D’émeraude et de turquoise - Sophie Dys - E-Book

D’émeraude et de turquoise E-Book

Sophie Dys

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Beschreibung

Alors qu’elle vient de louer une bergerie dans les gorges du Verdon pour écrire son livre, Sandra est profondément bouleversée par un événement insolite. Un jeune journaliste se présente à sa porte pour une collaboration. Malgré le fossé générationnel, et contre toute attente, un amour passionné les submerge, ouvrant la voie à la possible réalisation d’un rêve inespéré.

À PROPOS DE L'AUTRICE

L’écriture et l’illustration ont toujours été étroitement liées pour Sophie Dys, qui a une passion pour la création de personnages et l’exploration de leurs émotions. Elle a animé un club de poésie et a contribué à une trentaine de livres en bibliophilie en tant qu’illustratrice, de même que pour la couverture de ce livre.

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Sophie Dys

D’émeraude et de turquoise

Roman

© Lys Bleu Éditions – Sophie Dys

ISBN : 979-10-422-2094-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Séduis mon esprit et tu posséderas mon corps, trouve mon âme et je serai à toi pour toujours.

Anonyme

Chapitre I

Rien ne pouvait laisser présager… non rien.

En ce jour radieux de juillet où l’on sentait chez les fleurs un grand désir d’éclore et de se déployer ; alors qu’elle tournait la cuillère de bois dans sa compote, Sandra fut attirée par quelque chose d’inhabituel en tournant la tête vers la fenêtre. Un grand oiseau dessinait une tâche noire et tournoyante dans son champ de vision au-dessus du conifère. Il se mouvait en silence avec une fluidité déconcertante. Ses ailes oblongues semblaient fendre l’air en utilisant les ascendances sans aucun effort. Fascinée par la majesté de ce vol, Sandra s’empressa d’éteindre son feu, traversa en trombe la cuisine pour s’emparer de son téléobjectif dans l’entrée et courut au jardin suivie comme toujours de son bien-aimé bichon maltais tout heureux à l’idée d’une promenade avec sa maîtresse. À force d’accompagner son mari à la chasse, Sandra s’était découvert une passion pour les oiseaux en général. Elle ne manquait jamais de les étudier et de poster ses clichés sur internet. Plutôt les photographier et connaître leurs mœurs que leur ôter la vie. Sur le cadran de son appareil reflex, les ailes de l’oiseau étaient si vastes qu’elles débordaient de la mise en page. En revanche, le voir si précisément lui permit de l’identifier : un vautour… tel une voile égarée dans le ciel, il planait d’une ascendance à l’autre faisant scintiller ses ramages, à la recherche de ses proies. Avec ses trois mètres d’envergure, sa beauté était renversante. En rasant la lisière de la forêt, ce vautour incarnait l’infini. Sa souplesse, son sens extraordinaire de l’équilibre faisait de lui un danseur étoile.

Subjuguée, Sandra ne le quittait pas des yeux. Elle savait que grâce à sa constitution exceptionnelle, cet animal pouvait atteindre jusqu’à onze mille mètres d’altitude et qu’il était le seul à pouvoir le faire. En un mot, elle avait devant elle le roi du ciel. Sandra n’hésita pas à saisir sa chance. Elle le mitrailla sans relâche, sous tous les angles et se réjouit quand elle le vit s’approcher. L’occasion était unique. Soudain, l’oiseau fit volte-face, et sans effort, en parfait planeur, il sembla amorcer sa descente, comme pour vaincre l’apesanteur. Puis sans aucun élan, avec une parfaite maîtrise de l’art du vol, il sembla centrer son attention du côté de la caméra. Sandra, consciente de vivre un moment privilégié, éperdue de joie, put même faire un gros plan de sa tête et de son bec recourbé. Derrière l’objectif saisissant l’instant, dans sa précipitation à choisir ces clichés, elle n’eut pas le temps de le voir arriver sur elle tandis que Lotus, sa petite chienne à poil blanc, hypnotisée elle aussi, s’immobilisait sur ses pattes à la vue de l’immense oiseau qui tournoyait en se rapprochant dangereusement, sa petite truffe noire tournée vers le ciel. Après un piqué vertigineux, le vautour, avec une force démiurgique s’abattit de toutes ses forces sur la petite chienne qu’il arracha du sol en moins d’une seconde. L’avait-il prise pour un petit agneau ?

Cette fois, l’animal s’extirpa du sol avec une violence inouïe. La vibration de ses ailes déployées renversa la caméra et fit vaciller la photographe. Sandra, le menton levé, se pétrifia en fixant le geste impulsif du vautour avec une horreur mêlée de rage. Elle était loin d’avoir deviné l’ignoble piège qui venait de se refermer sur elle. Médusée, littéralement figée sur place, elle ne put détacher ses yeux du petit corps innocent de sa chienne bien aimée dont les pattes pendaient lamentablement. Lotus ne cessait d’aboyer. Son cri déchirant remplissait l’espace de ses appels désespérés. Les yeux écarquillés face à l’habileté machiavélique de l’oiseau noir et son ombre immense sur le sol, face à ce rapt et tandem insolite qui s’éloignait d’elle, la sidération venait de créer un blanc dans le cerveau de Sandra.

Et de son corps en transe, raidi par le trop-plein d’émotion, seules les larmes réussirent à trouver un passage par dessous ses paupières. Devant cette scène surprenante, cruelle et mortifère, le barrage avait cédé. Le flot salé de son impuissance avait dépassé ses lèvres et mouillait maintenant sa chemise. Assise sur les cailloux du chemin où elle avait été projetée, submergée par l’émotion, et après un long moment d’hébétude, Sandra réussit enfin à reprendre son souffle. Dans un murmure, elle prononça le nom de sa fidèle compagne à quatre pattes : Lotus… sept d’ans d’amour et de bonheur évaporés en un clin d’œil.

De sa bouche déformée par la colère et la détresse, sortit alors une bordée de jurons. Accablée, le cou tendu, les bras levés en signe d’impuissance, elle se mit à hurler le nom de sa petite compagne encore et encore, tournée vers le bleu infini du ciel où l’ignoble tandem n’était déjà plus qu’un tout petit point noir. Puis sa vue se brouilla, avant de perdre connaissance.

La petite musique insistante qui venait de la poche de son jean transperça le silence de ce lundi matin, une fois, deux fois, trois fois… vite ! Un frisson parcourut Sandra qui ouvrit les yeux précipitamment, le regard perdu. Machinalement, son index appuya sur la touche verte.

— Oui !

— Mamoune, c’est Manon, alors c’est beau là-bas ? Elle est bien la maison ?

— Ma chérie, tu… la voix de sa petite fille !

Un sentiment d’épuisement l’obligea à laisser sa phrase en suspens. Stupéfaite de se retrouver ainsi allongée sur les cailloux du chemin, et à la vue de sa caméra renversée à côté d’elle, son subconscient fit brusquement surface. Et la vision cauchemardesque s’imprima à nouveau dans son esprit. D’une voix tremblante, afin de ne pas effrayer sa petite fille de six ans, elle s’empressa de terminer sa phrase.

— Tu peux me passer ta maman ?

Manon, avec la perspicacité des enfants, comprit aussitôt qu’il se passait quelque chose de bizarre.

— Maman, maman, cria-t-elle.

Sa mère prit aussitôt l’appareil :

— Maman, il y a un problème ?

— Je… elle… notre petit bichon… est parti.

— Comment ça, parti ? Tu ne vas pas tarder à le retrouver, si Lotus fait une fugue, son oreille est tatouée. Ne te mets pas martel en tête elle est intelligente, et elle t’adore. En un moins de temps pour le dire, elle retrouvera son chemin.

— Non, elle ne reviendra pas… sa gorge se serra brusquement. Au son de sa voix, Rosanne comprit que la situation était plus grave qu’elle ne l’avait soupçonnée.

— Maman, tu m’entends ?

Le visage bouleversé, les doigts crispés sur son portable, Sandra finit par répondre.

— Lotus est au paradis.

— Quoi ? Elle s’est fait écraser ?

— Non, non… la petite chienne est partie au ciel. Je n’ai pas pu la sauver.

— Comment ça au ciel ?

— … Il y avait une véritable alchimie entre nous.

— Je sais, je sais… sept ans d’amour… mais où es-tu ?

— Pour la fête des Mères, elle était venue me trouver, une rose rouge entre ses canines, qu’elle avait déposée sur mes genoux.

— Tu ne réponds pas à mes questions, tu es blessée ?

— J’ai le cœur brisé.

— Je comprends, maman, et je compatis… mais dis-moi au moins ce qui s’est passé, si tu as besoin d’un médecin ?

Gagnée par la lassitude, Sandra ferma les yeux quelques minutes. Quand elle ouvrit enfin les paupières, elle se tut un moment puis reprit enfin son souffle.

— L’oiseau a fondu sur Lotus…

Le visage ravagé par le chagrin, Sandra continua dans un filet de voix à peine audible :

— Et… et… il l’a emporté dans ses serres, emporté au ciel !

Rosanne prit un peu de temps pour chercher sa réponse. Sa mère avait-elle perdu la raison ? D’une voix grave qui était descendue d’une octave, elle reprit :

— Mais où es-tu ? Es-tu blessée ? J’ai besoin de savoir, pour t’aider.

— Je suis dans le jardin. Sous le choc, je m’étais endormie sur le chemin. C’est le téléphone qui m’a réveillée. J’ai dû être projetée par les ailes du vautour.

— Un vautour ? Ce n’est pas une blague ? Tu es sûre que tu n’as pas pris de cannabis ? Ou un médicament, une substance quelconque ?

— Tu me connais, pour le cannabis, tu sais que je touche à peine à l’alcool et que je ne fume pas. J’aimerais bien que ce soit une blague, fit Sandra tristement. Cette ordure ne l’a pas ratée !

— Mon Dieu, maman, quelle histoire étrange ! Je prends aussitôt la voiture et je te rejoins. Nice n’est pas trop loin du Verdon, mais j’ai besoin de savoir s’il te faut un médecin.

— Non, non, je suis indemne.

— Alors, en attendant, mange, repose-toi, dors et prends soin de toi. Tout va s’arranger. Si tu en as la force, prépare nous quatre lits, je viens avec Manon et un couple d’amis. Et, j’apporte le dîner. Garde ton portable sur toi, je te tiendrai au courant. À ce soir.

— Merci, ma chérie, j’ai hâte de te voir. Et ne te casse pas le cou sur la route ! Je t’embrasse, répondit Sandra, dont le visage peu à peu reprenait ses couleurs.

Elle s’allongea un peu plus loin dans l’herbe douce jusqu’à ce que ses genoux cessent de trembler. De son esprit, elle éradiqua l’affreuse scène de manière à retrouver des forces pour ses invités. Après un moment de détente, et bien que très sportive pour ses quarante-neuf ans, péniblement elle se leva, sortit la caméra et son tripode du buisson où ils avaient atterri, les mit tant bien que mal sur son épaule et se dirigea d’un pas lourd vers la Bergerie qu’elle avait louée pour les vacances.

À Nice, après avoir donné ses consignes de départ, Rosanne était perplexe. Quoi ? Sa mère en plein délire ? Ce qui ne lui ressemblait pas. Mais, un coup de chaleur ?

Un médicament pris par erreur ? Un début d’Alzheimer ? Tout était possible. Par acquit de conscience face à ce coup de fil surréaliste, elle décida d’appeler la mairie du village le plus proche.

— Allo, la mairie ? Est-ce qu’une personne pourrait me renseigner sur les animaux de la région ?

— Je vous passe madame Blanchet.

— Bonjour, Madame, je peux vous renseigner ?

— Oui, ma mère vient de louer une Bergerie dans votre village et elle se plaint d’un vautour.

— Effectivement, nous venons de réintroduire une colonie de vautours fauves, car l’espèce était menacée d’extinction. Ce vautour lui aurait-il volé de la nourriture ?

— Elle m’affirme qu’il a emporté sa petite chienne dans ses serres.

— Oh ! Mon Dieu… de quelle couleur était le vautour ?

— Je n’ai pas plus de détails.

— Parce que si c’est un vautour noir, alors c’est un vautour Moine. Les vautours fauves sont rassemblés et nourris quotidiennement, ils sont inoffensifs. Tandis que les noirs que l’on voit très rarement ne font pas partie de leur clan. Il se peut qu’ils soient rejetés sur le lieu du festin. La situation est difficile d’autant que les noirs, les vautours moines sont plus sauvages et que les proies de nos jours se font rares. Il n’y a plus de carcasses d’animaux à leur disposition comme par le passé.

— D’après vous, les vautours moines chercheraient donc à s’emparer de tout ce qui serait susceptible de les nourrir ?

— Ce n’est pas impensable, bien que ce ne soit jamais arrivé. Si le scénario est bien réel, il se peut que l’oiseau ait cru voir un agneau de lait. Je suis désolée pour votre famille. Je vais en parler au Maire, et si vous le désirez, aussi aux journalistes.

— Pas si vite ! N’en faites rien. Je dois d’abord comprendre et vérifier la situation ainsi que l’état d’âme de ma mère pour qui cette chienne était si précieuse. Je vous tiendrai au courant si nécessaire. Merci pour tous ces renseignements. Au revoir Madame.

Dès que la BMW eut dépassé, dans la pénombre, le dernier lacet du chemin, le visage bouleversé de sa mère lui apparut dans l’encadrement de la lourde porte de bois. Rosanne s’élança hors de la voiture après avoir fait crisser les pneus d’impatience. La route avait été longue et elle avait hâte de réconforter sa mère.

— Maman ! dit-elle en l’embrassant… tu sembles avoir repris des forces.

Mère, fille et petite-fille s’enlacèrent chaleureusement. De voir les trois générations d’une même lignée faire corps face aux vicissitudes de la vie, un sourire ému se peignit sur le visage de leurs amis restés à l’écart.

Lors de la visite de la Bergerie, tous tombèrent sous le charme des vieilles pierres qu’on aurait dit posées jadis à la main, des poutres, du plafond voûté rappelant le fond d’un bateau et du confortable canapé écru tissé à la main prêt à accueillir pas moins de huit personnes. À l’étage, dans les chambres peintes à la chaux, il y avait des jetés de fourrure sur les lits et partout des bouquets de lavande. La cuisine était tout en bois, ornée de pains vernis en forme de soleils, de cœurs et de poissons, accrochés au mur comme des sculptures, à découvrir à travers les chapelets de gousses d’ail d’oignons et d’herbes de Provence qui pendaient de toutes parts. Une soupe qu’avait mijotée Sandra attendait les convives sur la longue table monacale tandis que Rosanne réchauffait la daube sortie de son sac de courses ; le tout arrosé d’un bon vin de pays et des figues du jardin. Savourant le délicieux repas et perdus dans leurs pensées, personne n’avait jusque-là osé aborder le sujet brûlant. Seule Manon, avec l’innocence de ses six ans, osa la première rompre la chape de silence.

— Où est-ce qu’elle est partie, Lotus ?

Sous la lumière tamisée, Manon était plutôt craquante : ses jolis yeux turquoise, sa peau lisse de bébé et cette petite boucle blonde qui chatouillait son nez minuscule…

Une ombre vint aussitôt obscurcir le visage de Sandra. Lotus était la meilleure amie de Manon qui l’avait choyée dès sa naissance comme son propre bébé. Combien de jeux, de rires et de galipettes sur la pelouse ! Combien de bains, de courses et de petites récompenses après les caresses…

— Personne ne sait où elle est, ma chérie. La seule chose que nous savons, c’est qu’elle est partie, répondit tristement Sandra.

— Mais comment, partie ? Moi je pars tous les jours à l’école et je reviens à la maison. Peut-être qu’elle sera là demain matin, fit Manon de sa voix fluette… elle connaît le chemin, elle ne peut pas se tromper. On est sa famille, elle ne peut pas nous avoir oubliés, n’est-ce pas Mamoune ?

Un frisson glacé parcourut le dos de Sandra. « Comment lui dire ? » pensa -t-elle.

— Personne ne sait rien à son sujet, ma chérie, maintenant que tu as fini de dîner, tu vas bien dormir ce soir dans ta peau de bête. Peut-être Lotus viendra-t-elle te faire un petit « coucou » dans tes rêves.

Rosanne prit sa fille dans ses bras.

— Manon, dis bonsoir à tout le monde, viens te coucher mon cœur, demain on aura peut-être de ses nouvelles.

Rosanne ne tarda pas à redescendre pour rejoindre la table familiale.

— Manon dort déjà à poings fermés, dit-elle en s’asseyant près de sa mère.

— Comptes-tu lui dire la vérité ? demanda Sandra.

— La petite a besoin de temps. Son cerveau n’est pas encore apte à absorber un pareil choc. Mais, je lui dirai un jour. En fait, la situation est assez compliquée, reprit-elle, une ride entre les deux yeux. Quand tu m’as parlé au téléphone, au début j’ai cru à une fabulation ou à un coup de chaleur qui t’aurait fait délirer. Et, j’ai voulu en avoir le cœur net.

— Et comment pouvais-tu en avoir le cœur net ?

— J’ai appelé la mairie la plus proche de la Bergerie et une personne m’a renseigné sur les vautours des environs.

— Ah ! Et qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— Que la situation que tu m’as décrite n’était malheureusement pas impossible.

— Alors, tu me crois maintenant ? Y a -t-il eu des précédents ? Ne me cache rien, je veux connaître tous les détails.

— Des précédents, non, mais… Rosanne se tut, puis reprit lentement son souffle :

— De quelle couleur était le vautour ?

— Noir, très noir, ses ailes en tout cas. Sa tête aussi avec du blanc et du gris sur le poitrail. Mais tu le verras toi-même bientôt. J’attends le développement des photos d’un jour à l’autre.

— Fabuleux ! Tu as eu le temps de faire des photos ?

— Je ne suis sortie au jardin que pour ça, et Lotus m’y a suivie, comme d’habitude.

— Si ton vautour était noir, c’est qu’il était sauvage et cette espèce majestueuse se montre très rarement… maman, dit-elle en regardant sa mère droit dans les yeux, tu veux toujours de mes détails ? Tu ne vas pas faire une syncope ?

Sandra, stoïque, fit « non » de la tête.

— L’espèce est en voie de disparition. Une colonie de vautours vient d’être réintroduite dans les parages, mais ceux-là sont inoffensifs. Celui que tu as photographié est bien le vautour « moine », et de par la loi du clan, les autres ne l’invitent pas à leur festin…

Rosanne laissa une seconde sa phrase en suspens.

— Tu imagines la suite… J’ai hâte de voir tes photos, renchérit-elle très vite de façon à faire oublier à sa mère l’horreur du récit… elles sont toujours magnifiques.

Sandra, le visage ravagé par le chagrin, répondit d’une voix tremblante :

— Dire que nous ne pouvons même pas l’enterrer !

— Lotus a vécu un amour partagé. C’est un destin magique, mais quelque part aussi un destin extraordinaire et magnifique. Elle n’est ni morte d’une longue maladie qui l’aurait dégradée ni écrasée sur la route par un fou saturé d’alcool. Elle s’est envolée vers l’infini du ciel dans l’ultime beauté d’un rayon de soleil.

— Hou ! tu es bien positive. Moi, je n’ose pas imaginer ce qui s’est passé là-haut ! Et je me ronge les sangs. Ces années ont passé trop vite… perdre un animal aimé est comme perdre un enfant.

— La vie est belle et cruelle aussi. Combien d’animaux finissent comme Lotus chaque jour que Dieu fait ? C’est la loi de la nature et nous n’avons pas choisi d’être sur terre. Cela dit, tu as vécu une expérience traumatique, et je n’aurais pas aimé te savoir seule ce soir. C’est Manon qui voulait t’appeler au téléphone. Elle t’adore, tu sais. La télépathie peut-être ?

— Je m’étais évanouie. C’est la musique de mon portable qui a dû réveiller le bon neurone !

— Tu as eu de la chance. Ton évanouissement a donné le temps à ton cerveau de se mettre en état de veille. Une sorte d’anéantissement nécessaire et salutaire après un choc. C’est ce qui t’a permis de te relever dans un état normal, fit Rosanne d’un ton docte.

— Ah ! Je retrouve bien là ma psychologue de fille !

— Ce n’est que du bon sens, Maman, mais si je peux te donner un conseil maintenant c’est de te couler dans un bon sommeil réparateur. Mes amis et moi allons tout ranger et faire la cuisine demain matin. Et ne t’avise pas de descendre avant onze heures. Sandra embrassa sa fille chérie.

— Merci, vous me réchauffez le cœur. Bonsoir à tous et faites comme chez vous, répondit-elle un pied sur la première marche de l’escalier, un léger sourire sur ses lèvres tremblantes. J’ai perdu un mari bien aimé et ma petite chienne préférée, mais j’ai encore une fille que j’aime par-dessus tout et une petite fille que j’adore, murmura-t-elle.

Chapitre II

— L’histoire ne manque pas de panache, dit Jérémie assis en face de madame Blanchet dans son bureau au fond du couloir. Marguerite, la soixantaine, le visage avenant et la poitrine généreuse, était sa cousine et avait une bonne place à la mairie.

— Quel scoop pour le journal ! Non seulement les vautours sauvages sont rarissimes, mais ceux qui ont été réintégrés ont des attitudes de poussins, tous ensemble à se nourrir bien sagement, chaque jour que Dieu fait, sur la même pierre plate. Mais attention, un vautour puissant et solitaire qui s’approche de l’humain d’aussi près… et n’hésite pas à agripper dans ses serres une petite chienne innocente… L’horreur et la violence du sujet devraient pouvoir attirer pas mal de lecteurs.

— Ah ! Vous, les journalistes ! Pas même une pensée pour ce pauvre animal ou sa maîtresse ? Pas le moindre saignement de cœur ?

— Les journalistes sont comme les médecins ou les auteurs de romans noirs ; si notre cœur devait saigner à chaque assassinat, il y a longtemps que nous serions hors service.

Pour une fois que le chien n’est pas écrasé, mais qu’il monte au ciel, comme Jésus… tu te rends compte !

— Ah ! Parce que les journalistes blasphèment aussi ?

— Attends, tu es sûre que le vautour moine ne demande pas de rançon ?

— Décidément, Jérémie… ce sont les écrevisses que tu as pêchées hier soir qui te démangent le gosier ? Il y a une pince qui est restée coincée ?

— Ah, Marguerite, je t’adore !

— Trêve de plaisanterie, tu as un nom, une adresse ? dit Jérémie rieur.

— Avec tes yeux de braise, on ne peut rien te refuser, dit Marguerite un rien nerveuse. Il semble que la dame en question vienne juste de louer la Bergerie des Rouviers pour les vacances. C’est tout ce que je sais. Tu pourrais peut-être voir de ce côté-là. Mais… discrétion oblige… et bouche cousue en ce qui me concerne. Je n’en ai pas encore parlé au maire et la dame au téléphone n’avait pas l’air pressée d’en parler aux journalistes.

— Ne t’inquiète pas. J’ai l’habitude. Il se trouve que… par hasard… et un sourire espiègle s’imprima sur ses lèvres… que par hasard donc… j’ai justement assisté à la scène de loin. Toi, tu ne m’as rien dit. Merci, Marguerite, je te revaudrai ça. La famille a aussi quelquefois du bon, renchérit-il avec un clin d’œil en l’embrassant sur les deux joues.

— Seulement quelques fois ? Menteur… tu me le paieras !

Un quart d’heure plus tard, alors qu’il se dirigeait vers la Bergerie en question, Jérémie se fit rappeler à l’ordre par son portable.

— C’est ta cousine adorée, fit Marguerite de bonne humeur…

Te présenter aussi vite en journaliste… attends, je vais te sauver la mise. Je viens de parler au maire. Il serait d’accord pour organiser une petite cérémonie devant la sculpture du jardin avec speech, les chants des enfants des écoles, les bougies et les fleurs… tout le tralala. Présente-toi plutôt comme envoyé par la mairie. La maîtresse du petit chien va craquer : le Maire a été sensible à votre épreuve, il désire faire une petite cérémonie en votre honneur dans les jardins de la mairie demain à onze heures. La cravate, n’oublie pas la cravate, il me tuerait ! Et rapporte-nous une photo de la chienne, son nom, et l’identité de la maîtresse. Toute la famille est invitée. Capicci ?

— Bravo, tu es un ange, je t’embrasse les tétons Marguerite. J’arrive dès que tes ordres auront été exécutés. Attends-moi, même si tu crèves de faim. Salut.

Sandra fit le tour du cadran. C’est tout juste si elle descendit pour dîner. Avec sa queue de cheval blonde et son tee-shirt moulé sur des seins fermes, elle était loin d’être la grand-mère tricoteuse au chignon serré à laquelle s’attendaient Stéphane et Cora au retour de leur pique-nique. Sandra et Rosanne aux yeux turquoise comme Manon étaient toutes les deux modernes et sexy, élégantes et presque sœurs tant le décalage des années était si peu perceptible. Quelques cheveux gris, que Sandra n’oubliait jamais d’épiler, un début de pattes d’oies largement compensées par son expérience et sa vivacité. Maintenant assise dans le confortable canapé, elle tenait sa petite fille sur les genoux.

— Alors, Manon, tu as cueilli tes fleurs préférées ?

— Oui, j’ai fait un bouquet, mais je n’aime pas les cactus, ça pique ! Mamoune, tu as trop dormi, dit-elle d’un ton de reproche. Lotus n’est pas venue parce qu’elle ne t’a pas vue dans le jardin !

— Est-ce que tu l’as appelée ?

— Oui, je l’ai app… pelée… je l’ai cherchée partout derrière les buissons, mais elle n’a pas répondu.

— Manon fondit en larmes. On sonna à la porte.

— On n’attend personne. Manon, va te reposer dans ta chambre, ma chérie. Ne te dérange pas, maman, je vais ouvrir, dit Rosanne. Un inconnu, un homme brun aux cheveux drus, au visage avenant légèrement tanné par le soleil et le vent se présenta de sa voix chaude :

— Jérémy Fosty, je viens de la part de la mairie, dit-il d’une voix enjouée. Pourrais-je parler à la propriétaire de la petite chienne qui a appelé hier la mairie ?

— Maman, on te demande.

— C’est moi, vous êtes ?

— Jérémie Fosty. Madame Blanchet qui vous a renseignée sur les vautours a prévenu Monsieur le Maire. Il a été sensible à votre épreuve et désire faire une petite cérémonie en votre honneur, si cela vous convient, bien sûr.

— Entrez, Monsieur, c’est moi qui ai téléphoné, mais c’est sans importance, dit Rosanne, asseyez-vous, voici ma mère.

— Une cérémonie, renchérit Sandra. C’est très aimable à lui. Quel genre de cérémonie ?

Le maire prévoit un discours et les enfants des écoles vont chanter devant la sculpture dans le jardin où seront disposées des bougies et des fleurs devant le portrait de la petite victime. Vous avez une photo de votre chienne ?

— Oui, bien sûr, j’en ai des milliers.

— Si vous voulez, je peux me charger de la faire agrandir sur carton. Le photographe du village fait du bon travail.

— Écoutez, vous me prenez de court… Je ne sais pas quoi vous dire… je suis touchée… attendez, je vais chercher la photo. Rosanne, peux-tu offrir un verre à Monsieur ?

— Une bière, merci.

Le jeune homme portait une chemise blanche bien coupée, les manches remontées sur un jean marine et les pieds nus dans des sandales de cuir.

— Ma mère a été très choquée. Il faut la ménager.

— J’imagine. Cet accident était malheureusement incontrôlable. À moins que votre mère n’ait eu à la fois le réflexe et le fusil de chasse en bandoulière…

— Manque de chance, mon père était un chasseur accompli.

— Comment s’appelle la chienne ?

— Lotus. Il y a sept ans, c’était l’année des « L ». En mémoire du nénuphar que mon père lui avait offert quand il l’a rencontrée à Mougins. Au printemps, il y a là-bas un lac entièrement rempli de lotus blancs et roses. Une vision magique. Juste derrière la maison de Picasso. Vous connaissez peut-être.

— Non, mais j’irai voir. Ma moto adore les chemins de traverse.

— Ah ! Sandra, fit Rosanne, tu as trouvé ?

— Lotus a l’air si vive et si joyeuse ! C’est une bonne photo, dit Jérémie, j’ai le copyright ?

— Pour la mairie, oui, répondit Sandra, pas de souci, je suis la photographe.

— Alors on se voit demain à la mairie à onze heures avec votre famille. Mettez une jolie robe, le maire portera la cravate. Et merci pour la bière. Vous êtes Madame ?

— Sandra Girardy. Voici ma fille Rosanne. Nous viendrons aussi avec Manon, ma petite fille et un couple d’amis.

— Enchanté d’avoir fait votre connaissance, madame Girardy, dit-il avec une chaleureuse poignée de main à chacune d’entre elles. À demain.

Jérémie se leva pour aller rejoindre sa moto. Les deux femmes furent frappées par sa sveltesse, sa stature et sa musculation. Il faisait penser à un athlète plutôt qu’à un employé de mairie. Le casque argenté faisant dépasser ses cheveux mi-longs ;

Il donna un coup de pied bien net sur la pédale et partit en trombe, un nuage sablonneux dans son sillage.

— Allo Marguerite ? Mission accomplie. Je file chez le photographe. Quelle dimension, l’agrandissement sur carton ?

— Quarante, soixante centimètres. Tu as les noms ?

— Lotus et madame Sandra Girardy : G.I.R.A.R.D.Y sa fille Rosanne sa petite fille et un couple d’amis. Je n’ai pas oublié la cravate… euh… je veux dire : la tenue chic ! J’ai même bénéficié d’une bonne bière pour mon gosier. Demain, onze heures, avec la photo. Bye.

Sandra, à pas de loup, découvrit Manon sur son lit, recroquevillée comme un fœtus, son petit ours bleu lové contre sa joue. Les nuits, les enfants étaient bercés par la douceur de leurs rêves. Fallait-il dire la vérité à ce petit visage d’ange enrobé de boucles blondes ? Fallait-il dire que nos rêves d’ici-bas peuvent s’envoler en un claquement de doigts ? Manon allait devoir affronter la brutalité de la mort pour la première fois. Une rude épreuve pour une si petite fille. Bien sûr, Sandra allait lui dire la vérité. Rosanne aurait pu le faire, mais Lotus était la fidèle compagne de Sandra. C’était aussi la meilleure amie de Manon. Lui dire, oui, mais lui dire avec des gants.