer le seul prétendant à le porter, car la ligne du sang prime concernant le choix du porteur.
— On coupa également les doigts de votre père, si je ne me trompe ?
— Je savais que tu en sais plus que tu ne veux le fait paraître. Notre lignée ne peut plus le porter ; mon fils est mort pour lui ; alors ma famille ne cesse de rechercher celui qui honorerait ce privilège. Une personne qui sait allier à la perfection sagesse et courage. Jusque-là aucun des fils des hommes n’en a l’autorité. Nous sommes à un temps où il faut prendre le risque de s’y coller, comme tu dis si bien. Et à défaut de mieux, je t’ai collé à cette tâche mon ami ! L’Honneur est des plus grand, sache-le.
Assoul monta le ton avec solennité et une pointe de confiance assurée.
— Tu n’as pas le choix, continua-t-il. Ce don, je te le confie, car tu as tout ce qu’on peut espérer pour dominer la main.
— Je….
Afban ne put continuer sa phrase, car le magicien mit dans ses paroles tout l’essentiel à retenir et la gravité qui s’imposait.
— Tu devras tout d’abord aller chez celle qui te révélera où est l’arme. Elle vit dans les montagnes, là où se termine la rivière. Tu n’auras qu’à suivre le fil de l’eau jusqu’à sa source.
— La déesse Spartéa ? Je ne…
— Ainsi vous l’appelez ! Le coupa-t-il. Je ne pourrai t’accompagner, car j’ai des choses plus urgentes à mener. Je te rejoindrai dès que possible.
— Assoul, je vous en prie, je n’ai rien d’un chevalier d’élite ! Je sais à peine manier une épée ! Et la magie m’effraie un peu ! En parlant de magie, pourquoi un des vôtres d’Assiôn n’y va pas à cette quête ?
— C’est toi qui as gravé cette rose blanche avec sa bractée sur la grande table ? Une fleur qui ne meurt jamais dans certains endroits, n’est-ce pas ?
— Oui, il y a bien longtemps.
— C’est cela ! Après que tu aies pénétré dans les brumes sans y succomber ! Tu es le seul à y être parvenu, mis à part les animaux aux sens surdéveloppés. Et pas un seul pèlerin ne l’a fait ! Et cela t’a inspiré pour la graver, une telle fleur n’existe que dans les brumes ! Tu as une aura que peu de personnes ont pu hériter en ce monde. Au fil de ta mission tu la feras tienne, crois-moi. Maintenant tu dois faire ton baluchon, sans traîner, le strict nécessaire, et partir !
— Tout de suite, là ? Mais j’avais prévu…
— J’ai été suivi, poursuivit Assoul, sur le même ton de voix, grave et sans fioritures. Je n’ai que peu d’heures d’avance sur eux. Dès qu’ils retrouveront ma trace, et ce sont de fins limiers, ils viendront ici. Ils n’auront aucune envie de discuter, crois-moi.
— Qui sont-ils, ceux-là ? demanda Afban, un peu désorienté par l’enchaînement des événements.
— Des chasseurs ! Des princes qui cherchent depuis les temps les plus reculés le pouvoir absolu sur les terres élémios. Ce pouvoir est la Main argentée ; ils en ont fondé un cercle secret qui est prêt à tout pour l’acquérir. C’est un des leurs qui coupa les doigts de mon père, un autre qui tua mon fils et encore un de ceux-là qui amputèrent deux de mes doigts. Nous nous séparerons à l’orée du bois, celui du versant nord. Ils me suivront et te laisseront tranquille. Toi, tu dois aller chez celle que vous appelez Spartéa. Pourquoi n’as tu pas encore préparé ton paquetage ? Nous partons ! Ne t’accompagne de personne, cela te ralentirait et laisserait des traces au sol ; dans l’air aussi.
— Très bien, je vous suis, aveuglément, parce que c’est vous. Mais laissez-moi fermer la maison et la protéger des intrus. Il y a des rôdeurs dans le coin, ils regardent les brumes et veulent s’y approcher.
— Il faut la brûler !
— Pardon ?
— À moins que tu veuilles emporter cette table avec toi ! Cette fleur les conduira à toi, et ils ne doivent pas savoir qui tu es. Je suis désolé ! Les armoiries sont les indices qu’ils repèrent le mieux.
— Brûler ma maison ! s’exclama Afban. Cinq ans de ma vie à suer jusqu’aux orteils ! Et tout ce bois que j’ai rapporté de la forêt par la voie fluviale ! Assoul ! J’espère seulement que ça en vaut le sacrifice ! Et cette fleur, qu’a-t-elle de si terrible ?
— Nous en discuterons en chemin ! Ils sont proches, crois-moi ! Quant à savoir si cela vaut le coup, c’est de l’avenir de ton peuple dont il s’agit, ne l’oublie pas !
— Et mon chat ?
— Je le prends et le déposerai en lieu sûr !
— Il n’aime pas les étrangers, mais les magiciens, faut voir ! Dit-il en s’affairant à prendre ses derniers objets indispensables.
Afban fit alors un feu dans la grande pièce, non sans regrets. Les flammes se propagèrent rapidement et ravagèrent cette bâtisse en bois, la légère brise y aidant. Les brandons étincelants allèrent se perdre dans le ciel noir, dernières traces de son havre d’un temps. Un temps révolu où il eut beaucoup de plaisir à profiter de la vie et de ses longueurs fort appréciables.
Assoul, dont le feu était une seconde nature, regardait les flammes avec un songe que lui seul pouvait avoir. Chaque flamme, chaque banderille, chaque langue de feu lui parlaient. Il y voyait les sueurs de ce garçon de Lorlay et son bonheur qui respirait à avoir bâti ce rêve isolé. Il avait mal pour lui, mais il en était ainsi, il l’avait choisi comme porteur de la Main argenté.
Leurs moyens dépassaient la raison pour retrouver des traces. Mais ils y parvinrent. Pourtant Assoul fut maître en la matière. Les pèlerins noirs usaient d’un encens jaunâtre, le faisaient s’échapper dans les airs et lisaient en lui pour trouver la direction recherchée. Là se confrontaient les arts de la magie et de la connaissance mêlée, celle d’Assiôn pour Assoul et celle de Goastoal pour les pèlerins noirs. Ceux-ci avaient repéré le pèlerin sur les dires d’un informateur et ces derniers furent nombreux en Elémio, car le mal s’étendait. On leur avait signalé la présence d’un pèlerin dans les terres désolées des rifs, un pèlerin qui allait vers le Nord et qui remontait le fleuve Arbanis. Ainsi depuis une lune ils le traquaient avec la certitude qu’il les mènerait vers l’arme ultime. Ils se confrontèrent il y a six jours de cela sur la rive couchant de l’Arbanis. Le soleil venait de se lever.
Un pont fait de poutres et de pieux passait sur le fleuve, passer ce dernier signifiait passer le pont. Assoul s’apprêtait à le franchir quand des pins, à quelques pas de lui sur la même rive, cinq hommes apparurent, des hommes aux pardessus sombres. Il les reconnaissait. Alors il s’empressa de passer le pont et aux poursuivants d’aller vers lui au pas de course. Leurs armes étaient une épée et une sphère blanche grosse comme un pamplemousse et qu’ils portaient à la ceinture. Deux des hommes brandirent la sphère et par elle envoyèrent des détonations vers Assoul. Ce déplacement d’air soudain et brutal déstabilisa le pèlerin d’Assiôn Il tomba à la renverse puis se releva. Il devait passer le pont, car son arme contre eux était celle de ses pères. Arrivés à l’autre rive les magiciens noirs entamèrent la traversée du pont, ayant gagnés de la distance sur lui. C’est alors qu’Assoul, entre les détonations, lança un feu puissant contre eux, embrasant tout le bois du pont. Deux des ennemis de la Main périrent brûlés, quand au pont il tomba en ruine, rongé par les flammes. Assoul ne tarda pas à fuir, sachant qu’il gagnerait un temps précieux et primordial sur eux. Ses poursuivants devraient emprunter l’autre pont, plus en amont, pour passer le fleuve, ce qui faisait un détour de quelques heures pour revenir à cet endroit.
Les pèlerins noirs, fidèles à leur mission, ne lâcheraient rien. Ils savaient qu’au bout du compte leur but serait atteint, quels que soient le temps et le lieu. Deux des leurs moururent, et ils n’en souffrirent aucunement. Arrivés aux abords de l’autre rive après ce grand détour, ils repérèrent à nouveau la présence d’Assoul, la présence passée, celle que l’encens mystérieux savait déceler dans les airs. Ils reprirent leur route inexorable vers leur destin, celui qui les mènerait coûte que coûte vers la Main argentée.
Du perron de la Tour des brumes, sur une hauteur, Afban regarda le désolant spectacle. Il avait fait avec Assoul plusieurs lieues en courant, sans se retourner, et sur cette hauteur il voyait avec terreur les flammes qui dévoraient sa maison n’en faisant bientôt qu’un souvenir de cendre. Le feu embrasait le lieu où il voulait se reposer de ses voyages et de ses missions de chevalier. Il voulait passer la morte-saison à faire des cartes détaillées des terres qu’il découvrit, comme le lui apprit son père, maître cartographe. Ce projet venait de se volatiliser sur la base d’une confiance aveugle envers le magicien. Son instinct immortel de voyageur ne le retint pas fort heureusement. Une ou deux larmes s’échappèrent du coin de ses yeux. Assoul ne le pressa pas, le laissant digérer sa peine.
Dans un instant de dépit et une pointe de regret, il laissa échapper des mots de reproches.
— Là, c’est sûr, ils savent que vous êtes passés par là ! Le feu va les attirer vers ma demeure. Si du moins ils ont pu réellement te suivre.
— Ils ne sauront pas qui vit là. Crois-moi, il en est mieux ainsi. D’ailleurs, regarde, je ne t’ai pas menti, ils sont près de ta baignoire !
Afban plissa les yeux, car il n’avait pas la vue perçante du maître pèlerin. Il vit trois silhouettes face aux flammes, elles bougeaient, comme cherchant quelque chose au sol.
— Je te fais totalement confiance, Assoul, bien que je ne sache où tout cela va me mener.
— C’est une lourde charge, je l’admets, car elle est pleine d’incertitude. Je te l’ai confiée, car tu es le plus à même pour cela. Je n’ai pas traversé le monde à te chercher pour finir en sombre lieu. La priorité est de t’éloigner d’eux. Partons, avant qu’ils ne nous voient !
— Une chose aura au moins survécu, mon tronc d’arbre de bain !
La baignoire fut en effet la seule chose intacte, épargnée par les flammes.
— Ainsi que les ruines, ajouta Assoul. Décidément cette vieille maison ne veut pas périr ! Ses pans de mur effondrés semblent traverser les âges. Ces pierres parlent encore à ceux qu’elles reconnaissent.
Afban voyait dans les mots du pèlerin une pensée qui plongeait dans le lointain passé. Était-il déjà venu ici pour parler ainsi de cette ruine qui refusait de s’écrouler totalement. Il ne questionna pas le magicien, trop dépité par les flammes qui mangeaient son chalet.
Ils se mirent à parcourir les prairies verdoyantes de la vallée de Nort au pas pressé, laissant de fausses pistes et des parcelles entières vierges de traces. La forêt de Nort les accompagnait sur leur droite par un vert foncé marbré de noir qui tranchait avec les étendues d’herbe claire, parfois jaunies par le soleil. Il n’y eut pas de place pour le dialogue au cours de cette échappée, le souffle se faisant rare. Seul le chat sembla heureux et fier. Mais Afban fut étonné du savoir-faire d’Assoul en matière de félidés, il lui parlait et le caressait avec une voix si berçante que Bala resta calme et suivit le duo sans se détourner où se laisser dissiper par les à cotés. Puis ils longèrent le cours d’eau de l’enroc, le passèrent quand cela gagnait du temps, et le passèrent encore pour éteindre les traces. Puis au loin apparut un grand lac terne comme la couleur du ciel qui se couvrait de nuages gris. Assoul désigna du doigt l’objectif à atteindre et aux deux hommes de dévaler la pente vers l’aval.
C’est dans une barque du ponton du lac de Priot qu’ils eurent le loisir de s’entretenir. Ils traversaient le lac, Afban ramant. Il raconta à l’alchimiste, durant ses efforts et son souffle souvent coupé, comment il creusa sa baignoire faite d’un bois très dur et très rare en une seule journée. C’était pour lui un rêve, un rêve bien simple, mais qui lui revenait si souvent, et qu’il se plut à réaliser avant la froide saison. Cela le détendait dans sa vie trépidante. Admirer les montagnes aux cimes enneigées et ses cascades lointaines tout en se baignant de tout son long, tel était son moment de pure joie comblée. Il l’avait accompli et en fut heureux. Cette histoire, Assoul l’écouta volontiers, lui-même appréciant les petits plaisirs des hommes. Ce fut seulement un moyen d’introduire la discussion. Afban se mit à poser de nombreuses questions sur la Main argentée et ses capacités si redoutées à en croire les livres pour enfants. Assoul lui répondit que ces livres si innocents qui font rêver les jeunes esprits ne sont pas si éloignés des chroniques élémiques disparues.
— Que disent ces chroniques ? demanda le lorlayen.