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Extrait : "C'était dans un chef-lieu de préfecture que vous ne connaîtrez pas davantage. Car l'aventure étant récente et véridique, je ne veux pas encourir quelque vengeance sournoise pas d'inopportune révélations. Maintenant que les dames ne donnent pas moins de cinq coups de revolver (ce qui ne saurait guère passer pour une riposte) aux gens indiscrets qui les ont offensés..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :
Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :
• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 262
Veröffentlichungsjahr: 2016
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C’était dans un chef-lieu de préfecture que vous ne connaîtrez pas davantage. Car l’aventure étant récente et véridique, je ne veux pas encourir quelque vengeance sournoise par d’inopportunes révélations. Maintenant que les dames ne donnent pas moins de cinq coups de revolver (ce qui ne saurait guère passer pour une riposte) aux gens indiscrets qui les ont offensées, je me sens timide en diable et curieusement timoré à leur endroit. Non ! non ! madame, je n’ai aucune intention mauvaise. En vouloir à votre vertu ! Non ! non ! je sais trop ce qu’il en cuit. Voulez-vous parier qu’un jour notre extrême réserve ennuiera beaucoup ces belles Lucrèces ? En attendant, je refuse de vous nommer le chef-lieu de préfecture dont il s’agit, bien que mon histoire soit toute à la louange de la seule partie avouable du genre humain, l’autre, la nôtre, étant digne de tous les mépris.
Trois amis – eh, parbleu ! c’était avant-hier – avaient juré de ne pas laisser se passer la dernière semaine de l’année sans se réunir en un banquet cordial ; trois bons bourgeois de la ville, tous trois mariés et jouissant de la considération publique. C’était le docteur Ventesouvent, le notaire Charançon et l’avoué Maupertuis, trois enfants de la cité et qui ne s’étaient jamais perdus de vue pendant trente ans, ce qui ne se rencontre plus qu’en province. Oui, nos trois compères avaient comploté un repas de garçons, un repas gourmand où se mangeraient des friandises et où se diraient des cochonneries. Car les hommes en ménage et les meilleurs époux ont quelquefois cette nostalgie d’un coup de table d’étudiants en goguette où l’on se rappelle qu’on a eu vingt ans une première fois – car il n’y a pas de quoi se vanter d’avoir eu vingt ans les fois suivantes. C’était l’hôtel des Trois-Capucins, tenu par Mme Chaumiton, ancienne cuisinière d’un ministre, qu’avaient choisi nos viveurs en renouveau pour cette agape féconde de truffes odorantes et de vins capiteux. On devait fêter le Cassoulet national où des confits d’oie se mêlent aux saucisses toulousaines. Car nous sommes en plein Midi. On ne s’amuse que là ! Nous retrouvons Ventesouvent, Charançon et Maupertuis devant le quatrième service, un pâté de Tivolier escorté d’une salade de postérieurs d’artichauts crus, le tout arrosé d’un Villaudric de la Comète, ardent comme le plus généreux bourgogne, avec un bon parfum de violette bordelaise. De vous à moi, ces égoïstes-là auraient bien pu nous inviter.
Les voilà maintenant qui causent de leur ménage, après avoir croqué le souvenir exquis des amantes libres d’autrefois.
– Moi, dit Ventesouvent, je serais parfaitement heureux sans ma gredine de belle-mère. L’acariâtre personne ! et comment ma femme, qui est la douceur même, a-t-elle pu sortir d’un tel magasin de méchanceté ! Elle ne sait qu’inventer vraiment pour m’être déplaisante. Quand je perds un malade, elle le corne sur les toits. Quand il réchappe de mes soins, elle vante le mystérieux pouvoir de la nature. Comme c’est fin et obligeant ! Le pis est qu’elle a une santé de fer et est capable de vivre cent ans sans me laisser hériter d’un sou. Maupertuis, encore un verre !
– J’aimerais encore mieux ce type-là que celui de la mienne, continua Charançon. Aux petits soins pour moi, la coquine ! Et quels petits soins ! Elle me rend odieusement ridicule en m’apportant des chaufferettes ou des laits de poule au milieu des soirées, en me forçant à m’emmitoufler de flanelle malgré que je n’aie aucun rhumatisme. Elle veut que je porte un bonnet de coton dans mon étude. Le moyen de se fâcher contre une personne qui vous témoigne tant d’affectueuse sollicitude ! Mais ce que je l’envoie à tous les diables intérieurement et le rigodon que je danserai, in petto, en revenant de ses funérailles, vous n’en avez aucune idée, mes enfants. Bullier tout entier dans mon cœur ! Mabille ressuscitant sous ma gauche mamelle, comme dit le poète ! Maupertuis, trinquons à son trépas !
Et tous deux ajoutèrent en chœur :
– Heureux Maupertuis qui ne connaît pas cette vilaine sorte de bêtes !
Hélas ! conclut Maupertuis déjà mélancolique – car il avait bu comme un cent de trous larges et profonds – mon bonheur finit aujourd’hui même. La mère de ma femme, que je n’avais pas l’honneur de connaître encore, a eu l’idée fâcheuse de quitter l’Amérique, où elle devait être si bien et de venir s’installer auprès de nous.
– Fichtre ! dit Ventesouvent…
– Bigre ! dit Charançon.
– Elle doit être arrivée maintenant. Je n’ai pas été fâché de me soustraire aux premiers embrassements. J’ai chargé ma femme de lui dire que je n’étais pas caressant du tout. Jugez donc ! une vieille presbytérienne qui ne parle que de la Bible et de feu son mari, le pasteur Boveston, qu’elle avait épousé en secondes noces ! Ah ! s’il n’y avait pas eu une dot si abondante et si liquide, c’est moi qui ne serais pas entré dans cette famille austère ! Mais dans les affaires…
– Plains-toi donc ! Madame Maupertuis est charmante ! dit le notaire.
– Heureux coquin ! la plus belle femme de la ville ! dit le docteur.
– Oui, mais il y a ma belle-mère qui arrive ce soir !
Et, pris d’une sensibilité nerveuse que le Villaudric avait surexcitée. Maupertuis se mit à pleurer sur la table comme un enfant.
– Encore un verre pour te consoler, mon vieux !
Et ses deux fidèles compagnons l’abreuvèrent avec une tendresse charitable, plus charitable que vraiment éclairée.
Quand il eut repris le dessus, ou se fit des confidences extraconjugales, tout en taquinant du bout du couteau un roquefort exquis, veiné de bleu tendre comme une main de femme.
– Moi, dit Ventesouvent, j’ai une profession qui est merveilleusement incompatible avec la fidélité. Une cliente est gentille et n’a guère le moyen de vous payer vos visites. Passons l’article à profits et pertes, mais passons-le gaiement. Je soigne, en ce moment, une délicieuse créature qui n’a pas le sou, mais une gorge sur laquelle on casserait des noix. Vous savez, c’est devenu très rare dans ce siècle. Le ramollissement des mœurs s’étend partout. Je lui ai fait comprendre que je ne lui enverrais pas ma note. J’y vais cependant tous les jours, plutôt deux fois qu’une et ne suis nullement pressé de la guérir. Maupertuis, finis donc la bouteille.
– C’est comme moi, dit Charançon. Celle-là c’est les jambes qu’elle a magnifiques, des jambes de Diane de Gabies. Et une marquise avec ça ! Une marquise authentique qui dispute les restes de sa fortune à une bande de collatéraux infâmes. C’est en la voyant descendre de voiture devant ma porte, une vieille voiture de campagne au marchepied très haut, que je m’intéressai tout de suite à elle. Elle a le mollet foudroyant. Depuis qu’elle m’a chargé de ses affaires, je suis le plus heureux des mortels. Ma femme ne peut se douter de rien… une cliente ! Et ma damnée belle-mère qui s’intéresse, malgré moi, à cette délicieuse opprimée dont je lui ai dit l’histoire et qui lui brode des pantoufles de casimir !
Et, tout en riant aux larmes de cette attention grotesque, le notaire versa encore un coup à Maupertuis dont le verre était encore vide.
Après l’avoir consciencieusement humé, Maupertuis dit enfin à son tour.
– Moi, je ne voudrais pas d’une liaison suivie. C’est trop dangereux dans un département. Mais, de vous à moi, je ferais bien une petite frasque tout de même.
Et, tout en riboulant des yeux expressifs, luisants et sanguinolents, des yeux d’ivrogne que hante une voluptueuse idée, il prononça quelques paroles inintelligibles que ses amis comprirent cependant, car tous deux s’écrièrent :
– Impossible ! nous sommes trop connus dans la ville !
– Je n’aurais qu’à y rencontrer un de mes clercs ? ajouta Charançon. Ces jeunes gens sont si dissipés !
– Et moi un de mes malades qui fait sa première sortie le soir ! Ces imbéciles sont si imprudents ! confirma Ventesouvent.
Maupertuis s’était levé comme il avait pu et brandissant sa serviette :
– Je vous dis que je le veux ! criait-il d’une voix de tonnerre. Si vous êtes assez lâches pour m’abandonner, eh bien, j’irai tout seul comme un paillard honteux.
Le docteur et le notaire échangèrent un regard, un regard qui voulait dire : Nous ne pouvons le laisser. Il ferait un scandale. D’ailleurs il est tellement ivre, que nous l’emmènerons où nous voudrons et même chez lui, sans qu’il s’en rende compte. La nuit est noire justement. Une fois derrière sa porte, que nous pousserons sur son dos, Mme Maupertuis s’en arrangera comme elle le pourra.
Oui, voilà tout ce que purent se dire, en un seul clin d’œil, ces deux hommes aux prunelles singulièrement bavardes. Certaines circonstances critiques inspirent ces torrents d’éloquence muette.
– Comme tu voudras ! Nous te suivons ! reprirent-ils ensemble.
– À la bonne heure ! hurla Maupertuis. Vous êtes de bons compagnons, de francs ribauds, de joyeux drilles !
Et il mit trois fois son chapeau à côté de sa tête avant de faire mouche avec son couvre-chef.
Ah ! la promenade à travers la ville ne fut pas une partie de plaisir pour Charançon et pour Ventesouvent. D’autant qu’ils durent l’allonger outre mesure pour égarer leur compagnon par mille circuits et lui bien dissimuler qu’ils le ramenaient tout simplement à son propre seuil. Outre que Maupertuis se faisait littéralement traîner et manquait à chaque instant de se répandre par la chaussée, il chantait un tas d’airs d’opéras, en en estropiant les paroles :
ou bien :
C’était une musique très embêtante qu’il vous envoyait dans les oreilles. Il faisait un brouillard énorme, comme fait exprès. On ne se voyait pas à deux pas.
– Chut ! nous y voici ! dit tout bas le docteur.
– Plus de bruit, on ne nous ouvrirait pas, fit le notaire.
entonna d’une voix de fausset tout à fait comique, le doux avoué Maupertuis plein de frissons inconvenants.
Ventesouvent lui prit sa clef dans sa propre poche, sans qu’il s’en aperçût, ouvrit doucement l’huis pendant que son complice donnait des distractions à leur victime.
– Passe par devant ! lui fit affectueusement Charançon.
Et, quand l’innocent Maupertuis plein de visions folâtres, eût pénétré dans le couloir les deux compères refermèrent la porte et s’enfuirent en riant comme des fous.
– Voilà comme on sauve la vertu ! dit en s’esclaffant le docteur. Allons dire bonsoir à ma cliente.
– Bouclé, le pauvre Maupertuis, ajouta Charançon. Allons embrasser la marquise.
Et tous deux, en échangeant sur la grande place, une dernière poignée de main :
– Cet animal-là, firent-ils, a toujours eu des goûts canailles.
Inutile d’ajouter qu’ils parlaient de leur ami Maupertuis.
Rejoignons celui-ci, notre héros véritable, notre Ben Saïd, dans le couloir où l’ont infusé ses lâches compagnons. Une porte à gauche donnait sur une pièce éclairée. Il y pénétra sans hésiter en chantonnant :
Une grande femme sèche, droite, d’un blond fadasse vint au-devant de lui. Il la contempla d’un air narquois :
– Dites donc, madame, j’espère bien que ce n’est pas vous…
– Si, mylord, c’était moâ mâme ! répondit la dame sèche avec conviction.
– J’en aurais mieux aimé une plus en chair grommela l’avoué.
– Puis, après un moment de silence :
– Bah ! faute de grives on mange des merles ! s’écria-t-il gaiement. Et d’un geste tout à fait impertinent, il voulut asseoir la dame sèche sur ses genoux en fourrageant ses jupes.
– Shocking ! Abominable !
Un soufflet dur, lourd, osseux, meurtrier comme un coup de battoir s’abattit sur sa joue, il vit plusieurs lustres à la fois. Sa compagne avait disparu le laissant dans l’obscurité.
– Sapristi ! pas de bêtises ! se mit-il à hurler. Apportez de la lumière ou je brise tout ! J’informerai la police qu’on assassine ici ! En voilà un tonnerre de Dieu de bazar !
Et il envoyait des coups de pied partout, se faisant un mal affreux aux jambes après la dureté des meubles.
Des pieds nus frôlèrent l’escalier. La porte se rouvrit. Dans une demi-clarté Maupertuis aperçut une femme en chemise, les cheveux sur le dos.
À la bonne heure celle-là. Elle a des charmes.
Et il se précipita comme un ouragan sur les marches derrière la nouvelle venue. Il la suivit dans une chambre où le reçut un seau d’eau en pleine figure lancé par la dame sèche à l’accent britannique.
Le froid subit de cette douche dégrisa du coup le malheureux Maupertuis.
– Ma femme ! s’écria-t-il avec fureur. Ma femme dans un pareil endroit !
Bing ! un second seau d’eau qui acheva de lui rendre la raison.
Il regarda, ahuri, autour de lui. C’était bien sa femme, mais il se trouvait dans sa propre chambre à coucher de tous les jours. Il était chez lui ! dans son propre domicile ! Chez lui ! Oh ! misère ! c’était sa belle-maman arrivée d’Amérique depuis trois heures qu’il avait si gratuitement outragée la prenant pour… Oui, gratuitement et c’était heureux ! Car il n’eût plus manqué qu’il lui eût glissé de force un louis dans sa jarretière !
Mais aussi pourquoi cette presbytérienne maudite avait-elle passé le temps de la traversée à lui confectionner des housses dont elle avait revêtu tous les meubles du salon, ce qui avait empêché le pauvre Maupertuis de se reconnaître tout d’abord en rentrant chez lui ?
Il a tout tenté d’expliquer à sa femme qu’il adore. Mais la vieille dame sèche refuse absolument de lui pardonner. Elle veut que sa fille demande le divorce, se basant sur ce que son mari a des habitudes de caserne. Ce serait une étude d’avoué perdue ! Une excellente étude ! Au moment où on trouve si difficilement des avoués pour entretenir les frais de justice. Di avertant omen ! Ce serait une affreuse calamité. Faute d’un chicanous de cette valeur, la France serait déshonorée et encourrait le juste mépris de la Chine. Croiriez-vous que le lendemain au soir, ce diable de Maupertuis dont les seaux d’eau avaient séché, avait un petit renouveau d’ivresse et chantait en pleurant :
Mais enfants, ne buvez jamais trop de Villaudric !
Un bel homme, sacredié ! Herr Hans von Guther ! Six pieds environ de liant ; deux pieds pour marcher qui en auraient bien fait six autres d’une personne ordinaire, ce qui fait, qu’en tenant compte de son intelligence, ce gentilhomme mesurait bien en tout, treize pieds. De chacune de ses mains un fraudeur habile aurait pu dissimuler, à la douane, un jambon. Il possédait une de ces têtes bien carrées qui doivent donner aux géants des planètes supérieures l’envie de jouer aux dés, si toutefois ils nous aperçoivent avec leurs lointains microscopes. Ses yeux bleus avaient l’éclat des plus belles faïences et n’eussent pas été déplacés au fond de la coupe nocturne d’un empereur d’Occident. D’autant que son nez rose et un peu épaté faisait volontiers penser à une anse. Il avait au moins soixante-douze dents dans la bouche, presque toutes de sagesse. Car c’était un garçon tranquille et de mœurs tout à fait bourgeoises, toujours modestement caché derrière l’épaisse fumée de sa pipe et ne se représentant, en rêve, les demoiselles qu’en robes de fiancées avec des jardins d’oranger sur la tête. Il parlait un allemand si violent que son accent avait été remarqué même à Berlin, mais il le parlait avec une douceur extrême. Il ne pesait pas moins de deux cent vingt livres, ce qui fait qu’il conservait au poids la même valeur qu’à la superficie. Ah ! le bel homme, vraiment ! Frais de teint comme une jeune fille, blanc et crème de fraise. Incessu patuit Deus. Un pachyderme eût envié la gravité sereine de sa démarche. Mais ce qui achevait de le rendre irrésistible, c’était une chevelure et une barbe comparables à un incendie s’allumant autour de tant de charmes. Il était roux à embêter les renards, d’un roux exaspéré, d’un roux d’or en fusion touchant à l’écarlate, d’un roux qui évoquait dans l’air des parfums de venaison. Cette double toison de flammes donnait une véritable originalité à sa débonnaire physionomie.
Vous dirai-je la petite ville de Suisse où il promenait ce bonnet de braise ? Mais non ! Mais non ! Je n’aime pas, moi, qu’on devine mes masques. Soyons tout nus ou si bien déguisés qu’on ne nous puisse reconnaître. Marquise, vous me flatteriez infiniment les yeux en prenant le premier de ces partis plutôt que le second. Vous trouvez qu’il fait un peu froid ? Nous mettrons une bûche de plus dans la cheminée. Je ne lésine pas quand l’occasion est bonne. Vous me croirez si vous voulez, mais la flamme de l’âtre donne à la peau des dames un luisant de cuivre et des transparences d’ambre dont les regards des délicats sont tout à fait charmés. Mignonne, vous oubliez votre chemise. Je poursuis : une petite ville de Suisse comme les autres avec plusieurs hôtels splendides mais coûteux. Car, au point de vue de l’hospitalité, la Suisse est très en retard sur l’Écosse. Ce que j’admire le plus dans l’histoire de Guillaume Tell, c’est la prodigalité de Gessler qui dut payer, au moins trois francs, la pomme que son expérience de tir rendit immangeable, non pas que je veuille insinuer que la tête du bis du libérateur de l’Helvétie fût malpropre ; mais les gens bien élevés répugnent toujours à se servir de pareilles assiettes. Ce fut une pomme perdue vous dis-je. Plût au ciel qu’il en eût été ainsi de celle qui nous coûte le Paradis. Car je ne fais aucune difficulté de convenir que Dieu vendait encore les siennes plus cher que les gargotiers transalpins. Je frémis à l’idée du prix qu’on doit demander des charlottes russes dans la vallée de Josaphat, et même des simples chaussons qui furent une des gourmandises de ma jeunesse.
Herr Hans von Guther avait choisi, pour y faire briller son phare naturel, le plus magnifique de ces établissements dénommés « maison de famille » par leurs patriarcaux propriétaires. Tout y était d’un confortable admirable. Électricité à tous les étages ; romans de M. Cherbulliez sur toutes les tables ; escaliers tapissés : spécialité de gruyère ; chalets à l’anglaise ; ranz des vaches deux fois par jour. Toute la poésie des montagnes dans le raffinement pratique des grandes villes. Jung-Frau et hydrothérapie !
Inutile d’ajouter que Herr Hans von Guther n’était pas le seul étranger à qui sa fortune permît ce luxueux séjour. Outre quelques boyards en rupture de renard bleu, un monsignor italien qui accompagnait une vieille espagnole, un boursier parisien qui mangeait là gaiement les différences qu’il n’avait pas payées, tous gens suffisant à constituer une société d’élite, l’hôtel possédait le pasteur Botteton et ses trois filles Mary, Jane et Édith, dont l’aînée allait avoir vingt ans et la plus jeune seize. Étonnez-vous qu’après cette débauche de reproduction coup sur coup, mistress Botteton fût morte depuis longtemps ! Elle n’avait pas d’ailleurs à le regretter. Car outre que son veuf était ennuyeux comme la pluie, une pluie dont chaque goutte serait un verset de la Bible, agaçant comme la grêle, une grêle dont chaque grêlon serait un texte d’évangile, cet ami fidèle lui gardait un souvenir tout à fait touchant, ne manquant jamais de mêler son nom à ses prières, bien qu’il fût convaincu, en maudit presbytérien qu’il était, que Dieu se moque absolument de nos oraisons. Mais c’est surtout par des choses absurdes que se témoigne le véritable amour. Ainsi, marquise, si j’osais vous demander… ? Il fait trop chaud maintenant ? Si vous le voulez, je retirerai la bûche… Vous aimez mieux que je continue ? Soit ! Comme conteur, ça me flatte, mais ça me désoblige comme homme du monde. Eh ! mon Dieu, vous connaissez maintenant les hôtes les plus intéressants du Family-Hôtel où je vous ai conduite par la pensée, au pays des coucous. C’est par la tête aussi que vous m’y fîtes faire autrefois un voyage. C’est un pays qui n’a d’ailleurs rien de commun avec les îles inhabitées.
Une aube rose couronnait de cerises pâles la crête des monts. Bien qu’il dormît tard d’ordinaire, ayant beaucoup de bière à cuver, Herr Hans von Guther se dressa sur son séant. Il passa deux fois ses lourdes mains sur son ventre et sauta à bas de son lit. Ce n’était pas pour aller contempler face à face, mais bien plutôt pile à pile, les splendeurs tranquilles de l’Orient se déroulant dans la pourpre encore incertaine des nuées. Quel que fût le but de cette rapide sortie, notre homme jugea qu’elle ne nécessitait pas grande toilette à une heure où personne n’était encore levé dans la maison. C’est donc en chemise, et sans rien de plus – marquise, ce n’est pas une raison pour remettre la vôtre – qu’il s’échappa de sa chambre et se rendit au chalet le plus voisin, lequel donnait sur une admirable salle de bains et de douches qu’Hans dut traverser en courant, tant il était impatient de la besogne entrevue. Ce n’est pas à propos de ce qu’il y fit qu’on peut citer le vers fameux :
S’attarda-t-il, comme Annibal jadis, aux délices de cette Capoue ? Tout d’abord des bruits joyeux et inattendus lui apprirent que le voisinage, désert un instant auparavant, était maintenant habité. Il distingua bientôt mieux un clapotement argentin d’eau remuée et des rires de jeunes filles, éclatants, un réveil d’oiseaux saluant l’aurore. Pour approfondir sa découverte, il entrouvrit tout doucement la porte du buen retiro et comprit l’étendue de son infortune. Dans la grande piscine d’eau courante qui occupait le milieu de la salle qu’il lui fallait traverser pour regagner sa chambre, les trois filles du pasteur Botteton prenaient leur bain matinal.
Ah ! ah ! diaboliques bourgeois et chattemiteux hypocrites, vous-même, marquise ma mie, qui m’accusez, à tout propos, de me complaire aux descriptions inconvenantes, vous allez admirer un peu comment je m’y prends pour devenir l’écrivain le plus moral de mon temps et même du temps des autres. J’ai juré de faire rougir les pères de l’Église eux-mêmes et les ancêtres de la poésie, de leurs pornographiques instincts, par la pudeur insupportable de mes récits. C’est cette année que j’ai choisie pour ce grand œuvre. Regardez-moi un peu ça. Je commence : Vous rappellerai-je l’épisode indécent de Nausicaa et de ses compagnes dans ce livre ordurier qui s’appelle l’Odyssée ? Ce vieux polisson d’Homère n’a pas hésité un instant à nous décrire les jeux des vierges s’esbattant dans un lac et que contemple, en se cachant, un homme nommé Ulysse et sans pantalon. Blancheur rosée des seins que fouette l’eau enamourée, chevelures dont l’or mêle aux vagues son vivant sillon, remous charmants où palpite la tiédeur frémissante des chairs surprises, ce lyrique drôle a osé tout insinuer, dans des vers que l’obstination des siècles à ne rien produire de mieux a faits immortels. Eh bien ! moi, par un hasard qui n’incrimine en rien la personnalité de mon génie, je me trouve en présence d’une situation semblable. Je pourrais aussi m’étendre (c’est une façon de parler, marquise) sur les trois demoiselles en tenue de natation. Mais non ! Honte à toi, impudique chantre de l’Iliade ! Pas un mot de plus ! Je me contenterai de dire que Herr Hans von Guther était joliment embêté.
Mary, Jane et Édith paraissant se divertir beaucoup à cette baignade en famille, il comprit que les choses pourraient durer longtemps en l’état. Eh bien, quoi, il attendrait ! oui, mais ensuite, tout le monde serait sur pied dans l’hôtel et comment rentrer dans ce va-et-vient ? Et puis si une de ces demoiselles ?… quelquefois la fraîcheur de l’eau inspire… surpris dans une situation pareille ! Forcé dans un pareil terrier par ces jolis furets féminins ! Cette dernière idée lui donna une sueur froide. Il fallait prendre un unique parti, brûler ses vaisseaux, comme disent volontiers les gens qui n’ont jamais eu de flotte. Fou, désespéré, hors de lui, Herr Hans von Guther releva nerveusement sa chemise au-dessus de sa tête, de façon à bien cacher son visage et, s’élançant, sans souci du reste de sa personne, comme une trombe, comme une bourrasque de vent, il traversa en trois bonds la salle à la piscine, salué au passage par trois petits cris d’horreur suraigus à percer les murs.
Ayant regagné son lit sans autre encombre, il se mit à rire, l’indélicat ! de son ingénieuse idée. Il se mit à rire et fuma une bonne pipe. Il eut bien un petit battement de cœur quand sonna l’heure du déjeuner, mais il se rassura et descendit sans vergogne. Le pasteur Botteton était à sa place, à table, ses filles auprès de lui. Très grave, comme de coutume, il jetait de plus d’obliques regards sur tous les convives, des regards sournois et perçants comme en ont les juges instructeurs.
– Cherche ! cherche ! mon bonhomme ! pensait cette canaille de Herr Hans von Guther. Regarde le nez de tes voisins.
Et il s’enhardissait dans l’impunité, tout en engloutissant des montagnes de gruyère.
Le repas achevé, il remonta chez lui, après avoir salué tranquillement tout le monde.
Un instant après, un coup était frappé à sa porte, et l’hôtelier, suivi de M. Botteton, entrait ardent de colère.
– Sortez à l’instant de ma maison, Herr, après avoir toutefois payé votre note, lui dit-il en se radoucissant sur les derniers mots.
Herr Hans von Guther voulut réclamer, nier, demander des explications. Mais M. Botteton étendant d’un geste majestueusement évangélique le doigt vers la rouge chevelure, vers la toison flambante du gentilhomme allemand :
– Vous êtes le seul dans l’hôtel ! se contentât-il de lui dire.
J’ai fini marquise.
Quand l’objet informe qui excitait, depuis un instant, notre curiosité s’en vint piquer dans le sable mouillé, porté par la lame frangée d’écume, tout enroulé de goémons, Jacques et moi nous nous précipitâmes pour le recueillir et l’arracher aux serres humides du reflux. C’était, vérification faite, un bocal de cornichons dont les parois épaisses avaient supporté le choc glissant des vagues. Il était cacheté avec un soin particulier, le bouchon ayant été fixé plusieurs fois avec de petites cordes que la cire avait recouvertes. Au dedans, des papiers dont la nature disparate sautait aux yeux ; il y avait là des ordres de service, des lettres particulières, voire même des titres financiers. On démêlait fort bien cela, grâce à la transparence du verre. Il était évident que, dans un moment critique de la traversée, tous ces manuscrits et ces imprimés avaient été engloutis pêle-mêle dans le bocal pour être sauvés.
– Nous ne pouvons ouvrir cela nous-mêmes, dis-je à Jacques.
– Allons chez le commissaire de police, me répondit-il.
Et, ce singulier dossier sous le bras, chacun à notre tour, nous reprîmes le chemin de la petite ville, regrettant notre funèbre découverte, car elle avait interrompu une délicieuse promenade le long des dunes, par un matin merveilleux dont l’Orient fleurissait de rose les abîmes, réveillant à la fois le grand sommeil de l’Océan et cette mer aérienne de senteurs vivantes dont les flots, invisibles dans l’air, roulent l’immortel parfum d’Aphrodite naissante.
Tout en nous félicitant de notre réserve, M. le commissaire de police nous fit asseoir, et nous pria de l’assister dans le dépouillement de ces paperasses. Un de ses amis se trouvait dans son cabinet quand nous y entrâmes, et il fut convenu qu’il se mettrait à la besogne avec nous. C’était un vieux professeur très lettré dont le nom était Pératé.
Chacun se mit donc à lire à tour de rôle et à haute voix. Mais, tout d’abord, il fut reconnu que ces pièces provenaient de la Délirante, le paquebot disparu trois mois auparavant dans une tempête épouvantable, et dont tous les passagers avaient péri presque en regard des côtes de France.
– La femme de mon excellent ami et collègue Lantivesse était du nombre, dit mélancoliquement M. Pératé. Pauvre madame Lantivesse !
Une écriture de femme très fine et très élégante, mais lâchée et difficile à déchiffrer, l’écriture de quelqu’un qui n’écrit que pour soi, comme on prend des notes rapides. Je parcourus une première fois quelques pages et je commençai. C’était un journal comme les gens qui voyagent s’amusent à en écrire quelquefois pour se souvenir plus tard, les pieds sur les chenets. Une vague odeur de buvard en cuir de Russie montait de ces feuillets griffonnés des deux côtés, au recto et au verso, sans aucune prétention à l’impression future. Les premiers manquaient probablement, à moins que l’idée ne fût venue subitement à la dame de mentionner ses impressions sans l’avoir fait jusque-là. Jugez-en ; voici le début :
« 12 mai. – Comme Hippolyte va être heureux de me revoir ! C’est bien long d’être séparée six mois de son mari quand on l’aime. Le temps lui semble-t-il aussi long qu’à moi ? Il est tout à ses leçons pendant la journée ; mais le soir ? Moi, c’est le soir qu’il me manque surtout. Une pensée me console. Mon imagination ne lui a pas été moins fidèle que le reste de ma personne. Et cependant j’ai eu de grands succès dans cette société Américaine où je venais lui créer des relations et recueillir un bout d’héritage. Vrai… pas une foi je n’ai conçu la possibilité de le tromper. Je n’y ai pas grand mérite. Ça ne m’aurait pas fait plaisir.
13 mai. – J’ai lu et joué du piano toute la journée ; une mélodie d’Adolphe David qui est charmante. Mais décidément la musique m’énerve. Je ne sais pas ce que j’avais hier quand le soleil est descendu à l’horizon. Comme il était rouge sur la mer calme ! Quand il l’a touchée, on eût dit un fer embrasé qui soulevait de l’eau mille vapeurs de pourpre. En même temps la brise a pris quelque chose de caressant qui enveloppait et troublait. Il y avait des baisers dans cet air-là. J’ai fort mal dormi. Je ne monterai pas ce soir sur le pont et demain je ferai de la tapisserie. C’est calmant. Je reprendrai les pantoufles d’Hippolyte ; j’en suis à la crête du perroquet, une crête en trois tire-bouchons verts. Je les ferai doubler de finette avant de les lui offrir. Il est si frileux, ce gros chat ! En hiver il se recroqueville dans le lit… nous serions très bien dans un hamac. On est plus près l’un de l’autre. J’en installerai un à la maison.
– Pauvre Lantivesse ! soupira M. Pératé. Quelle excellente épouse il avait là !
Je ne trouve pas la journée du 14 mai, et je reprends :
15 mai