Cosa Nostra - Marcelle Padovani - E-Book

Cosa Nostra E-Book

Marcelle Padovani

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Beschreibung

Le témoignage fascinant du célèbre juge de la lutte anti-mafia

On meurt généralement parce qu’on est seul, ou parce qu’on est entré dans un jeu trop grand. On meurt souvent parce qu’on ne dispose pas des alliances nécessaires, ou parce qu’on est privé de soutien. En Sicile, la mafia frappe les serviteurs de l'État que l'État ne parvient pas à protéger. Giovanni Falcone

Publié pour la première fois en 1991 et rapidement épuisé, cet entretien unique du juge Giovanni Falcone paraît quelques mois avant qu’il ne soit assassiné le 23 mai 1992. Témoignage exceptionnel de ce héros discret de l’Italie contemporaine, l’entretien constitue son testament spirituel.
Une réédition essentielle car Falcone fut le premier à déchiffrer les modes de fonctionnement, les valeurs, les finalités et les codes de langage de Cosa Nostra. Une remarquable et magistrale leçon de sémantique mafieuse : « La mafia système de pouvoir, articulation du pouvoir, métaphore du pouvoir, et pathologie du pouvoir. La mafia système économique, depuis toujours insérée dans les activités illicites particulièrement fructueuses et susceptibles d’une exploitation méthodique. La mafia qui devient État dans les terres où l’État est tragiquement absent. La mafia qui, dans ce monde-là, apparaît comme un modèle plein d’avenir…»

Découvrez le testament spirituel de Giovanni Falcone qui, encore aujourd'hui, nous en apprend beaucoup sur la Cosa Nostra !

EXTRAIT

N'adhère pas qui veut à Cosa Nostra. Cette université du crime exige d'abord que l'on soit valeureux, capable d'accomplir des actions violentes, et donc de tuer. Mais ce n'est pas le plus important. savoir tuer est une condition nécessaire mais non suffisante. Bien d'autres conditions doivent être remplies. Si l'on appartient déjà à un milieu mafieux, que l'on a des parents hommes d'honneur, on bénéficie d'un sérieux coup de pouce au départ. Le repenti Salvatore Contorno rappelle que, parmi les qualités requises, il est indispensable d'être de sexe masculin, et de n'avoir enfin aucun membre de sa famille dans la magistrature ou les forces de l'ordre…

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Il y a un livre que quiconque s'occupant de la lutte anti-mafia devrait relire au moins une fois par an. […] Un ouvrage qui ne fait pas son âge, tellement il est actuel et stimulant - Tano Grasso, président honoraire de la Fédération italienne de lutte contre l'extorsion

Lire ou relire l'entretien historique que Giovanni Falcone accorda à Marcelle Padovani, un an avant sa mort, permet de comprendre les raisons de leur acharnement à le détruire. - Denis Demonpion, Le Nouvel Obs

À PROPOS DES AUTEURS

Giovanni Falcone est né à Palerme (Sicile) en 1939. Il s’engage, en 1979, dans le pool anti-mafia de Palerme et travaille sous la direction de Rocco Chinnici. Au côtés de son ami, le juge Paolo Borsellino, il ouvre en 1986 le premier « maxi-procès » contre la mafia dont l’issue formalisera pour la première fois en Italie « l’existence de l’association de malfaiteurs de type mafieux ».

Marcelle Padovani est née en Corse. Licenciée en philosophie, diplômée de Sciences Po et docteur en sciences politiques, elle débute sa carrière de journaliste à l’Express, puis travaille au Nouvel Observateur et devient correspondante en Italie.

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COSA NOSTRA

Propriété littéraire réservée © Éditions N° 1 / Austral (1991) © Cose di Cosa Nostra RCS Libri S.p.A. (1991-2012) © ( Éditions ) La Contre Allée (2012) collection UN SINGULIER PLURIEL

GIOVANNI FALCONE

COSA NOSTRA

en collaboration avecMARCELLE PADOVANI

PRÉSENTATION DES AUTEURS

Giovanni Falcone est né à Palerme en 1939. Il s’engage, en 1979, dans le pool anti-mafia de Palerme et travaille sous la direction de Rocco Chinnici. Aux côtés de son ami, le juge Paolo Borsellino, il ouvre en 1986 le premier « maxi-procès » contre la mafia dont l’issue formalisera pour la première fois en Italie « l’existence de l’association de malfaiteurs de type mafieux ». À partir de ce moment, Giovanni Falcone devient un héros en Italie, mais aussi l’ennemi numéro un de Cosa Nostra. Il doit alors vivre sous protection policière permanente. Malgré ces mesures préventives, le 23 mai 1992, Giovanni Falcone, son épouse et ses gardes du corps sont tués dans l’explosion de leur voiture sur l’autoroute menant à l’aéroport de Palerme. Le 19 juillet, c’est au tour de Paolo Borsellino d’être tué dans une explosion similaire.

Marcelle Padovani est née en Corse. Licenciée en philosophie, diplômée de Sciences Po et docteur en sciences politiques, elle débute sa carrière de journaliste à l’Express, puis travaille au Nouvel Observateur où elle couvre la gauche française avant d’y devenir correspondante en Italie, fascinée par son coté laboratoire et par sa capacité à inventer des solutions nouvelles, sur les plans politique, économique et social. Elle a écrit huit livres sur l’Italie, le communisme, le terrorisme, la mafia, la Sicile, dont La Sicile comme métaphore avec Leonardo Sciascia (Stock, 1979) et Mafia, mafias (Découvertes Gallimard, 2010). La plupart ont été traduits et publiés en Italie. Marcelle Padovani est aussi à l’origine de plusieurs documentaires dont un portrait de Falcone et un reportage sur les femmes et la mafia.

La meilleure parole, c’est celle qu’on ne dit pas.Vieux proverbe sicilien

La Sicile tout entière est une dimension fantastique. Comment peut-on y vivre sans imagination ?Leonardo Sciascia

NOTE DE L’ÉDITEUR

Malheureux le pays qui a besoin de héros.Bertolt Brecht

L’après-midi du 23 mai 1992, Giovanni Falcone, accompagné de son épouse Francesca Morvillo, rentrait à Palerme pour y passer le week-end. Il avait quitté cette ville et son Palais de Justice quelques mois plus tôt et travaillait désormais à Rome, au ministère de la Justice. Pendant ses années palermitaines — des années de travail acharné et fructueux —, il s’était fait beaucoup d’ennemis. Les incompréhensions, les hostilités, les coups bas étaient monnaie courante à l’intérieur même de la magistrature. On l’accusait d’être avide de pouvoir, exhibitionniste et, ce qui le blessa profondément, de « garder certains papiers dans les tiroirs ». En somme, on essayait de discréditer sa personne et par là même son travail.

Falcone avait résisté pendant plus de dix ans aux attaques et aux humiliations professionnelles et privées. Puis, de guerre lasse, il avait finalement accepté d’aller à Rome, où il avait créé une nouvelle structure qui devait centraliser toutes les informations concernant la lutte anti-mafia et ainsi faciliter le travail des magistrats en leur donnant davantage de moyens d’agir. C’était — et c’est encore — la DIA, la Direction Investigatrice Antimafia, suivie par la création de la DNA, la Direction Nationale Antimafia.

Ce 23 mai, il ne put atteindre Palerme. À la hauteur de Capaci, une bombe explosa, pulvérisant la voiture de son escorte qui précédait la sienne, creusant ainsi un énorme cratère dans la chaussée.

On retrouva les cadavres de ses gardes du corps, Rocco Dicillo, Vito Schifani et Antonio Montinaro, une centaine de mètres plus loin, dans les champs d’oliviers qui bordaient l’autoroute. Giovanni Falcone et Francesca Morvillo, extraits encore vivants de leur voiture, moururent quelques heures plus tard à l’hôpital de Palerme. Pour l’assassiner, 500 kg d’explosif avaient été placés dans un tunnel creusé expressément sous l’autoroute et déclenchés par télécommande depuis une colline surplombant les lieux.

Si l’on connaît aujourd’hui les auteurs de cet attentat, les commanditaires et les motivations réelles demeurent inconnus. Ce dont on peut être sûr, c’est que la mafia n’était pas la seule à vouloir sa mort.

Ce jour-là, à Capaci, c’est l’Italie tout entière qui explosa. Le pays en fut bouleversé, l’émoi dans la population immense. Vingt ans plus tard, tout Italien se souvient encore de l’endroit exact où il se trouvait au moment précis où il apprit la nouvelle. J’avais 13 ans, et je m’en souviens aussi.

Falcone était un homme méfiant, il s’exprimait rarement en public et toujours avec une réserve extrême. La série d’entretiens qu’il accorda à Marcelle Padovani quelques mois avant sa mort constitue donc un témoignage capital, indispensable pour comprendre ce qu’était alors la mafia. À l’instar du repenti Tommaso Buscetta, Falcone fut comme « un professeur de langue ». Il a su pénétrer le monde jusqu’alors indéchiffrable de Cosa Nostra, ses codes de langage, ses logiques, ses méthodes, et dévoiler toute la rationalité, la cohérence et la rigueur qui régissent l’organisation mafieuse.

Ce témoignage est également crucial car il nous permet de mesurer le chemin parcouru dans la lutte anti-mafia. Depuis, la mafia a changé de visage, ou plutôt, elle est devenue ce que Falcone pressentait déjà, sans pour autant le distinguer clairement : un enchevêtrement de criminalité, d’économie et de politique toujours plus étroit et dont les chefs sont désormais des cols blancs, médecins, entrepreneurs, ingénieurs ou avocats. En somme, des gens aux carrières respectables et parfaitement intégrés dans notre société. Selon le magistrat Roberto Scarpinato, l’un des meilleurs « élèves » de Falcone, les mafieux sont aujourd’hui des gens qui parlent plusieurs langues, fréquentent les meilleures universités et les milieux les plus privilégiés.

La lutte anti-mafia a elle aussi changé et évolué. Après la mort de Falcone, le pool qu’il avait mis en place à Palerme a repris le flambeau en poussant les enquêtes encore plus loin. Aujourd’hui, les procès pour association de type mafieux impliquant des hommes politiques sont plus nombreux, tout comme les condamnations prononcées. On se rappelle du procès historique de Giulio Andreotti1, sept fois président du Conseil italien et aujourd’hui sénateur à vie, jugé coupable d’avoir favorisé l’association mafieuse Cosa Nostra.

Sans parler des nombreuses enquêtes récentes visant, entre autres, l’ex-président du Conseil Silvio Berlusconi et son bras droit, le sénateur Marcello Dell’Utri, condamné en 2010 à sept ans de prison pour complicité d’association mafieuse.

« À partir du terrorisme des années 70, la magistrature italienne a acquis une réputation d’héroïsme, ignorée dans la plupart des autres pays d’Europe2 », écrit Jacques de Saint Victor, historien et philosophe du droit, pour souligner la réelle efficacité des juges italiens. Cela est vrai. Mais ce travail ardu, délicat, ingrat même — rappelons les diffamations dont ont fait l’objet certains juges ayant osé s’attaquer à la criminalité du pouvoir, « métastase, cancer de la démocratie » selon les mots de Berlusconi — n’est pas toujours suivi d’actes au niveau politique. Si le juge fait son travail, tout son travail, la classe politique devrait également remplir ses obligations en empêchant, par exemple, que des responsables politiques mis en cause devant la justice puissent se porter candidats aux élections. « Il faut non seulement être honnête, mais paraître honnête » disait le juge Paolo Borsellino, grand ami et collègue de Falcone, assassiné deux mois après lui.

Je crois que Falcone, Borsellino et les nombreuses victimes de la violence mafieuse ont été davantage des martyrs que des héros : victimes surtout « d’un pays trop lâche et immature pour savoir observer sa propre réalité et protéger ses meilleurs enfants3 ».

Aujourd’hui, soutenir les magistrats qui œuvrent pour une justice égale pour tous - le payant parfois de leur vie - est un acte de résistance, c’est aussi choisir d’être acteur de notre société et non figurant.

Dans les rues de Palerme, on pouvait lire ceci au lendemain de la mort de Falcone et Borsellino : « Vous ne les avez pas tués, leurs idées marchent sur nos jambes ».

Anna RizzelloDirection d’ouvrage

1 Le procès Andreotti débute à Palerme en 1993 et se conclut en 2003. Il fut instruit par les juges Scarpinato, Lo Forte et Natoli.

2 « Berlusconi et les juges. Le crépuscule du nouveau populisme ? », Revue des deux mondes, juillet-août 2011.

3Le Retour du Prince, Roberto Scarpinato et Saverio Lodato, éd. La Contre Allée, 2012.

PROLOGUE DE LA PREMIÈRE ÉDITION

LA MÉTHODE FALCONEde Marcelle Padovani

La méthode Falcone

« Ennemi numéro un de la mafia » : cette étiquette lui restera collée à la peau. Combattant déjà légendaire, le juge Giovanni Falcone, 52 ans, a passé onze longues années de sa vie à faire la guerre, ouverte et souterraine, contre Cosa Nostra, depuis son bureau-bunker du Palais de Justice à Palerme. Il en témoigne dans ces entretiens. Pas pour laisser un testament. Ni pour donner des leçons. Encore moins pour jouer les héros : « Je ne suis pas Robin des Bois, plaisante-t-il ; je ne suis pas un kamikaze, pas davantage un trappiste. Simplement un serviteur de l’État en terre infidèle. » Le récit de son expérience est ainsi devenu une sorte de parenthèse dédiée à la réflexion, un bilan, comme un temps suspendu au moment de prendre de nouvelles fonctions : le 13 mars 1991, Giovanni Falcone a été nommé directeur des Affaires pénales au ministère de la Justice à Rome. Loin de Palerme.

Laisser la capitale sicilienne, la vie blindée, l’atmosphère étouffante du Palais de Justice, les petites aubes à lire et relire les témoignages des repentis derrière les rideaux épais d’un bureau très protégé, les trajets sinueux avec escorte, les sirènes hurlantes, a pu représenter pour lui une sorte de soulagement. Mais il ne se fait aucune illusion, dûment éclairé par l’attentat manqué du 21 juin 1989 — cinquante bâtons de tolite dissimulés dans les rochers, à vingt mètres de sa maison de vacances : « Certes, ils ne m’ont pas encore tué. Mais la boucle n’est pas bouclée. Mon compte reste ouvert avec Cosa Nostra. Je sais que je ne le solderai qu’avec ma mort, naturelle ou non. » Tommaso Buscetta, le grand repenti de la mafia, l’avait d’ailleurs averti au commencement de ses confessions : « D’abord ils essaieront de me tuer, puis ce sera votre tour. Jusqu’à ce qu’ils réussissent. »

Rome n’est plus tranquille que Palerme qu’en apparence. Les boss mafieux y ont élu domicile de longue date. La féroce « famille » palermitaine de Santa Maria di Gesù y a ses antennes. Et le « caissier de la mafia » Pippo Calò, y avait créé son réseau, avec tout ce qu’il faut de mafieux, de gangsters et d’hommes politiques.

Si Falcone a décidé qu’elle serait son lieu de travail, c’est pour plusieurs raisons : on ne lui donnait plus les moyens de ses enquêtes dans la capitale de Cosa Nostra, et le fractionnement des instructions commençait à entraîner la paralysie des juges anti-mafia. On tendait surtout à l’utiliser comme symbole, ou comme alibi d’une bataille qui n’en était plus une. Conscient de n’être plus en mesure d’inventer des stratégies de combat inédites, l’homme du maxi-procès1, qui avait réussi à traîner les grands chefs mafieux devant la justice, ne voulait pas se résigner à l’inaction. Il est parti. Son capital d’informations, il peut l’utiliser ailleurs que sur le front de Palerme. Pour lui, il ne s’agira plus, bien sûr, de mener des enquêtes, mais de créer les conditions qui rendront les enquêtes à venir plus rapides et plus incisives, et donc de mettre sur pied des structures stables de coordination entre magistrats.

Le climat a changé dans la capitale sicilienne : l’euphorie des années 1984-1987 — la floraison des repentis, la constitution des pool anti-mafia, les procès contre la Commission menés de main de maître — est finie. On respire dans l’air de cette ville impénétrable et mystérieuse, où le bien et le mal sont également excessifs, un énorme et lâche désir de retour à la « normalité ». Des mafieux dûment condamnés ont été remis en liberté pour une série de motifs formels. Certains visages bien connus se montrent à nouveau dans les restaurants célèbres. Les forces de l’ordre ont été démantelées, les pool de magistrats rendus impuissants. Le front s’est désagrégé.

Cosa Nostra, elle, a mis fin à son apparente immobilité. La « pax mafiosa », qui avait fait suite aux lourdes condamnations du maxi-procès d’un côté, et à l’emprise dictatoriale des « Corléonais » sur l’organisation, de l’autre, n’est plus à l’ordre du jour. Les signes se multiplient d’un projet de revanche des familles palermitaines pour reconquérir l’hégémonie perdue en 1982 au profit de celles de Corléone, dont les chefs sont Salvatore Riina, Bernardo Provenzano, et le vieux Luciano Leggio qui, lui, se trouve en prison. La mafia traverse une phase critique : elle doit restaurer sa crédibilité interne en même temps que son image extérieure — sévèrement atteintes l’une et l’autre.

« Nous avons deux-trois ans pour exploiter les connaissances acquises, répète inlassable Falcone, deux ans pour relancer le travail de groupe et le professionnalisme [...] Après cette date, nous aurons tout oublié, et surtout nous rentrerons à nouveau dans les brumes. Car les informations vieillissent vite, et les méthodes de lutte doivent être réélaborées. »

Je l’avais rencontré pour la première fois en 1984 au tribunal de Palerme, derrière ses portes blindées, ses systèmes électroniques de surveillance, ses écrans de contrôle toujours allumés. J’avais été frappée par la clarté de ses idées, la qualité de ses informations, la solidité de son engagement anti-mafia, et par une espèce de réserve méthodique — la conviction de devoir être toujours sur ses gardes ?

Autour de lui, on admirait, et quelquefois on raillait, ses inépuisables capacités de travail et son abnégation. Pendant onze ans en tout cas, il a vécu dans l’atmosphère artificielle des cours de justice, des prisons, et des bureaux surprotégés. Il ne sortait pas. Il ne voyait le soleil qu’à travers la vitre blindée de son Alfa Romeo. Devant son domicile, une guérite avec deux policiers assurait jour et nuit sa sécurité. D’aimables locataires de l’immeuble avaient suggéré, dans une lettre au Giornale di Sicilia, que l’on envoyât tous les magistrats dangereux, pour la sécurité des autres, dans une sorte de fortin. Pourquoi pas une prison ?...

J’ai revu le juge Falcone régulièrement, pour le Nouvel Observateur, pour un livre2, pour un film3 que nous avons tourné avec le metteur en scène Claude Goretta, en 1987, à la fin du maxi-procès. L’équipe de télévision l’avait surnommé Johnny, pendant les deux mois du tournage, et avait intégré les normes de sécurité qu’appliquaient les jeunes policiers chargés de sa protection : nous ne prononcions pas son nom dans les halls d’hôtel ou dans les restaurants, de peur de donner à l’« ennemi », sans nous en rendre compte, des informations sur sa personne ou sur ses déplacements. Mais il était notre principal sujet de conversation. Johnny finit par nous accorder une interview de quarante minutes. Et nous avons découvert un autre homme : gai, plein d’humour et de joie de vivre ; auquel sa vie difficile ne donnait ni regret, ni inquiétude, ni angoisse. Un Sicilien « illuministe », comme on dit en Italie quand on veut faire allusion au siècle des Lumières, par opposition au siècle de déraison dans lequel nous vivons. Un homme pudique, qui évitait comme la peste les sujets personnels.

À force de conversations, j’ai d’ailleurs appris à mon tour à parler en langage codé, à interpréter les signes et les inflexions de voix, à ne jamais trop en demander ni surtout trop en dire. Exactement comme Falcone avec ses prévenus mafieux. Exactement comme les mafieux le sont entre eux, à l’affût, dans leur travail quotidien de déchiffrage des signes. C’est un exercice intellectuel passionnant, qui tend à démontrer la vanité des longues digressions et à encourager les techniques d’économie des mots : la densité de la parole dite est telle qu’elle équivaut à l’acte le plus démonstratif.

Est-il bien sûr, finalement, que Giovanni Falcone ne veuille pas nous donner de leçons ? Au cours des vingt entretiens qui font l’ossature de ce livre, la solitude de ce magistrat insolite m’est apparue encore plus évidente qu’à Palerme. Mais jamais son optimisme sur l’issue finale de la bataille ne l’a quitté. Ni l’opacité d’un grand ministère, ni les logiques de la politique politicienne, ni les machiavélismes des palazzi romains ne sont encore parvenus à le distraire de son idée fixe : l’État a les moyens de battre la mafia.

Falcone reste aujourd’hui encore original, « anormal » dans le panorama de la magistrature italienne. Une famille bourgeoise et conservatrice qui vit au cœur de Palerme. Un père fonctionnaire de la Province. Une mère très pieuse, qui le pousse dans les bras de l’Église — enfant, il servait consciencieusement la messe, et devenu adulte, il garde un respect nostalgique de la foi. Adolescent, il se passionne pour le canotage, avant de s’interroger sur son avenir : « Serai-je magistrat ou médecin ? » C’est l’époque où il s’enflamme pour un thème de rédaction terriblement rhétorique, de Giuseppe Mazzini, et qui dit en substance : « La vie est une mission, le devoir est sa loi suprême. » Lorsque Falcone évoque son père aujourd’hui, c’est pour souligner son extrême austérité : « Il se vantait de n’avoir jamais mis les pieds dans un bar de sa vie. »

Puis, le jeune Falcone ne pense plus à la médecine, mais à l’École navale, à laquelle il s’inscrit, en même temps qu’à la faculté de droit de Palerme. C’est cette dernière qui l’emportera au bout du compte : en 1964, Falcone devient magistrat. Il rappelle l’état d’esprit qui l’animait et qui, d’une certaine façon, l’anime encore : « Je fais partie de cette catégorie de gens qui estiment que chaque action doit être portée à son terme. Je ne me suis jamais demandé si je devais affronter ou non tel problème, mais comment l’affronter. »

Imprégné de préceptes spartiates, il ne pouvait se satisfaire des affaires civiles, sa première affectation. Il se devait de débouler dans les affaires pénales. Mieux : dans les procès contre la mafia. Comment faire autrement, en Sicile, lorsqu’on est cohérent ? Souvent, les journalistes de passage à Palerme ont voulu savoir comment il vivait, quel était le degré d’intensité de sa peur quotidienne, si la proximité du danger lui causait quelque angoisse. Il leur a toujours répondu avec sincérité : « Certes, la pensée de la mort m’accompagne. Mais elle devient vite une seconde nature, comme disait Montaigne. Alors, bien sûr, on reste en état d’alerte, on calcule, on observe, on s’organise, on évite les habitudes répétitives, on se soustrait aux rassemblements de foule, à toutes les situations de type incontrôlable. Mais on acquiert aussi une bonne dose de fatalisme, en songeant qu’on meurt de tant de choses, au fond, d’un accident de la route, de l’explosion d’un avion, d’une overdose, du cancer, et même de rien du tout ! »

L’ironie sur la mort fait partie du legs culturel du Sicilien. Leonardo Sciascia ne se privait pas d’en faire. Falcone, pour sa part, raconte volontiers les plaisanteries du temps du maxi-procès : « Mon collègue Paolo Borsellino vient me voir à la maison, et me dit : « Giovanni, tu dois me donner immédiatement la combinaison du coffre-fort de ton bureau. » Je demande : « Et pourquoi ? » Il me répond : « Parce que lorsqu’ils te tueront, comment ferons-nous pour l’ouvrir ? » Ou bien il se souvient des après-midi moites de la capitale sicilienne passés à rédiger, avec ses collègues du pool anti-mafia, leurs propres notices nécrologiques, truculentes, à l’intention du Giornale di Sicilia.

Falcone deviendra un magistrat classique, un serviteur de l’État, qui entend que l’État soit respecté — non pas un État idéal ou imaginaire, mais cet État-ci, tel qu’il est. Et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes qu’en voulant simplement appliquer la loi, il soit devenu un homme qui sent le soufre, un juge dérangeant, et un héros. Doté d’une formidable capacité de travail, d’une mémoire d’éléphant et d’une technique intelligente d’utilisation de la police, il a su d’abord organiser sa sécurité personnelle, s’entourer de personnes qualifiées et se montrer très strict dans l’exercice de son métier d’enquêteur sans jamais prendre une initiative qui ne soit assurée d’aboutir ; sans jamais viser, ni frapper d’objectifs vagues ; sans jamais se lancer dans un conflit personnel avec un prévenu mafieux. Les opérations « Pizza Connection », « Iron Tower », et « Pilgrim » — menées de concert avec les enquêteurs américains —, puis le maxi-procès de 1986, un véritable chef d’œuvre, sont le résultat de ce qui restera dans l’histoire comme la « méthode Falcone ».

On peut s’essayer à reconstruire le rapport de ce magistrat pragmatique, farouchement éloigné de l’abstraction idéologique, attentif au respect des normes, concret mais réservé, avec l’un de ces boss mafieux, ou l’un de ces repentis qu’il a interrogés sans relâche. Qu’ils soient insolents ou qu’ils jouent les victimes, qu’ils deviennent taciturnes ou absurdement contestataires, Falcone leur oppose un calme et une sûreté inébranlables. Ni connivence, ni clin d’œil. Ni tutoiement, ni insultes. Ils doivent être conscients, pense Falcone, qu’ils ont l’État devant eux. « Quand je procédais à l’interrogatoire de Michele Greco, le chef de Cosa Nostra à Palerme, de temps en temps nous nous lancions l’un l’autre : « Regardez-moi dans les yeux ! », car nous connaissions tous les deux l’importance des regards qui doivent accompagner certaines affirmations. »

Le voilà, le principal atout de Falcone : il est sicilien, palermitain même ; il a vécu toute sa vie immergé dans la culture mafieuse diffuse comme n’importe quel Sicilien et comme n’importe quel mafieux, et il connaît sur le bout des doigts le lexique des détails, des gestes et des demi-gestes, qui prennent parfois la place des mots. Certain que tout est signifiant dans le monde de Cosa Nostra, et peut être rattaché à un dessein logique ; connaissant à la perfection la mentalité mafieuse. Convaincu que, dans notre société de consommation où les valeurs tendent à disparaître, les rigides normes mafieuses peuvent offrir un semblant de solution, une échappatoire qui ne manque pas, en apparence, de dignité, il a appris peu à peu à respecter ses interlocuteurs bien qu’ils soient des criminels.

Il a quelquefois découvert en eux une humanité insoupçonnable : « Quelle chaleur, quelle amitié parfois lorsque nous avons terminé nos entretiens, avec les repentis Buscetta, Mannoia ou Calderone ! » Ce même Calderone qui déclarait aux journaux : « J’ai collaboré avec Falcone parce que c’est un homme d’honneur ». Après son départ d’Italie pour une destination inconnue qui lui permettait d’échapper à la vengeance de Cosa Nostra — immanquable après ses confessions à la magistrature —, il lui fit parvenir cette étonnante lettre : « Monsieur le Juge, je n’ai pas eu le temps de vous dire au revoir. Je désire le faire aujourd’hui. J’espère que vous poursuivrez votre lutte contre la mafia avec l’état d’esprit de toujours. J’ai cherché à vous donner ma modeste contribution, sans aucune réserve ni aucun mensonge. Je suis contraint une fois de plus à émigrer, et je ne crois pas que je retournerai jamais en Italie. Je pense avoir le droit de refaire ma vie, et en Italie ce ne serait pas possible. Avec la plus vive estime, Antonino Calderone. »

Giovanni Falcone est-il fasciné par la mafia ? En réalité, il est le seul magistrat qui ait appliqué, dans la continuité et avec toute la force de son engagement, ses techniques et son savoir d’enquêteur à un sujet unique et complexe : Cosa Nostra. Il est devenu, du coup, le seul capable de comprendre et d’expliquer pourquoi la mafia sicilienne est un monde logique, rationnel, fonctionnel, et implacable. Plus logique, plus rationnel et plus implacable que l’État. Mais Falcone a poussé plus loin le paradoxe : il a dû, face à l’ignorance et à la légèreté gouvernementales, prendre la défense des mafieux contre l’État, et en particulier des repentis victimes de vendettas « transversales » (Cosa Nostra tue leur père, mère, parents ou amis en représailles de leur rupture du silence), et qui ont dû attendre une loi de 1991 pour pouvoir bénéficier d’un programme de protection officiel et avoir le droit de vivre. Il lui est donc arrivé de se retrouver de l’autre côté de la barrière, aux côtés des mafieux, ou ex-mafieux, contre la barbarie de l’État.

Telle est la situation de ce magistrat singulier : il est celui qui peut le mieux combattre la mafia, parce qu’il la connaît et la comprend mieux que quiconque. Mais n’est-il pas normal, après tout, qu’un fanatique de l’État soit fasciné par la mafia, précisément pour ce qu’elle peut représenter de rationalité étatique ?

La mafia système de pouvoir, articulation du pouvoir, métaphore du pouvoir, et pathologie du pouvoir. La mafia qui devient État dans les terres où l’État est tragiquement absent. La mafia système économique, depuis toujours insérée dans les activités illicites particulièrement fructueuses et susceptibles d’une exploitation méthodique. La mafia organisation criminelle, qui use et abuse des valeurs traditionnelles siciliennes. La mafia qui, dans un monde où le concept de citoyenneté tend à se diluer, tandis que la logique de l’appartenance, elle, cherche à se renforcer ; où le citoyen, avec ses droits et ses devoirs, céderait plutôt le pas au clan, au groupe de fidèles ou à la clientèle ; la mafia qui, dans ce monde-là, apparaît comme un modèle plein d’avenir.

Certes, le contenu politique de ses activités offre, sans la moindre ambiguïté, une solution alternative à la démocratie. Mais combien aujourd’hui ont conscience du danger qu’elle représente pour la démocratie ?

Avertissement

J’ai regroupé en six chapitres les vingt entretiens que j’ai menés avec le juge Falcone entre mars et juin 1991. Ils se présentent comme autant de cercles concentriques autour du cœur du « problème mafia » : l’État.

Au premier cercle appartient la violence, la manifestation la plus immédiatement palpable de Cosa Nostra. Au second, les messages et messagers de l’organisation. Au troisième, les innombrables contiguïtés entre la Sicile et sa mafia. Au quatrième, l’organisation