De(s)crescendo(s) - Maya Brown - E-Book

De(s)crescendo(s) E-Book

Maya Brown

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Beschreibung

Comment sortir du chaos lorsque celui-ci s’est installé confortablement en vous ?

C’est la question que se pose Mélanie lorsqu’elle se retrouve happée dans un échange épistolaire qui va bouleverser sa vie et sa vision du monde. Dans une époque où tout semble figé, l’héroïne passionnée et débordante de vie envoie valser les convenances, son mode de vie et ses certitudes en partant dans une quête identitaire pleine d’émotion et de poésie.


À PROPOS DE L'AUTEURE

Maya Brown est agrégée de lettres classiques. Après avoir écrit un essai autobiographique sur les conditions d’enseignement des jeunes professeurs intitulé Les tribulations d’une jeune prof, ainsi qu’un recueil de poèmes, Pêle-Mêle, De(s)crescendo(s) est son premier roman.

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Maya Brown

De(s)crescendo(s)

Romance

Éditions « Arts En Mots »

Illustration graphique : © Graph’L

Image: Adobe Stock et François Forest

« Il y a des prisons pires que les mots, Daniel »,

L’Ombre du vent, Carlos Ruiz Zàfon

À tous ceux qui ont été là…

Prologue

Mélanie se lève difficilement. Elle est professeure de lettres dans un petit collège de campagne, il est l’heure d’aller faire cours et la brume de son esprit appesanti par le décalage horaire ne lui permet pas de se concentrer facilement. Dire que quelques heures auparavant, elle parcourait en long et en large les étendues sauvages des décors de Tolkien ! Elle prend le temps de s’étirer de tout son long dans le lit vide, car Johan est déjà parti depuis plusieurs minutes. Bon gré mal gré, elle émerge, file sous la douche, lave rapidement son corps rendu athlétique par les deux dernières semaines passées à randonner dans les fjords néo-zélandais, et passe un coup de crayon sous ses grands yeux noirs afin de leur donner l’air d’être ouverts au minimum. Le petit-déjeuner, composé d’un grand verre de jus de fruits et d’un pain au chocolat, est vite expédié, et, comme à son habitude, elle se retrouve dans la voiture à 07h25 tapantes. En descendant sur le parking, chose rare, elle croise Philippe Caravage, le Proviseur qui, semblant remarquer les sillons qui creusent le pourtour de ses paupières, la taquine sur son air endormi : « Il semblerait que vos vacances aient été reposantes, Madame Leblanc ! 

- On ne part pas en Nouvelle-Zélande tous les jours, M. le Proviseur ! » lui répond-elle avec un sourire mutin. En effet, à cause de ce damné virus, son avion a été annulé et Johan et Mélanie ont dû racheter des billets de dernière minute qui ne les ont ramenés à bon port que la veille à 22h. Sa petite moue malicieuse n’a pas disparu de ses lèvres que, déjà, le Proviseur, de sa démarche altière, se dirige vers la prochaine tâche à accomplir. Elle regarde s’éloigner cet homme toujours pressé, pénètre à son tour dans l’enceinte de l’établissement, fait fi de la vétusté des blocs de béton à la façade encrassée, retrouve l’odeur caractéristique du hall d’entrée, puis les apaisants murs bleus de sa salle de classe avant de s’installer devant son ordinateur. Enfin, lorsque la sonnerie retentit, elle rejoint ses élèves et enchaîne un cours après l’autre. Le soir, Johan et Mélanie rentrent tous deux, épuisés de leur journée respective, et s’installent sur le canapé afin de regarder leur traditionnelle série. D’ordinaire, Johan roule un joint qu’ils fument ensemble et qui leur permet d’oublier les tracas quotidiens, mais le couple a décidé de stopper leur consommation de l’illicite substance, et leur voyage de noces leur a semblé être une transition parfaite. La semaine passe ainsi. Le vendredi soir arrive finalement et la fermeture des établissements est annoncée. Mélanie cache sa joie et répond avec un faux sourire sévère à ses élèves qui lui lancent un « bonnes vacances, Madame ! » tonitruant en quittant la salle. Malheureusement, le temps de repos où elle pensait profiter d’une accalmie pour réaliser tout ce qu’elle n’a pas encore eu le temps de faire après le voyage et passer du temps avec Johan va se révéler d’une tout autre nature et va l’entraîner bien plus loin qu’elle n’aurait jamais pu l’imaginer.

Première partie : Lettre d’une épistolière confinée à son Proviseur

Chapitre 1 : Le commencement

Je vous écris encore, par un biais autre que notre biais habituel, pour vous dire tout ce que je n’ai pas pu vous dire. Pour me dire. Pour nous dire. Avec l’intimité que nous nous sommes créée, je pourrais peut-être envisager de passer au tutoiement, mais je crois que je vais garder le « vous », il est porteur de tant de charme ! Il instaure une distance délicate, que nous avons comblée, au fur et à mesure, par nos mots. Deux mois ! Deux mois que nous échangeons des centaines de messages par jour… La technologie a opéré sa plus grande merveille : elle permet un contact direct, instantané, avec le monde extérieur. Et en cette période de confinement, quoi de plus important, de plus vital même, que de se projeter dans un ailleurs, avec d’autres que l’on aime, de maintenir ce lien social qui nous fait tant défaut ? Qui me fait tant défaut…

Tout a commencé le 5 mars 2020. On est jeudi, et l’on vient d’apprendre que les écoles allaient fermer à cause du nouveau coronavirus qui a ravagé la Chine et commence à s’implanter en Europe. Ma première réaction ? « Oh chouette des vacances ! » Après tout, je reviens tout juste de voyage de noces : un périple formidable en Nouvelle-Zélande en van. La liberté totale et des paysages de rêve pendant quinze jours ! Alors forcément, quand j’apprends que je vais pouvoir me reposer à la maison, après une semaine de reprise éprouvante, où les élèves ont été particulièrement agités – et moi particulièrement fatiguée – je ne m’effondre pas. Mais… Si je songeais à profiter d’un temps à moi, que j’emploierais à me reposer et à aller voir des amis, je me mettais le doigt dans l’œil. Dès dimanche, le président de la République en personne fait un discours empli de gravité, affirmant six fois de suite que « Nous sommes en guerre. », afin de nous annoncer que nous sommes confinés. Nous ne pourrons sortir que sur présentation à la gendarmerie d’une attestation sur l’honneur, et pour des activités limitées, en un temps limité. Les magasins non essentiels et les commerces seront fermés jusqu’à nouvel ordre. Tout de suite, mon ciel se voile. Tous mes rêves de virées entre amis s’effondrent. À la place s’installe une longue période où le temps s’effiloche en traînes infinies qui parsèment mes journées. Au départ, je ne respecte pas vraiment les règles, je peux vous l’avouer maintenant, même si au fil du temps vous vous en êtes rendu compte… Je projette donc quelques sorties pour les trois premiers jours : la première, pour aider une connaissance à déménager, la deuxième, pour aller marcher avec une amie et la troisième, un repas chez une autre amie. Oui, je sais, cela fait beaucoup quand on est censé être confinée. Je vais faire ces trois sorties, mais je me fais contrôler tous les jours par les forces de l’ordre. Ils sont partout, même dans le pré des vaches dans lequel je me promène… Mes acolytes rebelles et moi-même échappons aux amendes grâce à nos sourires d’anges, à des attestations frauduleuses et à la compréhension de quelques gendarmes qui n’ont pas encore très envie de tyranniser la population, mais nous comprenons le message : restez chez vous ou il vous en cuira ! S’ajoute à cela la propagande insupportable des médias qui n’ont plus qu’un refrain en tête, le couplet gouvernemental qui remâche en boucle la purée simpliste du citoyen modèle. Nous resterons donc chez nous.

Chapitre 2 : Faites régner la peur :

Les forces de l’ordre sont absolument partout et sans que Mélanie comprenne vraiment le mécanisme qui opère en elle, croiser une voiture de gendarmerie dans un lieu tout à fait inapproprié habituellement lui noue le ventre. Les citoyens ne sont plus censés sortir que pour acheter des « denrées de première nécessité », terme extrêmement vague laissé à l’appréciation de chacun. D’autant plus que les histoires injustes vont bon train sur les réseaux : un gendarme aurait argué qu’un paquet de serviettes hygiéniques n’était pas une denrée de première nécessité, un autre aurait verbalisé un homme n’achetant qu’une baguette, car il faudrait selon lui faire des provisions, l’amie d’une amie prend une amende, car elle n’a pas rempli son adresse au bon endroit, et après l’avoir verbalisée, l’agent lui glisse : « C’est dommage ma petite dame, avec un petit sourire, ce serait passé tout seul ! ». Bref, la tension monte entre les citoyens. On entend même parler de délation : les jaloux dénoncent à tout va et saturent les réseaux téléphoniques de la gendarmerie à la moindre odeur de barbecue. Mélanie se sent nauséeuse face à ces agissements qui lui rappellent les heures les plus sombres de l’histoire de France, ou du moins ce qu’elle en a lu. Plus généralement, la jeune femme s’interroge sur le monde dans lequel elle vit : est-ce au gouvernement de décider si elle doit prendre le risque de tomber malade ou non ? Cette question la laisse perplexe, d’autant plus lorsque l’on sait que, parallèlement, les bureaux de tabac, eux, sont toujours ouverts. À la maison aussi cette situation crée des tensions. Johan a filé dès le premier jour acheter un ordinateur ultra-performant et s’est enfermé dans son bureau, duquel il ne sort que pour manger, aller se faire un café et venir dormir après quatre heures du matin. Mélanie, elle, est reprise par ses insomnies, qui s’étaient bien calmées lorsqu’ils avaient commencé à fumer de l’herbe, quelques années auparavant. Elle est épuisée tôt, car elle a gardé le rythme néo-zélandais, mais elle met plusieurs heures à s’endormir et se réveille dès sept ou huit heures. Pour une adepte des grasses matinées, c’est un comble, mais son esprit gamberge et il lui est impossible de le faire taire. Pendant la journée, elle passe des heures à tâcher de s’occuper, seule, car Johan, lui, y parvient très bien. Mélanie est une jeune femme sociable et dynamique, elle a besoin de sortir, de voir ses proches, et pendant cette période, son équilibre est soumis à rude épreuve. Elle essaie de communiquer avec son mari qui ne comprend pas que cela lui semble si difficile. Elle passe son temps à parler au téléphone avec des amies qui partagent son point de vue et a du mal à accepter que l’on puisse céder à la peur. Pour elle, la réaction épidermique du gouvernement est une aberration. Elle hait les médias qui ne présentent plus que de la propagande et s’en coupe autant qu’elle le peut. Mais il est impossible d’échapper totalement à l’angoisse ambiante.

****

Au départ je suis pleine d’espoir et de bonne volonté : je vais profiter de ce temps qui m’est imposé pour faire tout ce que je ne fais pas d’habitude : je vais astiquer, nettoyer, récurer, frotter, désherber, cuisiner, penser, rêver… Mais le temps va son chemin, et c’est un chemin sinueux. Je prends les mêmes ingrédients, et je recommence : nettoyer, frotter, cuisiner, rêver, astiquer, récurer, désherber, penser…. Au bout de quelques jours, force est de constater que j’ai fait le tour… Je varie donc les plaisirs : jouer de la musique, lire, parler aux gens que j’aime… Puis, parler aux gens que j’aime, lire et jouer de la musique… Puis, lire les gens que j’aime, jouer et parler de la musique… Et c’est là que vous intervenez. En l’espace de quelques jours, dans cette période si étrange et ce temps si distendu, vous avez fait votre apparition dans ma vie et cet échange de messages d’une intensité jamais éprouvée a commencé. Cela fait déjà une semaine que nous sommes confinés, je tourne en rond et ne trouve aucun réconfort chez moi. L’angoisse monte : cette période me rappelle terriblement un des moments les plus sombres de ma vie, une période où, pour mes études, j’étais restée isolée des mois durant, sombrant au fil des jours dans un abattement assommant. Je ne me reconnaissais plus : moi qui suis d’habitude un concentré de joie et de bonne humeur, j’étais passée du soleil de mon entourage à l’ombre de moi-même. J’ai mis des mois à me relever, en puisant dans toutes les forces qui restaient en moi. J’ai tout quitté : la ville dans laquelle je vivais, l’homme qui m’aimait et je suis partie me renouveler ailleurs. Mais là, comment pourrai-je partir ? Je suis mariée depuis quelques mois à peine à un homme que j’aime, mais que je ne comprends plus, qui ne s’intéresse plus à ce que je fais et à ce qui me fait rêver. Le néant s’installe autour de moi, tous mes repères s’effondrent et mon ventre se serre. Siège des émotions, paraît-il… Je peux le confirmer. Tout mon corps s’acharne à me faire comprendre que je ne suis pas heureuse : je perds progressivement l’appétit après avoir pourtant concocté des dizaines de petits plats savoureux, je perds le sommeil et avec lui, mon optimisme et mes certitudes. Comment vais-je bien pouvoir m’en sortir ? Je n’ai plus de repères : je ne reconnais plus mon couple ; je ne prends plus aucun plaisir à faire mon travail, qui consiste maintenant à harceler mes élèves pour qu’ils me renvoient un malheureux fichier ; et je suis privée de ce qui fait d’ordinaire mon bonheur : le lien avec les autres, les rires et les activités partagées. En sus de tout cela, ce que l’on vit en ce moment me pousse à me questionner. Le gouvernement peut-il, dans une démocratie, forcer les citoyens à rester enfermer chez eux au motif d’une crise sanitaire ? Tout mon être se révulse à cette seule idée, que l’on aurait jugée absolument impensable en France quelques semaines en arrière. Que va-t-il se passer dans les jours à venir ? Quinze jours… Combien de temps, combien de fois ces quinze jours de confinement seront-ils reconduits, sous prétexte du bien-être collectif ? Qu’en est-il de la liberté individuelle dans cette culpabilisation massive ?

Chapitre 3 : Les prémisses d’une idylle

Les questions fusent dans l’esprit de la jeune femme. Mais elle trouve, au milieu de cette période trouble et inédite, un refuge inespéré auprès d’une personne à laquelle elle était loin de s’attendre.

****

À la lecture de ces lignes, vous allez peut-être penser que je cherche des excuses pour justifier tout ce qu’il est advenu ces dernières semaines, et je me demande si vous n’auriez pas raison… En réalité, je ne suis pas du tout certaine que j’aurais échappé au magnétisme que vous exercez sur moi sans ces circonstances atténuantes. Disons simplement, pour être tout à fait honnête, que le confinement m’a poussée à vous écrire un premier message, mais que l’enchaînement prodigieux de ces échanges a été impulsé par une force qui est autre et qui nous dépasse. Toujours est-il que je vais essayer maintenant de remonter le cours de ces deux mois qui me paraissent autant d’années, pour tâcher de nous raconter, pour tenter de rendre un tant soit peu l’irrépressible force qui m’a poussée vers vous. Dire l’indicible. Voilà la mission que je me donne. Soyez indulgent…

Au bout d’une semaine et demie de confinement, je réalise que j’ai oublié un certain nombre de documents au collège. J’avais cru pouvoir m’en passer jusque-là, mais à vrai dire je ne pensais pas que cette situation s’éterniserait. J’essaie donc de vous appeler, sans succès. Nous sommes jeudi, et vous êtes parti faire votre tournée des devoirs à distribuer aux élèves. Je précise le jour, car le jeudi prendra par la suite une signification toute particulière pour nous. Je reçois un SMS de vous me demandant de communiquer par messages. Il ne faudra pas me le dire deux fois… Je vous fais donc part de ma demande. Comme à mon habitude, je ne peux m’empêcher de tourner mon message de façon à essayer de vous faire rire. Cela peut sembler étonnant : vouloir faire rire son chef d’établissement, quelle idée ! Mais c’est ainsi entre nous depuis que nous nous connaissons, nous aimons nous taquiner et je recherche avec beaucoup de plaisir vos regards et vos sourires de connivence. Vous mettez plusieurs heures à me répondre, et votre réponse est laconique. Si vous saviez à quel point j’ai été déçue à ce moment-là… Maintenant que je vous connais mieux, je sais que vous étiez sans doute simplement très occupé. Mais mon cerveau, grand ennemi pendant ce confinement, s’active : mon message était-il trop familier ? vous a-t-il déplu ? Je me reprends donc, et vous réponds sur un ton strictement professionnel. Nous fixons un rendez-vous pour l’après-midi même. Votre réponse, cette fois, se termine par une expression à priori banale, mais qui me redonne immédiatement le sourire et l’envie de continuer à vous écrire : « À tout à l’heure… ». Ce ne sont pas tant les mots en eux-mêmes – ils n’ont absolument rien d’exceptionnel – qui m’électrisent, c’est la ponctuation. Ces points de suspension ne sont pas une clôture, ils sont comme une promesse qui se profile, un horizon d’attente qui se dessine. Et effectivement, je réalise que j’ai hâte de vous revoir. J’ose vous en faire part, sur le ton de la plaisanterie. Après tout, vous connaissez mon impertinence et je sais même déjà que vous l’appréciez. Vous faites semblant de vous inquiéter pour ma santé mentale, et vous renouvelez cette promesse qui contient pour moi aujourd’hui tellement de sens, même si, sur le moment, nous ne pouvions pas le savoir : « À tout à l’heure… ». Je garde de cette entrevue un agréable souvenir, mais pressé par le temps. Je suis immédiatement joyeuse en vous voyant. Je n’ai pas mes clés et vous m’accompagnez jusque dans ma salle, où nous discutons de tout et de rien. Très vite, trop vite, nous sommes de retour à ma voiture. Une énergie débordante émane de vous. Un éternel besoin de mouvement. Or, je n’ai pas du tout envie de vous laisser partir. J’accumule donc les bêtises afin de vous garder un moment supplémentaire auprès de moi. Et cela fonctionne quelques minutes. Lorsque je repars, j’ai un grand sourire aux lèvres, ce qui n’est pas arrivé depuis longtemps. Je mets cela sur le compte du confinement. Je n’ai plus vu de nouveau visage depuis des jours et il est normal d’être heureuse d’avoir passé quelques minutes avec quelqu’un que l’on apprécie et pour qui on a la plus grande estime. À ce compte-là, je peux bien vous envoyer un message en rentrant, pour vous remercier d’avoir autorisé cette sortie salutaire, où est le mal ? Après tout, vous m’avez proposé, en me quittant sur le parking du collège, de vous écrire des bêtises. Là encore, cela peut sembler étonnant, mais depuis le début du confinement, vous envoyez quotidiennement des mails d’information dans lesquels vous remerciez tel ou tel collègue pour l’envoi de tel ou tel document qui vous a fait rire. J’en déduis donc que le chef de l’établissement s’ennuie lui aussi, et a sans doute besoin, comme moi, de se changer les idées. Et il y a encore ces points de suspension dans vos réponses… Le lendemain, après avoir résisté quelques minutes, je vous envoie un autre message, léger, toujours sur le ton de la plaisanterie. Et vous me répondez sur le même mode. À chaque fois, la vibration du téléphone qui annonce vos messages me remplit d’allégresse. Nous poursuivons ainsi nos échanges toute la matinée. Le temps, enfin, s’envole et reprend sa course. Les minutes qui, jusque-là, s’égrenaient avec peine, défilent à toute allure. Vos messages s’arrêtent soudain à midi et demi, et je n’obtiens plus de réponse. Je ne pouvais pas savoir que vous partiez manger à midi pile et que coupiez toute communication. Je le sais maintenant… maintenant je connais votre emploi du temps, je sais quand vous prenez votre pause, quand vous êtes seul ou en réunion, et votre organisation est devenue la mienne. Mais je vais vite en besogne…

Chapitre 4 : Les disputes

Les premiers nuages s’amoncellent autour du couple. Pourtant, Johan et Mélanie ne se disputent jamais d’ordinaire. Souvent, c’est Mélanie qui, agacée par une attitude de Johan, tente de trouver un moyen délicat de le lui dire sans heurter sa sensibilité. Là, elle est à bout, ce confinement joue avec ses nerfs et elle se sent seule et abandonnée par son mari qui semble se complaire dans cette situation comme un véritable poisson dans l’eau. À bout, Mélanie se met à pleurer et tente de lui expliquer ce qu’elle ressent. Johan réagit sans vraiment prendre la mesure de la détresse de sa femme : « La prochaine fois, parles-en plus tôt au lieu de te mettre dans des états pareils !

-Imagine comment tu réagirais, toi, si tu étais privé de ton ordinateur et que tu ne pouvais plus passer ton temps à jouer en réseau ? ». Johan convient que cela lui serait certainement difficile. Mélanie lui propose des activités qu’ils pourraient partager : jardinage, bricolage, jeux de société, promenades etc. Il fait un ou deux efforts ponctuels, une balade, un peu de jardinage, mais le cœur n’y est pas et Mélanie se sent de moins en moins comprise. Le matin de son anniversaire, son amie professeure-documentaliste l’appelle et elle fond en larmes. Johan dort, jusqu’à midi, car il a joué très tard. Il n’y a rien à faire, la solitude et l’ennui pèsent sur la jeune femme comme deux poisons qui se distillent et les échanges avec le Proviseur prennent de plus en plus de place dans sa vie.

****

Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai changé de mode de communication. Après cette matinée, je ne vous écrirai plus par SMS, mais sur What’sApp. Je crois au départ que l’application était simplement plus pratique pour vous envoyer des photos, des caricatures ou des vidéos. Et comme c’était là mon prétexte pour vous écrire… Si vous saviez comme je me suis creusé la tête ! Chaque matin, à mon réveil – bien plus matinal que d’habitude, un des autres effets du confinement sur moi – je cherchais quelque chose à vous envoyer. Parfois même, j’y réfléchissais le soir avant de me coucher. C’est ainsi que j’ai commencé à penser à vous. Je n’ai pas pu m’arrêter par la suite. J’ai passé tant d’heures, tant de minutes, sur mon hamac – qui prendra lui aussi une grande importance dans nos échanges – à attendre vos réponses, à les espérer et, petit à petit, à les désirer… Mais n’allons pas trop vite. Pour l’instant, au point où nous en sommes, c’est notre goût commun pour les mots et pour leur incroyable pouvoir qui nous lie. À travers eux, et particulièrement à travers les figures de style que nous affectionnons tous deux, nous échangeons sur notre vision du monde et de cette période si particulière. Nous évoquons l’ironie, et le paradoxe de ce peuple qui reste chez lui quand il devrait descendre dans la rue, mais qui rêve de descendre dans la rue quand on lui demande de rester chez lui. Vous me parlez d’Homère, et des articles que vous avez pris plaisir à lire pendant votre week-end. À ce moment-là, je me demande : mais qui est donc vraiment cet homme dont les journées sont infinies, qui ne tient pas une seconde en place et que l’on ne peut pas retenir davantage que le vent, mais qui, pendant son temps libre, lit des articles sur Homère ? Vous étiez professeur d’histoire et je suis professeure de lettres classiques, nous avons forcément quelques points communs, mais je dois avouer que, déjà, vous m’intriguez. Les journées défilent et nos échanges s’intensifient. Tous les matins, je trouve quelque chose à vous envoyer, une amorce à la discussion, et tous les matins, vous me répondez. Mais ma conscience traîne autour du hamac et je me pose évidemment de nombreuses questions : pourquoi est-ce que je ressens à ce point-là le besoin de vous écrire ? De vous connaître ? Je mets cela sur le compte de la situation, de ce confinement, et de l’ennui infini qui me hante. Que pensez-vous de ces échanges qui s’instaurent et qui s’installent depuis quelques jours ? Vous amusent-ils ? Vous dérangent-ils ? Cette dernière question est alors la plus prégnante à mon esprit. Je parviens à vous la poser de manière détournée. Dois-je arrêter de vous inonder d’un flot de messages ? Mais vous me rassurez, vous semblez donc apprécier d’une manière ou d’une autre nos échanges. Vous vous posez vous aussi une question, qui revient, sans que vous m’interrogiez directement pendant plusieurs semaines : « Vous devez vraiment être désœuvrée pour tenir compagnie à un vieux chef d’établissement occupé à des tâches rectorales… ». Derrière cette remarque, je pressens une interrogation : pourquoi m’écrivez-vous ? Pourquoi moi ? À cet instant précis, je ne peux vous répondre. Comment vous avouer que nos échanges représentent pour moi une ouverture sur le monde extérieur, une évasion culturelle et littéraire, une émulation intellectuelle qui me font cruellement défaut. Je mets encore une fois ce manque sur le compte de la situation et du confinement, mais je crois maintenant que j’ai ouvert à vos côtés une porte pleine de richesses et de trésors que j’avais laissée se refermer sans m’en rendre compte depuis plusieurs années. Ce qui me fait sourire, quand je repense à ces prémisses d’échanges, c’est que finalement, j’avais la même interrogation que vous : pourquoi ce chef d’établissement brillant, charismatique et insaisissable répond-il systématiquement aux messages d’une simple professeure de français ? Nous mettrons plusieurs semaines avant de baisser les masques et de lever ce mystère.

La première fois que vous m’avertissez lorsque, à dix heures, vous allez prendre votre pause café, je suis extrêmement touchée. Vous savez que j’attends vos messages, vous l’avez compris, et vous avez la prévention de me signaler que je n’aurai pas votre réponse tout de suite. Rien ne vous y oblige, vous ne me devez rien, mais vous le faites tout de même. Il n’en faut pas plus pour émouvoir un cœur sensible. J’attends, patiemment, que vous soyez à nouveau disponible, et pendant cette attente, je songe, je rêve, je m’évade. Je ressens de plus en plus l’envie et le besoin de vous ouvrir la porte que nous avons à peine entrebâillée. Je vous parle de mes activités de confinée, du morceau que je joue au piano – Hello darkness my old friend, si ce n’est pas programmatique… – je vous envoie des photographies des semis que j’ai plantés… Bref, je vous laisse peu à peu entrer dans mon monde, ce monde magnifié par nos conversations. Ce jour-là, pour la première fois, c’est vous qui m’envoyez le premier message de l’après-midi. Cela me comble de joie. Jusqu’à présent, je faisais toujours le premier pas, là, vous débutez la marche. Mon cerveau s’agite : peut-être, donc, que finalement, vous aimez nos échanges autant que moi… Je n’ose l’envisager qu’à demi-mot. Si vous saviez comme je me suis souvent traitée d’imbécile ! Que crois-tu ? Me disais-je, qu’espères-tu de ces échanges, qu’attends-tu de lui ? Je ne parvenais pas à répondre à mes propres questions. Tout se bousculait dans ma tête. Mais la seule chose que je savais au plus profond de moi-même, c’est que vos messages me rendaient heureuse. Que sans eux, j’avais eu peur de sombrer dans l’abîme, et qu’avec eux, je me retrouvais, entière et passionnée. Je vous étais alors reconnaissante pour ce que vous m’apportiez sans le savoir.