De la peinture du temps dans les "Essais" de Montaigne - Albert Ahmeti - E-Book

De la peinture du temps dans les "Essais" de Montaigne E-Book

Albert Ahmeti

0,0

Beschreibung

Aujourd'hui nous retenons essentiellement deux vues majeures du temps: celle - léguée par les Anciens - d'un temps cyclique où tout se répéterait périodiquement et celle - adoptée par les Modernes - d'un temps linéaire orienté vers l'avenir. Or les penseurs ne se sont de loin pas limités à ces deux seules visions, développant à travers les âges une pluralité de conceptions aussi diverses les unes que les autres. La littérature française n'a pas manqué d'en faire, également, une de ses sources d'inspiration privilégiée. Aussi, la présente étude se penche sur l'approche montaignienne du temps dans les "Essais". Nous partons d'un constat premier: l'angoisse de Montaigne face à la fuite du temps. De là, sont alors dégagées les différentes stratégies de défense qu'adopte l'auteur, au fil du temps... Trois mouvements composent ce travail: d'abord nous découvrons l'idée d'une conception subjective du temps, où celui-ci est réversible; ensuite nous glissons vers une approche sceptique du temps, où celui-ci se meut à la façon de l'esprit montaignien; et finalement nous parvenons à la thèse de la saisie de l'instant, admise par la majorité des critiques, mais nuancée ici à l'aide d'une reformulation de l'instant. Après ce long voyage dans le temps, l'analyse revient et se prononce enfin sur le thème de l'angoisse montaignienne, et ce, de manière conclusive.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 125

Veröffentlichungsjahr: 2015

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



L’auteur

Albert Ahmeti naît en 1979 à Monthey dans le canton du Valais, en Suisse. Il accomplit toute sa scolarité obligatoire à St-Maurice, poursuit sa formation gymnasiale au Lycée-Collège de l'Abbaye de St-Maurice pour ensuite étudier la littérature française, la philosophie et l'histoire & esthétique du cinéma à la Faculté des lettres de l'Université de Lausanne. Après l'obtention de sa licence universitaire, il entreprend trois années d'études à la Haute École Pédagogique du Valais afin de pouvoir enseigner dans les écoles du Secondaire I et II. Marié à Ardiana et père de trois enfants, Aaron, Aliona et Léonard, il exerce son métier d'enseignant au Collège de la Tuilerie à St-Maurice. Albert Ahmeti est binational, kosovar et suisse.

À mon frère bien-aimé Léonard Ahmeti 1986-2006

De l’Éternité, Tu m’as donné la force de continuer.

Sommaire

Introduction

Étape initiale

I. Subjectivité et réversibilité du temps

1. Le temps suspendu

2. Le temps en va-et-vient ou le va-et-vient du temps

2.1. Proposition

2.2. Le temps prospectif

2.3. Le temps rétrospectif

2.4. La promenade dans le temps

3. Vers une mise en doute du temps

Étape seconde

II. Approche sceptique du temps

1. Résurgences pyrrhoniennes

1.1. Au sujet du temps

1.2. Au sujet du présent

2. L’être

2.1. Le présent en tant qu’être

2.2. L’inconstance humaine et le présent insaisissable

2.3. Une inconstance sceptique

3. Le passage

3.1. La peinture du passage

3.2. Le temps double

3.3. La peinture du « pas sage »

4. Le temps mouvant

Étape ultime

III. Saisie de l’instant

1. L’instant humain

1.1. Le temps de l’expérience

1.2. Le temps de tous les temps

2. La saisie du temps

3. La peinture du temps

Conclusion

Bibliographie

Introduction

Des philosophes antiques aux penseurs contemporains, en passant par saint Augustin, Husserl, Bergson, Kant ou Heidegger, pour ne citer que quelques noms, l’expérience temporelle n’a eu de cesse d’engager l’intellect humain dans le sinueux chemin de la résolution conceptuelle de l’énigme du temps. Le temps, « nous le comprenons bien quand nous en parlons ; nous le comprenons aussi, en entendant autrui en parler » 1 , dirons-nous de manière augustinienne; mais dès qu’il s’agit de le définir, la pensée se heurte inévitablement à des obstacles infranchissables2. Effectivement, bien que ses effets (le changement, la variation, la croissance, le vieillissement…) se manifestent de façon visible et s’offrent à nous en tant que clés d’une définition, nous ne parvenons pas à définir le temps de manière univoque : « aucune définition de la notion correspondante n’a reçu jusqu’ici, chez les savants comme chez les philosophes, une approbation unanime »3.

Dans la présente étude, c’est sur l’approche montaignienne du temps dans les Essais que va se focaliser notre attention. Les Essais de Michel de Montaigne sont certes avant tout une « peinture » de soi telle qu’annoncée par l’essayiste lui-même dans son avis « Au Lecteur »4, mais s’inscrivent néanmoins dans une pensée du temps qui se précise au fil des chapitres. Rien de surprenant à cela si l’on considère qu’à cette époque la vie humaine est perçue, plus que jamais, dans toute sa fragilité5. Les guerres de Religion qui jalonnent la vie de Montaigne ne sont certainement pas sans lien avec la naissance de ce sentiment accru d’une mort toute proche. Contrairement à l’homme du Moyen Âge qui « se sentait […] essentiellement un être qui dure »6, le chrétien du 16ème siècle « sentait […] le caractère précaire et fugitif de chaque moment vécu »7. Cette perception temporelle qui, aux dires de Georges Poulet dans ses Etudes sur le temps humain, « est l’angoisse essentielle de l’homme, – de l’homme dans le temps – […] »8, n’est de fait pas étrangère à la relation qu’entretient Montaigne avec le temps. Outre les conflits sanglants qui déchirent les Français, le décès de son ami Etienne de La Boétie en 1563 puis celui de son père, Pierre Eyquem, en 1568, sans parler de son propre « évanouissement »9, en 1569, sont sans doute des épreuves qui ont d’autant plus éveillé la conscience de Montaigne face à la fugacité du temps et face à la proximité de la mort. Ses Essais, qui commencent à prendre forme vers 1572 pour s’achever en même temps que sa vie, en 1592, reflètent continuellement, et ce durant les deux décennies de leur écriture, cette angoisse ou tout du moins ce sentiment très prononcé de la brièveté du temps de vie.

L’auteur invite d’emblée son lectorat à le comprendre en ce sens :

C’est ici un livre de bonne foi, Lecteur. […] Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive, la connaissance qu’ils ont eu de moi10.

Montaigne désigne les destinataires particuliers de son livre et révèle la finalité de l’écriture de celui-ci, finalité qu’il lie étroitement à sa mort. Montaigne se projette ainsi « dès l’entrée » 11 dans sa propre mort et ancre l’utilité de son ouvrage dans un temps où il ne sera plus. Ce temps, Montaigne en précise la venue dans sa courte mais néanmoins importante parenthèse : « (ce qu’ils ont à faire bientôt) ». L’indication temporelle adverbiale « bientôt », bien qu’elle ne donne pas une indication de temps très précise, reste assez significative pour nous faire comprendre que l’auteur, au moment d’écrire ces lignes, voit son instant dernier approcher à grands pas. L’utilisation des temps verbaux tend également à mettre en évidence ce phénomène de projection : « m’ayant perdu » et « la connaissance qu’ils ont eu de moi » projettent Montaigne vers ce temps où il aura disparu. Seule la parenthèse vient dans cette phrase ancrer Montaigne dans son présent et rappeler en quelque sorte qu’il n’est pas encore décédé, quand bien même cela ne saurait tarder. La phrase aurait donc eu un tout autre sens sans cette parenthèse.

La fin de l’avertissement « Au Lecteur » prend également toute son importance :

Adieu donc. De Montaigne, ce 12. de Juin. 158012.

En effet, la date13 nous indique que cet avant-propos a été rédigé plusieurs années après le début de la composition des Essais. Âgé de quarante-sept ans, Montaigne s’est « envieilli »14 de près de dix ans depuis sa retraite dans sa « librairie » et a atteint un âge avancé au vu de l’espérance de vie d’alors15. Nous savons aussi qu’à ce moment-là il doit surmonter les douleurs de la gravelle dont il a senti les premières atteintes deux ans plus tôt et qui jadis a emporté son père16. Montaigne a visiblement hérité de la maladie de Pierre. La vieillesse et la « colique » accentuent ainsi encore plus cette menace mortelle de tous les instants ressentie par l’auteur. Celleci est par ailleurs décelable dès les premiers essais (rédigés avant l’avis « Au Lecteur »). Cet avis confirme en somme la lucidité constante de Montaigne face au temps qui vient à lui manquer.

Le livre I des Essais traduit explicitement ce sentiment. Dans un des premiers chapitres que Montaigne ait composés, nous pouvons lire :

Dernièrement que je me retirai chez moi, délibéré autant que je pourrais, ne me mêler d’autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie […]17.

« Ce peu qui me reste de vie » en dit bien assez sur l’idée que Montaigne se fait de la durée du temps de vie qui lui reste ; cette intuition qui est sienne se manifeste ainsi déjà dans les toutes premières années de sa « retraite », avant que sa « colique » ne se soit déclarée. Le temps semble donc lui manquer à tel point qu’il n’ose ajourner un projet, de peur de ne pouvoir le réaliser :

Et me rechante sans cesse, Tout ce qui peut être fait un autre jour, le peut être aujourd’hui. […] Ce que j’ai affaire avant mourir, pour l’achever tout loisir me semble court, fût-ce œuvre d’une heure. Quelqu’un feuilletant l’autre jour mes tablettes, trouva un mémoire de quelques chose, que je voulais être fait après ma mort : je lui dis, comme il était vrai, que n’étant qu’à une lieue de ma maison, et sain et gaillard, je m’étais hâté de l’écrire, pour ne m’assurer point [parce que je n’étais pas sûr] d’arriver jusque chez moi18.

Le spectre de la mort le précipite dans ses tâches et son âge avancé n’est pas non plus sans lui faire prendre conscience du terme prochain de sa vie :

Mourir de vieillesse, c’est une mort rare, singulière, et extraordinaire, et d’autant moins naturelle que les autres […] mais c’est un bien rare privilège de nous faire durer jusque-là. […] Par ainsi mon opinion est, de regarder que l’âge auquel nous sommes arrivés, c’est un âge auquel peu de gens arrivent. Puisque d’un train ordinaire les hommes ne viennent pas jusque-là, c’est signe que nous sommes bien avant. Et puisque nous avons passé les limites accoutumées, qui est la vraie mesure de notre vie, nous ne devons espérer d’aller guère outre : Ayant échappé tant d’occasions de mourir, où nous voyons trébucher le monde, nous devons reconnaître qu’une fortune extraordinaire, comme celle-là qui nous maintient, et hors de l’usage commun, ne nous doit guère durer19.

Le livre II des Essais confirme ce sentiment de la brièveté du temps et en contient la plus élégante image dans le douzième essai :

Car pourquoi prenons-nous titre d’être, de cet instant, qui n’est plus qu’une éloise [un éclair] dans le cours infini d’une nuit éternelle, et une interruption si brève de notre perpétuelle et naturelle condition? la mort occupant tout le devant et tout le derrière de ce moment, et encore une bonne partie de ce moment20.

Si notre être n’est qu’un instant et que Montaigne a déjà atteint la « saison » de la vieillesse21, alors cet instant qu’est sa vie est effectivement sur le point de disparaître tel l’éclair qui, à peine déchiré le sombre manteau du ciel nocturne, s’éteint et disparaît dans l’obscurité. La « nuit éternelle » est ici une métaphore de notre « perpétuelle et naturelle condition » qu’est la mort. La vie intervient donc comme « une interruption » éphémère de cette mort qui occupe « tout le devant et tout le derrière de ce moment [la vie], et encore une bonne partie de ce moment ».

Le livre III des Essais vient magistralement hisser ce thème de la fuite du temps à son apogée. Ainsi pouvons-nous lire dans l’essai final:

Principalement à cette heure, que j’aperçois la mienne [sa vie] si brève en temps, je la veux étendre en poids […]22.

Quinze ans après « De l’Oisiveté » où Montaigne parle de « ce peu qui [lui] reste de vie », il en est toujours au même constat mais sent plus que jamais que sa fin est désormais éminemment proche.

Avec ce sentiment du temps qui « court et s’en va »23 précipitamment, l’angoisse ne se trouve jamais très loin chez Montaigne. Au début des Essais, cette « angoisse […] de l’homme dans le temps » 24 l’accompagne étroitement :

La crainte, le désir, l’espérance, nous élancent vers l’avenir : et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri anxius. [Le malheur accable l’esprit inquiet de l’avenir]25.

Le champ lexical de l’angoisse, mis en évidence par les termes « crainte » et « anxius », révèle cette inquiétude liée au moment où « nous ne serons plus ». Certes ici Montaigne ne s’exprime pas à la première personne du singulier, mais il n’énonce pas moins une vérité générale qui l’inclut très probablement et qu’il reformule plus tard :

Ceux qui sont en pressante crainte de perdre leur bien, d’être exilés, d’être subjugués, vivent en continuelle angoisse […]26.

Or Montaigne fait justement partie de ces gens qui craignent « d’être exilés » d’un moment à l’autre vers leur commune et humaine destinée, « au-delà cette vie »27, qui craignent « d’être subjugués » à tout moment par ce temps qui à chaque instant engloutit « mille hommes, mille animaux et mille autres créatures »28.

Le thème de la brièveté du temps, omniprésent tout au long des Essais, tend à perpétuer ce sentiment d’angoisse chez Montaigne. D’ailleurs, le mot « angoisse » ne renvoie-t-il pas au terme latin « angustia » qui désigne un passage étroit, un lieu resserré, en parlant d’espaces physiques, mais en parlant aussi du temps qui se fait court? Si cette angoisse reste assez marquée et évidente au début de sa vie d’essayiste, la question est de savoir si ce sentiment demeure inchangé au fil des ans. Autrement dit, Montaigne appréhende-t-il incessamment le temps de manière angoissée ou parvient-il à surmonter ses craintes et à apaiser son « esprit inquiet » face à cette réalité? Comment tente-t-il de parer à cette angoisse? Quelles sont ses stratégies de défense?

Dans le présent travail, il s’agit plus précisément de nous concentrer uniquement sur la problématique du temps dans les Essais. Outre l’aspect fugitif du temps intensément ressenti par l’auteur, comment aborde-t-il ce phénomène? Comment le conçoit-il? Sa conception du temps l’aide-t-elle finalement à vaincre ses peurs? En une phrase, de quelle manière Montaigne affronte-t-il la réalité tragique et angoissante du temps humain?

Sur cette question du temps dans les Essais, les travaux des chercheurs convergent tous vers la même conclusion, à savoir une saisie du moment présent chez Montaigne, une existence menée et vécue dans l’instant présent :

L’élément central, le foyer de la philosophie de Montaigne, comme de toute philosophie, c’est un sentiment de la vie actuelle, intense, toute dans l’instant qui en jouit, dans le présent29 ;

Le point de départ de cette sagesse, c’est la prise : non au sens de prendre pour soi quelque chose, mais de le prendre en soi, de le faire sien. […] Il n’y a de prise que du présent30 ;

Tout se ramène à cette philosophie qu’il [Montaigne] a lentement formulée sur la vie, dont il faut jouir dans l’instant et interroger chaque parcelle de temps31 ;

Se regardant agir ou penser, c’est cela que Montaigne veut saisir : le phénomène tel qu’il le vit dans l’instant de son jaillissement, imprévu et régénérateur, avant qu’aucun système ne le récupère et le déflore32 ;

[…] il [Montaigne] jouit pleinement et sereinement du présent33.