Clerambault - Romain Rolland - E-Book

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Romain Rolland

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Beschreibung

Le sujet de ce livre n’est point la guerre, bien que la guerre le couvre de son ombre. Le sujet de ce livre est l’engloutissement de l’âme individuelle dans le gouffre de l’âme multitudinaire. C’est, à mon sens, un événement beaucoup plus gros de conséquences pour l’avenir humain que la suprématie passagère d’une nation.
Je laisse délibérément au second plan les questions politiques. Il faut les réserver pour des études spéciales. Mais quelques causes qu’on assigne aux origines de la guerre, quelles que soient la thèse et les raisons qui l’étayent, aucune raison au monde n’excuse l’abdication de l’esprit devant l’opinion.
Le développement universel des démocraties, mâtinées d’une survivance fossile: la monstrueuse raison d’État, a conduit les esprits d’Europe à cet article de foi que l’homme n’a pas de plus haut idéal que de se faire le serviteur de la communauté. Et cette communauté, on la définit: État.

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ROMAIN ROLLAND ———

CLERAMBAULT

Histoire d’une Conscience libre pendant la Guerre

 

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385741990

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CLERAMBAULT

PREMIÈRE PARTIE

DEUXIÈME PARTIE

TROISIÈME PARTIE

“O Morts, pardonnez-nous!”

A Celle qu’on a aimée

Réponse de l’Aimée

“L’Appel aux Vivants”

QUATRIÈME PARTIE

CINQUIÈME PARTIE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION A “L’UN CONTRE TOUS”[1]

Le sujet de ce livre n’est point la guerre, bien que la guerre le couvre de son ombre. Le sujet de ce livre est l’engloutissement de l’âme individuelle dans le gouffre de l’âme multitudinaire. C’est, à mon sens, un événement beaucoup plus gros de conséquences pour l’avenir humain que la suprématie passagère d’une nation.

Je laisse délibérément au second plan les questions politiques. Il faut les réserver pour des études spéciales. Mais quelques causes qu’on assigne aux origines de la guerre, quelles que soient la thèse et les raisons qui l’étayent, aucune raison au monde n’excuse l’abdication de l’esprit devant l’opinion.

Le développement universel des démocraties, mâtinées d’une survivance fossile: la monstrueuse raison d’État, a conduit les esprits d’Europe à cet article de foi que l’homme n’a pas de plus haut idéal que de se faire le serviteur de la communauté. Et cette communauté, on la définit: État.

J’ose le dire: qui se fait le serviteur aveugle d’une communauté aveugle—ou aveuglée—comme le sont tous les États d’aujourd’hui, où quelques hommes généralement incapables d’embrasser la complexité des peuples, ne savent que leur imposer, par le mensonge de la presse et le mécanisme implacable de l’État centralisé, des pensées et des actes conformes à leurs propres caprices, leurs passions et leurs intérêts,—celui-là ne sert pas vraiment la communauté, il l’asservit et l’avilit, avec lui. Qui veut être utile aux autres doit d’abord être libre. L’amour même n’a point de prix, si c’est celui d’un esclave.

De libres âmes, de fermes caractères, c’est ce dont le monde manque le plus aujourd’hui. Par tous les chemins divers:—soumission cadavérique des Églises, intolérance étouffante des patries, unitarisme abêtissant des socialismes—nous retournons à la vie grégaire. L’homme s’est lentement dégagé du limon chaud de la terre. Il semble que son effort millénaire l’ait épuisé: il se laisse retomber dans la glaise; l’âme collective le happe, il est bu par le souffle écœurant de l’abîme... Allons, ressaisissez-vous, vous qui ne croyez pas que le cycle de l’homme soit révolu! Osez vous détacher du troupeau qui vous entraîne! Tout homme qui est un vrai homme doit apprendre à rester seul au milieu de tous, à penser seul pour tous,—et, au besoin, contre tous. Penser sincèrement, même si c’est contre tous, c’est encore pour tous. L’humanité a besoin que ceux qui l’aiment lui tiennent tête et se révoltent contre elle, quand il le faut. Ce n’est pas en faussant, afin de la flatter, votre conscience et votre intelligence, que vous la servirez; c’est en défendant leur intégrité contre ses abus de pouvoir: car elles sont une de ses voix. Et vous la trahissez, si vous vous trahissez.

Sierre, mars 1917.

R. R.

 

PREMIÈRE PARTIE

Agénor Clerambault, assis sous la tonnelle de son jardin de Saint-Prix, lisait à sa femme et à ses enfants l’Ode qu’il venait d’écrire à la Paix souveraine des hommes et des choses: Ara Pacis Augustae. Il y voulait célébrer l’avènement prochain de la fraternité universelle.

C’était un soir de juillet. Sur la cime des arbres un dernier rayon rosé était posé. A travers la buée lumineuse, jetée comme une voilette sur la pente des collines et sur la plaine grise et la Ville lointaine, les vitres de Montmartre flambaient d’étincelles d’or. Le dîner venait de finir. Clerambault, appuyé sur la table non desservie, promenait, en parlant, son regard plein d’une joie naïve, de l’un à l’autre de ses trois auditeurs. Il était sûr d’y trouver le reflet de son contentement.

Sa femme Pauline avait peine à suivre le vol de ses images: toute lecture à haute voix la faisait tomber, dès la troisième phrase, dans un état de somnolence où les soucis du ménage prenaient une place saugrenue; on eût dit que la voix du lecteur les excitât à chanter, comme des serins en cage. Elle avait beau se forcer à suivre sur les lèvres de Clerambault et à mimer des lèvres les mots dont elle n’entendait plus le sens, ses yeux machinalement notaient un trou dans la nappe, ses mains ramassaient des miettes sur la table, son cerveau s’obstinait à une addition récalcitrante, jusqu’au moment où le regard de Clerambault semblait la prendre en faute. Alors elle se hâtait de se raccrocher aux dernières syllabes perçues, elle s’extasiait en bredouillant un lambeau de vers (jamais elle n’avait pu citer un vers exactement):

—Comment est-ce que tu as dit cela, Agénor? Répète encore la phrase... Dieu! que c’est joli!...

Sa fille, la petite Rose, fronçait les sourcils. Maxime, le grand garçon, grimaçait railleusement et disait, agacé:

—Maman, n’interromps pas toujours!

Mais Clerambault souriait et tapotait affectueusement la main de sa bonne femme. Il l’avait épousée par amour, quand il était très jeune, pauvre et inconnu; ils avaient porté ensemble les années de gêne. Elle n’était pas tout à fait à son niveau intellectuel, et la différence ne s’atténuait pas avec l’âge; mais Clerambault aimait et respectait sa vieille compagne. Elle se donnait beaucoup de mal, avec peu de succès, pour marcher du même pas que son grand homme, dont elle était fière. Il avait pour elle une indulgence extraordinaire. L’esprit critique n’était pas son fort; et il s’en trouvait bien dans la vie, malgré des erreurs sans nombre dans ses jugements. Comme ces erreurs étaient toujours à l’avantage des autres, qu’il voyait en beau, ils lui en savaient gré, avec quelque ironie; il ne les gênait pas dans leur course au butin; sa candeur provinciale était pour les blasés un spectacle rafraîchissant, tel un buisson des champs dans un square.

Maxime s’en amusait, mais il en savait le prix. Ce beau garçon de dix-neuf ans, aux yeux vifs et rieurs, avait vite fait de prendre dans le milieu parisien ce don d’observation preste, nette et railleuse, qui s’applique aux nuances extérieures des objets et des êtres plus qu’aux idées: il ne laissait rien perdre de ce qu’offraient de comique même ceux qu’il aimait. Mais c’était sans pensée malveillante, et Clerambault souriait de sa jeune impertinence. Elle ne portait pas atteinte à l’admiration de Maxime pour son père. Elle en était le condiment: ces gamins de Paris ont besoin, pour aimer le bon Dieu, de lui tirer la barbe!

Quant à Rosine, elle se taisait, selon son habitude; et il n’était pas facile de savoir ce qu’elle pensait. Elle écoutait, le corps penché, les mains croisées, et les bras appuyés sur la table. Il y a des natures qui semblent faites pour recevoir: comme une terre silencieuse, qui s’ouvre à tous les grains; et beaucoup s’y enfoncent qui restent endormis; mais on ne sait pas ceux qui fructifieront. L’âme de la jeune fille était pareille: les paroles du lecteur ne s’y reflétaient pas comme sur les traits intelligents et mobiles de Maxime; mais une légère roseur répandue sous la peau et l’éclat humide des prunelles que les paupières voilaient témoignaient d’une ardeur et d’un trouble intérieurs, ainsi qu’en ces images de Vierge florentine, que féconde l’Ave magique de l’archange.

Clerambault ne s’y trompait pas. Son regard, qui faisait le tour de son petit bataillon, couvait avec une joie spéciale la blonde tête penchée qui se sentait regardée.

Et les quatre formaient, en cette soirée de juillet, un petit foyer d’affection et de bonheur tranquille, dont le centre était le père, l’idole de la famille.

Il savait qu’il l’était; et, chose rare, ce sentiment ne le rendait pas antipathique. Il avait tant de plaisir à aimer, tant d’affection à répandre sur tous, proches ou lointains, qu’il trouvait naturel qu’on l’aimât, en retour. C’était un vieil enfant. Arrivé depuis peu à la célébrité, après une vie de médiocrité nullement dorée, il n’avait pas souffert de l’une, mais il jouissait de l’autre. Il avait passé la cinquantaine et ne s’en apercevait pas; s’il avait quelques fils blancs dans sa grosse moustache blonde de Gaulois, son cœur était resté de l’âge de ses enfants. Au lieu de suivre le flot de sa génération, il allait au-devant de chaque nouvelle vague; le meilleur de la vie lui semblait dans l’élan de la jeunesse perpétuellement renouvelée; et il ne s’inquiétait pas des contradictions auxquelles pouvait l’amener cette jeunesse perpétuellement en réaction contre celle qui l’avait précédée: ces contradictions se fondaient dans son esprit plus enthousiaste que logique, enivré de la beauté qu’il voyait partout répandue. Il y joignait un souci de bonté, qui ne s’accordait pas très bien avec ce panthéisme esthétique, mais qu’il tirait de son propre fonds.

Il s’était fait l’interprète de toutes les idées nobles et humaines, sympathisait avec les partis avancés, les ouvriers, les opprimés, le peuple,—qu’il ne connaissait guère: car il était un pur bourgeois, d’idées généreuses et vagues. Plus encore que le peuple, il adorait la foule, il aimait à s’y baigner; il jouissait de se fondre (il le pensait du moins) dans l’âme de tous. C’était un vertige à la mode, en ce temps, parmi les intellectuels. Et la mode ne faisait, comme à l’ordinaire, que souligner d’un trait fort une disposition générale de l’heure présente. L’humanité s’acheminait à l’idéal de la fourmilière. Les insectes les plus sensibles,—artistes, intellectuels,—avaient été les premiers à en manifester les symptômes. On n’y voyait qu’un jeu et l’on ne s’apercevait pas de l’état général dont ces symptômes étaient l’indice.

L’évolution démocratique du monde depuis quarante ans avait beaucoup moins réussi à établir en politique le gouvernement du peuple que, dans la société, le règne de la médiocrité. L’élite des artistes avait, d’abord, justement réagi contre ce nivellement des intelligences; mais, trop faible pour lutter, elle s’était retirée à l’écart, exagérant son dédain et son isolement; elle avait prôné un art raréfié, accessible seulement à quelques initiés. Rien de mieux que la retraite, quand on y porte une richesse de conscience, une abondance de cœur, une âme jaillissante. Mais il y avait loin des cénacles littéraires de la fin du dix-neuvième siècle aux ermitages féconds où se concentrent les robustes pensées. Ils étaient plus préoccupés d’économiser leur petit pécule intellectuel que de le renouveler. Afin de l’épurer, ils l’avaient retiré de la circulation. Il en résulta que bientôt il n’eut plus cours. La vie de la communauté passait à côté, sans qu’elle s’en souciât. La caste des artistes s’étiolait dans des jeux raffinés. De violents coups de vent, à l’époque des bourrasques de l’Affaire Dreyfus, arrachèrent quelques esprits à cet engourdissement. Au sortir de leur serre d’orchidées, les souffles du dehors les grisèrent. Ils apportèrent la même exagération à se rejeter dans le grand flot qui passait, que leurs prédécesseurs à s’en retirer. Ils crurent que le salut était le peuple, qu’il était tout le bien, qu’il était tout le beau; et malgré les échecs qu’ils essuyèrent dans leurs efforts pour se rapprocher de lui, ils inaugurèrent un courant dans la pensée d’Europe. Ils mirent leur fierté à se dire les interprètes de l’âme collective. Ce n’était pas eux qui la conquéraient: ils étaient les conquis; l’âme collective avait fait brèche dans la tour d’ivoire; les personnalités affaiblies des penseurs se rendaient; et, pour se cacher à eux-mêmes leur abdication, ils la disaient volontaire. Dans leur besoin de se convaincre, philosophes et esthéticiens forgèrent des théories qui prouvaient que la loi était de s’abandonner au flot de la Vie Unanime, au lieu de la diriger, ou, plus modestement, de poursuivre avec calme son petit bonhomme de chemin. On s’enorgueillissait de n’être plus soi-même, de n’être plus une raison libre: (la liberté était vieux jeu, dans ces démocraties!) On se faisait gloire d’être un des globules de sang, que charrie le fleuve—les uns disaient: de la race, les autres: de la Vie universelle. Ces belles théories, dont les habiles surent extraire des recettes d’art et de pensée, étaient dans toute leur fleur, en 1914.

Elles avaient ravi le cœur du naïf Clerambault. Rien ne s’accordait mieux avec son cœur affectueux et son incertitude d’esprit. A qui ne se possède pas, il est bien facile de se donner. Aux autres, à l’univers, à cette Force providentielle, inconnue, indéfinissable, sur laquelle on se décharge de la peine de penser et de vouloir. Le grand courant passait; et ces âmes paresseuses, plutôt que de continuer leur route sur la rive, trouvaient plus simple et bien plus enivrant de se laisser porter... Où donc? Nul ne se fatiguait à y songer. Bien à l’abri dans leur Occident, il ne leur venait pas à l’idée que leur civilisation pût perdre les avantages acquis; la marche du progrès leur paraissait aussi fatale que la rotation de la terre; cette conviction permettait de se croiser les bras; on s’en remettait à la Nature; et elle, creusant son gouffre, les attendait en bas.

Mais en bon idéaliste, Clerambault regardait rarement à ses pieds. Cela ne l’empêchait point de se mêler de politique, à l’aveuglette, comme c’était la manie des hommes de lettres de son temps. Il y disait son mot, à tort et à travers: sollicité de le dire par des journalistes en mal de copie, et tombant dans leurs panneaux, se prenant candidement au sérieux. Au total, bon poète et bon homme, intelligent et un peu bêta, pur de cœur et faible de caractère, sensible à l’admiration comme au blâme et à toutes les suggestions de son milieu, incapable toutefois d’un sentiment mesquin d’envie ou de haine, incapable aussi de le prêter aux autres, et, dans la complexité des sentiments humains, restant myope pour le mal et presbyte pour le bien. C’est un type d’écrivain qui est fait pour plaire au public, car il ne voit pas les défauts des hommes, et il dore leurs petites vertus. Même ceux qui n’en sont pas dupes, en sont reconnaissants; à défaut d’être, on se console de paraître et l’on aime le miroir des yeux où s’embellit la médiocrité.

Cette sympathie générale, qui ravissait Clerambault, n’était pas moins exquise à savourer pour les trois êtres qui l’entouraient en ce moment. Ils étaient fiers de lui, comme s’il eût été leur œuvre. Ce qu’on admire est un peu comme si on l’avait créé. Et, lorsque, par surcroît, on fait partie de l’être admiré, lorsqu’on est de son sang, on ne distingue plus très bien jusqu’à quel point on vient de lui, ou si c’est lui qui vient de vous. Les deux enfants et la femme d’Agénor Clerambault contemplaient leur grand homme, avec des yeux attendris et satisfaits de propriétaire. Et lui, qui les dominait de sa parole ardente et de sa haute taille aux épaules un peu remontées, se laissait faire: il savait bien que c’est la propriété qui tient le propriétaire.

Clerambault venait de finir par une vision Schillerienne de la joie fraternelle promise à l’avenir. Maxime, bondissant d’enthousiasme malgré son ironie, en l’honneur de l’orateur avait ouvert un ban, et l’exécutait, à lui tout seul. Pauline s’inquiétait avec bruit si Agénor ne s’était pas échauffé, en parlant. Et Rosine, la silencieuse, dans l’agitation générale, posait furtivement ses lèvres sur la main de son père.

La servante apporta le courrier et les journaux du soir. Nul n’était pressé de les lire. Au sortir du rayonnant avenir, les nouvelles du jour retardaient. Maxime rompit pourtant la bande du grand journal bourgeois, parcourut d’un coup d’œil les quatre pages compassées, sauta aux dernières nouvelles et dit:

—Tiens! C’est la guerre!

On ne l’écoutait pas. Clerambault se berçait aux dernières vibrations de ses paroles évanouies. Rosine était dans une extase tranquille. Seule, la mère, dont l’esprit, ne pouvant se fixer à rien, voletait en tous sens, comme une mouche, attrapant au hasard une bribe, entendit le dernier mot et s’exclama:

—Maxime, ne dis donc pas de bêtises!

Maxime protestait, montrant dans son journal la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie.

—A qui?

—A la Serbie.

—Oh bien! fit la bonne femme, avec l’air de dire: «Ce qui se passe dans la lune!...»

Mais Maxime, insistant,—doctus cum libro,—prouvait que, de proche en proche, cet ébranlement lointain pourrait mettre le feu aux poudres. Clerambault, qui commençait à sortir de son agréable torpeur, sourit tranquillement et dit qu’il ne se passerait rien:

—Un bluff, comme on en avait tant vu depuis trente ans: chaque année, au printemps, ou à l’été... Des matamores qui agitaient leur sabre... Ils ne croyaient pas à la guerre; personne n’en voulait... La guerre était impossible: on l’avait démontré. C’était un croquemitaine dont il restait à purger le cerveau des libres démocraties...

Il développa ce thème...

La nuit était sereine, douce et familière. Les grillons dans les champs. Un ver luisant dans l’herbe. Le bruit d’un train lointain. La glycine s’exhalait. Un jet d’eau s’égouttait. Dans le ciel sans lune, le sillon lumineux de la Tour Eiffel tournait.

Les deux femmes rentrèrent. Maxime, las d’être assis, courait au fond du jardin, avec son jeune chien. Par les fenêtres ouvertes, on entendit Rosine au piano qui jouait, avec une émotion timide, une page de Schumann. Clerambault, resté seul, renversé en arrière dans son fauteuil d’osier, heureux de vivre et d’être homme, d’un cœur reconnaissant respirait la bonté de cette nuit d’été.

Six jours après.

Clerambault avait passé l’après-midi dans les bois. Il était comme le moine légendaire. Couché au pied d’un chêne, il eût pu, au chant d’un oiseau, laisser couler, bouche bée, un siècle comme un jour. Il ne se décida à rentrer que quand le soir descendit. Dans le vestibule, Maxime, un peu pâle et riant, vint à lui et dit:

—Eh bien! papa, ça y est!

Il lui apprit les nouvelles: la mobilisation russe, l’état de guerre en Allemagne. Clerambault le regarda, sans comprendre. Sa pensée était si loin de ces sombres folies! Il essaya de discuter. Les nouvelles étaient précises. Ils se mirent à table. Clerambault ne mangea guère.

Il cherchait des raisons de nier les conséquences de ces deux crimes: le bon sens de l’opinion, la sagesse des gouvernements, les assurances répétées des partis socialistes, les fermes paroles de Jaurès. Maxime le laissait dire, son attention était ailleurs: comme son chien, l’oreille tendue aux frémissements de la nuit... Une nuit si pure, si tendre!... Ceux qui ont vécu ces dernières soirées de juillet 1914 et celle plus belle encore du premier jour d’août gardent dans leur mémoire la splendeur merveilleuse de la nature entourant de ses bras affectueux, avec un beau sourire de pitié, l’abjecte race humaine, prête à se dévorer.

Il était près de dix heures, Clerambault avait cessé de parler. Personne ne lui donnait la réplique. Ils se taisaient, le cœur gros, vaguement absorbés ou s’efforçant de l’être, les femmes par un ouvrage, Clerambault par un livre que ses yeux seuls lisaient. Maxime était sorti sur le perron, et fumait. Appuyé sur la rampe, il regardait le jardin endormi et la coulée magique du clair de lune dans l’ombre de l’allée.

La sonnerie du téléphone les fit tressaillir. On demandait Clerambault. Il alla d’un pas lourd, l’air assoupi et distrait. Il ne comprit pas d’abord.

—Qui parle?... Ah! c’est vous, cher ami?...

(Un confrère parisien lui téléphonait, de la rédaction d’un journal.)

Il continuait de ne pas comprendre:

—Je ne saisis pas... Jaurès... Eh bien! Jaurès?... Ah! Mon Dieu!...

Maxime, poussé par une appréhension secrète, suivait de loin l’entretien; il se précipita pour reprendre des mains de son père l’appareil, que Clerambault laissait tomber avec un geste de désespoir.

—Allo!... allo!... Vous dites? Jaurès assassiné!...

Les exclamations de douleur et de colère se croisaient sur le fil. Maxime écoutait les détails, qu’il redisait aux siens, d’une voix hachée. Rosine avait ramené Clerambault près de la table. Il s’assit, écrasé. L’ombre d’un malheur immense, tel le Destin antique, pesait sur la maison. Ce n’était pas seulement l’ami, dont la disparition serrait le cœur,—le bon, le joyeux visage, la main cordiale, la voix qui dissipait les nuées... C’était le dernier espoir des peuples menacés, le seul homme qui pût (ils le croyaient du moins, avec une confiance enfantine et touchante) conjurer l’orage amassé. Lui tombé, comme Atlas, le ciel croulait.

Maxime courut à la gare. Il allait prendre les nouvelles à Paris et promettait de revenir, dans la nuit. Clerambault resta à la maison isolée, d’où l’on voyait au loin la grande phosphorescence de la Ville. Il n’avait pas bougé de la chaise où il s’était affalé, dans un état de stupeur. La catastrophe était en marche: cette fois, il n’en doutait plus: déjà, elle était entrée. Mᵐᵉ Clerambault tâcha de le faire coucher: il ne voulut rien entendre. Sa pensée était en ruines; il n’y pouvait rien distinguer de ferme et de constant, faire l’ordre, suivre une idée. Sa demeure intérieure s’était effondrée; dans la poussière qui s’élevait des plâtras, impossible de voir ce qui restait intact, il semblait qu’il ne restât plus rien. Un amas de souffrances. Clerambault les contemplait d’un œil stupide, sans s’apercevoir de ses larmes qui coulaient.

Maxime ne revenait pas. Il avait été pris par l’excitation de Paris. Vers une heure de la nuit, Mᵐᵉ Clerambault, qui s’était couchée, vint chercher son mari et réussit à le ramener dans leur chambre commune. Il se coucha aussi. Mais quand Pauline fut endormie, (elle, l’inquiétude la faisait dormir!) il sortit du lit et retourna dans la pièce voisine. Il suffoquait, il gémissait; sa souffrance était si compacte et si dense qu’elle ne lui laissait plus l’espace de respirer. Avec l’hyperesthésie prophétique de l’artiste, qui vit souvent avec plus d’intensité dans le lendemain que dans l’instant présent, il embrassait tout ce qui allait venir, d’un regard d’épouvante et d’un cœur crucifié. Cette guerre inévitable entre les plus grands peuples du monde lui apparaissait comme la faillite de la civilisation, la ruine des espoirs les plus saints en la fraternité humaine. Il était pénétré d’horreur par la vision de cette humanité folle, qui sacrifiait ses trésors les plus précieux, ses forces, son génie, ses plus hautes vertus, à l’idole bestiale de la guerre. Une agonie morale, une communion déchirante avec les millions de malheureux. A quoi bon, à quoi bon, les efforts des siècles? Le vide lui étreignait le cœur. Il sentait qu’il ne pourrait plus vivre, si sa foi dans la raison des hommes et leur amour mutuel était détruite, s’il lui fallait reconnaître que son Credo de vie et d’art était une erreur, que le mot de l’énigme du monde était le noir pessimisme. Et il était trop lâche, pour le regarder en face; il en détournait les yeux, avec effroi. Mais le monstre était là et lui soufflait au visage. Et Clerambault suppliait (il ne savait qui ni quoi) que cela ne fût pas, que cela ne fût pas! Tout, plutôt qu’une telle vérité. Mais la vérité dévorante se tenait derrière la porte! qui s’ouvrait. Toute la nuit, Clerambault lutta, pour repousser la porte...

Jusqu’à ce que, vers le matin, commença de poindre un instinct animal, venu on ne sait d’où, qui faisait dévier le désespoir vers le sourd besoin de lui trouver une cause précise et limitée, d’objectiver le mal dans un homme, dans un groupe d’hommes, et de se décharger colériquement sur eux de la misère de l’univers... Ce ne fut encore qu’une brève apparition,—premiers effluves lointains d’une âme étrangère, obscure, énorme, impérieuse, prête à faire irruption,—de l’Ame multitudinaire...

Elle prit forme avec l’arrivée de Maxime, qui en rapportait le suint, toute la nuit ramassé dans les rues de Paris. Tous les plis de ses vêtements, tous les poils de son corps en étaient imprégnés. Harassé, exalté, il ne voulait pas s’asseoir, il ne songeait qu’à repartir. Le décret de mobilisation paraîtrait aujourd’hui. La guerre était certaine. Elle était nécessaire. Elle était bienfaisante. Il fallait en finir. L’avenir de l’humanité était en jeu. Les libertés du monde étaient menacées. Ils avaient escompté le meurtre de Jaurès, pour semer les divisions et soulever l’émeute dans la patrie attaquée. Mais toute la nation se dressait, serrée autour de ses chefs. Les jours sublimes de la grande Révolution allaient renaître... Clerambault ne discutait pas ces assertions; à peine disait-il:

—Tu crois? Tu es bien sûr?

Mais c’était comme une supplication secrète, pour que Maxime affirmât, pour que Maxime redoublât. Les nouvelles apportées ajoutaient encore au chaos, y mettaient le comble, mais en même temps, elles commençaient à diriger les forces éperdues de l’esprit vers un point fixe. Le premier aboiement du chien qui groupe le troupeau.

Clerambault n’eut plus qu’un désir: rejoindre le troupeau, se frotter aux bêtes humaines, ses frères, sentir comme eux, agir comme eux.—Bien qu’il fût épuisé par la veille, il alla, malgré sa femme, prendre avec Maxime le train pour Paris. Ils attendirent longuement à la gare, puis dans le train. Les voies étaient encombrées et les wagons remplis. Dans l’agitation commune, celle de Clerambault trouvait un apaisement. Il interrogeait, il écoutait; tous fraternisaient. Et tous, sans trop savoir encore ce qu’ils pensaient, sentaient qu’ils pensaient de même: la même énigme, la même épreuve les menaçaient; mais on n’était plus tout seul pour en venir à bout, ou pour succomber sous elles: cela rassurait un peu; on sentait la chaleur les uns des autres. Plus de distinction de classes: ni ouvriers ni bourgeois; on ne regardait plus aux habits, ni aux mains; on regardait aux yeux, où palpitait la même lueur de vie, qui vacillait sous la même approche de la mort. Et tous ces pauvres gens étaient si visiblement étrangers aux causes de la catastrophe, à cette fatalité suspendue, que le sentiment de leur innocence les amenait enfantinement tous à chercher les coupables, ailleurs. Cela aussi était consolant et calmant pour la conscience.

Quand Clerambault arriva à Paris, il respirait mieux; à son agonie de la nuit passée avait succédé une mélancolie stoïque et virile.

Il n’était encore qu’à la première étape.

Le décret de mobilisation générale venait d’être affiché aux portes des mairies. Les gens, silencieusement, lisaient, relisaient, partaient, sans échanger un mot. Après l’anxieuse attente des jours précédents,—(la foule autour des kiosques à journaux, les gens assis sur le trottoir, guettant l’heure des nouvelles, et, quand les feuilles arrivaient, se groupant pour les lire),—c’était la certitude! Elle était une détente. Le malheur obscur qu’on sent venir, sans savoir à quelle heure et de quelle part, donne la fièvre. Mais une fois qu’il est là, on respire, on le dévisage, et on retrousse ses manches. Il y eut quelques heures de recueillement puissant. Paris prenait son souffle et préparait ses poings. Puis, ce qui gonflait les âmes se répandit au dehors. Les maisons se vidèrent, et dans les rues coula un fleuve humain, dont toutes les gouttes se cherchaient pour se fondre.

Clerambault tomba au milieu, et fut bu. D’un seul coup. Au sortir de la gare, à peine avait-il mis le pied sur les pavés. Sans mots, sans gestes, sans incidents. L’exaltation sereine du flot coula en lui. Ce grand peuple était pur encore de violence. Il se savait (il se croyait) innocent, et ses millions de cœurs, en cette première heure où la guerre était vierge, brûlaient d’un enthousiasme sérieux et sacré. Dans cette calme et fière ivresse il entrait le sentiment de l’injustice qu’on lui faisait, le juste orgueil de sa force, des sacrifices qu’il allait consentir, la pitié sur soi-même, la pitié sur les autres qui étaient devenus un morceau de soi-même, ses frères, ses enfants, ses aimés, tous étant chair à chair serrés, collés ensemble par l’étreinte surhumaine,—la conscience du corps gigantesque formé par leur union,—et l’apparition, au-dessus de leurs têtes, du fantôme qui incarnait cette union,—la Patrie. Mi-bête, mi-dieu, comme le sphinx d’Égypte ou le taureau assyrien; mais nul ne voyait alors que ses yeux rayonnants: ses pieds restaient cachés. Elle était le Monstre divin, en qui chacun des vivants se retrouve multiplié,—l’Immortelle dévorante, où ceux qui vont mourir veulent croire qu’ils resteront vivants, supra-vivants, et nimbés de gloire. Sa présence invisible coulait dans l’air, comme un vin. Et chacun apportait dans la cuve aux vendanges sa hotte, son panier, sa grappe: ses idées, ses passions, son dévouement, ses intérêts. Il y avait bien des insectes répugnants dans le raisin, bien des ordures sous les sabots qui foulaient; mais le vin était de rubis et faisait flamber le cœur.—Clerambault en lampa sans mesure.

Il n’en fut pourtant pas vraiment métamorphosé. Son âme n’était pas changée. Elle n’était qu’oubliée. Dès qu’il se retrouvait seul, il la retrouvait gémissante.—Aussi, son instinct lui faisait fuir la solitude. Il s’entêta à ne plus rentrer à Saint-Prix, où la famille avait l’habitude de passer la belle saison, et il se réinstalla dans son appartement de Paris, un cinquième, rue d’Assas. Il ne voulut même pas attendre huit jours, même pas retourner là-bas, pour aider au déménagement. Il avait besoin de la chaleur amicale, qui montait de Paris, qui entrait par ses fenêtres. Toute occasion lui fut bonne pour s’y plonger, pour descendre dans la rue, se joindre aux groupes, suivre les manifestations, acheter pêle-mêle tous les journaux, qu’il méprisait, en temps ordinaire. Il revenait de là toujours plus dépersonnalisé, anesthésié pour ce qui se passait au fond de lui, déshabitué de sa propre conscience, étranger dans sa maison,—son moi. C’est pourquoi il se sentait plus chez lui, dehors que dedans.

Mᵐᵉ Clerambault était rentrée à Paris avec sa fille. Le premier soir après leur arrivée, Clerambault entraîna Rosine sur les boulevards.

Ce n’était plus déjà la solennelle ferveur des premiers jours. La guerre avait commencé. La vérité était coffrée. La grande Menteuse, la Presse, vidait à toute volée sur les nations, gueule bée, l’alcool des victoires sans lendemain et ses récits empoisonnés. Paris était pavoisé, comme pour un jour de fête. Les maisons, de la tête au pied, étaient vêtues des trois couleurs. Dans des rues ouvrières, chaque fenêtre de mansarde avait, fleur à l’oreille, son petit drapeau à un sou.

Au coin du faubourg Montmartre, ils rencontrèrent un étrange cortège. Un grand vieillard à barbe blanche marchait en tête, avec un étendard. Il avançait à longues enjambées, souples et déhanchées, comme s’il allait ou bondir ou danser. Les basques de sa redingote battaient au vent. Derrière, une masse compacte, indistincte, beuglante. Bras dessus bras dessous, ouvriers et bourgeois; un gosse sur des épaules; une tignasse rouge de fille, entre une casquette de chauffeur et un képi de soldat; poitrines en avant, mentons levés et mâchoires ouvertes, des trous noirs, hurlant la Marseillaise. A droite, à gauche des rangs, un double cordon de faces patibulaires suivaient le bord des trottoirs, prêtes à insulter les passants qui, distraits, ne saluaient pas le drapeau. Rosine, saisie, vit son père, tête nue, qui chantait et emboîtait le pas à la suite du cortège; riant et parlant tout haut, il traînait à son bras la jeune fille, sans remarquer la pression de la main crispée qui tâchait de le retenir.

Quand il rentrait, Clerambault restait loquace et excité. Il parlait pendant des heures. Les deux femmes, patiemment, écoutaient. Mᵐᵉ Clerambault n’entendait pas, selon son habitude, et faisait chorus. Rosine entendait tout et ne disait pas un mot. Mais elle jetait à son père un regard, à la dérobée; et son regard était un étang qui se glace.

Clerambault s’exaltait. Il ne l’était pas encore à fond; mais il s’appliquait consciencieusement à l’être. Il lui restait pourtant assez de lucidité pour s’effarer parfois de ses progrès. L’artiste est plus livré par sa sensibilité aux ondes d’émotion qui lui viennent du dehors; mais il a aussi, pour y résister, des armes que les autres n’ont pas. Même le moins réfléchi, celui qui s’abandonne à ses effusions lyriques, possède, à quelque degré, une faculté d’introspection qu’il ne tient qu’à lui d’utiliser. S’il s’en abstient, c’est faute de vouloir, plutôt que de pouvoir; il a peur de se regarder de trop près: il verrait une image qui ne le flatterait pas. Mais ceux qui, comme Clerambault, ont, à défaut de dons psychologiques, la vertu de la sincérité, sont suffisamment munis pour exercer un contrôle sur leur exaltation.

Un jour, il se promenait seul; il vit un attroupement, de l’autre côté de la chaussée. A la terrasse d’un café, les gens se bousculaient. Il traversa la rue. Il était calme. Il se trouva sur l’autre trottoir, dans une agitation confuse qui tourbillonnait autour d’un point invisible. Il eut assez de peine à s’y introduire. A peine fut-il intercalé dans cette roue de moulin, qu’il devint un morceau de la jante: il s’en rendit nettement compte; son esprit tourna avec elle. Il vit, au moyeu de la roue, un homme qui se débattait; et, avant de connaître le sens des fureurs de la foule, il les ressentit. Il ne savait pas s’il s’agissait d’un espion ou d’un parleur imprudent qui avait bravé les passions populaires; mais on criait autour de lui, et il s’aperçut que... oui, que lui, Clerambault, il venait de crier:

—Assommez-le!

Un remous de la foule le rejeta hors du trottoir; une voiture le sépara de l’attroupement; et quand le chemin se retrouva libre, la meute s’éloignait en courant après la proie. Clerambault les suivit du regard, et il entendait encore le son de sa propre voix. Il rebroussa chemin et il rentra. Il n’était pas fier...

A partir de ce jour, il sortit moins souvent. Il se méfiait. Mais il continua de cultiver l’ivresse en chambre. A sa table de travail, il se croyait à l’abri. Il ne savait pas la virulence du fléau. La maladie se glisse par les fenêtres, par les fentes des portes, par le papier imprimé, par l’air, par la pensée. Les plus sensibles la respirent, avant d’avoir rien vu, avant d’avoir rien lu, en entrant dans la ville. A d’autres il suffit d’avoir subi le contact, une fois, en passant; l’infection se développe ensuite, dans l’isolement. Clerambault, éloigné de la foule, en avait pris la contagion; et le mal s’annonçait par les prodromes habituels. Cet homme affectueux et tendre haïssait, haïssait par amour. Son intelligence, qui avait toujours été profondément loyale, s’essayait en secret à tricher avec soi, à légitimer ses instincts de haine par des raisons qui y étaient contraires. Il s’apprenait l’injustice et le mensonge passionnés. Il voulait se persuader qu’il pouvait accepter le fait de la guerre et y participer, sans renier son pacifisme d’hier, son humanitarisme d’avant-hier, et son optimisme de toujours. Ce n’était pas commode; mais il n’est rien où la raison ne puisse atteindre. Quand son propriétaire sent l’impérieux besoin de se défaire, pour un temps, de principes qui le gênent, elle trouve dans les principes mêmes l’exception qui les viole, en confirmant la règle. Clerambault commençait à se fabriquer une thèse, un idéal—absurdes—où s’accordaient les contradictoires: la guerre contre la guerre, la guerre pour la paix, pour la paix éternelle.

L’enthousiasme de son fils lui était d’un grand secours. Maxime s’était engagé. Une vague de joie héroïque emportait sa génération. Il y avait si longtemps qu’elle attendait—(elle n’osait plus l’espérer!)—l’occasion d’agir et de se sacrifier!

Les hommes plus âgés, qui ne s’étaient jamais donné la peine de la comprendre, étaient dans l’émerveillement. Ils se souvenaient de leur propre jeunesse, médiocre et gâchée, d’égoïsme mesquin, de petites ambitions et de plates jouissances. Ne se reconnaissant plus dans leurs enfants, ils attribuaient à la guerre la floraison de ces vertus, qui croissaient depuis vingt ans autour de leur indifférence, et que la guerre allait faucher. Même auprès d’un père aussi large d’esprit que Clerambault, Maxime s’étiolait. Clerambault était trop occupé à répandre son moi débordant et diffus, pour bien voir et pour aider les êtres qu’il aimait. Il leur apportait l’ombre chaude de sa pensée, mais il leur prenait le soleil.

Ces jeunes gens, que leurs forces gênaient, en quêtaient vainement l’emploi; ils ne le trouvaient point dans l’idéal de leurs plus nobles aînés. L’humanitarisme d’un Clerambault était trop vague; il se satisfaisait d’agréables espérances, sans risques et sans vigueur, que seule permettait la quiétude d’une génération vieillie dans la paix bavarde des Parlements et des Académies; il ne cherchait pas à prévoir, sinon comme thèmes oratoires, les dangers de l’avenir; encore moins songeait-il à déterminer son attitude, au jour où le péril serait là. Entre les idéals d’action les plus opposés, on n’avait pas la force de faire un choix. On était patriote et internationaliste. On construisait, en esprit, des Palais de la Paix et des super-dreadnoughts. On voulait tout comprendre, tout embrasser, tout aimer. Ce Whitmanisme alangui pouvait avoir esthétiquement son prix. Mais son incohérence pratique n’offrait aux jeunes gens aucune direction, à la croisée des routes où ils se trouvaient amenés. Ils piétinaient sur place, frémissant de l’attente incertaine et de l’inutilité de leurs jours, qui passaient...

La guerre vint trancher l’indécision. Ils l’acclamèrent. Elle choisissait pour eux. Ils se lancèrent à sa suite. Marcher à la mort, soit! Mais marcher, c’est vivre. Les bataillons partaient en chantant, trépignant d’impatience, des dahlias au képi, les fusils pomponnés de fleurs. Les réformés s’engageaient, les adolescents se faisaient inscrire, les mères les poussaient en avant. On eût dit un départ pour les Jeux Olympiques.

De l’autre côté du Rhin, la jeunesse était de même. Et, là-bas, comme ici, leurs dieux les escortaient: Patrie, Justice, Droit, Liberté, Progrès du monde, rêves Édéniques de l’humanité renouvelée,—toute la fantasmagorie d’idées mystiques dont s’enveloppent les passions des jeunes gens. Aucun d’eux ne doutait que sa cause ne fût la bonne. A d’autres, de discuter! Ils étaient la preuve vivante. Qui donne sa vie se passe d’autre argument.

Mais les hommes plus âgés, qui restaient en arrière, n’avaient pas leurs raisons pour s’abstenir de la raison. Elle leur était confiée, afin qu’ils en usassent, non pour la vérité, mais bien pour la victoire. Dans les guerres d’aujourd’hui, qui englobent les peuples entiers, la pensée est enrôlée; aussi bien que les canons, la pensée tue; elle tue l’âme; elle tue au delà des mers, elle tue au delà des siècles: c’est la grosse artillerie, qui travaille à distance. Tout naturellement, Clerambault pointait ses pièces. La question n’était déjà plus pour lui de voir clair, de voir large, d’embrasser l’horizon, mais de viser l’ennemi. Il avait l’illusion de secourir son fils.

Avec une inconsciente et fiévreuse mauvaise foi, qu’entretenait son affection, il quémanda dans tout ce qu’il voyait, entendait ou lisait, des arguments pour étayer sa volonté de croire en la sainteté de la cause. Tout ce qui pouvait prouver que l’ennemi seul avait voulu la guerre, que l’ennemi seul était l’ennemi de la paix, que faire la guerre à l’ennemi c’était encore vouloir la paix. Les preuves ne manquaient pas. Elles ne manquent jamais. Ouvrir, fermer les yeux, à propos, tout est là.—Et, pourtant, Clerambault n’était pas entièrement satisfait. Le secret malaise, où ces demi-vérités, ces vérités à queues de mensonges, mettaient sa conscience d’honnête homme, se traduisait par une irritation de plus en plus passionnée contre l’ennemi. Et, parallèlement,—(tels les deux seaux d’un puits: quand l’un monte, l’autre descend)—son enthousiasme patriotique grossissait et noyait dans une ivresse salutaire ses derniers tourments d’esprit.

Maintenant, il était à l’affût des moindres faits des journaux, à l’appui de sa thèse; et bien qu’il sût que penser de la véracité de ces feuilles, il ne la mettait jamais en doute, quand leurs assertions servaient sa passion avide et inquiète. Il adopta, pour l’ennemi, le principe que «le pire est toujours certain». Il fut presque reconnaissant à l’Allemagne de lui fournir, par ses actes de cruauté et ses violations répétées du droit, la solide confirmation de la sentence que, pour plus de sûreté, il avait prononcée d’avance.

L’Allemagne lui fit bonne mesure. Jamais État en guerre ne sembla plus pressé de soulever contre lui la conscience universelle. Cette nation apoplectique, qui crevait de sa force, s’était ruée sur l’adversaire, dans un délire d’orgueil, de colère et de peur. La bête humaine, lâchée, fit, dès ses premiers pas, un cercle d’horreur méthodique autour d’elle. Toutes les brutalités des instincts et de la foi étaient savamment excitées par ceux qui la tenaient en laisse, par ses chefs officiels, son grand État-Major, ses professeurs enrégimentés, ses pasteurs aux armées. La guerre a toujours été, sera toujours le crime. Mais l’Allemagne l’organisait, comme elle fait de tout le reste. Elle mettait en code le meurtre et l’incendie. Là-dessus, un mysticisme colérique, fait de Bismarck, de Nietzsche, et de la Bible, versait son huile bouillante. Le Surhomme et le Christ étaient mobilisés, pour écraser le monde et le régénérer.—La régénération commença en Belgique. Dans mille années d’ici, on en parlera encore. Le monde épouvanté assistait au spectacle infernal de la vieille civilisation d’Europe, plus de deux fois millénaire, s’écroulant sous les coups barbares et savants de la grande nation qui en était l’avant-garde,—l’Allemagne, riche d’intelligence, de science et de puissance,—en quinze jours de guerre, docile et dégradée. Mais ce que ne prévoyaient pas les organisateurs du délire germanique, c’est que, comme le choléra qu’apportent les armées, il gagnerait l’autre camp et qu’une fois installé dans les pays ennemis il ne délogerait plus avant d’avoir infecté l’Europe entière et de l’avoir rendue inhabitable pour des siècles. Dans toutes les folies, dans toutes les violences de cette guerre atroce, l’Allemagne donna l’exemple. Son grand corps plus charnu, mieux nourri, offrait à l’épidémie une plus large prise; elle fut foudroyante. Mais quand le mal commença à s’atténuer chez elle, il s’était infiltré chez les autres, sous la forme d’une fièvre lente et tenace, qui, de semaine en semaine, jusqu’à l’os s’incrusta.