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Commissaire principale à la brigade criminelle de la sûreté vaudoise, Marie Rochat, jeune femme à la peau basanée, se trouve confrontée à un chef de département qui affiche des attitudes misogynes, racistes et homophobes. Aussi, lorsqu’un industriel japonais à la tête de la plus importante famille mafieuse de l’Empire du Soleil levant décide d’acheter la Compagnie Générale de Navigation sur le lac Léman, la situation devient rapidement explosive. Les évènements se précipitent et la tension monte d’un cran après la découverte d’une voiture au fond du lac, avec sa propriétaire enfermée dans le coffre. Serait-ce l’œuvre des fameux yakuzas ? La réponse à cette question nous emmène au cœur d’une aventure riche et captivante.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Colères est le cinquième roman de Jean-Luc Laurent. Cet ouvrage est un thriller captivant qui reflète son expérience enrichissante au sein de la police cantonale.
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Seitenzahl: 288
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Jean-Luc Laurent
Colères
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean-Luc Laurent
ISBN : 979-10-422-0708-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
La première page de couverture est une création de l’artiste vaudoise Leayanne, Art paper collage (www.lescreationsdeleayanne.com). Elle a débuté par la création d’œuvres pour ses proches puis, à la suite de nombreuses sollicitations, elle dévoile ses créations à un public plus large.
Chaque œuvre est unique, car elle reflète l’émotion de l’instant, un paysage intérieur ou l’expression d’un désir.
Le lampiste – Chronique d’un lynchage politique en Pays de Vaud, 2016, Autoédition ;
Le matou et le barbouze du pape, 2018, Le Lys Bleu Éditions ;
Le sable pourpre, 2019, Le Lys Bleu Éditions ;
Saliou, 2020, Le Lys Bleu Éditions ;
La sirène du Larrit, 2022, Le Lys Bleu Éditions.
L’ambiance générale dans le monde et particulièrement en Suisse était morose. Après trois ans de pandémie, l’économie était à genoux et, à force de distribuer des aides, les caisses de l’État étaient vides. Les entreprises tombaient en faillite les unes après les autres. La courbe des cas de suicide était parallèle à celle des sociétés qui disparaissaient. À Ouchy, la Compagnie générale de navigation sur le lac Léman, la CGN, malgré les subsides versés par les cantons et la Confédération, était en cessation de paiements et les salaires des employés n’étaient plus versés depuis deux mois. Un préavis de grève avait été annoncé par les syndicats et, à bord des bateaux, un service minimum était assuré. Le bilan était prêt à être déposé.
Gilbert Mercier, président du Conseil d’administration, était aussi Conseiller d’État, chef du département de l’environnement et de la sécurité. Avec ses collègues, il avait fait le maximum pour garder ses bateaux à flot. Malgré tous leurs efforts, ils étaient arrivés au bout de leurs possibilités. Même la Confédération avait annoncé qu’elle ne pourrait plus continuer à soutenir la compagnie. Lors de la dernière séance du conseil d’administration, l’ambiance avait été tendue. Les débats avaient été chauds. Les 12 membres du Conseil d’administration du groupe CGN s’étaient réunis en début de soirée et il était près de 23 heures lorsque la décision finale fut soumise à votation. Avec 7 voix pour, 3 contre et 2 abstentions, la proposition de vendre la CGN fut acceptée. Immédiatement, 2 des membres présents quittèrent la salle en claquant la porte.
Depuis plusieurs années, un important groupe japonais faisait régulièrement des offres pour acheter la flotte et les concessions nécessaires à la navigation sur le lac Léman. Finalement, ils auront eu gain de cause. C’était la seule façon de renflouer un peu les caisses et peut-être, de conserver les emplois. Selon les informations reçues récemment de la part des avocats des acheteurs potentiels, les contrats pouvaient être signés dans le courant des prochains mois.
Dès que la nouvelle fut connue, ce fut une levée de boucliers, tant du côté de la population, du personnel et des syndicats, que de l’Association des amis des bateaux à vapeur du Léman (ABVL) dont les membres étaient les plus virulents des opposants. Cette association crée au début du siècle dernier, était une association à but non lucratif, reconnue d’utilité publique et dont l’objectif était de contribuer, par ses recherches de fonds, à la sauvegarde d’un patrimoine unique au monde. Pour eux, il était simplement hors de question que les bâtiments de la flotte passent en mains étrangères, et surtout pas en mains de personnes qui n’avaient aucune idée de l’esprit qui régnait sur ces bateaux. Certains de leur bon droit, ils étaient allés jusqu’à bloquer les bateaux à quai, occupant les navires et les locaux à terre, paralysant ainsi totalement la compagnie. Et chaque jour d’occupation, ils étaient soutenus par une population toujours plus nombreuse qui venait se masser sur les quais du débarcadère, empêchant ainsi toute action des autorités contre les manifestants. C’étaient leurs bateaux ! Et il n’était pas question qu’il en soit autrement. La CGN avait été créée en 1873 de la fusion de trois sociétés qui se partageaient les services de navigation sur le lac au moyen de huit bateaux. Par la suite, de nouvelles unités avaient été acquises et au fil des ans, la compagnie s’était modernisée pour devenir ce qu’elle était aujourd’hui.
La police cantonale, qui dépendait de Gilbert Mercier, avait bien tenté de déployer ses robocops, mais vu l’ampleur du mouvement, avait renoncé à faire évacuer les lieux, préférant ainsi éviter une véritable émeute. Personne n’aurait pensé que les Vaudois étaient aussi attachés à leurs bateaux et capables de se fédérer de cette façon.
Finalement, en désespoir de cause, le conseil d’administration, d’entente avec le Conseil d’État, avait pris la décision de renoncer à la vente. Ce qui n’eut bien sûr pas l’heur de plaire à la partie adverse pour qui l’affaire était déjà dans le sac, bien qu’aucun contrat ne fut encore signé. Par courrier recommandé, les avocats du groupe japonais avaient informé Mercier que pour eux, la séance prévue pour la préparation des contrats était maintenue et que les Japonais, dont le PDG de la société acheteuse en personne, seraient présents pour honorer leur partie du contrat. Et, malgré une réponse bien ficelée, tant de la part de la CGN que de celle du Conseil d’État, Mercier sentait qu’il n’était pas au bout de ses peines. C’est pour cette raison qu’il fit convoquer Raymond Martin, commandant de la police cantonale, dans son bureau.
— Je ne sais pas comment vous allez vous y prendre, et je ne veux pas le savoir, mais je veux un maximum de renseignements sur tous ces individus. Et surtout, que le minimum de personnes soit au courant. Ce n’est pas nécessaire que les médias commencent déjà maintenant à venir nous foutre les bâtons dans les roues.
Après avoir brièvement consulté le dossier que lui tendait Mercier ! Martin s’exclama.
— Ce n’est pas possible. Il faut voir ça avec le service de renseignements de la Confédération.
— Non ! répondit Mercier d’un ton sec. Je veux éviter de mêler la Confédération à cette histoire autant que possible. Je sens qu’on va être suffisamment dans la merde comme ça sans devoir en rajouter. Débrouillez-vous comme vous voulez, mais j’ai besoin de ça rapidement.
Martin prit congé et remonta à la Blécherette. Il s’enferma dans son bureau où il put consulter ce dossier plus en détail.
— Dans quoi Mercier s’est-il encore fourré ? murmura-t-il tout en se demandant à qui il pourrait bien confier cette affaire.
Finalement, ne voulant pas se prendre la tête avec ça, il fila chez le chef de la sûreté. À lui de se débrouiller. Il avait certainement parmi ses troupes ou dans ses relations personnelles quelqu’un qui soit capable de se renseigner en dehors des circuits officiels.
Effectivement, moins d’une semaine plus tard, le patron de la sûreté avait reçu un rapport détaillé qui, après qu’il en eut pris connaissance, lui fit dresser les cheveux sur la tête. Si les renseignements obtenus sur le cabinet d’avocats mandaté par les Japonais n’avaient rien de bien extraordinaire, si ce n’est que plusieurs de ses associés étaient mouillés dans 2 ou 3 affaires douteuses à caractère international, ceux recueillis sur le compte du président du consortium qui avait décidé de racheter la CGN étaient beaucoup plus inquiétants.
Aiko Tanaka présidait plusieurs des 10 plus importants groupes industriels japonais. Mais ce qui était beaucoup plus alarmant, c’est qu’il était à la tête de la famille des Inagawa-kaï, une des 4 grandes familles mafieuses du Japon, les 3 autres étant les Yamaguchi-Gumi, les Sumiyoshi-reng et enfin les Toa Yuai Jigyo Kummiai. Malgré leurs intérêts divergents, ces 4 grandes familles répondaient à une organisation similaire. Le chef de clan, Tanaka en l’occurrence, était appelé oyabun, ce qui veut dire parent ou chef. Tous les membres faisant partie du clan, les yakuzas, devaient accepter le statut de kobun, c’est-à-dire enfant ou protégé et promettaient obéissance et fidélité inconditionnelle. En contrepartie, l’oyabun offrait à tous ses kobuns protection et conseils. Les yakuzas étaient soumis à des règles très précises et devaient se soumettre à des commandements non négociables qui s’apparentaient à des lois. Notamment, en cas de faute, le yakuza était soumis au yubitsume, pratique d’auto-ablation d’une phalange de l’auriculaire. En pratiquant ce geste, il présentait ses excuses à l’oyabun.
À la fin du XXe siècle, plus précisément en 1992, à la suite de divers scandales liés notamment à la corruption, le gouvernement japonais avait décidé l’instauration d’une loi antigang, complétée un an plus tard par une loi anti-blanchiment. Ces nouvelles législations avaient poussé les yakuzas vers la clandestinité. Mais leurs différentes activités, le trafic de stupéfiants, le racket, les jeux d’argent et la prostitution rapportaient malgré tout un chiffre d’affaires de plusieurs dizaines de milliards de francs.
À la lecture de ce rapport, le chef de la sûreté se gratta la tête et fit trois fois le tour de son bureau. Il sentit une certaine inquiétude le gagner.
— Ce n’est pas très réjouissant ton histoire, dit-il en entrant dans le bureau du commandant. Ce ne sont pas des enfants de chœur, tes gaillards.
Martin prit connaissance des éléments rapportés par le chef de la sûreté avant d’appeler Gilbert Mercier sur son numéro privé. En deux mots, il lui résuma la situation et fit part de ses inquiétudes. Mercier, qui était en pleine séance du Conseil d’État, lui répondit.
— Fais-moi descendre ce rapport. Mais dis bien à ton coursier de me le remettre en main propre. À personne d’autre.
Dix minutes plus tard, un motard de la gendarmerie était en route pour le Château St-Maire à Lausanne, siège du gouvernement vaudois.
Ce même jour, Mercier avait reçu un nouveau courrier recommandé de l’étude d’avocats mandatée par les Japonais. Ce pli avec copie à la direction de la CGN informait des jour et heure d’arrivée de la délégation japonaise ainsi que du lieu de rendez-vous pour la signature des contrats, soit le salon « Beaux-Arts » du Beau-Rivage Palace à Ouchy. Monsieur Aiko Tanaka serait présent en personne. Mercier était furieux. Il avait pourtant fait tout le nécessaire pour annuler cette vente, mais la partie adverse ne voulait rien entendre et faisait comme si rien ne s’était passé. Après une longue réflexion, il appela sa secrétaire afin de lui dicter une lettre sévère à l’attention des conseils de Tanaka et en fit envoyer une copie à l’Ambassade du Japon à Berne. Au moins, ils ne pourraient pas faire comme s’ils n’étaient pas au courant. Après discussion avec ses collègues du Conseil d’État, il décida d’envoyer également une copie de ce courrier au département fédéral des Affaires étrangères, à l’attention du Conseiller fédéral en charge de ce département. Il aurait vraiment voulu éviter ça, mais vu la tournure que prenaient les événements, il ne voyait plus comment éviter de mêler les instances supérieures du pays à ce conflit. Et si, après ça, les Japonais n’avaient toujours pas compris, il ne voyait sincèrement plus quoi faire. Mais, d’un naturel généralement optimiste, il restait confiant. Il était persuadé de pouvoir bientôt classer définitivement ce dossier. Entre gens intelligents, il n’y avait pas de raisons pour que ça se passe mal.
Il avait l’habitude de traiter des affaires au niveau supérieur et avait cette faculté que lui enviaient beaucoup de ses collègues, à savoir de passer sans difficulté aucune d’un dossier à l’autre et surtout de connaître parfaitement les différentes affaires traitées par son département. Par conséquent, il classa le dossier Tanaka et passa à autre chose.
Aussi, quelle ne fut pas sa surprise lorsque, environ un mois plus tard, il reçut un carton d’invitation l’informant que Monsieur Aiko Tanaka avait l’honneur de le convier au dîner qu’il organisait dans un salon privé du Beau-Rivage Palace afin de fêter la signature des contrats relatifs à la vente de la Compagnie Générale de Navigation sur le lac Léman. Mercier entra dans une rage noire. Il venait de revenir d’un repas avec deux de ses plus proches collaborateurs dans un restaurant avoisinant le château et s’était laissé aller à accepter les pousse-café qui avaient clôturé le repas, ce qui avait une légère incidence sur le maintien de son calme légendaire.
— Font chier ces Jap’s ! hurla-t-il en jetant sa veste sur un fauteuil de son bureau et en décrochant sa cravate. Je n’ai jamais vu des tronches pareilles. Mais dans quelle langue faut-il leur dire qu’on est plus vendeurs ? On les garde pour nous, nos bateaux !
Il s’affala sur un canapé et essaya de réfléchir. Qu’est-ce qu’il avait fait faux pour que les autres ne comprennent pas ? Que pouvait-il encore faire ? Surtout que la date fatidique approchait et qu’il n’était plus du tout question de vendre la Compagnie. Maintenant que la Confédération avait promis de mettre une nouvelle fois la main au porte-monnaie en injectant un certain nombre de millions et que la population semblait vouloir jouer le jeu en empruntant régulièrement les bateaux pour des croisières gourmandes ou des apéros, la situation semblait s’améliorer peu à peu. Surtout qu’avec l’été, les restrictions sanitaires avaient été quelque peu allégées et les touristes revenaient doucement. Par conséquent, plus question que ces Japonais viennent mettre leur nez là au milieu.
Le jour prévu pour la séance de signature des contrats dans les salons du palace, une discrète surveillance policière avait été organisée autour du débarcadère d’Ouchy, du Château St-Maire et du palace oscherin. Mais avec l’arrivée des premiers touristes asiatiques, les choses s’étaient révélées plus compliquées que prévu. Pourtant, rien ne vint troubler la journée des autorités vaudoises dont l’ensemble avait été doté d’une garde rapprochée inhabituelle pour l’occasion. Au cas où…
— Les Japonais semblent avoir enfin compris ! s’exclama Mercier en quittant sa secrétaire pour rentrer chez lui.
La journée avait malgré tout été tendue et il était soulagé que rien de fâcheux ne se soit passé. Il avait décidé de passer la soirée en famille et avait invité sa fille Louise à venir partager le repas du soir avec son nouveau compagnon, un jeune avocat de la place à l’avenir prometteur. Elle avait fait sa connaissance sur les réseaux sociaux et, depuis qu’ils s’étaient rencontrés physiquement, ne se quittaient plus. Mercier avait mené sa petite enquête. Le jeune homme venait d’une famille vaudoise bien établie sur la place de Lausanne et son métier d’avocat pourra certainement être utile au politicien à l’occasion, lui qui avait vendu la ferme familiale lorsqu’il avait accédé au Conseil d’État. Pas possible de concevoir agriculture et industrie laitière avec son département de l’environnement et de la sécurité. Sa propre épouse était ravie. Elle préférait que son Gilbert de mari sente l’eau de Cologne plutôt que la bouse de vache. De surcroît, la nouvelle Mercedes était nettement plus confortable que le vieux break d’alors.
La soirée se déroula dans la joie et la bonne humeur et c’est un Mercier de fort belle humeur qui arriva au château le lendemain matin. Il fit archiver le dossier Tanaka, persuadé que puisqu’il ne s’était rien passé pendant la journée précédente, il n’en entendrait plus parler.
Les choses se gâtèrent le surlendemain matin.
Pendant la nuit, un noctambule attentif aurait pu remarquer une petite embarcation pneumatique glisser silencieusement dans le port d’Ouchy et s’approcher des bateaux ancrés. Quatre formes noires s’étaient subrepticement hissées à bord de l’un d’eux.
L’équipage du Léman, le bâtiment qui effectuait les navettes entre Ouchy et Évian-les-Bains avait pris son service à 4 heures 25, comme tous les matins, pour la première rotation qui partait d’Ouchy à 4 heures 55. Chacun connaissait son rôle et était occupé à remplir les tâches qui lui étaient dévolues. En bas, dans la salle des machines, le mécanicien, après les vérifications d’usage, entreprit de lancer les moteurs. Et c’est à ce moment-là qu’une violente déflagration tira les habitants du quartier d’Ouchy de leur sommeil. Le mécano, qui était au plus près du lieu de l’explosion, fut projeté contre ses machines et glissa doucement au sol où il resta inanimé. Une épaisse fumée envahit rapidement les deux étages supérieurs si bien qu’une personne non habituée des lieux aurait été dans l’incapacité de se diriger à l’intérieur du bateau.
Le capitaine prit immédiatement la direction des opérations, descendant en quelques sauts de son poste de pilotage et traversa la passerelle en deux enjambées. Il regroupa tout son équipage sur le quai et très rapidement s’aperçut que son mécanicien manquait à l’appel. Accompagné de son second, il descendit l’échelle qui menait à la salle des machines où l’eau commençait à s’infiltrer. À cause de la fumée, il lui fallut un moment avant de trouver son homme. Couché au sol, le haut du corps appuyé contre une console métallique, il avait les jambes et le bassin immergés. Constatant qu’il était encore vivant, le capitaine appela immédiatement les secours qui arrivèrent à peine 10 minutes plus tard. La configuration des lieux compliqua singulièrement les opérations de secours et c’est finalement sur une planche de sauvetage en polyuréthane que le malheureux fut tiré de sa fâcheuse position. Stabilisé par une équipe médicale arrivée en renfort, il fut hissé à bord d’une ambulance et emmené vers l’hôpital toutes sirènes hurlantes.
Dans l’aube naissante, c’était le branle-bas de combat sur les quais. Pour la CGN, il fallait rapidement trouver des solutions pour remplacer le bateau immobilisé. Malgré une brèche dans la coque et une machinerie hors d’usage, le bateau devait impérativement être déplacé pour être mis en cale sèche afin d’évaluer les dégâts et commencer le plus rapidement possible les réparations. Les pompiers qui étaient également arrivés rapidement sur place devaient absolument éviter une pollution des eaux du lac et pour les services de police dépêchés sur place, la piste d’un attentat ne tarda pas à sembler évidente.
Marie Rochat était de mauvaise humeur ce matin-là. Tirée de son sommeil avant la sonnerie du réveil, elle n’avait pas eu le temps de prendre son petit-déjeuner et, sans son café matinal, elle ne pouvait débuter sa journée sereinement. Rochat était commissaire principale à la brigade criminelle, la crim’ comme on l’appelait dans le milieu. Voilà déjà 20 ans qu’elle était entrée dans la grande maison et pas un seul jour, elle n’avait regretté ce choix. Bien sûr, il y avait eu des moments plus pénibles que d’autres, des enquêtes compliquées au cours desquelles les heures de sommeil se faisaient rares.
Au début, elle s’était abrutie dans le travail et aussi un peu dans l’alcool, entraînée par certains collègues, notamment lorsque certaines soirées bien arrosées se poursuivaient tard au « Ground Zero », le carnotzet de la police de sûreté. Il fallait bien prendre un peu de bon temps pour décompresser. Aujourd’hui, les mentalités avaient changé et ce genre de soirées se faisaient de plus en plus rares. Elle aussi avait changé. Elle s’était bien calmée et, les années passant, elle appréciait maintenant de passer ses soirées chez elle, avec un bouquin devant un bon feu de cheminée. De temps en temps, elle levait les yeux et regardait les flammes danser dans l’âtre, laissant son esprit vagabonder dans les méandres de la nuit. Elle repensait à ses années de jeune femme au cours desquelles elle s’était persuadée que la norme était d’être mariée et elle avait sauté le pas avec un homme un peu plus âgé qu’elle. C’était un homme engagé en politique et qui pensait plus à soigner son ego qu’à s’occuper de Marie. Plus le temps passait, plus Marie appréciait ses fréquentes absences. De plus, assez rapidement, elle avait ressenti que son orientation sexuelle prenait le dessus et que jamais, un homme ne pourrait la rendre heureuse. De toute façon, ce n’était pas un mariage heureux. Depuis que son mari lui avait dit un jour, au cours d’une scène de ménage, qu’elle était inutile, qu’elle encombrait et qu’elle ne servait à rien, elle avait commencé à le voir d’un autre œil. Elle avait vraiment été blessée. Chaque fois qu’elle le regardait évoluer autour d’elle, elle repensait à ces mots qui lui restaient en travers de la gorge. Et cette situation avait grandement favorisé ce qui allait arriver. Un soir, prenant son courage à deux mains, elle lui avait longuement expliqué qu’elle avait essayé, mais qu’elle s’était rendu compte que ce n’était plus possible pour elle. Lui, de son côté, avait bien remarqué qu’elle se renfermait sur elle-même et que ce n’était plus la jeune femme avenante et souriante qu’il avait connue, mais il avait préféré fermer les yeux et faire comme si de rien n’était. C’était plus confortable que d’affronter le problème de face. Heureusement, ils n’avaient pas eu d’enfants et ils avaient divorcé peu de temps après.
Lorsqu’elle y réfléchissait, elle aimait cette vie de solitaire où elle n’avait de comptes à rendre à personne, où elle faisait ce qu’elle voulait, quand elle voulait, comme elle voulait. Personne pour lui reprocher tel ou tel comportement, pour lui reprocher une parole mal interprétée. Certains collègues bien intentionnés la traitaient parfois d’égoïste, mais elle n’en avait cure. Elle se disait que ceux-là n’étaient que des jaloux, empêtrés dans leur petite vie bien rangée, entre une épouse trop présente et des enfants qu’ils comprenaient de moins en moins. La société évoluait en effet dans une direction que certains avaient de la peine à suivre.
Marie Rochat habitait un petit appartement de deux pièces dans une ancienne ferme, près de la place du Petit-Mont, au Mont-sur-Lausanne, donc tout proche du centre de la Blécherette. Mais ça, c’était uniquement par commodité, pour son travail. Dès qu’elle avait un jour de libre, elle remontait dans sa Vallée de Joux natale. Elle était née au Brassus, dans la ferme familiale où elle avait vécu jusqu’au moment de poursuivre ses études. Mais elle était toujours revenue aux sources lorsque son agenda le lui permettait. Depuis toute jeune, elle avait voulu s’engager dans l’armée et elle avait terminé sa carrière militaire comme pilote d’hélicoptère avec le grade de premier lieutenant. Lorsqu’elle avait quitté l’armée, elle était entrée à l’école de la police de sûreté sans attendre, raison pour laquelle elle avait établi son domicile en plaine. Mais elle ne se sentait vraiment chez elle que dans la maison qu’elle avait fait transformer au Solliat, sur la commune du Chenit. Ce hameau, étalé principalement le long de la rue du Village, était apparu déjà au XVe siècle. Il avait joué un rôle en vue dans la commune avant de se voir relégué par ses grands voisins du Sentier, du Brassus et de l’Orient, développés grâce à l’industrie horlogère. Au décès de ses parents, Marie avait vendu la ferme familiale et avait acheté une maison aux murs de pierres et toit d’ardoises qu’elle avait fait moderniser selon son goût. Elle avait la vue sur toutes les prairies et les forêts environnantes, mais surtout une échappée plongeante sur le lac de Joux depuis la terrasse sise à l’arrière de la bâtisse. C’est là qu’elle aimait à s’installer l’été, allongée sur une chaise longue, une lampe à pétrole posée à côté d’elle sur une petite table basse faite d’une vieille souche, les nuits où la lune déposait un miroir d’argent sur la surface du lac. Cette lune qui habillait ses nuits blanches, lorsque l’obscurité parlait un langage doux et feutré, à l’abri de l’agitation et du bruit. Elle était forte, Marie. Aussi bien psychologiquement que physiquement. Mais parfois, une sorte de mélancolie s’emparait d’elle et malgré l’image qu’elle voulait montrer d’elle, elle se laissait aller quelquefois à n’être qu’un être humain, avec toutes ses faiblesses.
Ce lieu était son seul refuge. Mais elle était rarement vraiment toute seule. Il y avait Gabin, le chat de madame Berney, sa voisine, qui venait régulièrement lui tenir compagnie. Un gros matou noir avec une tache blanche en forme de cœur sous le cou et une autre sous le ventre. Sa propriétaire ne savait pas d’où il venait, il n’avait ni puce ni tatouage, mais il semblait bien qu’il l’avait adoptée. Elle l’avait trouvé un jour d’automne en rentrant des courses, allongé sur le rebord de la fenêtre de sa cuisine, profitant des derniers rayons de soleil. À l’époque, c’était un animal tout maigrichon. Elle avait imaginé qu’il s’agissait d’un chat malheureux qui venait depuis la France voisine et qu’il avait passé en toute illégalité la frontière qui traversait les forêts du Risoud, tel un vieux contrebandier. Il n’était jamais reparti. Elle l’avait appelé Gabin, comme son fils décédé il y a une vingtaine d’années d’un accident au guidon de sa moto, dans les courbes du col du Marchairuz. Quand Marie avait pris possession de sa maison, le matou avait profité d’un moment d’inattention où la porte était restée ouverte pour entrer et il passait désormais ses journées et ses nuits entre les deux maisons. Quand elle redescendait en plaine, elle devait toujours faire le tour de sa maison afin de s’assurer qu’il ne s’était pas planqué quelque part. Il était particulièrement doué à cet exercice. Elle avait beau faire attention, ce sacré matou trouvait toujours une solution pour entrer et elle le retrouvait régulièrement endormi soit sur son lit soit sur un fauteuil du salon. Il n’y avait que lorsqu’il avait un petit creux, ce qui arrivait plusieurs fois par jour, qu’il se postait sur le coin de la table de la cuisine en miaulant à en perdre la voix si bien que Marie avait dû se résoudre à acheter de la nourriture pour chat. Elle avait bien tenté de lui donner ce qu’elle trouvait dans son frigo, mais il n’en avait jamais voulu.
— Tu sais qu’il y a tout plein de souris et d’autres bestioles qui rôdent et que tu pourrais attraper, lui disait-elle en riant. Tu es devenu un gros fainéant depuis que tu es là. Mais ça, tu t’en fous comme de l’an quarante.
Lorsqu’elle montait au Solliat, le matou était le premier être vivant qu’elle rencontrait. Elle n’avait jamais compris comment il faisait, mais à chaque fois qu’elle arrivait, elle descendait de voiture et il était là, assis sur le pas de la porte. À croire qu’il connaissait le bruit du moteur du Tiguan. Depuis qu’elle avait appris l’histoire de son prénom, Marie n’avait plus pu se résoudre à l’appeler Gabin. Elle lui disait simplement Le Chat. En arrivant, c’était toujours le même rituel.
— Salut, Le Chat. Tu vas bien ?
Il lui répondait généralement par un long miaulement et allait s’installer sur la table de la cuisine en attendant sa gamelle. Et c’était le même manège lorsqu’elle redescendait en plaine.
— Salut, Le Chat, à bientôt. Fais attention en traversant la route.
— Maowww, répondait-il de sa voix rauque sans plus de chichis.
Et il s’en allait continuer sa vie insouciante de chat gâté chez madame Berney, dans la maison d’à côté.
La maison de Marie était construite sur un seul étage et l’entrée se faisait directement dans la cuisine. Elle avait conservé l’âtre ainsi qu’un vieux potager à bois de couleur noire avec une bouilloire en cuivre sur le côté. Une vieille grande table en bois rectangulaire, recouverte d’une toile cirée dont les motifs provençaux tiraient principalement sur le bleu et le jaune, trônait au milieu de la pièce. Tous ces objets contrastaient un peu avec les appareils ultramodernes que Marie avait achetés pour compléter l’aménagement de la pièce, mais cette dernière était l’endroit préféré de la jeune femme. Elle avait envisagé d’y installer un vieux canapé dans un coin, mais avait finalement renoncé, se rendant bien compte que si elle faisait ça, elle n’occuperait plus les autres pièces. Cette maison était le seul endroit où Marie arrivait véritablement à faire le vide dans sa tête et à retrouver un semblant de sérénité. Au fond de la cuisine, une ouverture sans porte menait dans un salon cocooning avec une cheminée, une télévision et un bar. De l’autre côté se trouvaient sa chambre à coucher ainsi qu’une chambre d’amis. Un réduit, plutôt un petit local exigu, éclairé par une toute petite fenêtre terminait l’habitation. C’est là qu’elle rangeait notamment les confitures et les conserves que lui offrait Madame Berney, sa plus proche voisine, une grand-maman de près de huitante ans à qui elle rendait de menus services lorsqu’elle montait à la Vallée. C’était un peu comme une seconde maman à qui elle pouvait se confier. Un soir de spleen, Marie lui avait parlé de sa vie passée et actuelle, son mariage raté et ses relations d’aujourd’hui. Madame Berney l’avait longuement écoutée sans porter aucun jugement et lui avait simplement répondu que si le Bon Dieu avait créé les gens tels qu’ils étaient, il fallait aussi les accepter et les aimer comme ils étaient. Un grand cœur, cette madame Berney et une grande ouverture d’esprit.
Bien sûr, il y avait de temps en temps son amie Chloé Maccaud, une ancienne sœur d’armes avec laquelle elle avait suivi toute sa formation militaire et qui, au fil du temps, était devenue un peu plus qu’une camarade. Beaucoup plus même. Chloé avait fait de sa passion de voler sa profession et travaillait maintenant comme pilote dans une compagnie d’hélicoptères spécialisée dans le sauvetage. Elle habitait dans un magnifique appartement rustique à Grimisuat, en dessus de Sion en Valais, sur la rive droite du Rhône, là où l’ensoleillement était maximum. Régulièrement, elle venait passer un moment, une nuit ou un week-end auprès de Marie, et comme elles étaient toutes les deux dans le même état d’esprit, cette façon de vivre leur convenait parfaitement. Elles ne s’étaient rien promis, avaient chacune leur vie et lorsqu’elles se rencontraient, ce n’était que pour partager les bons moments de l’existence. Marie s’était aussi mise à la cuisine et prenait grand plaisir à concocter des petits plats pour elles deux ou même quelques fois pour elle toute seule. Parfois aussi une fille rencontrée au cours d’une soirée passait quelques heures chez elle, mais c’était très rare. Et jamais une collègue. De toute façon, les coups d’un soir, ce n’était plus trop son truc, à Marie.
Lorsqu’elle était arrivée sur les lieux de l’explosion, la police scientifique était déjà sur place en train de relever les premières traces avant le déplacement du bateau. Son équipe de la crim’, qui avait été alarmée quelques minutes avant elle, était également présente et l’attendait sur le quai. Rapidement, ses deux collaborateurs la briefèrent sur la situation, puis elle alla serrer la main de l’adjudant Rapin, chef de la brigade du lac. Enfin, Marie se décida à monter à bord. Elle traversa la passerelle puis s’engagea sur l’échelle qui descendait dans la salle des machines. Elle n’avait bien entendu pas pensé à enfiler une paire de bottes et se rendit compte, mais trop tard, qu’elle avait de l’eau jusqu’en dessus des chevilles. Ses dernières baskets neuves allaient en prendre un coup. Cette mésaventure n’eut d’autre effet que de renforcer sa mauvaise humeur.
— Ah p’tain ! Ça commence bien ! Mais pourquoi est-ce que je n’ai pas pris congé aujourd’hui ? maugréa-t-elle.
Pourtant, elle connaissait la réponse. Aussi loin qu’elle se souvenait, elle n’avait jamais pris un jour de congé ni ne s’était fait remplacer lorsqu’elle était de permanence. Toujours sur la brèche. Lorsqu’elle remonta sur le quai environ un quart d’heure plus tard, ses deux collaborateurs, voyant l’état de ses chaussures, durent faire un effort pour ne pas éclater de rire. On ne se moque pas de la patronne quand elle n’a pas encore bu son café ! Elle constata que les huiles de la CGN étaient arrivées, la direction, le conseil d’administration et leur aréopage et même son grand patron, le conseiller d’État Mercier était présent. C’était le moment de s’en aller, les premières investigations étaient terminées et les mondanités, elle n’aimait pas trop ça. Les collègues de la brigade de la police scientifique finiraient leurs relevés, si nécessaires, lorsque le bateau serait mis en cale sèche.
La commissaire passa rapidement à son domicile pour se changer avant de se rendre à son bureau, au Centre de la Blécherette où sa première action fut d’aller se servir un café bien serré, tout en commentant l’actualité avec ses collègues. Qu’est-ce qui pouvait bien se cacher derrière toute cette histoire ? Qui pouvait avoir intérêt à s’attaquer à un groupe tel que la CGN ? Surtout maintenant que la compagnie était dans les chiffres rouges jusqu’au cou ! Même si la situation semblait s’améliorer quelque peu.
Elle en était là de ses réflexions lorsque le commandant l’appela pour la convoquer dans son bureau. Et toute affaire cessante, s’il vous plaît. Voilà qui n’était pas chose courante. Aussi, lorsqu’elle arriva, quelle ne fut pas sa surprise d’y trouver le chef de la sûreté ainsi que le conseiller d’État Mercier qu’elle avait quitté peu auparavant. Elle n’aimait pas Mercier. Dès qu’ils furent installés autour de la table ronde qui faisait face au bureau, Mercier entreprit de raconter à Marie toute l’histoire de la tentative d’achat de la CGN par un important groupe japonais et des péripéties qui s’en étaient suivies. Bien entendu, elle avait entendu parler de cette histoire au cours d’une séance de direction. Par contre, ce qu’elle ignorait, ce qui avait toujours été gardé secret, c’était l’identité des investisseurs. Plus elle prenait connaissance des dessous de l’affaire, plus la patronne de la crim’ sentait les problèmes arriver. Elle avait affronté beaucoup de personnalités différentes au cours de sa carrière, mais là, c’était une première. Se frotter aux fameux yakuzas japonais allait amener un piment nouveau dans les affaires de la brigade. Bien sûr, Marie avait immédiatement fait la relation entre l’explosion à bord du Léman et les Japonais frustrés d’avoir manqué cette affaire. S’ils étaient déterminés à aller au bout de leurs transactions, les gens de l’Empire du Soleil levant allaient très probablement leur réserver encore quelques belles surprises. C’est une commissaire soucieuse, mais pleine d’enthousiasme qui quitta le bureau de son commandant pour regagner le sien en affirmant :
— C’est le procureur Jean-Louis Rivier qui est de service cette semaine. Je vais lui expliquer tout ça et mes gars vont se mettre au travail immédiatement. Si cette affaire de vente ratée et l’explosion de ce matin sont liées, il n’y a pas de temps à perdre.