Contes indiscrets - Adolphe Chenevière - E-Book

Contes indiscrets E-Book

Adolphe Chenevière

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Extrait : "Il s'appelait Désiré-Félix Richard, mais ces trois noms mentaient, car il ne s'estimait ni enviable, ni heureux, ni riche, bien qu'il eût de quoi vivre. C'était un pessimiste. On ne s'en doutait pas en lisant ses livres : il n'avait rien écrit. On ne l'eût pas non plus deviné en le voyant : il avait l'air robuste ; sa mise était sobre sans être sévère ; sa figure était calme, insignifiante et rose dans une barbe blonde. Et cependant, tout lui semblait triste."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 155

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Mon ami Désiré
I

Il s’appelait Désiré-Félix Richard, mais ces, trois noms mentaient, car il ne s’estimait ni enviable, ni heureux, ni riche, bien qu’il eût de quoi vivre.

C’était un pessimiste. On ne s’en doutait pas en lisant ses livres : il n’avait rien écrit. On ne l’eût pas non plus deviné en le voyant : il avait l’air robuste ; sa mise était sobre sans être sévère ; sa figure était calme, insignifiante et rose dans une barbe blonde. Et cependant, tout lui semblait triste. Pourquoi ?… Était-il un sage, un ingrat, ou cachait-il une blessure ?… Problème ! Autrefois il avait pleuré c’est vrai. À vingt ans, il s’était trouvé sans famille, son père et sa mère étant morts dans l’espace de quelques mois. Mais huit années avaient passé, et, comme les anciennes douleurs ne suffisent pas toujours à engendrer les longues mélancolies, comme Désiré n’avait pas connu les vraies déceptions d’ici-bas, n’ayant jamais aimé, jamais écrit, jamais joué, il fallait bien qu’il eût porté en lui, dès sa naissance, un germe de tristesse ; et le germe avait grandi, enveloppant cette jeune âme, l’étreignant, l’étouffant, sans qu’un effort vînt arrêter le mal.

Désiré, après la mort de ses parents, avait terminé son droit et s’était fixé définitivement à Paris où il s’isolait, chaque jour plus taciturne, évitant ses amis, ne leur ouvrant plus sa porte qu’à regret. Il vivait simplement et employait la meilleure partie de ses rentes à satisfaire une passion bizarre. N’aimant ni les chevaux, ni les fleurs, ni le jeu ni les femmes, il s’était mis à collectionner des serrures !…

Oui, des serrures. Il y avait chez lui plusieurs chambres garnies de vitrines où il enfermait ses trésors. On voyait là des serrures de toutes les époques, de tous les pays, de toutes les grandeurs, depuis les serrures puissantes, rugueuses, brutales, jusqu’aux serrures damasquinées, ciselées, avec des bas-reliefs en fer repoussé et rehaussé d’or.

Elles étaient classées par ordre chronologique. C’étaient d’abord les antiques serrures de Lacédémone, et les serrures des Romains et des Gaulois, simples, austères. Puis, toute la lignée des serrures à bosses et à vertevelles qu’ont produites les XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles. Plus loin, le XVIe siècle était représenté par des pièces d’art aux façades ornées, et dont l’entrée était gravée au burin ; enfin venaient des imitations de serrures gothiques, telles qu’on les faisait sous le Grand Roi et sous Louis XV.

Il y avait aussi des clefs de tous les âges : des clefs romaines à panneton, à crochet ou à platine ; des clefs Moyen Âge ; d’autres dont la poignée était faite de deux chimères adossées, – c’étaient des clefs renaissance – ou de deux dauphins affrontés, tels que les imagina le XVIIe siècle.

Et naturellement, il y avait aussi, dans cette collection, des racloirs François Ier et des heurtoirs de toutes formes : des anneaux suspendus à des têtes de bronze, des dragons fantastiques, des heurtoirs en S, de la Renaissance, et des boucles massives du XVIIe et du XVIIIe siècle.

Mais ce n’était pas tout. Cet art étrange, luxueux et utile qui eut des confréries, des maîtrises, et dont on achète au poids de l’or les échantillons célèbres, qu’ils soient anciens ou modernes, qu’ils soient signés Biscornette ou Fichet, cet art a des historiens ; et Désiré-Félix avait su réunir presque tous les auteurs qui en ont parlé peu ou beaucoup, depuis Androuet du Cerceau jusqu’à Viollet-le-Duc.

Ce n’était pas le hasard, ou simplement un caprice qui avait fait de mon ami un collectionneur de serrures. Non, il n’y avait là, – et chacun l’aura déjà compris – il n’y avait là qu’une manifestation de son caractère. Étant égoïste, il était destiné à devenir collectionneur ; aimant la solitude, il ne devait pas tarder à aimer la science ; enfin quand je lui demandais pourquoi il ne recherchait pas de préférence les tableaux, les miniatures, les tabatières ou tel autre bibelot ; quand je lui disais : Pourquoi ces trois mille serrures, conquises au prix de tant de sacrifices ? Il me répondait :

« Pourquoi ? Parce que chaque serrure que je découvre est pour moi un enseignement. Parce que là, – et d’un geste circulaire, il me montrait les vitrines où étincelaient ses trésors d’acier – là je puis lire, taillée en plein métal, l’histoire de la défiance universelle ! Ah ! il y aurait un beau livre à faire ! Il coûterait une fortune et la vie d’un homme n’y suffirait pas ! Aussi ai-je renoncé ! Mais quel livre ! Montrer, à travers les siècles, la lutte de l’ingéniosité humaine contre le meurtre et le vol ! L’homme primitif, qui, pour défendre sa vie et son bien, avant de se livrer au sommeil, appuie son épaule velue à une roche énorme qu’il roule à l’entrée de sa caverne !… Puis, avec les progrès de l’humanité, les progrès du vice. En même temps que l’homme se civilise, que l’idée de propriété s’établit, le voleur devient plus adroit ; et, parallèlement, la pensée humaine, inventrice et prévoyante, se complique et s’affine ! Dans ce livre, dont chaque page aurait sa gravure, on assisterait au développement de cet art merveilleux de la serrurerie, art dont le style a varié suivant les exigences des siècles, suivant le tempérament des nations ; qui s’est fait tour à tour massif ou minuscule, grandiose ou coquet, d’une simplicité héroïque ou d’une subtilité dédaléenne ! !… Tout cela est triste, triste !…

Ah oui, reprenait-il, quand j’entends parler de philanthropie, de progrès, je ris ! Quand je vois les historiens affirmer, les uns que l’humanité se fait meilleure, les autres qu’elle se fait pire, je ris encore, et d’un mauvais rire, parce que jamais l’humanité ne changera, parce que partout où il y aura deux hommes il y aura toujours deux ennemis ; et, pour me le prouver à moi-même, je n’ai qu’à ouvrir un de ces panneaux vitrés. Tiens, voici une clef. Est-elle un produit de l’industrie moderne, du Moyen Âge ou de l’art grec ? Peu importe ! Cette clef me dit : "Tu es homme, défie-toi des hommes !" Ces vitrines, où dorment des serrures arrachées à tous les âges, sont un monument plus sincère, mais plus triste par cela, qu’un trophée d’armes ! L’arme c’est l’art luttant contre la force ; l’arme c’est le meurtre, mais c’est aussi les colères vigoureuses, les haines à ciel ouvert, les batailles, le courage. La serrure c’est l’art luttant contre le vol, c’est-à-dire contre la ruse, la cupidité, la trahison ! On s’arme contre un ennemi ; on s’enferme à clef tous les soirs parce qu’on doit se défier de son prochain, de son serviteur, de son ami, de son frère ! ! Oui, c’est la vie !

– Ainsi, mon brave Désiré, hasardais-je parfois, la poésie, l’amour, tout cela est triste, triste ? Partout où il y aura deux hommes il y aura deux ennemis ? Et partout où il y aura un homme et une femme, que se passera-t-il ? Hein ?

– Laisse donc, laisse donc ! L’homme a donné à ses faiblesses des noms sonores. La poésie est une folie qu’on ose avouer ; bien plus, dont on se fait gloire, et dont le symptôme est cet aveu même, plus ou moins bien rythmé. L’amour est une autre folie qui a pour prétexte une loi de la nature ; douce loi, dit-on ; mais qu’il vaudrait mieux oublier, – comme tant de lois ; – la vie serait plus calme.

– Et pour ne pas s’abandonner à ces faiblesses vulgaires, à ces folies, que faut-il ? dis-le-moi.

– Éviter les occasions d’être faible. L’âme ainsi, peu à peu, se fortifiera par la solitude et le travail, et si elle est un jour aux prises avec la tentation, elle en triomphera.

– Très bien ! De même que l’homme qui n’a jamais osé se mettre à l’eau, nagera comme un poisson le jour où il tombera dans la Seine. Absurde, mon pauvre ami ! »

À ces mots, Désiré secouait la tête.

« En tout cas, concluait-il, si la manière dont je vis ne peut me donner le bonheur – encore un mot vague et même inutile, selon moi, comme poésie, amour, etc., – du moins j’ai la paix et la sécurité qu’apportent l’isolement et la prudence : »

Ainsi parlait Désiré ; et moi, patiemment, j’attendais l’heure où la vie se chargerait d’apprendre à ce fort garçon de vingt-huit ans, qu’il y a mieux à faire ici-bas que de contempler d’un œil sombre les pièces d’une serrure, emblème de la défiance humaine.

 

Or, une après-midi, comme je sortais de chez Désiré, – il habitait rue Saint-Placide, – j’eus la bonne surprise de voir que, durant ma visite, le soleil avait percé les nuages. Et quand on vient de passer une heure dans une chambre close, face à face avec une tristesse que l’on ne comprend pas, rien n’est meilleur qu’un rayon de lumière gaie tombant du ciel sur le trottoir.

On était à la fin de mars ; une brise tiède balayait la rue, et, saisi d’un langoureux besoin de flânerie, je pris, sans y penser, le chemin du Luxembourg.

Sur mon passage tout me semblait vivre et sourire dans ce plein soleil inattendu. Les hommes allaient d’un pas moins pressé, la cigarette aux lèvres. Les femmes, nonchalantes, assouplies, le buste cambré, l’ombrelle à l’épaule, s’arrêtaient aux devantures des magasins, et près des charrettes de fleurs, tandis que les bouquetières, la mine épanouie, plongeant les mains dans l’amoncellement parfumé des violettes, criaient :

« La russe, la belle russe, voici la russe ! »

Les bruits de la rue me paraissaient eux-mêmes plus joyeux que la veille. Je surprenais, en croisant les promeneurs, des bouts de phrases drôles et des éclats de rire. Le roulement des voitures sonnait plus clair sur le pavé sec et propre. Des rangées de moineaux piaillaient sur les corniches des entresols. Les aveugles et les manchots, accroupis sous l’arche des portes cochères, faisaient leurs boniments d’un air moins lamentable, et même au coin de la grille du Luxembourg, sous le premier platane, un cul-de-jatte me sourit en prenant ma pièce de deux sous, et me dit gracieusement : « Le beau temps, Monsieur, n’est-ce pas ? »

« Oui, c’est un beau temps, me répétais-je en prenant une des allées du jardin… Franchement ceux qui ne s’en doutent pas ! sont à plaindre… Pauvre Désiré !… »

Tout en songeant, j’avais traversé le Luxembourg, et je descendais le boulevard Saint-Michel. Il était cinq heures, l’heure du bock, et, obéissant à la force de l’habitude, je m’arrêtai devant la porte du café… Bah ! je ne veux pas le nommer. Il vivait par nous, il est mort. Paix à sa mémoire !

Je montai au premier, et, passant par le billard, j’entrai dans la petite salle du fond qui nous était réservée.

Je n’y venais plus guère, depuis un an que j’étais avocat ; mais j’y comptais vingt amis encore. Aussi, quand j’apparus, de tous côtés partirent, joyeuses comme des fusées, des exclamations de bienvenue.

Oh, le bruit de la gaîté ! la jeunesse ! la vie d’autrefois !

Chère petite salle ! voilà tantôt quinze ans que je ne l’ai revue ; on dit que tout est changé, qu’on a recrépi les murs, que, sous une couche de plâtre, on a étouffé les gigantesques papillons, les fleurs étranges, et les nymphes aux cheveux folâtres dont nos peintres avaient égayé les panneaux !

On dit qu’un marchand de toile y a établi ses magasins, et que, profanant le sanctuaire où dormaient nos derniers bons souvenirs, la foule des commis et des clients, les conversations mercantiles, le commerce et la prose, y ont remplacé la jeunesse et l’insouciance, les étourdissants paradoxes, le bésigue et la poésie ! C’est égal, je la revois encore telle qu’elle était, avec deux grandes fenêtres, des bancs le long des murs, de petites tables de marbre où le soleil se jouait sur les bocks et les mazagrans, et partout, dans toutes les positions, debout ou assis, étendus sur les bancs ou chevauchant sur des chaises, je me les rappelle tous mes anciens camarades ; je les revois à travers les brumes du passé, comme je les voyais autrefois à travers un nuage de fumée qui montait de nos pipes au plafond noirci de la petite salle.

Ils étaient tous là, au grand complet. Ils se groupèrent avec moi autour de la table du fond et l’on se mit à causer.

Les grands évènements dépendent souvent des petits hasards, et je ne prévoyais pas tout ce qui résulterait un jour de cette question soudaine qui me fut lancée entre deux bouffées de cigarette par le poète Sulpice Morador :

« Et Désiré Richard, me dit-il, Richard, l’homme aux serrures, qu’en fais-tu ? Je ne le vois jamais. »

Cette phrase porta. Les hommes sont curieux, les femmes encore plus ; et, comme il y avait autour de moi des représentants de l’un et l’autre sexe, on m’interrogea. Désiré était un inconnu pour la plupart de mes amis, et je dus faire le portrait du personnage.

« Oui, reprenait Morador, ce serait une œuvre digne de nous, d’arracher ce niais pessimiste aux étreintes de la chimère qui le ronge, et de le ramener aux joies de la terre !

– Oh ! dit mademoiselle Fernande d’un ton de supériorité, ce ne doit pas être difficile ; on en a fait bien d’autres !

– Pas si facile que ça, objectait en hochant sa grosse tête blonde Chapalut, un fin Normand. Pas facile du tout.

– Bah ! Essayons toujours, dit Vernayol, d’Avignon. Il faut essayer, pardi !

– Pardi, pardi, repris-je ; c’est qu’il ne s’agit pas d’une vulgaire mystification ; pour réussir il faudra s’y mettre sérieusement.

– C’est vrai, tiens, s’écria Lucy, une jolie brune qui croquait des cerises à l’eau-de-vie ; c’est vrai, tu ne doutes jamais de rien, Vernayol.

– Si fait, je doute de ta vertu.

– Moi je n’en doute pas, dit le poète. Mais assez. Du calme. Ouvrons la discussion ! Toi, Chapalut, écoute et prends des notes. Nous verbaliserons ; cela ne peut nuire. »

Chapalut, en digne secrétaire, fit venir un bol de punch froid. On se serra pour que chacun eût sa place, les têtes se rapprochèrent et la discussion s’engagea.

Elle fut chaude ; le projet de « conversion, » comme aurait dit un ministre des finances, rencontrait une assez forte opposition. Des lambeaux de raisonnements, des apophtegmes, des sentences, volaient de tous côtés :

La tristesse est un droit de l’homme !

Oui, mais la vie est un bien. Or, la vie, c’est la femme.

Aidons-le, le ciel l’aidera.

Connais-toi toi-même, a dit Socrate.

En toute chose il faut considérer la fin.

« Et la soif, » disait Chapalut.

Oui, mais le libre arbitre ?…

Malgré tout, la théorie du libre arbitre perdit bientôt ses partisans. Enfin, après avoir beaucoup discuté et beaucoup bu, l’on finit par adopter un plan dont l’exécution devait être livrée à quatre d’entre nous, pour le plus grand bien de Désiré-Félix Richard, pessimiste et collectionneur de serrures.

Ce plan était, – comme tous les plans, – simple en théorie, difficile à exécuter. Si jeunes que nous fussions alors, mes amis et moi, ou peut-être même parce que nous étions jeunes, il nous semblait qu’en cherchant bien l’on doit toujours découvrir la cause d’un fait. Or, dans l’espèce, les causes pouvaient être au nombre de cinq. Et, avec l’aplomb que donne l’ignorance, nous avions décidé que tout pessimisme a pour origine :

1° Ou une mauvaise santé.

2° Ou une éducation philosophique trop spécialement fondée sur Schoppenhauer.

3° Ou une « déveine » persistante.

4° Ou une vie à l’abri de toute émotion, vie monotone qui engendre le dégoût, la pire des tristesses.

5° Ou enfin, un vice originel de la pensée, qui, négligé, devient chronique et envahit l’âme, comme une plaie. Ce vice natif peut affecter diverses formes, et se désigne par différents noms : jalousie sans cause, amour de la solitude, désir de se distinguer du commun des hommes, timidité, etc…

Or, l’on fit du cas de Richard le diagnostic suivant : Pessimisme par timidité ; et l’on mit à l’étude le traitement qui devait lui faire connaître la jeunesse et le bonheur de vivre.

II

À quelques jours de là, nous étions réunis au nombre de cinq dans un des salons particuliers du restaurant Lapérouse. Sept heures venaient de sonner. La table était mise ; il y avait là, outre Morador et moi, le blond Chapalut, le frisé Vernayol, d’Avignon, et un Alsacien grave et plein d’astuce nommé Schlatter.

Le maître d’hôtel entra :

« Peut-on servir ces Messieurs ?

– Pas encore, nous attendons quelqu’un.

– Sapristi, dit Morador, si Désiré ne venait pas ! Nous serions volés !

– Bah ! je mangerais quand même, dit Chapalut.

– Et moi davantage, fit Schlatter.

– Soyez tranquilles, répondis-je ; il est invité pour sept heures et demie ; il m’a promis d’être exact, et, par hasard, ne se méfie pas. D’ailleurs, j’ose presque affirmer qu’il se réjouit de ce dîner. Je lui ai dit que Chapalut collectionnait des serrures normandes, que toi, Morador, le seul qu’il ait connu, tu ne faisais plus de vers et que Vernayol et Schlatter n’en feraient jamais.

– Ainsi, tout est bien convenu, dit Morador, nous broyons du noir : traitement homéopathique.

– À quelle heure viennent les dames ? demanda Vernayol.

– À huit heures seulement, avant le dessert, et sans être invitées, ne l’oubliez pas. De cette façon Désiré ne s’effarouchera pas et sera forcé de rester.

– Voyons s’il arrive, » dit Chapalut.

Tout en causant nous avions ouvert la fenêtre, et, nous pressant à la barre d’appui, nous guettions le convive attendu.

Le jour tombait, et, devant nous, sous les chaudes clartés du couchant, le fleuve glissait, brillant et calme. À droite, les arches du pont Saint-Michel émergeaient, plus blanches que de coutume, et là-haut, sur le ciel rose, se détachaient les tours de Notre-Dame dont le soleil dorait les pierres grises. Au bord de la Seine quelques rêveurs, assis dans leurs bachots, suivaient de l’œil le flotteur de leur ligne. Sur les bateaux à l’ancre, les mariniers faisaient la soupe du soir ; une fumée bleue montait du toit des cabines ; et tout près de nous, sous les arbres déjà feuillus qui ombrageaient le trottoir, parmi la foule des allants et venants, les bouquinistes du quai serraient leurs étalages.