De l'Autre côté de l'Eau - Sarah Clain - E-Book

De l'Autre côté de l'Eau E-Book

Sarah Clain

0,0

Beschreibung

Et si votre univers tout entier s'apprêtait à basculer ?

Dans une ville merveilleuse, aux habitations faites d’arbres gigantesques et protégée par cinq grand Sages, Enor mène une vie insouciante avec ses parents. L’arrivée de Shadrack, un garçon énigmatique qui semble détenir de nombreux secrets, va bouleverser toutes ses certitudes.
« Pour quitter ce monde, tu dois traverser l’eau. »
Mais, qu’y a-t-il de si mystérieux de l’autre côté de l’eau ?

Ce roman jeunesse vous propose de partir à la découverte d'un monde magique et de ses nombreuses légendes !

EXTRAIT

Ploc !
La paupière se ferma, puis s’ouvrit de nouveau. L’œil apparut et pivota dans son orbite pour suivre les tracés tortueux que la goutte d’eau avait créés après son impact sur la vitre.
Ploc !
D’autres gouttes fusèrent et d’innombrables petites rigoles se tracèrent sur la plaine verticale de verre. De l’extérieur, l’œil semblait pleurer.
— Enor !
L’œil se détourna de la fenêtre.
— Je vous ai posé une question.
Il chercha un visage qui voudrait bien lui souffler la réponse, rencontra plusieurs lèvres qui remuèrent en silence et fronça les sourcils. La classe ressemblait à un banc de poissons cherchant à respirer. Il crut reconnaître une lettre.
— O.… émit-il avec hésitation.
— A-FFLI-GEANT, articula Mme Constance en détachant chaque syllabe, je veux vous voir à la fin du cours.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Le roman nous propose une histoire débordante d’imagination et d’originalité et une aventure époustouflante au cœur d’une fantasy vraiment bien écrite. - La Petite Étagère

C'est un très beau voyage que Sarah Clain nous propose donc, et elle y est très bien arrivée ! - Même les sorcières lisent

À PROPOS DE L'AUTEUR

Sarah Clain est née au siècle dernier sur une île mystérieuse au milieu d’un océan. Très vite, on l’emmène à Paris dont le décor et l’ambiance lui inspireront quelques romans urbains pour adultes ( Un sacré numéro, disponible aux Éditions City). Elle y trouvera aussi une bibliothèque qui deviendra sa deuxième maison et dans laquelle elle grandira. Pendant cette période, elle improvisera la construction orale de récits féériques auprès d’un petit auditoire d’enfants très enthousiastes. L’écriture, toujours présente, prendra de plus en plus d’ampleur. C’est la magie des terres de Bretagne et des îles disséminées dans son océan natal qui alimentent l’imaginaire de ses récits fantastiques. Quand elle n’écrit pas, elle apprend à de grands enfants l’Art de manier les potions et de lire dans la lumière des étoiles.
La légende raconte que la Roche Écrite, site symbolique du roman De l’autre côté de l’eau, existe réellement. Sarah Clain serait même la descendante de l’un de ses gardiens.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 349

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



De l’autre côté de l’Eau

ISBN : 979-1-094-78607-9
De l’autre côté de l’Eau
Copyright © 2016 Éditions Plume Blanche
Copyright © Illustration couverture, Nicolas Jammoneau
Tous droits réservés
Sarah Clain

Sarah Clain

De l’autre côté de l’Eau

(Roman)

« Un enfant c’est le dernier poète d’un monde
qui s’entête à vouloir devenir grand ». Jacques Brel
Aux deux enfants d’autrefois, grâce à qui tout a commencé,
Aux deux enfants d’aujourd’hui, grâce à qui tout continue.

1. Le guide

Ploc ! 
La paupière se ferma, puis s’ouvrit de nouveau. L’œil apparut et pivota dans son orbite pour suivre les tracés tortueux que la goutte d’eau avait créés après son impact sur la vitre. 
Ploc !
D’autres gouttes fusèrent et d’innombrables petites rigoles se tracèrent sur la plaine verticale de verre. De l’extérieur, l’œil semblait pleurer.
— Enor !
L’œil se détourna de la fenêtre.
— Je vous ai posé une question.
Il chercha un visage qui voudrait bien lui souffler la réponse, rencontra plusieurs lèvres qui remuèrent en silence et fronça les sourcils. La classe ressemblait à un banc de poissons cherchant à respirer. Il crut reconnaître une lettre.
— O.… émit-il avec hésitation.
— A-FFLI-GEANT, articula Mme Constance en détachant chaque syllabe, je veux vous voir à la fin du cours.
Lorsque le son de la cloche retentit, il rangea ses affaires avec une extrême lenteur ; non pas qu’il voulût retarder l’échéance, mais plutôt avoir la certitude que tous les élèves fussent sortis avant de subir la remontrance. Mme Constance devina ses craintes, chassa les curieux et lui fit signe de venir.
Il s’approcha. Jamais il ne l’avait vue de si près. Elle était couronnée d’un gros chignon tressé et portait de petites lunettes rondes derrière lesquelles il pouvait discerner la couleur de ses yeux. Sa personne imposait l’assurance et le respect.
— Je vous trouve de moins en moins attentif, reprocha-t-elle à ce garçon de treize ans qui en paraissait dix et pour lequel la Nature semblait avoir refusé de trancher sur certains détails physiques. 
Les yeux d’Enor, vert-de-gris le midi, pouvaient se revêtir d’une brillance métallique le soir venu. Des reflets caramel apportaient un peu d’éclat à une chevelure très sombre dans laquelle quelques peignes s’étaient déjà cassé les dents.
Il baissa les yeux en prenant un air affecté. Même si ce début de réprimande était trop prévisible pour le surprendre, cette convocation en fin de cours l’étonnait. D’ordinaire, elle n’hésitait pas à faire profiter toute la classe des remarques cinglantes. 
— Mais ce n’est pas pour cela que je vous ai convoqué, continua-t-elle après avoir marqué un silence. Demain, nous allons accueillir un nouvel élève, il aura grand besoin d’un guide et c’est vous que j’ai choisi pour cette tâche. 
Enor ne put cacher son étonnement. Lui, l’élève plutôt moyen, souvent rêveur, toujours en retard… donc loin d’être un exemple. 
— Il s’appelle Shadrack et a été retrouvé par des pêcheurs sur la plage. Nous n’avons aucune information sur sa famille. Il ne connaît personne et, surtout, bien qu’il parle parfaitement notre langue, il a l’air étranger à certaines choses élémentaires. Aussi ne le brusquez pas. Ne le martelez pas de questions. On pense à une amnésie passagère. Je compte également sur votre discrétion.
Enor réalisa qu’elle ne lui demandait pas son avis. C’était une chose entendue.
— Venez avec moi, conclut-elle en se levant.
Ils parcoururent les couloirs de l’école. L’établissement était taillé dans un chêne aux dimensions gigantesques. La bâtisse sentait la sève, preuve que l’arbre se portait bien. Il y avait dix-neuf classes composées d’élèves âgés de cinq à treize ans.
Quatre étages occupaient le tronc. Dans les épaisses branches, des chambres et des appartements avaient été creusés pour loger le personnel ou les internes. Shadrack y avait été installé. 
Enor formulait silencieusement une série de phrases de circonstances afin de mettre à l’aise le pauvre inconnu qui allait certainement dépendre de lui. Sa poitrine se gonfla d’orgueil à la perspective d’être ce protecteur. Gare à celui qui, dans la classe, dans l’école ou même dans la ville, lui causerait du tort !
Ils s’arrêtèrent devant une porte semblable à des dizaines d’autres. Mme Constance actionna alors une cordelette rouge. Quelques secondes s’écoulèrent. La porte pivota. Elle entra la première. Enor resta sur le seuil avec l’étrange impression que le territoire au-delà lui était interdit.
La chambre, sans être minuscule, était de petites dimensions. Meublée simplement, mais sans avarice, elle offrait tout le confort nécessaire. Au centre, une chaise prenait toute son importance à cause du personnage qui y était assis.
Un garçon, immobile comme un prince habitué à recevoir, n’esquissa pas même un mouvement à leur arrivée. Sa chevelure ressemblait à un feu dressé sur sa tête et semblait parachever l’éclairage de la pièce, mais ce qui figea Enor sur le seuil, ce furent ses yeux : des yeux d’un ocre si clair qu’ils paraissaient jaunes. Il affichait une expression issue d’un savant mélange d’épervier qui guette et de félin-qui-fixe. 
— Bonjour Shadrack, voici l’élève dont je vous ai parlé et qui vous servira de guide, déclara Mme Constance.
Enor s’avança en affichant un sourire maladroit. 
— J’envoie une feuille à vos parents pour les prévenir de votre retard, annonça-t-elle.
Ce fut sur cette phrase qu’elle les quitta. 
Les deux garçons se faisaient face. L’un, debout, gêné, cherchait du regard un objet quelconque qui pourrait déclencher un début de conversation. L’autre siégeait, sûr de lui, l’œil dominant et amusé de celui qui a conscience qu’il impressionne. La situation était tout à fait contraire à ce qu’Enor avait imaginé ! 
La pièce s’assombrit légèrement. Un nuage s’attardait devant le soleil et, bientôt, de petites notes contre les feuillages et d’autres plus franches contre la vitre se firent entendre : il pleuvait.
Enor se sentait ridicule et en fut agacé. Qui était ce prétentieux qui réussissait sans une parole à exprimer tant de mépris ? Il fallait parler.
— J’ai l’impression que je te dérange, je peux te laisser si tu veux…
Sans attendre la fin de la phrase, Shadrack se leva, se dirigea vers la porte et lança sans même se retourner :
— Je vais avoir besoin de toi pour quelques explications.
— Je suis là pour ça, rétorqua Enor, piqué d’avoir été devancé.
Et ce fut Enor qui suivit Shadrack.
— Évidemment ! s’écria Enor. Toutes les maisons sont creusées dans des arbres, dans quoi voudrais-tu qu’elles soient faites ?
Les questions de Shadrack ne cessaient d’alimenter la surprise d’Enor. Il les posait sans la crainte de paraître niais, avec tout le sérieux de quelqu’un qui s’informe. À aucun moment, il n’avait affiché la moindre surprise.
— Mais l’arbre qui sert d’habitat, rétorqua Shadrack, doit très certainement mourir à force d’être creusé de la sorte. Vous agissez en quelque sorte comme les parasites que sont les termites.
— Pas exactement, s’empressa de rectifier Enor. Les fouilleurs laissent en général des murs suffisamment épais pour que la sève puisse continuer à circuler. Tu remarqueras d’ailleurs que mis à part certains bâtiments collectifs, comme l’école qui nécessite une catégorie particulière d’arbres, la plupart des maisons sont faites dans des arbres massifs, plus larges que hauts.
Shadrack observait, comme on observerait les détails d’un tableau, le fourmillement de la rue après la rapide averse. De lourds chevaux traînaient une charrette chargée de paquets, d’autres, plus fins et graciles, emportaient d’un trot aérien de légères carrioles contenant de jeunes filles riant aux éclats. Ici, un marchand poussait une brouette dans laquelle des bouquets de fleurs étaient disposés comme autant de pompons multicolores. Là, un petit théâtre improvisait un spectacle devant lequel des enfants s’émerveillaient. Partout, ces gens faisaient de ce tableau une fresque animée.
— J’ai aussi remarqué que des feuilles rousses passent à intervalles de temps réguliers dans le ciel.
— Ce sont les Feuilles, répondit Enor comme une évidence.
Sa réponse fut accueillie par un silence.
— Préservée est une grande ville, sentit le besoin de préciser Enor. Aussi, pour communiquer sans se déplacer, on utilise les Feuilles de l’Arbre à Lire. On écrit son mot sur une feuille de cet arbre et on la place dans le courant d’air qui mène à la maison que l’on veut. Chaque arbre est relié au réseau des courants d’air. La ville compte environ neuf cents familles, les gens se sont déjà au moins croisés une fois. Je sais tout cela, car c’est mon père qui s’occupe du recensement de la population, qui consigne les naissances, les décès et les mariages.
— Cela n’a pas l’air de payer beaucoup, siffla Shadrack en le jaugeant de la tête au pied.
— On ne manque de rien, répondit calmement Enor, et si jamais tu cherches à savoir combien de SAJ il gagne… eh bien, je n’en sais rien.
— Combien de quoi ?
— Ne me dis pas que tu ne sais pas ce qu’est une SAJ.
— Alors je ne te le dis pas.
— SAJ signifie Sphère d’Ambre Jaune, soupira Enor, avec dix SAJ, on peut avoir une SAR, Sphère d’Ambre Rouge.
Enor saisit une bourse accrochée à sa ceinture, y plongea le pouce et l’index et en sortit une petite bille pareille à une goutte de miel figée.
— Il existe également des SAN, Sphères d’Ambre Noir et plus rares, des SAV et des SAB, pour Bleu et Vert, mais ces dernières ne sont employées que pour de grosses transactions. De toute façon, les échanges se font souvent sous forme de troc et si tu as un bon potager, tu peux toujours échanger quelques tomates contre un pain.
— Et en n’ayant ni l’un ni l’autre ? coupa Shadrack.
— Ne t’inquiète pas, tu seras pris en charge par Préservée.
— Je ne m’inquiète pas. J’en ai assez vu pour aujourd’hui, tu peux rentrer chez toi, le congédia Shadrack qui s’éloignait déjà.

2. L’impasse de la Motte

La famille Teck était assez réduite. Enor en était le seul enfant. On reconnaissait le père à sa longue moustache tressée. La mère, douce, intelligente, que son mari appelait affectueusement « la patronne », gérait toute l’organisation de la maison, finances comprises. Quant à ses yeux, ils avaient la couleur du miel et les multiples nuances que lui rendait la lumière apportaient à ce regard plus d’expression que chez n’importe qui d’autre.
— Trois bébés sont nés aujourd’hui, annonça joyeusement le père entre deux bouchées de pomme de terre au fromage, deux filles et un garçon.
— J’ai l’impression qu’il y a plus de filles cette année, constata la mère. À long terme, cela risque de causer quelques problèmes, à moins que les villages disséminés autour de Préservée ne se rapprochent.
— Ne t’inquiète pas, l’année n’est pas finie, répondit-il, et puis il paraît que maintenant il y en a qui poussent sur les plages. La feuille que nous a envoyée Mme Constance y faisait allusion.
Il marqua une pause pour qu’Enor prenne la parole, mais ce dernier n’en fit rien.
— Tu n’es pas très bavard ce soir, finit-il par dire.
— Nous pensions que tu nous parlerais de ce Shadrack.
— Je ne sais pas vraiment quoi dire à ce sujet, répondit prudemment Enor, il est un peu… étrange.
— Être étrange pour un étranger, blagua le père, je ne vois là rien d’anormal.
— Si j'étais à sa place, continua Enor en esquissant un sourire poli, j'aurais été terrifié. Ce n'est pas facile de se retrouver seul dans un endroit inconnu. Lui, en revanche, a l’air tellement serein ou, du moins, rien ne semble le surprendre. Il est vraiment bizarre et cette façon qu'il a de regarder est…
Enor croisa le regard de sa mère et ne put ajouter de qualificatif.
— Tu as l’air fatigué. Sors de table si tu veux, lui conseilla-t-elle plus qu’elle ne le lui permit.
Dans sa chambre, située à l’intérieur d’une grande branche, il s’étendit sur son lit et contempla la voûte étoilée à travers un panneau vitré. Là, il se laissa écraser sous la masse infinie de l’Univers. Le tissu noir et scintillant d’étoiles l'enveloppa pour le transporter vers le vertige de l’infiniment grand. C'est ainsi qu'il aimait s'endormir.
À l’aube, la clarté mêlée aux effluves d’une brioche aux raisins le souleva doucement de son sommeil. Il descendit dans la cuisine où, comme chaque matin, ses parents l’attendaient devant une table chargée de viennoiseries, de miel et de lait.
— Tu as bien dormi ? demanda sa mère.
— Oui, oui, répondit Enor entre deux baisers et quelques tartines.
Avant d’aller à l’école, il se rendait à la librairie de la Motte, située dans une impasse. C’était un arbre au tronc noueux, dont personne ne connaissait l’âge et dont la vitrine, enfumée par la poussière des ans passés, laissait entrevoir de vieux livres à la reliure de cuir, serrés les uns contre les autres. L’enseigne au-dessus de la porte portait un écusson de bois vermoulu sur lequel étaient gravés une plume d’oie et un parchemin. 
Il poussa la porte qui fit tinter une clochette. Derrière un comptoir taillé en un bloc dans du chêne apparut un petit homme fripé nommé Gnomon ; le libraire de l’impasse de la Motte.
L’intérieur de la boutique, plus grand que ce que l’on pouvait imaginer, était tapissé de livres jusqu’au plafond. Plusieurs rangées se prolongeaient derrière le comptoir. 
Quelques années auparavant, Gnomon avait remarqué ce petit garçon qui ralentissait le pas en passant devant sa boutique. Un jour, il s’était décidé à entrer pour demander un livre : celui qui contenait toutes les réponses à toutes les questions. Il existait puisque son père l’avait affirmé. Gnomon lui promit alors que s’il recevait un tel ouvrage, il le lui mettrait de côté. Depuis ce jour, Enor passait presque tous les matins.
Ce rituel chez le libraire avait d’abord été une démarche sérieuse, puis en grandissant une habitude. Enor aimait les livres.
— J’ai classé quelques nouveaux ouvrages à la lettre H hier, déclara Gnomon, tu peux aller jeter un coup d’œil.
Enor se dirigeait devant l’étagère des H. Le tintement de la clochette d’entrée ne parvint pas à détourner son attention des lettres dorées : « Histoire des mythes et légendes ».
Il extirpa l’ouvrage, comme on extirpe une brique d’un mur et contempla la couverture de cuir rouge comme le coffre d’un trésor. Hélas ! deux petites mains s’en saisirent.
— C’est exactement ce que je cherchais !
Une jeune fille lui avait arraché le livre et le brandissait comme un trophée. Bien que consterné, le premier élément qu’il remarqua fut l’épaisse queue de cheval qui tombait lourdement contre son dos. Un rayon de soleil qui s’échappait d’une lucarne faisait briller son œil droit comme une émeraude. Alors qu’elle entreprenait de s’éloigner, il la rattrapa par le bras.
— Mais pour qui te prends-tu ? lui lança-t-elle sèchement en le toisant.
— Pour celui à qui tu as pris ce livre, s’empourpra Enor.
— Tu l’as déjà payé ?
— Non pas encore, mais…
— Alors il n’est pas à toi ! conclut-elle.
— À moi de te demander pour qui tu te prends, se fâcha Enor tout en empoignant l’ouvrage.
— Pour Dihamm d’Ambreville, pauvre idiot !
— Cela devrait m’évoquer quelque chose ? Rends-moi ça !
— Jamais ! cria-t-elle piquée dans son orgueil.
Ils se dévisagèrent, l’un avec colère, l’autre avec mépris. Subitement, leur expression se transforma en étonnement ; le livre qu’ils se disputaient avait disparu.
— Où est-ce que tu l’as caché ? s’exclamèrent-ils en même temps, s’adressant l’un à l’autre.
— Inutile de vous chamailler ! intervint Gnomon qui était apparu non loin d’eux.
Il était voûté au-dessus du livre et le tenait fermement.
— Je n’ai que ce seul exemplaire, continua-t-il.
— Indiquez-moi alors une autre librairie, dit calmement Dihamm amusée devant l’expression courroucée d’Enor.
— Hélas ! mademoiselle, cet ouvrage vous ne le trouverez pas ailleurs. Son auteur, qui veut rester anonyme, réside à plusieurs jours de marche. Il ne m’en fera parvenir un nouveau que quand celui-ci sera vendu.
— Je suis disposée à l’acheter au double de son prix, l’autre attendra, insista-t-elle en désignant Enor du menton.
— Ce n’est pas la politique de la maison, mademoiselle et j’ai une bien meilleure idée.
Les yeux du vieil homme se remplirent alors de bienveillance et de malice.
— Je n’accepte de vendre ce livre que si vous l’achetez ensemble. Vous vous le prêterez à tour de rôle, jusqu’à ce que je reçoive le prochain.
— On peut faire ça, déclara Enor un peu déçu.
Dihamm se pinça les lèvres et acquiesça à son tour.
— Disons que le rendez-vous est fixé ici même dans trois jours, ajouta Enor, et je voudrais les coordonnées de ton courant d’air, on ne sait jamais.
— Ne t’inquiète pas, on se reverra, mais tu n’auras pas mes coordonnées, répondit-elle mal à l’aise.
Enor n’insista pas. Il se dit que de toute manière, la retrouver n’était pas difficile. Il lui suffirait de les demander à son père, puisqu’elle avait donné son nom.
Ils déposèrent chacun leur part de sphères d’ambre sur la coupelle du comptoir et sortirent de la librairie en tenant chacun, avec fermeté, un bout de l’objet de leur discorde.
Attelée à quatre chevaux, une grosse voiture blanche, aussi brillante et lisse que de la porcelaine, attendait. Enor était abasourdi. Seules les personnes très fortunées possédaient de tels attelages. Lui, qui connaissait de près ou de loin toutes les personnes de la ville, n’avait jamais entendu parler de la famille d’Ambreville. Il essaya toutefois de ne pas afficher sa surprise.
— Voilà, c’est ici que l’on se quitte, dit calmement Dihamm en tirant le livre vers elle.
— Pas question ! bondit Enor.
Il se ravisa brusquement. Beaucoup de temps s’était écoulé. Sans donner d’explication, il se rua en direction de l’école. À travers la vitrine, le libraire regardait la scène. Il n’était pas seul. Un homme, aux dimensions imposantes, se tenait dans l’ombre, juste derrière lui.
— Ce n’est pas comme ça qu’ils auraient dû se rencontrer, résonna gravement sa voix.
— Mais au moins, ils se sont rencontrés, dit plus sereinement le vieil homme.

3. Les nouveaux

Enor arriva haletant devant la porte de sa classe. Au moment de frapper, une voix vibra à travers le battant et lui intima d’entrer. Avec l’appréhension de l’élève qui va être grondé, il ouvrit. Avec l’expression, sévère, du professeur qui va gronder, il fut accueilli.
Les têtes étaient tournées vers lui et attendaient dans un silence de circonstance les évènements à suivre. Seul Shadrack, assis au fond de la salle, se détachait de la scène avec une indifférence affichée.
Enor fit quelques pas et remarqua, intrigué, que les regards ne le suivaient pas. L'attention de la classe pointait toujours en direction de la porte.
Il se retourna.
Frappé de surprise, il fit un bond en arrière. Là, dans l’entrebâillement de la porte, se tenait l’importune, l’enquiquineuse suprême de la librairie : Dihamm d’Ambreville.
— Va t’asseoir, intima Mme Constance à l’adresse d’Enor. Tu peux entrer, continua-t-elle en faisant un signe à Dihamm.
Les deux s’exécutèrent.
Lorsqu’elle fut présentée, Dihamm fléchit légèrement un genou en inclinant la tête comme pour effectuer une discrète révérence, ce qui eut pour effet d’en faire sourire quelques-uns.
— Je précise que mademoiselle d'Ambreville n’a pas de lien de parenté avec Shadrack et c’est le simple fait du hasard s’ils nous rejoignent en classe le même jour.
Elle fut installée au premier rang.
À la fin du cours, Enor fut encore convoqué et il s’avança avec résignation vers le bureau de Mme Constance.
— C’est la dernière fois que je vous demande d’arriver à l’heure. Je suis loin de condamner votre passion pour la lecture et je connais la raison de vos retards. Cependant, tâchez de vous rendre chez monsieur Gnomon après les heures de cours.
Elle l’ignorait, mais il préférait pénétrer dans ce temple du livre aux premières lueurs du jour. Ce lieu, inondé de faisceaux de lumière dans laquelle une pluie de grains de poussière tombait comme autant d’étoiles, était rempli d’un mélange de respect et de magie.
— Vous n’avez pas été un exemple pour nos nouveaux élèves et j’espère que vous allez y remédier. Toutefois, vous semblez avoir été un bon guide. Shadrack a l’air satisfait.
Enor croisait les doigts en espérant qu’elle ne lui proposerait pas la même besogne concernant cette prétentieuse Dihamm.
— C’est très aimable d’accorder de votre temps et de votre énergie. Continuez dans ce sens en ce qui concerne Shadrack. Dihamm, elle, ne souhaite pas avoir de guide. De toute manière, cela n’aurait pas été vous, le rassura-t-elle comme si elle avait su lire dans ses pensées. Avez-vous quelque chose à ajouter ?
— Non, répondit Enor en tentant de dissimuler son désir de partir.
— Vous pouvez y aller.
La cour, située derrière l’école, était un grand jardin au milieu duquel se tortillait une allée. De part et d’autre, de petites pâquerettes reposaient sur du gazon. En été, quelques arbustes chargés de baies régalaient les enfants. Un petit arc-en-ciel transperçait l’eau d’une fontaine sur laquelle un ange crachait en nébuleuse des nuages de gouttelettes. Le clapotis mêlé aux chants des oiseaux ajoutait à ce tableau une note musicale. 
Au fond de la cour, à l’ombre d’un saule dont les branches pleuraient jusqu’au ras du sol, était allongé Shadrack, seul, les yeux fermés, imperméable à ce qui l’entourait. 
Dihamm, avec des gestes précieux et affectés, captivait un auditoire de quatre jeunes filles. Elle semblait être aussi à l’aise que si elle eût été la maîtresse des lieux. Lorsqu’elle aperçut Enor, elle se comporta comme si cette simple vision l’importunait et interrompit si nettement son discours que l’auditoire se tourna vers lui. Il s’approcha, se croyant obligé de dire quelque chose.
— Je compte sur toi pour m’apporter le livre dans trois jours.
— Alors tu comptes mal, répondit-elle.
— Tu oublies qu’il est moitié mien, argua-t-il sans se laisser décontenancer par tant d’assurance.
— C’est exact, une semaine pour moi, une semaine pour toi.
— Tu sais que le prochain exemplaire n’arrivera pas avant longtemps, pourquoi fais-tu ça ?
Dihamm sentit que les yeux et les oreilles commençaient à s’intéresser à leur conversation. On entendait même des interrogations sur le fait qu’ils avaient l’air de se connaître. Elle ne voulait ni paraitre indigne de confiance, ni perdre la face.
— Tu ne l’auras pas dans trois jours, mais dans quatre, déclara-t-elle, je l’ai déjà commencé dans la voiture et je veux finir le premier chapitre.
— Très bien, se contenta de dire Enor surpris par ce revirement.
— La conversation est terminée, conclut-elle en haussant les épaules.
Enor s’éloigna et décida d’aller à la rencontre de Shadrack. Quand il fut tout près de lui, le déranger dans ce qui lui paraissait être une profonde méditation lui parut déplacé.
— Tu veux peut-être me parler ? demanda Shadrack en devinant sa présence.
— Euh… Je… balbutia Enor.
— Je voudrais que tu m'éclaires sur plusieurs points, enchaîna-t-il.
— Pardon ?
— J’ai cru que vous en étiez encore au stade du bois et de la traction animale, précisa Shadrack, mais en voyant les dimensions et les besoins de la ville cela me parait être le plus judicieux. J’ai également remarqué un système de canalisations des eaux très performant. Vous semblez maîtriser la croissance des végétaux. L’organisation semble si… parfaite. Il n’y a pas de mendiants dans les rues, pas de pollution...
— Qu’est-ce que c’est « pollution » ?
— Tu vois, tu ne sais même pas ce que c’est. Des problèmes, vous en avez ? Des pauvres, par exemple, vous avez des pauvres ? Tu sais, ces gens qui ont faim ou qui en ont moins que les autres ! Vous n’avez pas des choses que vous entassez, dont vous ne savez pas quoi faire et qui sont nuisibles ?
— Ah ! Si bien sûr ! répondit Enor. Les plus pauvres sont les Troglodytes. Ils habitent en dehors de la ville, car ils n’ont pas les moyens d’acheter un arbre. Ils investissent les grottes et creusent même parfois dans les collines. Il y en a quelques-uns dans l’école, mais on ne leur parle pas beaucoup, car ils sont souvent absents. Venir jusqu’ici, ça fait un peu loin pour eux.
— Tu n’as pas un seul ami Troglodyte ? soupçonna Shadrack.
— Je t’avoue que non, répondit évasivement Enor, la plupart des parents ne veulent pas que l’on aille en dehors de la ville, sauf pour les grandes sorties. De plus, personne ne sait vraiment comment ils gagnent leur vie. Pour l’autre partie de ta question, tous les déchets sont utilisés pour nourrir les arbres. Il y a des Maîtres dont c’est la spécialité. Ils prennent toutes les ordures et, trois jours plus tard, ils reviennent avec de quoi nourrir le potager.
— Ma véritable question est : quels sont vos rapports avec l’extérieur ? Dans le livre d’Histoire, on ne parle que de Préservée. Dans celui de géographie apparaissent les plans de Préservée, mais aussi les montagnes, les forêts, les rivières qui se jettent non loin. Vos livres de sciences expliquent la photosynthèse, les systèmes hydrauliques, la fabrication du verre, des métaux, la taille des pierres précieuses avec mention spéciale pour les Maîtres ambrier. Et de quoi cette ville a-t-elle été préservée pour porter un tel nom ? Je te demande donc : quels sont vos rapports avec l’extérieur ?
Enor ne fut pas perturbé par cette analyse. Plus petit déjà, il avait posé ces questions sous d’autres formes, mais avec le même fond. Petit à petit, l’évidence s’était installée avec l’habitude.
— Il faut que je te parle des Maîtres. Chaque secteur a les siens. Ce sont de petits groupes de personnes qui possèdent un savoir qu’ils ont le loisir de transmettre. De plus, ils administrent tout leur secteur. Rien ne peut se faire sans leur accord. Si tu veux devenir Maître des arbres, par exemple, il faudra, en quittant l’école, émettre ce vœu. À partir de là, il y a plusieurs échelons à gravir. Les plus doués obtiennent le titre de Maître. Les autres ont des postes en dessous, selon leur talent.
— Quel est le Maître le plus prestigieux ?
— Sans conteste, Maître ambrier ou Maître meunier, presque tout le monde veut faire cela.
— Et toi ? demanda Shadrack en ouvrant un œil montrant ainsi son intérêt pour la réponse.
— Mon rêve est d’être Maître des Lettres, parce que…
— Tu peux t'arrêter là ! Je ne t’ai pas demandé tes motivations, coupa-t-il.
— Il existe une catégorie de Maîtres appelés les Sages, continua Enor un peu vexé. Ils sont quatre et c’est sur eux que repose l’équilibre de Préservée. Je crois qu'ils administrent toutes les relations externes.
Shadrack se leva et fit signe à Enor de s’asseoir en face de lui.
— Continue.
— Imaginons que je veuille un livre imprimé par un Maître qui habite à plusieurs jours de marche, dit Enor en pointant son regard vers Dihamm, j’en fais part au libraire qui rédige une liste dans laquelle mon livre apparaîtra. Cette liste est transmise au centre des Maîtres imprimeurs qui savent exactement où se situe chacun de leurs auteurs.
— Cela doit prendre des mois.
— Pas du tout, grâce aux Maîtres des feuilles et aux courants d’air.
— Je veux savoir que viennent faire ces Sages là-dedans.
— Ils veillent au bon fonctionnement de tout cela. Il parait qu’ils sont particulièrement vigilants concernant ces relations extérieures. Et puis il y a aussi les Troglodytes qui n’habitent pas la ville.
— Tu ne réponds toujours pas. L’extérieur dont tu parles est encore trop à l’intérieur pour moi. Je te parle de quelque chose de bien plus lointain, au-delà de la ville, des montagnes, des contrées, au-delà de la mer ou de l’océan. Des terres si éloignées, qu’il ne faudrait non pas des jours, mais des mois pour y parvenir.
— Tu penses que le monde est aussi vaste ? demanda Enor incrédule en songeant soudain à l’immensité de la nuit qu’il contemplait avant de s’endormir.
En guise de réponse, Shadrack laissa apparaitre un rictus mêlé d’une expression qui jeta, à la face d’Enor, toute l’étendue de son ignorance. Cet être mystérieux par son silence et ses questions basiques donnait l’impression de détenir une vérité sur tout.
— Comment rencontre-t-on ces Sages ?
— On ne les rencontre pas, répondit Enor. Seuls les Sages se connaissent entre eux. De plus, il n’y a pas un parcours spécifique pour devenir Sage. C’est eux qui désignent leur successeur sur des critères que personne d’autre qu’eux ne connaît.
— Vous vous laissez gouverner par des êtres dont vous ne connaissez pas l’identité !
— Ils sont compétents et c’est tout ce qui importe, répondit Enor en se souvenant d’une des phrases de son père. Ce ne sont pas que des chefs, ce sont aussi nos protecteurs.
— Tu veux peut-être parler du danger Méphitis, articula Shadrack avec intérêt.
À l’émission des trois dernières syllabes, toute activité cessa dans la cour. Non pas que les enfants écoutassent de manière indiscrète le dialogue entre Enor et Shadrack, mais plutôt comme si une anomalie des vibrations de l’air avait frappé leur appareil auditif à l'évocation de ce nom. Un léger murmure s’éleva. Shadrack resta imperturbable. Enor, plus gêné que s’il était arrivé en retard, jetait maladroitement des regards d’apaisement.
La trompe salvatrice marqua, à son grand soulagement, la fin de la récréation. Tous sortirent de leur immobilité pour regagner les salles de classe.
Dans l’esprit collectif, Méphitis symbolisait le Mal par excellence. Ce nom était utilisé pour faire peur aux petits quand ils n’étaient pas sages. Personne ne savait exactement ce que c’était, mais tous le redoutaient… à différents degrés. Il se mêlait suffisamment à la légende pour terroriser et suffisamment à l’Histoire pour être crédible. Il apparaissait d’ailleurs dans un tout petit paragraphe du livre d’Histoire. Les Sages protégeaient cette ville de tout en général, de lui en particulier.
Enor avait décidé de ne plus s’occuper de Shadrack. Il voulait continuer à vivre bienheureux sans se poser trop de questions. Cependant, pourquoi des personnages aussi importants étaient-ils si peu présents dans les livres ? 

4. La cérémonie des mulets

— Tu n’as rien oublié ? demanda pour la troisième fois Mme Teck en tendant à Enor des besaces remplies de provisions et de vêtements.
Du temps s’était écoulé depuis l’arrivée des nouveaux. Shadrack s’était si bien marginalisé qu’Enor était le seul à lui adresser la parole. Quant à Dihamm, elle était devenue l’élève la plus populaire de l’école et, à quelques exceptions, ceux qui la détestaient ne pouvaient s’empêcher de l’envier.
Tout le monde s’était préparé pour la Grande Sortie. Elle n’avait lieu qu’une fois dans la vie d’un élève. Le père d’Enor racontait encore des anecdotes au sujet de la sienne. Plus qu’une simple sortie, c’était un voyage de sept jours dans une grande demeure au cœur de la forêt. Pour tous, cet évènement était très attendu, car pour la première fois, ils allaient être séparés de leur famille. 
Chaque année, ils voyaient leurs aînés partir fièrement sur des mulets et sous les saluts de la foule. Effectuer le trajet sur le dos de ces bêtes ajoutait à l’excitation générale, et surtout, atténuait la fatigue d’une journée de marche.
— Dépêche-toi ! Le jour va bientôt se lever. Ils vont partir sans toi !
Un petit pain dans la bouche, Enor traversa la maison sur un pied en essayant de mettre une chaussette. Sa mère l’attendait patiemment devant la porte, les besaces à la main.
— Je suis prêt ! lança-t-il victorieux.
Elle l’observa ; les lacets de ses chaussures étaient défaits, un bout de son ceinturon pendait et son gilet était mis à l’envers. À cela, s’ajoutait un épi qui venait d’émerger sur sa tête.
Lorsqu’Enor et ses parents arrivèrent devant l’école, beaucoup de familles s’y pressaient déjà. Avec les premières lueurs du jour, l’arbre avait revêtu une écorce couleur cannelle. 
Une petite estrade avait été montée pour l’occasion. Juste derrière, un enclos provisoire avait été aménagé. On pouvait y distinguer une trentaine de mulets qui mâchouillaient, bienheureux, du foin mis à disposition.
Le directeur de l’école apparut. C’était un homme joufflu et chauve. Son crâne luisait d’une douce lueur orangée. Il parlait peu et son rôle restait assez mystérieux. Il salua, souhaita la bienvenue à tout le monde et laissa la place à Mme Constance. Elle réajusta un petit châle de laine rouge qui la préservait de la fraîcheur matinale et prit la parole :
— Je sais votre impatience, aussi je ne m’attarderai pas en longs discours. Vous allez faire un séjour avec des guides expérimentés qui vous apprendront beaucoup. Je vous les présente sans plus tarder.
Les murmures disparurent.
— Voici monsieur Taurus, annonça-t-elle en faisant un geste de la main qui invita l’intéressé à la rejoindre.
  Un homme émergea de derrière l’estrade. Plus qu’un homme, il pouvait en faire trois. On devinait sous un habit de lin tissé grossièrement, une masse musculaire hors-norme. Sa mâchoire lisse, anguleuse et légèrement proéminente semblait avoir été taillée dans la pierre. Sa physionomie était fidèle à son nom.
— Bonjour, commença-t-il d’un roulement de voix qui bien que faisant une forte impression n’étonna personne, je veillerai à la sécurité de vos enfants. Je leur apprendrai à survivre, mais aussi à mieux connaître le milieu dans lequel ils vont évoluer. Le reste, c’est eux qui vous le raconteront.
Le silence tomba. Sentant qu’il n’ajouterait plus rien devant des parents avides d’informations, Mme Constance reprit la parole :
— Voici votre autre guide… Monsieur Gnomon.
Enor écarquilla les yeux pour s’assurer que son ouïe ne le trompait pas. L’homme qui montait sur l’estrade n’était autre que le libraire de la ruelle de la Motte. Celui-ci salua, toussota et donna quelques explications.
— Certains d’entre vous me connaissent déjà, surtout s'ils ont quelques goûts pour la lecture, dit-il en arrêtant un court instant son regard sur Enor. Je connais bien la demeure dans laquelle nous nous rendons. De nombreux Maîtres y résident et je vous donnerai l’opportunité d’en rencontrer quelques-uns. Je serai également chargé de rédiger le récit de notre séjour, termina-t-il avec un sourire malicieux.
— Je serai également du voyage, continua Mme Constance, et j’assurerai les cours qui n’auront lieu que le matin, trois heures par jour. Nous vous présenterons les autres personnes sur place, notamment la maîtresse de la demeure qui a la gentillesse de bien vouloir nous accueillir chaque année.
Elle déroula une longue feuille.
— J’ai ici la liste des élèves. Lorsque vous entendrez votre nom, dirigez-vous vers M. Taurus et il vous attribuera le mulet dont vous aurez la charge.
À ces mots, Taurus ouvrit la porte de l’enclos. Tous les mulets levèrent les naseaux et dressèrent les oreilles. Sous des injonctions que seules les bêtes comprirent, elles sortirent une par une et vinrent se ranger, bien alignées en deux files. La foule s’émerveillait chaque année de cet exploit. Beaucoup se demandaient pourquoi il avait refusé de devenir Maître dresseur.
L’attention fut attirée par le dernier mulet qui sortit. Il ne savait pas dans quelle file se placer. Sa présence dans l’une où l’autre brisait la symétrie parfaite des alignements et cela le perturbait au plus haut point. 
Taurus proféra des syllabes à son intention. Le mulet hésita, recula et alla finalement se réfugier dans l’enclos sous les rires de la foule. En plus d’être désorienté, cet animal était pathétique. Il ressemblait plus à l’âne qu’à la jument. Des oreilles démesurées, dont l’une tombait, lui donnaient des airs de lièvre. Son poil épais et broussailleux n’était rien en comparaison de sa crinière noire et hirsute. Taurus pénétra dans l’enclos, le saisit par la bride et lui chuchota quelque chose que personne, à part l’animal, n’entendit. Sa main trapue lui caressa le poil. C’est ainsi que le mulet se laissa guider hors de l’enclos et se plaça seul à ce qui aurait pu être le début d’une troisième rangée.
Mme Constance toussota, plus pour se faire entendre que pour éclaircir sa voix, et commença l’appel.
— Marguerite Latige.
Une jeune fille coiffée de deux lourdes nattes blondes avança et s’arrêta avec son paquetage devant Taurus. Elle attendit, osant à peine lever le nez. Le silence se fit. Il baissa la tête et la regarda :
— Toi, tu monteras Trompette.
Il désigna une mule à la robe couleur bouton-d’or qui eut un petit mouvement en entendant son nom. Sur les recommandations de Taurus, Marguerite alla se placer à gauche de l’animal.
— Robert, Trebor et Torbe Despins ! continua Mme Constance.
Trois garçons identiques sortirent du public et vinrent se placer devant Taurus. Il balaya du regard les trois têtes.
— Pour vous, ce sera facile. Il y a Sincère, Fidèle et Honnête qui, fait rarissime, sont tous nés le même jour, de la même mère, comme vous.
Il leur indiqua trois mulets. L’un était aussi noir que l’autre était blanc. Le troisième était gris. Les triplés Despins se dirigèrent vers eux sans qu’on leur indiquât lequel portait quel nom.
Arriva le tour d’Enor. Il s’approcha. Taurus fit une chose qu’on ne l’avait jamais vu faire pour un élève. Il posa un genou à terre pour tenter de se mettre à sa hauteur, puis le fixa si intensément, qu’Enor eut l’impression d’être un livre dont Taurus feuilletait les pages.
— Pour toi, déclara-t-il doucement, ce sera Chardon.
Enor pâlit lorsqu’il réalisa quel mulet on lui destinait : le pauvre bourricot aux oreilles de lièvre.
— Vous en êtes certain ? osa-t-il demander.
Taurus ne daigna pas lui répondre et, d’un signe de la main, lui intima de rejoindre l’animal qui commençait à se sentir seul hors des deux rangées. Lorsqu’Enor voulut s’approcher, Chardon fit un pas en arrière. Il fallut se placer à au moins trois enjambées. 
Lorsque ce fut le tour de Shadrack, il s’avança en faisant un léger signe de négation que seuls Gnomon et Taurus perçurent. Ce dernier feignit de ne pas le regarder et désigna du menton une bête rousse à l’œil des mauvais jours qui répondait au nom de Canaille. 
Enor suivit le regard de Shadrack et fut surpris de constater qu’il s’adressait… à sa mère. Mme Teck et Shadrack s’observaient tous les deux avec une expression très étrange. Elle paraissait stupéfaite et lui, légèrement troublé. Tous deux avaient cependant quelque chose d’identique dans les yeux…
L’appel continua jusqu’à ce que tous les élèves fussent placés à côté d’un mulet. Alors que tous les équidés avaient été attribués, Dihamm fut appelée.
— Nous avons accédé à ta requête, dit Mme Constance, tu peux monter ton poney puisque tu en as un. Comment s’appelle-t-il déjà ?
— C’est une femelle que j’ai appelée Fleur de Lys, précisa-t-elle tandis qu’elle faisait signe à quelqu’un dans l’assemblée.
La foule se fendit alors pour laisser passer un vieil homme, certainement un domestique, tenant par la bride un grand poney blanc bien brossé et au pas élégant. Sa crinière tressée et sa queue soyeuse et légèrement ondulée laissaient deviner la qualité des soins qu’on lui procurait.
— Elle fait vraiment tout pour se faire remarquer, siffla Amandine Figuier.
— Il parait que son arbre est aussi grand que l’école, c’est pour cela qu’elle habite hors de la ville, dit Clémentine Reinette.
— On raconte même qu’elle a eu des cours particuliers chez des Maîtres avant d’émettre le vœu de s’inscrire à l’école, ajouta Violette Deschamp.
— Des Maîtres ! Quand on a des Ambres, on peut vraiment tout se permettre, s’insurgea Jade Dor.
— Pas pour rien qu’elle s’appelle d’Ambreville.
Tous regardaient passer l’élégant animal en admirant avec envie l'adresse de la cavalière. Elle se plaça avec aisance et précision juste à côté d’Enor et de sa monture.
Le poney Fleur de Lys, si près du  mulet Chardon, créa un contraste aussi saisissant que de mettre les deux fleurs du même nom dans un même vase. Dihamm eut conscience que toute la laideur du bourricot mettait en valeur les qualités de sa monture et ne réprima pas le sourire narquois adressé à Enor resté à terre.
Taurus se tourna vers les élèves et donna les consignes quant à la manière d’attacher solidement la sacoche de provisions. L’institutrice invita les parents à mettre les affaires de leurs enfants dans une grande charrette tractée par deux solides chevaux de labour. 
— Les mulets sont des animaux très athlétiques avec un fort instinct, commença Taurus, ils ne s’engageront pas dans un endroit où ils sentent qu’il y a un danger. Ils seront en quelque sorte votre sixième sens. Avant de vous mettre en selle, vérifiez les points de harnachement…
Les élèves suivirent les consignes avec facilité, jusqu’au moment de monter. Certains se prêtèrent plus facilement que d’autres à l’exercice. Dans l’ensemble, peu à peu rassuré, chacun se trouva à califourchon sur sa bête… excepté Enor. 
Chardon ne se laissait pas approcher. Taurus dut alors intervenir. Il empoigna Enor par le dos du gilet, le souleva comme on soulève une marionnette et l’enfourcha sur la monture qui n’osa pas montrer de résistance.
— Il faudra que tu y arrives, lui souffla-t-il avant de monter un grand cheval noir aux muscles saillants.
Il donna le signe du départ. Les mulets quittèrent leur position un par un pour former une file. La charrette, conduite par Gnomon et Constance, fermait le cortège. Les parents lancèrent leurs derniers baisers et les enfants commencèrent à défiler à travers la ville sous les saluts des passants. Le père d’Enor semblait plongé dans une grande réflexion.
— Tu sais, un jour, il faudra bien qu’il quitte la maison, lui dit la mère dont le trouble était pourtant plus grand.
— Je te rassure tout de suite, ce n’est pas cela qui me perturbe. Je me demande qui est cette Dihamm d’Ambreville. Ce nom ne me dit rien du tout. Je suis presque certain qu'il n'est pas dans le registre.
— Arrête avec ton travail et dis au revoir à ton fils.
À cet instant, Enor eut un pressentiment. Il se retourna une dernière fois pour bien fixer l’image de ses parents comme s’il n’aurait plus jamais l’occasion de les revoir.