Un homme qui avait trois filles et voulait partir en pèlerinage, demanda à chacune d’elles ce qu’elle voulait qu’il lui rapportât.
« Des bracelets d’or et d’argent incrustés de bijoux », dit l’aînée. « Des souliers dorés », dit la seconde. Mais la plus jeune demanda à réfléchir.
Or, comme elle se trouvait un instant seule dans sa chambre, unerouhania* apparut sous forme humaine à la jeune fille et lui dit :
– Demande à ton père lecaftan d’amour pointillé de passion. Puis elle disparut ; et le moment du départ venu, la petite dit à son père qu’elle ne souhaitait rien d’autre que le caftan d’amour pointillé de passion. Son père promit de le chercher, partit sur le chemin d’Allah, fit le pèlerinage de la ville sainte, y acheta de beaux bracelets pour l’aînée, des souliers dorés pour la cadette, mais oublia le caftan.
À mi-chemin sur la voie du retour, il se rappela pourtant sa promesse et demanda à chacun où il pourrait trouver ce vêtement. Tout le monde le prenait pour un fou. Les uns lui riaient au nez ; d’autres répondaient doucement qu’ils ne savaient ; d’autres se contentaient de soupirer en silence et s’éloignaient au plus vite. Mais personne ne le renseignait.
Un jour enfin, il rencontra dans un lieu solitaire un vieillard vénérable dont la blanche chevelure et la barbe descendaient jusqu’à ses genoux et qui était assis au pied d’un arbre, paraissant plongé dans une profonde méditation. Comme il lui posait sa question habituelle, le cheikh lui dit :
– Mon pauvre enfant, que cherches-tu ? Ignores-tu qu’il est impossible à un humain de voir le Caftan de l’amour ? Si pourtant tu tiens absolument à essayer, il te faut suivre de point en point mes indications : À une demi-journée d’ici, tu arriveras devant un grand arbre : assieds-toi dessous et attends. On te présentera sept plats, dans unemida*, l’un après l’autre. Goûte à chacun d’eux ; puis va au bord de la mer, bois quelques gorgées de son eau, et attends. Aie du courage etAllah ihannik *.
Le voyageur suivit ces conseils, et tout se passa en effet comme avait dit le cheikh. Puis, dès qu’il eut bu de l’eau de mer, un être sous l’aspect d’un homme surgit des flots et lui dit :
– Celui qui a mangé de notre nourriture et bu de notre eau est digne qu’on lui accorde ce qu’il demande. Qu’es-tu venu faire ici et que veux-tu ?
– Je veux, dit-il, le Caftan d’amour pointillé de passion.
– Bon, dit l’homme mystérieux. Jette-toi donc à la mer et tu verras ce que tu verras.
Ayant plongé, il trouva une porte qu’il franchit, puis la cour d’un vaste palais où se promenaient quelques esclaves.
– Que veux-tu ? dit l’un d’eux.
– Qaftan el Houbb, répondit-il.
– Entre dans cette chambre, dit l’esclave.
Ce qu’il fit ; et, dans la chambre, il vit un homme d’aspect imposant assis sur un trône splendide. Il le salua par trois fois comme on salue les Sultans, et lui demanda le Caftan de l’Amour.
Ce personnage l’accueillit avec bienveillance et lui remit un morceau de bois de santal.
– Donne-le, recommanda-t-il, à celle qui le demande et dis-lui de se mettre du henné, de laver très soigneusement sa chambre, d’aller au hammam, puis de s’enfermer seule dans sa chambre et d’y faire brûler ce morceau de santal.Allah ihannik *.
Content de faire plaisir à sa fille, le voyageur retourna chez lui, remit ses cadeaux et transmit à la petite les recommandations du roi des djnoun.
Elle les exécuta sans tarder ; et aussitôt qu’elle eut allumé le santal, une troupe de gens porteurs de lanternes vinrent frapper à la porte, demandèrent au père de faire sortir sa plus jeune fille et de la leur remettre. Quand il aurait envie de la voir, il n’aurait, lui dirent-ils, qu’à se rendre à tel endroit, et à les appeler mentalement, ils viendraient aussitôt le chercher pour le conduire jusqu’à son enfant.
La jeune fille partit donc avec eux et arriva au palais du Caftan de l’Amour. On la mit dans une chambre avec un petit nègre pour la servir. Celui-ci lui servit un dîner et lui fit le thé ; mais dans le dernier verre, il mit une pincée de poudre qui la plongea aussitôt dans un profond sommeil.
Or le Caftan de l’Amour était un djinn de la race des djnoun qui était tombé amoureux de la jeune fille un jour que, voyageant à travers les airs, il l’avait aperçue à sa fenêtre, pleine de gentillesse et de beauté. Il était le fils du roi du palais sous-marin, et ce palais communiquait par un tuyau de verre avec la chambre où se trouvait maintenant la jeune fille. Le Caftan de l’Amour arriva donc par ce tuyau de verre et contempla avec joie l’objet de son amour. Il ne réveilla pas la petite, mais se coucha près d’elle jusqu’au matin, et repartit avant qu’elle ne se fût éveillée.
Il en fut de même chaque jour, et ainsi s’écoula la vie de la jeune fille que le petit nègre endormait chaque soir avec dubenj* avant la venue de son époux mystérieux. Au bout de quelques mois, elle commença à s’ennuyer un peu, ne voyant d’autre figure humaine que celle de cet esclave, et ne faisant que manger et dormir. Pendant ce temps ses sœurs commençaient à la regretter et avaient grande envie de la voir. À leur demande, le père se rendit à l’endroit indiqué et ferma les yeux en pensant à ses filles. Quand il les rouvrit au bout d’une seconde, il était au bord de la mer et voyait venir un petit nègre qui lui demandait ce qu’il voulait.
– Je suis venu, dit-il, chercher ma fille pour la reconduire chez moi, car ses sœurs désirent la voir.
– Elle n’a pas de bonheur à ce départ.
– J’y tiens beaucoup. Et ses sœurs ont grand besoin de la revoir.
– Je vais donc le dire à mon maître.
Et l’esclave disparut, puis revint bientôt dire que Qaftan el Houbb consentait à ce que son épouse partit à l’heure du moghreb, à la condition que le petit nègre vînt la rechercher le lendemain aumoghreb*.
Le père promit, ferma les yeux, se retrouva chez lui, et, le soir même, sa fille vint frapper à la porte, accompagnée du petit nègre.
Après l’avoir tendrement embrassée, sa mère et ses deux sœurs l’interrogèrent sur sa vie et son mari :
– Es-tu heureuse ? Où vis-tu ?
– Là-bas, dit-elle.
– Et ton mari ? Comment est-il ? T’aime-t-il ? Est-il gentil pour toi ? Où habite-t-il ?
– Là-bas, dit-elle simplement, sans rien ajouter.
Mais, la nuit venue, comme elle était allée se coucher avec ses sœurs, celles-ci la pressèrent de nouvelles questions, cherchant à s’informer des détails de sa vie mystérieuse et spécialement de son époux.
– Mon mari ! finit-elle par dire, je ne l’ai jamais vu. Je ne vois que ce petit nègre qui s’occupe de moi, me sert et me donne tout ce dont j’ai besoin. Le soir il me fait du thé et je m’endors tout de suite après le dernier verre. Le lendemain, je me réveille dans mon lit, toujours seule.
– Oh ! s’écrièrent les sœurs, comment peux-tu accepter de vivre dans de telles conditions, d’une manière si monotone et si mystérieuse à la fois, ne sachant pas même quel est ton mari ? Cela ne peut durer ainsi. Suis nos conseils. Voici une serviette, une bougie et des allumettes. Demain, lorsque l’esclave te donnera le verre de thé, il ne faut pas le boire ; mais verse-le dans cette serviette, puis fais semblant de t’endormir. Ainsi tu pourras tout voir.
Toute heureuse à l’idée d’éclaircir sa situation, la jeune fille repartit le lendemain avec le nègre, qui s’était présenté exactement aumoghreb *, et fit tout ce que ses sœurs lui avaient dit.
La croyant endormie, le jeune esclave la prit comme d’habitude dans ses bras et la mit dans son lit. Vint alors Qaftan el Houbb qui mangea les restes du repas, but le thé et vint dormir près de son épouse humaine, après l’avoir regardée et caressée avec tendresse. Quand celle-ci fut sûre qu’il était bien endormi, elle tira la bougie de sa poche, l’alluma et l’approcha de la figure du djinn.
Elle vit un beau jeune homme, qui avait les paupières closes et dont la poitrine se soulevait régulièrement sous un caftan de soie. En regardant de près ce vêtement, elle remarqua que les boutonnières qui le fermaient étaient munies d’un petit cadenas à la clef minuscule. Poussée par la curiosité, elle fait marcher la serrure, entrouvre le caftan… et voilà qu’elle se trouve devant un escalier et descend dans une grande maison. Suivant les marches de cet escalier, elle parvint à une chambre remplie d’or en lingots, puis à une chambre pleine d’or en poudre, puis à une autre qui débordait de toutes sortes de pierreries. Les ayant visitées, elle remonta l’escalier et referma le cadenas.
Mais par sa maladresse une goutte de cire brûlante tomba de la bougie qu’elle tenait toujours à la main sur le visage de son mari, qui s’éveilla tout mécontent, devinant ce qui s’était passé.
– Je t’avais bien dit que ce voyage chez ton père n’était pas de bon augure.