De la démocratie en Amérique II - Alexis de Tocqueville - E-Book

De la démocratie en Amérique II E-Book

Alexis de Tocqueville

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De la démocratie en Amérique (publié en deux livres, le premier le 23 janvier 1835, le deuxième en 1840) est un essai écrit en français par Alexis de Tocqueville sur les États-Unis des années 1830, dans lequel il décrit puis analyse le système politique américain, et expose les possibles dérives liberticides de la passion de l'égalité chez les Hommes.

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De la démocratie en Amérique II

DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE IIAVERTISSEMENTPremière partieINFLUENCE DE LA DÉMOCRATIE SUR LE MOUVEMENT INTELLECTUEL AUX ÉTATS-UNISCHAPITRE I – De la méthode philosophique des AméricainsCHAPITRE II – De la source principale des croyances chez les peuples démocratiquesCHAPITRE III – Pourquoi les Américains montrent plus d’aptitude et de goût pour les idées générales que leurs pères les AnglaisCHAPITRE IV – Pourquoi les Américains n’ont jamais été aussi passionnes que les Français pour les idées générales en matière politiqueCHAPITRE V – Comment, aux États-Unis, la religion sait se servir des instincts démocratiquesCHAPITRE VI – DU PROGRÈS DU CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNISCHAPITRE VII – Ce qui fait pencher l’esprit des peuples démocratiques vers le panthéismeCHAPITRE VIII – Comment l’égalité suggère aux Américains l’idée de la perfectibilité indéfinie de l’hommeCHAPITRE IX – Comment l’exemple des Américains ne prouve point qu’un peuple démocratique ne saurait avoir de l’aptitude et du goût pour les sciences, la littérature et les artsCHAPITRE X – Pourquoi les Américains s’attachent plutôt a la pratique des sciences qu’à la théorieCHAPITRE XI – Dans quel esprit les Américains cultivent les artsCHAPITRE XII – Pourquoi les Américains élèvent en même temps de si petits et de si grands monumentsCHAPITRE XIII – Physionomie littéraire des siècles démocratiquesCHAPITRE XlV – DE L’INDUSTRIE LITTÉRAIRECHAPITRE XV – Pourquoi l’étude de la littérature grecque et latine est particulièrement utile dans les sociétés démocratiquesCHAPITRE XVI – Comment la démocratie américaine a modifié la langue anglaiseCHAPITRE XVII – DE QUELQUES SOURCES DE POÉSIE CHEZ LES NATIONS DÉMOCRATIQUESCHAPITRE XVIII – Pourquoi les écrivains et les orateurs américains sont souvent boursouflésCHAPITRE XIX – Quelques observations sur le théâtre des peuples démocratiquesCHAPITRE XX – De quelques tendances particulières aux historiens dans les siècles démocratiquesCHAPITRE XXI – DE L’ÉLOQUENCE PARLEMENTAIRE AUX ÉTATS-UNISDeuxième partieINFLUENCE DE LA DÉMOCRATIE SUR LES SENTIMENTS DES AMÉRICAINSCHAPITRE I – Pourquoi les peuples démocratiques montrent un amour plus ardent et plus durable pour l’égalité que pour la libertéCHAPITRE II – De l’individualisme dans les pays démocratiquesCHAPITRE III – Comment l’individualisme est plus grand au sortir d’une révolution démocratique qu’à une autre époqueCHAPITRE IV – Comment les Américains combattent l’individualisme par des institutions libresCHAPITRE V – De l’usage que les Américains font de l’association dans la vie civileCHAPITRE VI – Du rapport des associations et des journauxCHAPITRE VII – RAPPORTS DES ASSOCIATIONS CIVILES ET DES ASSOCIATIONS POLITIQUESCHAPITRE VIII – Comment les Américains combattent l’individualisme par la doctrine de l’intérêt bien entenduCHAPITRE IX – Comment les Américains appliquent la doctrine de l’intérêt bien entendu en matière de religionCHAPITRE X – DU GOÛT DU BIEN-ÊTRE MATÉRIEL EN AMÉRIQUECHAPITRE XI – Des effets particuliers que produit l’amour des jouissances matérielles dans les siècles démocratiquesCHAPITRE XII – Pourquoi certains Américains font voir un spiritualisme si exaltéCHAPITRE XIII – Pourquoi les Américains se montrent si inquiets au milieu de leur bien-êtreCHAPITRE XIV – Comment le goût des jouissances matérielles s’unit, chez les Américains, à l’amour de la liberté et au soin des affaires publiquesCHAPITRE XV – Comment les croyances religieuses détournent de temps en temps l’âme des américains vers les jouissances immatériellesCHAPITRE XVI – Comment l’amour excessif du bien-être peut nuire au bien-êtreCHAPITRE XVII – Comment dans les temps d’égalité et de doute il importe de reculer l’objet des actions humainesCHAPITRE XVIII – Pourquoi chez les Américains, toutes les professions honnêtes sont réputées honorablesCHAPITRE XIX – Ce qui fait pencher presque tous les Américains vers les professions industriellesCHAPITRE XX – COMMENT L’ARISTOCRATIE POURRAIT SORTIR DE L’INDUSTRIEPage de copyright

DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE II

Alexis de Tocqueville

AVERTISSEMENT

Les Américains ont un état social démocratique qui leur a naturellement suggéré de certaines lois et de certaines mœurs politiques.

Ce même état social a, de plus, fait naître, parmi eux, une multitude de sentiments et d’opinions qui étaient inconnus dans les vieilles sociétés aristocratiques de l’Europe. Il a détruit ou modifié des rapports qui existaient jadis, et en a établi de nouveaux. L’aspect de a société civile ne s’est pas trouvé moins changé que a physionomie du monde politique.

J’ai traité le premier sujet dans l’ouvrage publié par moi il y a cinq ans, sur la démocratie américaine. Le second fait l’objet du présent livre. Ces deux parties se complètent l’une par l’autre et ne forment qu’une seule œuvre.

Il faut que, sur-le-champ, je prévienne le lecteur contre une erreur qui me serait fort préjudiciable.

En me voyant attribuer tant d’effets divers à l’égalité, il pourrait en conclure que je considère l’égalité comme la cause unique de tout ce qui arrive de nos jours. Ce serait me supposer une vue bien étroite.

Il y a, de notre temps, une foule d’opinions, de sentiments, d’instincts, qui ont dû la naissance à des faits étrangers ou même contraires à l’égalité. C’est ainsi que, si je prenais les États-Unis pour exemple, je prouverais aisément que la nature du pays, l’origine de ses habitants, la religion des premiers fondateurs, leurs lumières acquises, leurs habitudes antérieures, ont exercé et exercent encore, indépendamment de la démocratie, une immense influence sur leur manière de penser et de sentir.

Des causes différentes, mais aussi distinctes du fait de l’égalité, se rencontreraient en Europe et expliqueraient une grande partie de ce qui s’y passe.

Je reconnais l’existence de toutes ces différentes causes et leur puissance, mais mon sujet n’est point d’en parler. Je n’ai pas entrepris de montrer la raison de tous nos penchants et de toutes nos idées ; j’ai seulement voulu faire voir en quelle partie l’égalité avait modifié les uns et les autres.

On s’étonnera peut-être qu’étant fermement de cette opinion que la révolution démocratique dont nous sommes témoins est un fait irrésistible contre lequel il ne serait ni désirable ni sage de lutter, il me soit arrivé souvent, dans ce livre, d’adresser des paroles si sévères aux sociétés démocratiques que cette révolution a créées.

Je répondrai simplement que c’est parce que je n’étais point un adversaire de la démocratie que j’ai voulu être sincère envers elle.

Les hommes ne reçoivent point la vérité de leurs ennemis, et leurs amis ne la leur offrent guère ; c’est pour cela que je l’ai dite.

J’ai pensé que beaucoup se chargeraient d’annoncer les biens nouveaux que l’égalité promet aux hommes, mais que peu oseraient signaler de loin les périls dont elle les menace. C’est donc principalement vers ces périls que j’ai dirigé mes regards, et, ayant cru les découvrir clairement, je n’ai pas eu la lâcheté de les taire.

J’espère qu’on retrouvera dans ce second ouvrage l’impartialité qu’on a paru remarquer dans le premier. Placé au milieu des opinions contradictoires qui nous divisent, j’ai tâché de détruire momentanément dans mon cœur les sympathies favorables ou les instincts contraires que m’inspire chacune d’elles. Si ceux qui liront mon livre y rencontrent une seule phrase dont l’objet soit de flatter l’un des grands partis qui ont agité notre pays, ou l’une des petites factions qui, de nos jours, le tracassent et l’énervent, que ces lecteurs élèvent la voix et m’accusent.

Le sujet que j’ai voulu embrasser est immense ; car il comprend la plupart des sentiments et des idées que fait naître l’état nouveau du monde. Un tel sujet excède assurément mes forces ; en le traitant, je ne suis point parvenu à me satisfaire.

Mais, si je n’ai pu atteindre le but auquel j’ai tendu, les lecteurs me rendront du moins cette justice que j’ai conçu et suivi mon entreprise dans l’esprit qui pouvait me rendre digne d’y réussir.

Première partie

INFLUENCE DE LA DÉMOCRATIE SUR LE MOUVEMENT INTELLECTUEL AUX ÉTATS-UNIS

CHAPITRE I – De la méthode philosophique des Américains

Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on s’occupe moins de philosophie qu’aux États-Unis.

Les Américains n’ont point d’école philosophique qui leur soit propre, et ils s’inquiètent fort peu de toutes celles qui divisent l’Europe ; ils en savent à peine les noms.

Il est facile de voir cependant que presque tous les habitants des États-Unis dirigent leur esprit de la même manière, et le conduisent d’après les mêmes règles ; c’est-à-dire qu’ils possèdent, sans qu’ils se soient jamais donné la peine d’en définir les règles, une certaine méthode philosophique qui leur est commune à tous.

Échapper à l’esprit de système, au joug des habitudes, aux maximes de famille, aux opinions de classe, et, jusqu’à un certain point, aux préjugés de nation ; ne prendre la tradition que comme un renseignement, et les faits présents que comme une utile étude pour faire autrement et mieux ; chercher par soi-même et en soi seul la raison des choses, tendre au résultat sans se laisser enchaîner au moyen, et viser au fond à travers la forme : tels sont les principaux traits qui caractérisent ce que j’appellerai la méthode philosophique des Américains.

Que si je vais plus loin encore, et que, parmi ces traits divers, je cherche le principal et celui qui peut résumer presque tous les autres, je découvre que, dans la plupart des opérations de l’esprit, chaque Américain n’en appelle qu’à l’effort individuel de sa raison.

L’Amérique est donc l’un des pays du monde où l’on étudie le moins et où l’on suit le mieux les préceptes de Descartes. Cela ne doit pas surprendre.

Les Américains ne lisent point les ouvrages de Descartes, parce que leur état social les détourne des études spéculatives, et ils suivent ses maximes parce que ce même état social dispose naturellement leur esprit à les adopter.

Au milieu du mouvement continuel qui règne au sein d’une société démocratique, le lien qui unit les générations entre elles se relâche ou se brise ; chacun y perd aisément la trace des idées de ses aïeux, ou ne s’en inquiète guère.

Les hommes qui vivent dans une semblable société ne sauraient non plus puiser leurs croyances dans les opinions de la classe à laquelle ils appartiennent, car il n’y a, pour ainsi dire, plus de classes, et celles qui existent encore sont composées d’éléments si mouvants, que le corps ne saurait jamais y exercer un véritable pouvoir sur ses membres.

Quant à l’action que peut avoir l’intelligence d’un homme sur celle d’un autre, elle est nécessairement fort restreinte dans un pays où les citoyens, devenus à peu près pareils, se voient tous de fort près, et, n’apercevant dans aucun d’entre eux les signes d’une grandeur et d’une supériorité incontestables, sont sans cesse ramenés vers leur propre raison comme vers la source la plus visible et la plus proche de la vérité. Ce n’est pas seulement alors la confiance en tel homme qui est détruite, mais le goût d’en croire un homme quelconque sur parole.

Chacun se renferme donc étroitement en soi-même et prétend de là juger le monde.

L’usage où sont les Américains de ne prendre qu’en eux-mêmes la règle de leur jugement conduit leur esprit à d’autres habitudes.

Comme ils voient qu’ils parviennent à résoudre sans aide toutes les petites difficultés que présente leur vie pratique, ils en concluent aisément que tout dans le monde est explicable, et que rien n’y dépasse les bornes de l’intelligence.

Ainsi, ils nient volontiers ce qu’ils ne peuvent comprendre : cela leur donne peu de foi pour l’extraordinaire et un dégoût presque invincible pour le surnaturel.

Comme c’est à leur propre témoignage qu’ils ont coutume de s’en rapporter, ils aiment à voir très clairement l’objet dont ils s’occupent ; ils le débarrassent donc, autant qu’ils le peuvent, de son enveloppe, ils écartent tout ce qui les en sépare et enlèvent tout ce qui le cache aux regards, afin de le voir de plus près et en plein jour. Cette disposition de leur esprit les conduit bientôt à mépriser les formes, qu’ils considèrent comme des voiles inutiles et incommodes placés entre eux et la vérité.

Les Américains n’ont donc pas eu besoin de puiser leur méthode philosophique dans les livres, ils l’ont trouvée en eux-mêmes. J’en dirai autant de ce qui s’est passé en Europe.

Cette même méthode ne s’est établie et vulgarisée en Europe qu’à mesure que les conditions y sont devenues plus égales et les hommes plus semblables.

Considérons un moment l’enchaînement des temps :

Au XVIe siècle, les réformateurs soumettent à la raison individuelle quelques-uns des dogmes de l’ancienne foi ; mais ils continuent à lui soustraire la discussion de tous les autres. Au XVIIe, Bacon, dans les sciences naturelles, et Descartes, dans la philosophie proprement dite, abolissent les formules reçues, détruisent l’empire des traditions et renversent l’autorité du maître.

Les philosophes du XVIIIe siècle, généralisant enfin le même principe, entreprennent de soumettre à l’examen individuel de chaque homme l’objet de toutes ses croyances.

Qui ne voit que Luther, Descartes et Voltaire se sont servis de la même méthode, et qu’ils ne diffèrent que dans le plus ou moins grand usage qu’ils ont prétendu qu’on en fit ?

D’où vient que les réformateurs se sont si étroitement renfermés dans le cercle des idées religieuses ? Pourquoi Descartes, ne voulant se servir de sa méthode qu’en certaines matières, bien qu’il l’eût mise en état de s’appliquer à toutes, a-t-il déclaré qu’il ne fallait juger par soi-même que les choses de philosophie et non de politique ? Comment est-il arrivé qu’au XVIIIe siècle, on ait tiré tout à coup de cette même méthode des applications générales que Descartes et ses prédécesseurs n’avaient point aperçues ou s’étaient refusés à découvrir ?

D’où vient enfin qu’à cette époque la méthode dont nous parlons est soudainement sortie des écoles pour pénétrer dans la société et devenir la règle commune de l’intelligence, et qu’après avoir été populaire chez les Français, elle a été ostensiblement adoptée ou secrètement suivie par tous les peuples de l’Europe ?

La méthode philosophique dont il est question a pu naître au XVIe siècle, se préciser et se généraliser au XVIIe ; mais elle ne pouvait être communément adoptée dans aucun des deux. Les lois politiques, l’état social, les habitudes d’esprit qui découlent de ces premières causes, s’y opposaient.

Elle a été découverte à une époque où les hommes commençaient à s’égaliser et à se ressembler. Elle ne pouvait être généralement suivie que dans des siècles où les conditions étaient enfin devenues à peu près pareilles et les hommes presque semblables.

La méthode philosophique du XVIIIe siècle n’est donc pas seulement française, mais démocratique, ce qui explique pourquoi elle a été si facilement admise dans toute l’Europe, dont elle a tant contribué à changer la face. Ce n’est point parce que les Français ont changé leurs anciennes croyances et modifié leurs anciennes mœurs qu’ils ont bouleversé le monde, c’est parce que, les premiers, ils ont généralisé et mis en lumière une méthode philosophique à l’aide de laquelle on pouvait aisément attaquer toutes les choses anciennes et ouvrir la voie à toutes les nouvelles.

Que si maintenant l’on me demande pourquoi, de nos jours, cette même méthode est plus rigoureusement suivie et plus souvent appliquée parmi les Français que chez les Américains, au sein desquels l’égalité est cependant aussi complète et plus ancienne, je répondrai que cela tient en partie à deux circonstances qu’il est d’abord nécessaire de faire comprendre.

C’est la religion qui a donné naissance aux sociétés anglo-américaines : il ne faut jamais l’oublier ; aux États-Unis, la religion se confond donc avec toutes les habitudes nationales et tous les sentiments que la patrie fait naître ; cela lui donne une force particulière.

À cette raison puissante ajoutez cette autre, qui ne l’est pas moins : en Amérique, la religion s’est, pour ainsi dire, posé elle-même ses limites ; l’ordre religieux y est resté entièrement distinct de l’ordre politique, de telle sorte qu’on a pu changer facilement les lois anciennes sans ébranler les anciennes croyances.

Le christianisme a donc conservé un grand empire sur l’esprit des Américains, et, ce que je veux surtout remarquer, il ne règne point seulement comme une philosophie qu’on adopte après examen, mais comme une religion, qu’on croit sans la discuter.

Aux États-Unis, les sectes chrétiennes varient à l’infini et se modifient sans cesse, mais le christianisme lui-même est un fait établi et irrésistible qu’on n’entreprend point d’attaquer ni de défendre.

Les Américains, ayant admis sans examen les principaux dogmes de la religion chrétienne, sont obligés de recevoir de la même manière un grand nombre de vérités morales qui en découlent et qui y tiennent. Cela resserre dans des limites étroites l’action de l’analyse individuelle, et lui soustrait plusieurs des plus importantes opinions humaines.

L’autre circonstance dont j’ai parlé est celle-ci :

Les Américains ont un état social et une constitution démocratiques, mais ils n’ont point eu de révolution démocratique. Ils sont arrivés à peu près tels que nous les voyons sur le sol qu’ils occupent. Cela est très considérable.

Il n’y a pas de révolutions qui ne remuent les anciennes croyances, n’énervent l’autorité et n’obscurcissent les idées communes. Toute révolution a donc plus ou moins pour effet de livrer les hommes à eux-mêmes et d’ouvrir devant l’esprit de chacun d’eux un espace vide et presque sans bornes,

Lorsque les conditions deviennent égales à la suite d’une lutte prolongée entre les différentes classes dont la vieille société était formée, l’envie, la haine et le mépris du voisin, l’orgueil et la confiance exagérée en soi-même, envahissent, pour ainsi dire, le cœur humain et en font quelque temps leur domaine. Ceci, indépendamment de l’égalité, contribue puissamment à diviser les hommes, à faire qu’ils se défient du jugement les uns des autres et qu’ils ne cherchent la lumière qu’en eux seuls.

Chacun entreprend alors de se suffire et met sa gloire à se faire sur toutes choses des croyances qui lui soient propres. Les hommes ne sont plus liés que par des intérêts et non par des idées, et l’on dirait que les opinions humaines ne forment plus qu’une sorte de poussière intellectuelle qui s’agite de tous côtés, sans pouvoir se rassembler et se fixer.

Ainsi, l’indépendance d’esprit que l’égalité suppose n’est jamais si grande et ne paraît si excessive qu’au moment où l’égalité commence à s’établir et durant le pénible travail qui la fonde. On doit donc distinguer avec soin l’espèce de liberté intellectuelle que l’égalité peut donner, de l’anarchie que la révolution amène. Il faut considérer à part chacune de ces deux choses, pour ne pas concevoir des espérances et des craintes exagérées de l’avenir.

Je crois que les hommes qui vivront dans les sociétés nouvelles feront souvent usage de leur raison individuelle ; mais je suis loin de croire qu’ils en fassent souvent abus.

Ceci tient à une cause plus généralement applicable à tous les pays démocratiques et qui, à la longue, doit y retenir dans des limites fixes, et quelquefois étroites, l’indépendance individuelle de la pensée.

Je vais la dire dans le chapitre qui suit.

CHAPITRE II – De la source principale des croyances chez les peuples démocratiques

Les croyances dogmatiques sont plus ou moins nombreuses, suivant les temps. Elles naissent de différentes manières et peuvent changer de forme et d’objet ; mais on ne saurait faire qu’il n’y ait pas de croyances dogmatiques, c’est-à-dire d’opinions que les hommes reçoivent de confiance et sans les discuter. Si chacun entreprenait lui-même de former toutes ses opinions et de poursuivre isolément la vérité dans des chemins frayés par lui seul, il n’est pas probable qu’un grand nombre d’hommes dût jamais se réunir dans aucune croyance commune.

Or, il est facile de voir qu’il n’y a pas de société qui puisse prospérer sans croyances semblables, ou plutôt il n’y en a point qui subsistent ainsi ; car, sans idées communes, il n’y a pas d’action commune, et, sans action commune, il existe encore des hommes, mais non un corps social. Pour qu’il y ait société, et, à plus forte raison, pour que cette société prospère, il faut donc que tous les esprits des citoyens soient toujours rassemblés et tenus ensemble par quelques idées principales ; et cela ne saurait être, à moins que chacun d’eux ne vienne quelquefois puiser ses opinions à une même source et ne consente à recevoir un certain nombre de croyances toutes faites.

Si je considère maintenant l’homme a part, je trouve que les croyances dogmatiques ne lui sont pas moins indispensables pour vivre seul que pour agir en commun avec ses semblables.

Si l’homme était forcé de se prouver à lui-même toutes les vérités dont il se sert chaque jour, il n’en finirait point ; il s’épuiserait en démonstrations préliminaires sans avancer ; comme il n’a pas le temps, à cause du court espace de la vie, ni la faculté, à cause des bornes de son esprit, d’en agir ainsi, il en est réduit à tenir pour assurés une foule de faits et d’opinions qu’il n’a eu ni le loisir ni le pouvoir d’examiner et de vérifier par lui-même, mais que de plus habiles ont trouvés ou que la foule adopte.

C’est sur ce premier fondement qu’il élève lui-même l’édifice de ses propres pensées. Ce n’est pas sa volonté qui l’amène à procéder de cette manière ; la loi inflexible de sa condition l’y contraint.

Il n’y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un million de choses sur la foi d’autrui, et qui ne suppose beaucoup plus de vérités qu’il n’en établit.

Ceci est non seulement nécessaire, mais désirable. Un homme qui entreprendrait d’examiner tout par lui-même ne pourrait accorder que peu de temps et d’attention à chaque chose ; ce travail tiendrait son esprit dans une agitation perpétuelle qui l’empêcherait de pénétrer profondément dans aucune vérité et de se fixer avec solidité dans aucune certitude. Son intelligence serait tout à la fois indépendante et débile. Il faut donc que, parmi les divers objets des opinions humaines, il fasse un choix et qu’il adopte beaucoup de croyances. sans les discuter, afin d’en mieux approfondir un petit nombre dont il s’est réservé l’examen.

Il est vrai que tout homme qui reçoit une opinion sur la parole d’autrui met son esprit en esclavage ; mais c’est une servitude salutaire qui permet de faire un bon usage de la liberté.

Il faut donc toujours, quoi qu’il arrive, que l’autorité se rencontre quelque part dans le monde intellectuel et moral. Sa place est variable, mais elle a nécessairement une place. L’indépendance individuelle peut être plus ou moins grande ; elle ne saurait être sans bornes.

Ainsi, la question n’est pas de savoir s’il existe une autorité intellectuelle dans les siècles démocratiques, mais seulement où en est le dépôt et quelle en sera la mesure.

J’ai montré dans le chapitre précédent comment l’égalité des conditions faisait concevoir aux hommes une sorte d’incrédulité instinctive pour le surnaturel, et une idée très haute et souvent fort exagérée de la raison humaine.

Les hommes qui vivent dans ces temps d’égalité sont donc difficilement conduits à placer l’autorité intellectuelle à laquelle ils se soumettent en dehors et au-dessus de l’humanité. C’est en eux-mêmes ou dans leurs semblables qu’ils cherchent d’ordinaire les sources de la vérité. Cela suffirait pour prouver qu’une religion nouvelle ne saurait s’établir dans ces siècles, et que toutes tentatives pour la faire naître ne seraient pas seulement impies, mais ridicules et déraisonnables. On peut prévoir que les peuples démocratiques ne croiront pas aisément aux missions divines, qu’ils se riront volontiers des nouveaux prophètes et qu’ils voudront trouver dans les limites de l’humanité, et non au-delà, l’arbitre principal de leurs croyances.

Lorsque les conditions sont inégales et les hommes dissemblables, il y a quelques individus très éclairés, très savants, très puissants par leur intelligence, et une multitude très ignorante et fort bornée. Les gens qui vivent dans les temps d’aristocratie sont donc naturellement portés à prendre pour guide de leurs opinions la raison supérieure d’un homme ou d’une classe, tandis qu’ils sont peu disposés à reconnaître l’infaillibilité de la masse.

Le contraire arrive dans les siècles d’égalité.

À mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire la masse augmente, et c’est de plus en plus l’opinion qui mène le monde.

Non seulement l’opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques ; mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre. Dans les temps d’égalité, les hommes n’ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public ; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu’ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre.

Quand l’homme qui vit dans les pays démocratiques se compare individuellement à tous ceux qui l’environnent, il sent avec orgueil qu’il est égal à chacun d’eux ; mais, lorsqu’il vient à envisager l’ensemble de ses semblables et à se placer lui-même à côté de ce grand corps, il est aussitôt accablé de sa propre insignifiance et de sa faiblesse.

Cette même égalité qui le rend indépendant de chacun de ses concitoyens en particulier, le livre isolé et sans défense à l’action du plus grand nombre.

Le public a donc chez les peuples démocratiques une puissance singulière dont les nations aristocratiques ne pouvaient pas même concevoir l’idée. Il ne persuade pas ses croyances, il les impose et les fait pénétrer dans les âmes par une sorte de pression immense de l’esprit de tous sur, l’intelligence de chacun,

Aux États-Unis, la majorité se charge de fournir aux individus une foule d’opinions toutes faites, et les soulage ainsi de l’obligation de s’en former qui leur soient propres. Il y a un grand nombre de théories en matière de philosophie, de morale ou de politique, que chacun y adopte ainsi sans examen sur la foi du public ; et, si l’on regarde de très près, on verra que la religion elle-même y règne bien moins comme doctrine révélée que comme opinion commune.

Je sais que, parmi les Américains, les lois politiques sont telles que la majorité y régit souverainement la société ; ce qui accroît beaucoup l’empire qu’elle y exerce naturellement sur l’intelligence. Car il n’y a rien de plus familier à l’homme que de reconnaître une sagesse supérieure dans celui qui l’opprime.

Cette omnipotence politique de la majorité aux États-Unis augmente, en effet, l’influence que les opinions du public y obtiendraient sans elle sur l’esprit de chaque citoyen ; mais elle ne la fonde point. C’est dans l’égalité même qu’il faut chercher les sources de cette influence, et non dans les institutions plus ou moins populaires que des hommes égaux peuvent se donner. Il est à croire que l’empire intellectuel du plus grand nombre serait moins absolu chez un peuple démocratique soumis à un roi, qu’au sein d’une pure démocratie ; mais il sera toujours très absolu, et, quelles que soient les lois politiques qui régissent les hommes dans les siècles d’égalité, l’on peut prévoir que la foi dans l’opinion commune y deviendra une sorte de religion dont la majorité sera le prophète.

Ainsi l’autorité intellectuelle sera différente, mais elle ne sera pas moindre ; et, loin de croire qu’elle doive disparaître, j’augure qu’elle deviendrait aisément trop grande et qu’il pourrait se faire qu’elle renfermât enfin l’action de la raison individuelle dans des limites plus étroites qu’il ne convient à la grandeur et au bonheur de l’espèce humaine. Je vois très clairement dans l’égalité deux tendances : l’une qui porte l’esprit de chaque homme vers des pensées nouvelles, et l’autre qui le réduirait volontiers à ne plus penser. Et j’aperçois comment, sous l’empire de certaines lois, la démocratie éteindrait la liberté intellectuelle que l’état social démocratique favorise, de telle sorte qu’après avoir brisé toutes les entraves que lui imposaient jadis des classes ou des hommes, l’esprit, humain s’enchaînerait étroitement aux volontés générales du grand nombre.

Si, à la place de toutes les puissances diverses qui gênaient ou retardaient outre mesure l’essor de la raison individuelle, les peuples démocratiques substituaient le pouvoir absolu d’une majorité, le mal n’aurait fait que changer de caractère. Les hommes n’auraient point trouvé le moyen de vivre indépendants ; ils auraient seulement découvert, chose difficile, une nouvelle physionomie de la servitude. Il y a là, je ne saurais trop le redire, de quoi faire réfléchir profondément ceux qui voient dans la liberté de l’intelligence une chose sainte, et qui ne haïssent point seulement le despote, mais le despotisme. Pour moi, quand je sens la main du pouvoir qui s’appesantit sur mon front, il m’importe peu de savoir qui m’opprime, et je ne suis pas mieux disposé à passer ma tête dans le joug, parce qu’un million de bras me le présentent.

CHAPITRE III – Pourquoi les Américains montrent plus d’aptitude et de goût pour les idées générales que leurs pères les Anglais

Dieu ne songe point au genre humain en général. Il voit d’un seul coup d’œil et séparément tous les êtres dont l’humanité se compose, et il aperçoit chacun d’eux avec les ressemblances qui le rapprochent de tous et les différences qui l’en isolent.

Dieu n’a donc pas besoin d’idées générales ; c’est-à-dire qu’il ne sent jamais la nécessité de renfermer un très grand nombre d’objets analogues sous une même forme afin d’y penser plus commodément.

Il n’en est point ainsi de l’homme. Si l’esprit humain entreprenait d’examiner et de juger individuellement tous les cas particuliers qui le frappent, il se perdrait bientôt au milieu de l’immensité des détails et ne verrait plus rien ; dans cette extrémité, il a recours a un procédé imparfait, mais nécessaire, qui aide sa faiblesse et qui la prouve.

Après avoir considéré superficiellement un certain nombre d’objets et remarqué qu’ils se ressemblent, il leur donne à tous un même nom, les met à part et poursuit sa route.

Les idées générales n’attestent point la force de l’intelligence humaine, mais plutôt son insuffisance, car il n’y a point d’êtres exactement semblables dans la nature : point de faits identiques ; point de règles applicables indistinctement et de la même manière à plusieurs objets à la fois.

Les idées générales ont cela d’admirable, qu’elles permettent à l’esprit humain de, porter des jugements rapides sur un grand nombre d’objets à la fois ; mais, d’une autre part, elles ne lui fournissent jamais que des notions incomplètes, et elles lui font toujours perdre en exactitude ce qu’elles lui donnent en étendue.

À mesure que les sociétés vieillissent, elles acquièrent la connaissance de faits nouveaux et elles s’emparent chaque jour, presque à leur insu, de quelques vérités particulières.

À mesure que l’homme saisit plus de vérités de cette espèce, il est naturellement amené à concevoir un plus grand nombre d’idées générales. On ne saurait voir séparément une multitude de faits particuliers, sans découvrir enfin le lien commun qui les rassemble. Plusieurs individus font percevoir la notion de l’espèce ; plusieurs espèces conduisent nécessairement à celle du genre. L’habitude et le goût des idées générales seront donc toujours d’autant plus grands chez un peuple, que ses lumières y seront plus anciennes et plus nombreuses.

Mais il y a d’autres raisons encore qui poussent les hommes à généraliser leurs idées ou les en éloignent.

Les Américains font beaucoup plus souvent usage que les Anglais des idées générales et s’y complaisent bien davantage ; cela paraît fort singulier au premier abord, si l’on considère que ces deux peuples ont une même origine, qu’ils ont vécu pendant des siècles sous les mêmes lois et qu’ils se communiquent encore sans cesse leurs opinions et leurs mœurs. Le contraste paraît beaucoup plus frappant encore lorsque l’on concentre ses regards sur notre Europe et que l’on compare entre eux les deux peuples les plus éclairés qui l’habitent.

On dirait que chez les Anglais l’esprit humain ne s’arrache qu’avec regret et avec douleur à la contemplation des faits particuliers, pour remonter de là jusqu’aux causes, et qu’il ne généralise qu’en dépit de lui-même.

Il semble, au contraire, que parmi nous le goût des idées générales soit devenu une passion si effrénée qu’il faille à tout propos la satisfaire. J’apprends, chaque matin, en me réveillant, qu’on vient de découvrir une certaine loi générale et éternelle dont je n’avais jamais ouï parler jusque-là. Il n’y a pas de si médiocre écrivain auquel il suffise pour son coup d’essai de découvrir des vérités applicables à un grand royaume, et qui ne reste mécontent de lui-même, s’il n’a pu renfermer le genre humain dans le sujet de son discours.

Une pareille dissemblance entre deux peuples très éclairés m’étonne. Si je reporte enfin mon esprit vers l’Angleterre et que je remarque ce qui se passe depuis un demi-siècle dans son sein, je crois pouvoir affirmer que le goût des idées générales s’y développe à mesure que l’ancienne Constitution du pays s’affaiblit.

L’état plus ou moins avancé des lumières ne suffit donc Point seul pour expliquer ce qui suggère à l’esprit humain l’amour des idées générales ou l’en détourne.