La fille à la rose - Sophie Dys - E-Book

La fille à la rose E-Book

Sophie Dys

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Beschreibung

La vie de Bruce Dewell, avocat new-yorkais, semble idyllique aux côtés de sa femme Pamela, jusqu’à une rencontre inattendue à Saint-Tropez qui bouleverse son existence. Pamela, après une fausse couche à New York, sombre dans la dépression en réalisant qu’elle est devenue stérile, ce qui la conduit à un destin tragique en psychiatrie. Pendant ce temps, Liane, l’amante de Bruce donne naissance à un enfant dans le secret. De qui est ce bébé ? Bruce devra faire face à une vérité bouleversante.

À PROPOS DE L'AUTRICE

L’écriture et l’illustration ont toujours été étroitement liées pour Sophie Dys, qui a une passion pour la création de personnages et l’exploration de leurs émotions. Elle a également animé un atelier d’écriture, fondé un club de poésie et contribué à une trentaine de livres en bibliophilie en tant qu’illustratrice.

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Sophie Dys

La fille à la rose

Roman

© Lys Bleu Éditions – Sophie Dys

ISBN : 979-10-422-0662-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

L’amour est comme le vent, il ne souffle pas toujours du côté où on l’attend.

S. D.

En hommage à Pascal Obispo dont la chanson a inspiré ce roman : « Comment veux-tu que je t’aime ? »

Chapitre 1

Saint-Tropez, 6 octobre 2013

« Comment veux-tu que je t’aime ? » fit l’homme d’un regard appuyé comme s’il cherchait sa réponse au fond, tout au fond de ses yeux à elle, de ses yeux de lagune. Liane à la fois étonnée et touchée par la question… (qui ne lui avait jamais proposé un menu avant l’acte ?) D’habitude elle était aimée, elle aimait sans réfléchir à la façon. À la limite, cette question aurait pu provenir d’un professionnel du sexe. Mais l’homme qui la regarderait intensément avec tant de sensibilité et de douceur n’avait apparemment rien d’un spécialiste. Bronzé, le cheveu dru et puissant, il respirait avant tout la santé : les épaules carrées, les muscles bien dessinés, les traits du visage équilibrés, c’était plutôt la franchise qui émanait de ce regard foncé. Elle passa donc la main sur les mèches brunes qui dessinaient un cadre autour des yeux virils qui la fixaient sans rien répondre. Il n’avait pas bougé.

— Comment veux-tu que je t’aime ? répéta-t-il… coup de foudre ou coup de vent ?

Liane faillit éclater de rire. Si elle n’avait pas été attirée par lui, à cet instant elle aurait presque apprécié la proposition et fait éclater sa joie. Mais elle apparemment à faire à un poète, c’était un inconnu, et elle ne voulait pas le décevoir.

Il y avait en elle un cœur sauvage et généreux.

— Pourquoi, aimer tout court, ça n’est pas suffisant ? fit-elle d’une voix pure comme l’eau d’un torrent.

Il sembla un instant perdu dans ses pensées, puis il lui prit doucement le bras en le retournant pour être sûr d’y trouver les zones sensibles prêtes à recevoir ses caresses.

— La spontanéité ? répondit-il, le naturel ? Bien sûr, mais ça ne t’intéresse pas de savoir où tu vas ? Comment tu y vas ?

Eliane n’était pas une prude. On l’avait surnommée « Liane » parce qu’elle avait grandi trop vite. En un an, son corps s’était allongé démesurément, ses seins avaient surgi comme deux volcans en fusion prêts à cracher leur lait, et elle avait aussitôt collectionné les amants. Dès ses quatorze ans… dans les fourrés dans les granges, dans les voitures, et même parfois dans le luxe des draps, mais sans rien chercher de spécial. Elle aimait s’immerger dans la sensualité du moment en profitant de l’intensité des gestes et en scandant intérieurement les rythmes.

Elle absorbait tout : les odeurs, les sons, les sensations subtiles, et se laissait bercer comme en musique. Connaissant bien son corps, elle menait son archet, sûre de partager la symphonie jusqu’au dénouement, et ne craignait pas de se lâcher. Juste pour rompre le cours du temps, pour repartir à zéro.

C’était aussi simple que ça.

— Je sais où mon corps va, répondit-elle aisément. C’est le principal. Pourquoi ? Tu vois des différences ? Tu veux déjà savoir si je suis une passante dans ton univers ou la mère de tes enfants ? D’habitude ce sont plutôt les femmes qui posent ce genre de question.

Les ongles de l’homme qui suivaient la pente de son bras en l’effleurant suscitaient déjà des sensations plus précises entre ses cuisses et l’intellectualisme ne lui parut pas avoir sa place ici, sur ce lit de feuilles fraîches où, après avoir couché la moto sur le bas-côté, ils s’étaient, dans l’urgence, créé un nid douillet sur le sol avec leurs blousons. Liane avait l’habitude de se mettre en danger avec des amants inhabituels dénichés çà et là. Elle avait toujours compté sur son instinct et sa jeunesse pour tomber juste, et jusque-là la méthode s’était avérée sans faille.

— Non c’était juste une question adressée à toi, fit-il en levant la tête à travers les multiples faisceaux de soleil qui perçaient les branches. Comme quand on va au restaurant et qu’on demande à son invitée : « préférez-vous l’île flottante ou la mousse au chocolat ? »

— C’est très aimable à toi, fit-elle un peu moqueuse et décontenancée à la fois, par tant de prévenance, mais je préfère commencer le jeu tout de suite. Tu as taquiné ses nerfs, et le feu a déjà mordu leurs brindilles !

Contrairement à bien des jeunes filles, peu lui importait le nom de l’homme ou sa situation dans la société. C’était sa puissance aphrodisiaque qui l’intéressait. Son énergie dirigée vers elle, et certains détails physiques qui suscitaient son désir. Comme la courbure du cou ou la commissure de ses lèvres. Le pli qu’elles faisaient, étrangement, la faisait frissonner. L’homme, excité par sa ferveur naissante n’attendit pas longtemps pour dégrafer la chemise et la dégager du corps de Liane comme on décortique l’écorce de la vanille. Son premier geste fut de humer en connaisseur l’odeur suave et légèrement piquante de la transpiration que le soleil d’été avait propagée sur cette peau de femme. Les yeux clos, Liane se concentrait maintenant sur la dextérité de cet homme que la blancheur de ses vêtements fondait sur le ciel qui leur servait de baldaquin. Le feu se répandit vite au-delà des brindilles. C’était exactement comme elle l’avait imaginé. Au café. Son regard dirigé vers la table voisine l’avait aussitôt conduit vers l’homme de dos qui buvait sa bière. Elle avait adoré ces mains masculines ornées de poils bruns au départ de sa montre de plongée. Ces mains pouvaient faire bien plus et bien mieux que de tenir un verre ! elles étaient nerveuses et fines et de plus, l’élixir qui se répandait dans le corps de cet homme leur préparait l’amour. Un désir irrésistible s’empara soudain de Liane. Le désir de connaître cet homme dans le plaisir se fraya un chemin dans son esprit. Instantanément elle comprit qu’elle aimerait l’aimer. Coïncidence ? Télépathie ? L’homme, se sentant épié, avait lentement dégagé son bras qui jusque-là cachait son visage, et de ses cuisses puissantes moulées dans son jeans blanc, s’était légèrement déplacé afin d’apercevoir celle qui avait posé son esprit sur lui. Un regard bref… puis un sourire… Et les silences qui suivirent, lourds de promesses, contenaient déjà la déflagration future de leur fièvre naissante. Une heure plus tard, après avoir traversé le village de Saint-Tropez, puis chevauché les chemins de traverse, ils s’étaient retrouvés dans un champ face à la mer, s’étaient enlacés, embrassés fougueusement, et cette fièvre, après s’être peu à peu emparée de leurs sens, ne leur avait pas menti. Leur symphonie s’était avérée si parfaite, qu’après l’exultation mutuelle de leurs corps joints à la même seconde, ils finirent par s’endormir épuisés et ravis, dans les bras l’un de l’autre, sans même connaître leurs prénoms.

La petite musique stridente d’un portable sépara soudain leurs chaleurs emmêlées. L’homme se précipita à la recherche de son jeans parmi ses vêtements éparpillés dans les buissons pour fouiller habilement sa poche.

— Allo… oui… oh my God ! j’avais complètement oublié… je suis dans les environs… Du côté de la Bastide blanche… j’arrive… vingt minutes à peu près… fit-il, pressé.

Liane engourdie se dressa sur les coudes, étonnée de constater que le soleil léchait déjà l’horizon, et plutôt déçue à l’idée d’abandonner ce bonheur champêtre.

— Tu as une urgence ?

— Désolé… fit-il en jetant les mots comme des cailloux dans l’eau froide… on lève l’ancre demain à l’aube et je dois recevoir les journalistes.

— Tu pars… où vas-tu ? fit-elle, déconcertée. Une sensation étrange envahissait son esprit : celle du parachutiste tout juste tombé du ciel. Le choc de ses pieds à l’atterrissage lui remémorant soudain l’envolée sensuelle et paradisiaque qu’elle venait de vivre.

— En Grèce… l’équipage est déjà à bord au grand complet à préparer le départ. Les journalistes m’attendent et je ne suis même pas là pour les recevoir !

— Les journalistes ?... Tu es célèbre ? fit-elle, étonnée, un peu moqueuse.

— Pas moi, le bateau… c’est un voilier des années trente, entièrement restauré, compté parmi les quelques légendes des « Voiles de Saint-Tropez », tu sais bien, cette course mythique qu’on appelait « La Nioulargue ». Tu as sûrement vu sa photo dans Var-Matin… puis sur un ton plus dur :

— Viens, habille-toi. Je n’ai pas de temps à perdre, fit-il la tête à moitié enfouie dans son T-shirt. Liane obtempéra sans attendre, et n’eut pas le loisir de poser d’autres questions. Il lui fit signe d’enfourcher la moto et de bien se tenir à lui, ce qu’elle fit avec délice, puis démarra en flèche d’un coup sec et bruyant en direction du port de Saint-Tropez. Il est vrai qu’en cette occasion renouvelée chaque année le port offrait un spectacle unique et grandiose. Les vieux gréements étaient alignés telles des perles rares dans la vitrine d’un joaillier. En mêlant cordages, vernis, teck et chromes, leurs mâts s’entrecroisaient sur le ciel pour former un jeu de lignes verticales tout droit sorties d’un tableau moderne que les photographes ne se privaient pas d’immortaliser sur leur pellicule. Le bois qui composait ces bateaux de légende y était omniprésent et dégageait une chaleur intime à l’inverse des bateaux modernes. Ces pur-sang attendaient les humains en rang d’oignons prêts à prendre le large vers les terres lointaines. Un rêve que réalisaient chaque année quelques équipages privilégiés. Liane qui longeait chaque jour le port en direction des ruelles avait oublié que la course prenait fin ce soir-là avec ses fêtes et ses récompenses. Sûrement, elle allait perdre son « homme » dans le tourbillon des évènements. Soudain, une grande angoisse s’empara d’elle. Ses membres se raidirent et juste au moment où arrivée au port, elle enjamba la moto, et où ses mains quittèrent le buste de son amant : elle prit conscience de l’ampleur et de la beauté de cet après-midi-là. Coup de vent ? Ou coup de foudre ? Ou bien coup de folie ?... Il ne restait plus qu’une minute, et elle allait le perdre. Jamais elle n’avait ressenti une telle détresse après l’amour. L’homme mit pied à terre en urgence, adossa sa moto à un poteau, le cadenassa, puis il prit Liane par le cou, et l’embrassa sur la bouche.

— Il faut que j’y aille, fit-il en enjambant la passerelle de bois avec un bref geste d’adieu. Liane ressentit un grand vide dans l’estomac, une sorte de coup de poing invisible. Mais elle ne se doutait pas qu’un peu plus loin, l’homme allait se retourner et faire quelques pas en arrière, Liane crut qu’il avait oublié quelque chose sur le quai. Mais non, c’était bien elle qu’il regardait. Il lui cria :

— Viens ce soir vers vingt-deux heures, on fera la fête. Puis elle vit disparaître sa haute structure dans le cockpit. Un long sourire illumina son visage à l’idée de revoir, avant son départ, cet amant que lui avait fait découvrir sa folle impulsion, et dont elle ne connaissait toujours pas le nom. Elle resta là un bon moment, figée, sans un souffle, à contempler les lettres de cuivre sur la coque de la goélette : « SILVER SIREN », puis, joyeuse s’en fut lentement vers la petite chambre de bonne qu’elle avait louée à prix d’or pour l’été dans la rue de la Ponche. « Se faire belle, rafraîchir son visage… se parer d’or… »

Par chance, sa sœur Fiona, avec qui elle partageait la chambre minuscule, était allée rejoindre ses amis pour le week-end à Ramatuelle. Liane eut donc tout son temps pour se préparer, démêler ses cheveux, prendre sa douche dans la fraîcheur du soir et chercher la plus belle robe dans son placard… décolletée, bien sûr !

Une étincelle raviva encore son sourire à la vue de son placard encombré : on l’appelait « la fille à la rose ». C’était une idée à elle ; se faire un peu d’argent de poche en vendant à la sauvette des chapeaux sur lesquels elle cousait une rose en tissu. Elle les empilait sur la tête ou les tenait au bout d’une perche et inlassablement longeait les plages alentour où elle se rendait en faisant du stop. Grâce à son look spectaculaire et ses shorts sexy, elle ne restait pas longtemps sur le bord de la route. Ses cheveux décolorés jusqu’à l’ultime blancheur donnaient à son jeune visage un charme et une douceur troublante et inattendue. Le regard de ses yeux de lagune, comme les appelait Fiona, était plutôt saisissant. « Mon corps est ma meilleure publicité », disait-elle avec malice à qui voulait l’entendre. Ce marketing intrépide lui permettait de doubler le prix d’achat des chapeaux et des roses, et comme elle prenait soin de toujours changer son lieu de vente, les gendarmes n’étaient pas trop bourrus avec elle : ils la toléraient. N’était-elle pas devenue une sorte d’égérie ? Certains touristes venaient même à Saint-Tropez pour la rencontrer et ne résistaient ni à sa gaieté ni à son charme. Ses chapeaux à larges bords avaient même fait la une du journal local et partout ils ornaient dans les rues la gent féminine. Cette année-là, ils étaient « un must ». Elle avait su créer la mode. Mais elle n’en porterait pas ce soir. Elle préférait l’incognito. Les marins ne s’intéressaient qu’à la mer et ne l’avaient sûrement pas repérée. Ce soir, c’était la fête. Elle aimait l’idée de plaire pour elle-même, comme cet après-midi. C’était plus humain, plus gratifiant. Elle se fit une queue de cheval haute qui mettait en valeur la rondeur de son crâne en lui donnant de la classe et du chien, puis enfila sa robe blanche qui créa en glissant le rebondi des seins, directement, sans aucun lien. Elle vérifia ensuite sa fluidité dans le miroir. La blancheur du casque de lumière en accord avec la robe de la même couleur qui coulait sur ses cuisses était du plus bel effet. Elle pouvait désormais poser ses talons dorés sur la passerelle du « Silver Siren », et prit vaillamment le chemin du port. La goélette éclatait de mille feux. De partout fusaient les rires et les conversations animées et joyeuses entrecoupées çà et là du « bang » des bouchons de champagne décapsulés que scandait la musique. Liane gravit lentement la passerelle en se tenant un peu trop fort au cordage de peur de perdre un de ses talons dans les trous réguliers du caillebotis. Arrivée à l’entrée du bateau, un marin l’arrêta net.

— Vous cherchez quelqu’un ? fit-il en admirant la demoiselle, mais obligé à contrecœur d’obéir aux ordres. Les voileux formaient un club très fermé, c’était pire que le Rotary ou le Lions club : il fallait y être introduit comme chez les francs-maçons et montrer patte blanche. Liane, intimidée soudain à l’idée qu’elle ne connaissait pas le nom de son amant, se mit à balbutier :

— J’ai rendez-vous à vingt-deux heures.

— Avec qui ? fit le marin, la casquette bien campée sur les oreilles.

— Avec l’homme en blanc qui reçoit les journalistes, fit-elle pour conjurer le sort.

— On est tous en blanc pour « les Voiles », fit le marin d’un air goguenard, et on reçoit les journalistes à tour de rôle… et je ne t’ai pas vue sur le bateau cet après-midi, que je sache. Tu ferais mieux de retrouver d’où tu viens. Ici, il ne suffit pas d’être une jolie fille pour être invitée.

Liane perplexe resta silencieuse un moment. Sans bouger, elle cherchait désespérément son homme en tentant de dévisager de loin l’équipage. Mais la nuit traitresse cachait à moitié les visages, les lumières ne faisaient saillir que certains traits… Elle distinguait des nez et des mentons, mais personne ne « lui » ressemblait vraiment.

— Alors c’est Jack ou Dan… puis se tournant vers les autres marins… c’est toi Kyle qui a invité cette beauté ? On avait pourtant prévu une soirée entre hommes.

Les garçons se mirent à rire de plus belle.

— C’est un homme brun. On l’a appelé au téléphone cet après-midi, il n’a pas eu le temps de me dire son nom, fit Liane au bord de la panique.

— Quelqu’un a appelé un homme brun au téléphone cet après-midi ? fit à la cantonade le marin qui lui barrait toujours la route. Et ses gestes d’imitation grossiers faisaient délibérément croire à une farce.

Un des marins assis sur le bastingage, après avoir englouti sa bière, composa un numéro sur le portable qu’il avait sorti de sa poche. Il proféra quelques mots à son interlocuteur invisible et s’écria de sa voix gutturale avec un fort accent anglo-saxon :

— C’est Bruce. Il demande de la laisser passer et de la conduire à sa cabine.

Le marin décrocha aussitôt le cordage d’entrée avec déférence. À sa précipitation, on devinait qu’il avait à faire à un supérieur… Bruce ! … Il s’appelait Bruce… Jack, Dan, Kyle… aucun d’entre eux n’était apparemment né sur le sol français. Liane fit un premier pas mal assuré. À sa droite, un énorme panier contenait des chaussures diverses de toutes tailles. Le marin lui fit signe de se déchausser, ce qu’elle fit à regret, la main un peu tremblante.

— Suivez-moi, fit-il aimablement. Tiens, tiens… Bruce devait avoir du pouvoir, si son marin avait dû se soustraire au vouvoiement…

Le sol était en teck et les coursives recouvertes d’un vernis parfait. Après avoir traversé un salon contenant une enfilade de canapés de cuir confortables, le marin qui la conduisait frappa discrètement à une porte.

— Entrez, fit Bruce. Et Liane reconnut enfin « sa » voix avec soulagement.

— Merci, Nico, tu peux retourner à ton poste. Le feu d’artifice est prévu pour minuit. Je compte sur toi pour allumer les fusées de détresse.

Nico s’en fut en acquiesçant de la tête.

Bruce se tourna vers Liane :

— Mon cerbère ne t’a pas fait trop de misères ? fit-il avec un sourire amusé.

— Tu n’avais pas donné d’ordres ?

En guise de réponse, un sourire ambigu s’imprima sur ses lèvres.

— Tu es bien gardé, fit liane en balançant sa queue de cheval de gauche à droite… je n’avais même pas ton prénom.

— Tu l’as maintenant. Tu me donnes le tien en échange ?

— Liane, fit-elle en riant. Eliane…

Mais tout le monde m’appelle Liane.

Bruce était assis, le dos contre un gros coussin sur un lit double dont l’arrondi reprenait les volumes de la cabine. La vision de cet homme si brun, si viril dans cet uniforme impeccable de blancs et d’ors la frappa de plein fouet et créa le silence entre eux. De son côté, Bruce se félicita de ce cadeau auquel il ne s’attendait pas le matin même, et que la nuit lui apportait sur un plateau d’argent. Parfois, il autorisait les professionnelles à venir satisfaire ses marins, mais il y avait eu des complications et aussi des vols. Désormais, les jours de fête, il préférait les soirées entre hommes, plus saines, malgré l’alcool. Les marins étaient moins fatigués pour prendre la mer le lendemain à l’aube et leur vie sexuelle était aussi appétissante en dehors du bateau. Ce soir-là, Bruce n’avait fait une exception que pour lui-même, et s’en réjouissait en espérant que la jalousie ou la frustration de son équipage ne viendrait pas gâcher son plaisir.

— Bruce, ce n’est pas un prénom français ? Pourtant tu parles aussi bien qu’un français et tu n’as pas d’accent, fit Liane étonnée.

— Je suis né en France et je vis en Amérique. J’étais à l’école bilingue et j’ai choisi mon équipage parmi mes amis de Harvard. À part Nicolas, on est tous américains.

Par prudence, Bruce avait pris l’habitude de rester discret sur ses origines et sur sa famille. Par expérience, il savait trop bien que le magnétisme de Saint-Tropez attirait aussi des personnages hétéroclites. C’était un lieu excitant et superbe où les stars venaient se montrer, où les milliardaires jouissaient de leurs yachts et de leurs piscines à fleur de mer, mais cet endroit était aussi hanté par les idées sombres de ceux qui ne pouvaient y trouver leur place. Liane se tenait toujours debout devant la porte. Ils se dévisagèrent en prenant leurs temps.

— Tu es ravissante, fit Bruce à brûle-pourpoint, quel âge as-tu ?

— Dix-neuf ans, répondit Liane mal assurée mais sans le montrer.

— Viens dans mes bras, fit-il tendrement avec un besoin irrépressible de la toucher.

Liane enjamba les chaussures noires bien cirées de Bruce qui gisaient sur la moquette et se coula doucement sur le lit contre son buste entre les étoiles de ses deux épaulettes. Il lui caressa le cou et propagea son souffle chaud derrière son oreille.

— Tu ne demandes jamais d’argent ? demanda Bruce à voix basse. Liane fit un bond, et furieuse, fit semblant de vouloir le gifler. La rage se lisait dans ses yeux qui s’étaient aussitôt assombris.

— Pour qui me prends-tu ? fit-elle, interloquée.

— C’est pourtant toi qui m’as dragué… qu’est-ce que tu cherches alors ?

— Le plaisir. C’est tout. Une vie sexuelle intéressante. Sortir des sentiers battus. Mais ne t’inquiète pas, je gagne ma vie et je me protège. On peut s’aimer sans risques aussi longtemps qu’on le désire, fit-elle cajoleuse.

Bruce restera pensif quelques minutes, son bras autour des épaules nues de sa compagne, à la fois étonné et surpris par le charisme et la personnalité de cette toute jeune fille aux yeux brillants. C’était une première. Lui qui était maître à bord n’avait pas l’habitude qu’on décide à sa place, mais la proposition était trop belle. Décidément, Liane était trop féminine, trop sensuelle, son visage d’ange à la fois déterminé et vulnérable le plongeait déjà dans une sorte de transe. Il regarda sa montre :

— On a exactement une heure quarante-trois. Après je dois me rendre sur le pont pour faire le feu d’artifice. Tu pourras venir te joindre aux invités si tu veux, on a gagné la couse et mes hommes préparent le buffet.

Rien qu’à la vue de ses seins serrés dans le lycra blanc, Bruce avait craqué. Il repoussa une de ses mèches blanches derrière son oreille et recula légèrement la tête pour contempler l’extraordinaire beauté du visage de Liane, et posa soudainement ses lèvres sur les siennes. Elle ferma les yeux. Les attouchements de Bruce enflammaient déjà ses sens. Car les mains de son amant avaient délibérément pelé la robe pour atteindre la chair. Il n’en finissait pas de lui parler doucement contre ses cheveux et les mots n’étaient autres que ceux de la passion. Mais la voix de Bruce était maintenant devenue rauque, et l’émotion lui coupa la parole. À partir de cet instant, un dialogue plus silencieux et plus sensuel prit la relève, laissant libre cours à leur imagination. Liane oublia tout sauf ses caresses de plus en plus séductrices, de plus en plus brûlantes, parfois même troublantes ou étonnantes qui la consumèrent en final pour la mener jusqu’à l’extase, encore et encore.

Le bras de Bruce enroulé autour de ses épaules, de manière à me protéger, leur double respiration apaisée à l’unisson, les amants finirent par se reposer dans les bras l’un de l’autre, repus et comblés. Tous deux étaient conscients d’avoir partagé quelque chose d’unique.

Ils venaient juste d’exulter lors de leurs orgasmes conjugués, lorsqu’on frappa à la porte.

— C’est moi, Nico… désolé de te déranger : c’est un appel urgent de New York. Pamela ne peut pas te joindre directement puisque tu as mis ton portable sur répondeur. Bruce était encore dans les limbes et ne réalisa pas bien les paroles de Nico, entrecoupées qu’elles étaient, des conversations de l’équipage.

— Il y a le feu au bateau ? fit-il avec difficulté, la bouche encore pâteuse.

— Non, non, c’est un appel de New York.

— Un appel de qui ?

— De ta femme, c’est urgent.

— Merci, Nico, je m’en occupe, fit Bruce d’un air soudain sérieux. Une ride horizontale lui barrant immédiatement le front.

— Désolé, Liane, fit-il une jambe dans son pantalon, le devoir m’appelle. Prends ta douche et rejoins-moi sur le pont, je t’attendrai à la proue. Puis il quitta immédiatement la cabine en claquant la porte. Pourquoi Liane sentit-elle à cet instant un coup de poignard dans le cœur ? n’était-elle pas ici juste pour le plaisir, comme elle venait de l’affirmer une heure auparavant ? Elle haïssait ces portables qui venaient toujours interrompre leur intimité. C’était le mot « femme », surtout, qui l’avait heurtée. Tout s’était déroulé si vite. Elle n’avait même pas pensé à regarder « ses » bagues. Il en avait plusieurs. À son petit doigt, elle se souvenait qu’il portait une chevalière avec un blason imprimé en creux. Mais elle n’avait pas remarqué son alliance. « Ta femme », avait dit Nico… il avait une femme, à New York, une jolie femme cultivée, intelligente et raffinée à n’en pas douter.

Comment cela se fait-il ? se dit Liane en se moquant d’elle-même, moi si libérée ! En effet, née d’une mère suédoise, elle ne s’était jamais jusqu’ici trop embarrassée de principes. Son père non plus d’ailleurs. Ayant hérité du restaurant familial, il avait pour ainsi dire kidnappé sa mère pour s’installer dans ce joli petit coin perdu de Provence aux alentours de Draguignan. Entre les champs de lavande et les vieilles pierres de ce charmant village de Châteaudouble perché sur un rocher escarpé. Les deux sœurs avaient grandi avec les quelques élèves qui composaient l’école et largement bénéficié des légumes du potager gonflés de soleil, des senteurs de la forêt où elles s’amusaient à libérer les animaux de leurs collets et des bains matinaux dans les torrents glacés. Cette vie de sauvageonne proche de la nature avait éveillé en elles des désirs inconnus et y avait construit des forces presque surnaturelles. Saint-Tropez avait été la première étape de leur indépendance.

Liane savoura le jet multiple de la douche qu’elle regretta aussitôt d’avoir pris sans réfléchir : l’eau bienfaisante lui avait malheureusement fait perdre l’odeur de l’amour. Après avoir longuement contemplé le lit défait, un peu désorientée, elle finit par enfiler sa robe, lissa ses cheveux et lorsqu’elle ouvrit la porte de la cabine, quelques bribes de l’échange téléphonique avec New York parvinrent subrepticement à ses oreilles. La voix de Bruce tentait d’être rassurante, mais avait des intonations tristes et angoissées :

— Normal... under stress... another baby...

Les connaissances en anglais de Liane étaient plutôt succinctes. Que signifiait « another » baby ? Un bébé ? Avec un problème ? Pourquoi Bruce se trouvait-il à Saint-Tropez juste au moment où sa femme accouchait ? Elle se glissa à pas feutrés dans le couloir qui menait au pont afin de ne pas le déranger. L’équipage s’en donnait à cœur joie autour du buffet et l’alcool en avait éméché plus d’un. Elle réalisa soudain qu’elle était affamée et attrapa au vol quelques canapés de saumon fumé qu’elle engloutit avec un verre de champagne à la fraise. Surgit alors le groupe des « Gipsy King » mêlant leurs voix chaudes aux accords de leurs guitares et la température monta d’un cran : la gaieté était à mon comble. Soudain d’immenses fleurs de feu embrasèrent le ciel en éclairant par intermittence le foncé de la nuit.

Nico mêla le panache rouge des fusées de détresse au ballet du feu d’artifice de la ville. Elles retombaient lentement en laissant un fin sillage derrière elles avant de se fondre à l’eau. Enfin ce fut la symphonie des sirènes de tous les bateaux du port dont les sons inégaux se chevauchèrent pendant quelques minutes pour clore cet évènement magnifique sur une note joyeuse et intense. Puis ce fut le silence, et la nuit noire.

Il avait dit « à la proue »… C’était où, la proue ?

Nico lui indiqua un petit banc de bois que formait harmonieusement la queue sculptée d’une sirène à l’avant du navire, dont les écailles étaient peintes en argent. Bruce l’y attendait pensif.

— Tu as pu profiter de la fête ?

— Oui, c’était magnifique… mais toi tu as des ennuis… fit-elle songeuse.

— Ma femme a fait une fausse couche. Elle devait me rejoindre en Grèce. Je prends le premier avion pour New York. Nico va me conduire à l’aéro-club, fit-il en parlant vite. (Il regarda sa montre.) Il est trois heures du matin. Mes hommes doivent se changer et se préparer à prendre la mer. Kyle va me remplacer aux commandes. Tu ferais bien d’aller te coucher. Il lui caressa les cheveux et l’embrassa sur le front.

— C’était superbe, nous deux…

Puis il se dégagea brusquement et se dirigea en hâte vers sa cabine. Liane, qui avait machinalement quitté le bateau en saluant les derniers hommes d’équipage à traîner encore sur le pont, prit le chemin du retour en suivant l’arrondi du quai. Mais elle se ravisa, revint sur ses pas et se cacha derrière un groupe de musiciens qui sortaient d’une discothèque. Elle ne tarda pas à apercevoir la jeep blanche de Nico, ainsi que Bruce, sa valise à la main, dans son habit de ville. Elle aurait tant aimé l’accompagner à l’aéroport… mais pour rien au monde elle ne voulait s’imposer. La voiture se fondit doucement dans la nuit. « À l’année prochaine ! » lui avait crié Nico avec un geste chaleureux de la main en guise d’au revoir.

Chapitre 2

New York, octobre 2013

— Chérie, comment te sens-tu ? Est-ce que tu vas mieux ?

Pamela, dans la blancheur de son lit d’hôpital, un IV au creux du bras, sourit tristement à la vue de son mari et ne put retenir ses sanglots.

— Notre bébé, on a perdu notre bébé… si tôt… notre petit garçon avait à peine trois mois !

Là, là… ça va passer, fit Bruce en lui caressant la joue. Je ne t’aurais pas laissée seule si ta grossesse avait été plus avancée, fit-il pour la consoler. Son visage, bien que bronzé, paraissait émacié, creusé par la fatigue et le souci.

— Comment est-ce arrivé ? demanda-t-il d’un air contrarié.

— Je me suis pris un talon dans le tapis de l’escalier et je suis tombée d’un étage. Chaque marche tambourinait mon ventre, je n’ai pas pu m’arrêter, fit Pamela agitée et troublée entre deux sanglots. Les pleurs ruisselaient sur son visage que cachaient à demi ses longs cheveux d’ébène.

Quelques-unes de ses mèches étaient restées emprisonnées sur ses lèvres et ses traits étaient si contractés que son mari l’aurait à peine reconnue s’il n’avait pas été averti du numéro de sa chambre.

— C’est triste et malencontreux, fit Bruce d’une voix douce pour apaiser ses pleurs, mais ce n’est pas la fin du monde. On peut faire des bébés à l’infini, toi et moi, on connaît le mode d’emploi !

Il se rapprocha de son visage et sécha ses larmes du revers de la main.

Pamela était une enfant gâtée. Fille unique d’une famille très influente à New York située dans les premières lignes de la liste des plus grosses fortunes dans le magazine Forbes, elle n’avait jusque-là connu de la vie que le meilleur, le facile et le chic. Une adresse à Park avenue, des vacances à la propriété de la plage, des études d’histoire de l’art qu’elle avait choisies et suivies un peu en dilettante… jusqu’à son somptueux mariage avec Bruce, un ultime cadeau de la vie.

— Bien sûr, tu n’étais pas là pour m’aider, dit-elle avec une moue tout enfantine en frémissant des cils. D’ailleurs, tu n’es jamais là quand on a besoin de toi.

— C’est un accident, Pamela, on ne pouvait pas le prévoir. Tu devais venir me retrouver en Grèce, tu en étais tout au début de ta grossesse. On avait pris la décision ensemble. Ce n’est qu’un malheureux concours de circonstances. Un enfant change totalement la vie d’un couple. On aura plus de temps pour nous. Réjouis-toi, on pourra sortir, aller danser, voyager, voir nos amis…

— C’est toi qui aimes cette vie-là, répondit-elle dépitée. On dirait parfois que tu me préfères ton équipage.

— Ma chérie, tu te fais du mal… calme toi, les choses vont s’arranger, je suis revenu pour toi.

Et il l’embrassa sur la bouche.

— Beurk !… Tu sens l’amour ! fit-elle subitement en le repoussant avec une ardeur retrouvée.

— Oui, l’amour pour toi, fit Bruce tendrement en réalisant un peu troublé qu’il n’avait pas eu le temps de prendre une douche après sa double escapade.

— Non, non, je te connais bien, tu as eu une aventure à Saint-Tropez, renchérit-elle avec assurance.

— Tiens, tu ne pleures plus, répondit Bruce pour donner du temps à sa réponse.