Démon de sang - Tome 3 - Anton Gauthier - E-Book

Démon de sang - Tome 3 E-Book

Anton Gauthier

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Beschreibung

Bazil s'apprête à découvrir que sa route est truffée de mauvaises surprises... Parviendra-t-il à accomplir sa mission, cette fois-ci ? Et surtout, en sortira-t-il indemne ?

De mission en mission, d'ancienne allégeance en nouvelle faction, Bazil a su couronner de succès chaque mission donnée par le Joker. Mais, alors que les victoires s'enchaînent et que le Cercle d'Espoir dévoile son véritable visage bien cruel, ce dernier s'avère être un ennemi bien plus capable que Bazil ou Elyana ne l'auraient imaginé. Quelques mots anodins d'un passant, une question un peu sotte... Il ne fallut guère plus pour envoyer Bazil loin de la Baie des Fermiers dans un monde étrange.
Le Monde des Oubliés, au beau milieu de l’indéchiffrable Outre-Monde, constitué d'îles paradisiaques flottant dans le ciel, n'est autre qu'une gigantesque prison où les règles ne sont pas écrites et dont la porte de sortie n'existe peut-être pas.

Voici enfin le troisième tome de la saga fantasy Démon de sang. Plongez-y si vous l'osez !

EXTRAIT

Les abeilles, occupées à leur tâche quotidienne, allaient de fleur en fleur. Leur travail méticuleux remplissait l’air de ce bourdonnement agréable, celui du calme, de la vie. Rien ne pouvait déranger leur routine. Rien ne pouvait empêcher l’espèce d’accomplir son devoir. La pollinisation continuait, et continuerait ainsi, sur ces îles où l’été ne s’achevait que pour devenir printemps et revenir baigner la végétation luxuriante de ses beaux rayons.
C’est sur une de ces îles, immense rocher flottant dans les airs, qu’un homme restait sans bouger. Allait-il prendre racine ? Le voulait-il ? Il ne savait même plus. Était-il choqué, déçu ou triste ? Il était perdu. Autant entre ses émotions que dans le temps ou dans l’espace. Qu’avait-il bien fait pour en arriver là ? Où était donc ce « là » et qu’y aurait-il donc à y faire pour en revenir ? Lui qui avait pendant longtemps aspiré à la paix ne semblait l’avoir obtenue que lorsqu’il n’en voulait plus. Quand cette paix et ce calme ne constituaient plus qu’une chose : son absence. Nifel, Elyana, Anthor, Scratch ou même le burlesque Joker. Tant de noms qui essaieront peut-être de le retrouver, mais où ?! Comment pouvait-il répondre à leur éventuel appel s’il ne savait même pas lui-même où il était... Tant de noms dont il pourrait bien ne plus jamais entendre parler. Lui. Bazil.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Je suis Anton Gauthier. Né en 1994, j'ai touché à de nombreux domaines de la musique (piano classique mais pas que) aux sciences avant de me plonger dans la restauration. Je suis aujourd'hui manager d'un café restaurant à Londres. L'écriture m'est venue comme une simple idée, une "blague" qui a part la suite muté en rêve et qui se réalise depuis 2016. J'écris soit la nuit, soit dans un environnement bourdonnant de type "café" ou "pub".
Si j'ai déjà deux tomes de publié je ne m'arrête pas là car un troisième arrive ainsi que la traduction en anglais du premier tome.

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Anton Gauthier

Le démon de sang

Livre 3 : Le Monde des Oubliés

Ce n’est que lorsqu’on n’est personne,oublié au milieu de nulle part,que l’on se rend compte de ce que c’est d’être quelqu’un.

Chapitre 1 : Au beau milieu de nulle part

Les abeilles, occupées à leur tâche quotidienne, allaient de fleur en fleur. Leur travail méticuleux remplissait l’air de ce bourdonnement agréable, celui du calme, de la vie. Rien ne pouvait déranger leur routine. Rien ne pouvait empêcher l’espèce d’accomplir son devoir. La pollinisation continuait, et continuerait ainsi, sur ces îles où l’été ne s’achevait que pour devenir printemps et revenir baigner la végétation luxuriante de ses beaux rayons.

C’est sur une de ces îles, immense rocher flottant dans les airs, qu’un homme restait sans bouger. Allait-il prendre racine ? Le voulait-il ? Il ne savait même plus. Était-il choqué, déçu ou triste ? Il était perdu. Autant entre ses émotions que dans le temps ou dans l’espace. Qu’avait-il bien fait pour en arriver là ? Où était donc ce « là » et qu’y aurait-il donc à y faire pour en revenir ? Lui qui avait pendant longtemps aspiré à la paix ne semblait l’avoir obtenue que lorsqu’il n’en voulait plus. Quand cette paix et ce calme ne constituaient plus qu’une chose : son absence. Nifel, Elyana, Anthor, Scratch ou même le burlesque Joker. Tant de noms qui essaieront peut-être de le retrouver, mais où ?! Comment pouvait-il répondre à leur éventuel appel s’il ne savait même pas lui-même où il était... Tant de noms dont il pourrait bien ne plus jamais entendre parler. Lui. Bazil.

ELLE lui restait, toujours fidèle, seconde conscience dans sa tête. Restait-ELLE muette devant sa bêtise d’avoir été ainsi berné ? Bazil affuta ses sens magiques. Tout un chacun pouvait faire des erreurs… non ? La pensée et la magie ne sont habituellement cloisonnées que par l’énergie et l’imagination du manieur. Se heurter à un « mur » n’est ni commun, ni explicable. Pourtant il n’y avait rien d’autre qu’une vague présence dont l’ombre était visible derrière une paroi opaque. ELLE ne voulait pas lui répondre, pour l’instant ELLE lui tournait son dos austère.

Il avança un pied hésitant sur l’herbe. Combien de temps lui faudra-t-il pour rentrer cette fois ? Les siens se rappelleront-ils alors de lui ? Jusqu’où pousseront-ils la quête de le trouver avant de se rendre compte de leur incapacité à la mener à bien ? Un passeur répond de cette appellation, car il voyage entre les mondes et les plans, et non parce qu’il se téléporte dans la rue voisine… Seront-ils tristes de son absence comme il l’était déjà de la leur, ou ne sera-t-il qu’un de ces camarades parmi d’autres, mort sur l’Incendiaire ? Le parallèle le frappa soudain à lui couper le souffle, comme un coup d’estoc en plein torse. Tous ces gens, toutes ces personnalités, toutes ces vies effacées par une simple flèche, par un simple mouvement d’épée. Pouvait-il se rappeler leurs histoires à tous ? Pourquoi les survivants devraient-ils le faire pour lui ? Après tout, qu’était-il de plus qu’un pion sur le grand échiquier de la guerre… ? À ce détail près que lui n’était pas mort.

Il fit alors un deuxième pas. Quelle était la source de sa force ? D’où venait cette énergie qui le faisait avancer, courir toujours plus loin ? Ne l’avait-on pas envoyé ici pour l’arrêter ? Quel que soit cet « ici », à quoi bon user son énergie à se mouvoir quand on peut juste s’allonger et prétendre qu’on est une fleur. Le soleil le chaufferait, il pourrait enfin relâcher ses muscles si tendus d’habitude. Mais les abeilles s’y méprendront-elles ? Peu probable. Il prit une inspiration tandis qu’une réponse lui venait. S’il mettait chaque jour un pied devant l’autre plutôt que tenter de devenir un végétal – en plus de son aveugle confiance en ELLE et en ses desseins pour lui – c’était parce que le futur l’intéressait et qu’il voulait donner définitivement tort à ceux qui s’acharnaient contre lui. Parce qu’il était dans l’expectative, aussi : s’il avançait, l’herbe se transformerait en pavage, les abeilles en individus. Un peu comme leurs innombrables et tant appréciées entrées dans le port de Saline, pensa-t-il et ce nom le fit souffrir. Saline. Chez lui… l’était-ce encore ? Le serait-ce de nouveau un jour ?

Bazil se mit donc en marche, un vain espoir figé au fond de son crâne. Celui de trouver un chemin et, de choix en doutes, d’épreuves en solutions, de souffrances en libérations, rentrer un jour chez soi. Peu importe que cela prenne des jours ou des mois, une seule chose importait : persévérer ! Il y avait toujours cru et cela lui avait toujours réussi, ce n’était qu’une fois de plus. ELLE reviendrait l’aider bientôt, une fois sa bouderie achevée.

Bazil observa ce qui l’entourait. Pas une trace de civilisation quelconque, ni présente ni passée. Pas même celui d’un simple passage. Qu’à cela ne tienne ! Il lui faudrait donc des provisions et de l’eau. Sa première étape allait se trouver justement derrière cette colline.

Une eau transparente coulait tranquillement sur de gros rochers plats, son débit accélérant furtivement lorsqu’elle se déversait là où des poissons multicolores mâchonnaient de petites mousses. Les mots du passeur lui revinrent tandis qu’il vidait sa gourde pour la rincer. « Tu veux aller au paradis ? », il avait sottement répondu oui… Le bougre n’avait pas menti et Bazil comprenait maintenant toute l’étendue de cette question à première vue anodine. Sans le prévenir, le passeur n’avait eu besoin que de son acquiescement pour le téléporter. S’il avait répondu non, il serait actuellement à l’Auberge du Temple en compagnie d’Elyana et son amie Saline. Et puis, qu’est-ce que ces deux-là mijotaient pour l’appeler dans un endroit aussi neutre et passant que cette auberge ? Il n’aurait pas sa réponse aujourd’hui… Bazil cracha sur le sol. Le passeur devait avoir recouru à ce simple subterfuge de nombreuses fois. Imparable. Comment soupçonner un simple quidam d’apparence de vouloir l’exiler au milieu de nulle part ? Ou pire encore, que la Reine Zigra en personne missionnerait un passeur afin de renforcer les troupes de Garh de la Tour. Au juste, quelle idée saugrenue ! Le Cercle d’Espoir était bourré d’espions et d’informateurs : ne pouvaient-ils pas voir que Bazil n’avait tué aucun pion majeur ? Qu’exiler le Joker ou Elyana aurait eu bien plus de sens ? Maintenant qu’il y pensait : serait-il le seul à subir ce traitement ? Ou se pourrait-il que dans les heures, les jours qui suivraient d’autres arriveraient au même endroit en se maudissant de ne pas avoir fait assez attention ? Bazil se remit en marche. Non, Elyana et le Joker étaient bien trop conscients des pouvoirs de leurs ennemis et des dangers qu’ils encouraient pour se faire attraper aussi sottement. De plus, rien ne laissait supputer qu’ils arriveraient au même endroit que lui. Autant attendre la pluie au milieu du Grand Désert.

Au moins, trouver de la nourriture ne devrait pas poser de problème. De grosses baies pendaient de ces arbustes communs dans le monde entier. Leur présence rassura un peu Bazil. Si les baies à pain n’étaient pas particulièrement bonnes, elles restaient le pain quotidien de voyage des plus chanceux. C’était d’ailleurs de là que venait leur nom, car leur goût n’avait rien avoir avec celui des céréales. Ces fruits étonnants arrivaient à combler les besoins nutritifs journaliers de nombreuses races conscientes comme animales. Si un orc avait besoin d’un apport en protéine supplémentaire, un humain comme Bazil pouvait s’en nourrir pendant des semaines, voire des mois sans carence. Ses récentes trouvailles lui donnaient du baume au cœur. Il aurait pu atterrir dans un Outre-Monde bien plus cruel. Être en dehors des limites du monde connu lui était apparu comme une évidence. « Le Monde des Oubliés » ne pouvait pas être un endroit connu et répertorié.

Le calme de la plaine qui l’entourait se tinta de noir. L’Outre-Monde était et serait toujours un endroit dangereux : avancer sans être armé était une ineptie. Bazil invoqua donc son arme… Sans succès. Pris au dépourvu, il scruta sa main sans voir ce qui pouvait avoir empêché l’invocation. Sa peau était un peu tannée et des restes de cloques rappelaient son récent service sur l’Incendiaire. Rien d’anormal. Il réessaya en se concentrant sur ses veines et sa magie. Lui jouait-ELLE un mauvais tour ? Ce n’était pas drôle. Bazil toucha cette nouvelle paroi dans son esprit, il voulut s’y accoler et hurler pour qu’ELLE lui réponde. Rien. Il n’en restait rien, pas même cette présence floutée. Une larme coula sur sa joue et ses lèvres se mirent à trembler. Si ses veines et son sang étaient toujours présents, sa magie, elle, avait disparu. Bazil se frotta les tempes et s’épongea les yeux. Comment était-ce possible ? Impensable… et pourtant si réel.

Le cœur au bord des lèvres, Bazil se mit à courir. Était-il dans un cauchemar et non dans la réalité ? Comment ELLE avait-elle pu disparaître ? Il hurlait son nom en essayant de se recentrer sur sa situation, seul, désarmé dans un Outre-Monde bien trop calme pour être sans danger. Se pouvait-il que ces îles flottent loin au-dessus du monde connu ? Bazil zigzaguait, des larmes obstruant sa vision. Ou bien, au contraire, que ce ne soit pas si haut ? Les Îles Oranges ou la Cité Blanche ressemblaient à ces rochers sur lesquels il marchait. Certaines îles étaient si basses qu’on pouvait en sauter à condition d’atterrir dans des eaux assez profondes et… d’avoir de la chance. C’était possible, ses souvenirs volés en attestaient !

Mais en approchant plus du bord, Bazil abandonna cette idée. Une migraine lui vint et il s’agenouilla devant le précipice. Impuissant. Seul comme il ne l’avait jamais été. Si un sol se trouvait quelque part en dessous, il ne le voyait même pas. Un lit de nuages blancs comme du coton s’étendait à perte de vue des lieues plus bas. Magnifique tableau, unique dans le monde connu, que ce précipice longeant la forêt de Baônes d’un dénivelé d’une dizaine de lieues. La chute serait la mort avant même l’amerrissage potentiel. Baônes… Lannée… Le souvenir de la petite elfe revint sans crier gare, déchirant le peu d’espoir qu’il lui restait. Quel futur l’attendait sans lui ? Elyana veillerait-elle sur la fillette ? Sowen arriverait-il à la protéger contre le Cercle d’Espoir tout en continuant son apprentissage ? L’Incendiaire la garderait-il comme une de ses habitantes ? Le sombre dessein de Garh n’allait certainement pas s’arrêter à lui, ridicule Bazil. Ce n’était qu’échauffement avant de s’en prendre aux pièces majeures des Aigles. Il se laissa tomber sur le flan, la respiration hachée. Elyana le vengera. Que Garh se montre devant la fougueuse et elle le déchira comme une poupée en chiffon. La Fougue assistait sa meneuse. Non, elle ne pouvait pas tomber. Mais lui ?

Ce n’est qu’au bout d’interminables heures d’un abattement sans fond, de gémissements et de pleurs entrecoupés, que Bazil secoua la tête de dépit. Tant de questions auxquelles il ne pouvait apporter de réponse. Il n’avait d’autre choix que de les ignorer. Tant de noms dont il devrait se rappeler sans trop se les répéter pour ne pas être dévoré de chagrin. ELLE… Il soupira. Voilà qui ne serait pas facile. Bazil fit le vide dans sa tête et quitta son air d’enfant injustement puni en reprenant sa route. Une ombre assassine le suivait, celle des sentiments et des craintes qui l’accompagnaient.

***

Cette île n’avait-elle donc ni début ni fin ? Marchait-il en rond depuis des jours ? Où étaient donc ces maudits oiseaux qui chantaient pour qu’il ne puisse en percevoir les empreintes sanguines ? Ou bien ce sens lui avait-il été aussi arraché ? Si le précipice qu’il longeait avait un temps ressemblé à celui de Baônes, il n’en était désormais rien. Bazil suivait une légère courbe et le soleil s’était déplacé dans le ciel sans laisser de doute : il parcourait un cercle. Il ne pouvait s’habituer à la disparition de sa magie : ELLE partageait chacun de ses moments, donnait de l’éclat à chacune de ses réflexions. Tout devenait si terne sans sa présence, si vide de sens. Était-ce cette impuissance dégoûtante que Valinor avait expérimentée avant de se noyer dans l’Éther ? Cet instinct qui le poussait à user d’un don disparu ? Il était comme ces soldats qui, ayant perdu un bras ou une jambe, essaient encore de l’utiliser, ou y sentent encore de la douleur…

Voilà plus de quarante-huit heures que Bazil s’était remis de son arrivée sur l’île. Quarante-huit heures qu’il marchait sur une herbe trop verte, que des oiseaux invisibles à ses autres sens piaillaient trop fort. Une énergie nerveuse l’avait envahi. Tout lui semblait être démesuré et inconfortable. Si la panique d’un éventuel danger avait pu le prendre, ce n’était plus le cas. Ces îles étaient trop grandes, trop lointaines les unes des autres, trop calmes, trop vides et le peu qui s’y trouvait était déjà de trop. Ses pensées tournaient dans sa tête comme des lions en cage sans jamais s’arrêter, commençant au milieu du raisonnement tant et si bien qu’elles lui étaient aussi incompréhensibles que ces pierres et cette végétation qui l’entouraient. Pourtant, abstraction faite que ces îles flottaient dans les airs, qu’il n’y sentait aucune magie et que la sienne avait disparu, il n’y avait rien d’anormal ici. La végétation semblait naturelle et non magique, bien que différente de celle de la Baie des Fermiers. Les arbres poussaient du bas vers le haut et une petite brise chassait la chaleur pour laisser place à une agréable tiédeur.

Bazil remit rageusement ses cheveux en place. Ils n’allaient pas s’y mettre eux aussi ! Ils commençaient à pousser au-delà du supportable. Quel idiot il avait été de ne pas les avoir coupés avant d’aller à l’Auberge du Temple, ce n’était pas ici qu’il trouverait un barbier… Tout son corps le démangeait. Non pas qu’il fut sale, mais du fait que la tristesse et la peur avaient laissé place à une fureur dont il n’arrivait pas à se défaire. À Saline, il serait sorti lire à la bibliothèque ou arpenter les rues… Qu’avait-il à faire ici ? Il s’étira. Rien. Il n’y avait rien à faire, qu’à y rester engourdi une journée de plus.

Bazil s’arrêta d’un bloc. Il en avait marre. Le passeur l’avait-il amené sur cette île en sachant qu’elle serait sa prison jusqu’à ce qu’il meure d’ennui entre deux coquelicots ? Il n’allait tout de même pas sauter… Bazil mit sa besace à terre pour en vérifier son contenu. Des aiguilles d’os, des baies à pain, le livre du nécromancien gnoll Orhinsal – il l’avait pris dans l’idée d’en déchiffrer le langage au soleil d’une terrasse –, d’autres baies à pain, des poisons – voilà qui lui serait utile quand il n’aurait plus d’autres choses à faire qu’empoisonner des abeilles ou ces maudits piafs –, encore des baies à pain, une corde, un peu de fil, un couteau et, une fois de plus, des baies à pain. L’ennui qui le tenaillait l’enlaça d’une morne étreinte. Bazil se gratta le coude. Le vieux gnoll aurait peut-être un sort lui permettant de rentrer chez lui, ou bien quelconque malédiction lui permettant de faire sentir sa présence à un de ses amis. Il avait justement dans cette poche une plume, un encrier et quelques crayons appartenant à Nifel. Pourrait-il canaliser quelque chose via ces pacotilles ? Ridicule. Autant implorer le dieu des baies à pain – qui n’existe pas – cela ferait plus de sens.

Bazil laissa trainer son sac dans l’herbe en s’écartant d’une vingtaine de pieds. Il avait aussi cette épée dont il refusait de se servir. Cette arme gelée qu’il avait récupérée dans la Forteresse de Glace. Bazil en détacha le fourreau pour le laisser avec ses autres affaires. L’Éther était trop imprévisible et dangereux. De plus, il ne savait même pas le manier.

Quelques sauts de côté, une roulade, prendre appui sur ce rocher pour repartir en arrière et essayer d’achever sa pirouette, là, sur ses pieds. Un peu d’exercice le sortirait peut-être de sa langueur. Bazil se gratta la barbe. C’est parti ! Et surprise : un enchainement parfait. Il n’était même pas essoufflé. Était-il devenu plus léger ? Il ne se rappelait pas être aussi agile sur l’Incendiaire ou lors de ses échauffements avec Sowen. Il répéta plusieurs fois la séquence pour s’en convaincre. Ses muscles répondaient rapidement et sans effort… Sowen l’aurait félicité, mais lui ne pouvait s’empêcher d’y chercher à s’interroger. Il n’avait jamais été gauche, ça non, mais d’ordinaire ces exercices répétés lui tendaient les membres douloureusement. Il devait alors faire appel à sa magie pour réguler son rythme cardiaque et s’assurer que ses muscles ne se tétanisent pas à cause des toxines présentes dans son sang. Aujourd’hui, plus besoin de magie, pas besoin de pause… Étonnant.

Bazil reprit son sac et réajusta le fourreau à sa ceinture d’un air songeur. D’après ses calculs, s’il continuait à marcher avec la même vitesse de rotation autour de cette espèce de montagne trônant à l’intérieur des terres, il reviendrait à son point de départ d’ici une grosse journée. Autant achever ce premier tour de reconnaissance avant d’aller explorer le milieu de l’île. S’il ne trouvait rien, il gravirait les rochers centraux pour obtenir une vue d’ensemble.

***

Soudain, sa main saisit malgré elle un objet familier. Tout d’abord, Bazil ne put se résoudre à lâcher le rugueux cordage. Il ne s’attendait plus vraiment à découvrir quelconque signe de civilisation quand bien même il l’avait espéré. Une espèce d’hilarité l’avait aussitôt saisi, vite retombée pour laisser place à une surprise sans sourire. Pourquoi y avait-il un pont de cordes qui partait de cette île sans qu’il puisse voir celle où le pont débouchait ? Comment, quelqu’un, un jour, s’était-il mis dans la tête une idée aussi insensée que de relier deux îles aussi distantes avec de simples cordes ? Et comment ces mêmes cordes pouvaient-elles tenir malgré le vent et la pluie ? Bazil continuait de tapoter ces fibres à première vue végétales et pourtant plus solides que les amarres de l’Incendiaire. Il devait rêver. Il se pinça pour s’assurer que non.

–Aucun sens… bredouilla-t-il. Ma vie et cet endroit n’ont aucun sens, répéta-t-il en appuyant sur ce dernier mot.

Il n’y avait ni route, ni habitation, ni trace de passage, ni écriteau, juste un pont de cordage ancré au bord du précipice. Cette construction primaire, semblant en parfait état, se tendait vers quelque chose qui devait se trouver à des lieues d’ici. « Et le tout sans magie ! » se répéta-t-il. Quelle plante pouvait fournir des lianes aussi résistantes ? Il n’y avait que quelques buissons et arbustes sur cette île… Quel artisan pouvait confectionner un câble aussi long ? Bazil se massa les tempes sans que le pourquoi du comment lui paraisse si important que ça. Il mit un pied hésitant sur les premiers filins. Sans problème, ils le soutinrent dans un léger couinement. Il appuya de tout son poids. Le bruit de frottement se fit plus fort et le pont entier tangua. Bazil suivit du regard la petite onde secouer les nœuds en s’éloignant de lui pour se perdre dans la brume. Il remonta sur l’île. Allait-il vraiment suivre cette voie ? N’y avait-il vraiment rien d’autre sur ce gros rocher dont il avait presque fait le tour ? Pourquoi aurait-on créé un pont s’il n’y avait rien ? Il cracha au sol. Un pont en bon état, ici et de cette longueur, lui parut suffisant pour ne pas se poser de questions supplémentaires. Découvrir quelque chose de différent lui permettrait de rebondir, d’oublier sa situation et l’angoisse accumulée… Pouvait-il demander plus ?

Bazil se retourna vers le pont et laissa son regard descendre vers le tapis de nuages en contrebas. Si le pont cédait, la chute serait indolore bien que mortelle. S’il explorait l’île sans rien trouver il ne ferait que perdre des jours qui pourraient s’avérer précieux pour peu qu’il puisse un jour rentrer chez lui. De deux choses l’une, il ne lui resterait qu’à revenir ici et tenter sa chance sur ces filins en priant Glamiral – le dieu de la chance – qu’ils tiennent. Il secoua la tête de dépit.

–Bah, allons-y, dit-il sans conviction aucune.

Il fit une dizaine de pas avant de regarder derrière lui. Qu’y aurait-il de l’autre côté ? Un autre rocher comme celui-là ? Il espéra de tout cœur que non, affermit sa prise et se résolut enfin. Le pont grinça méchamment, mettant son courage à rude épreuve. Il semblait logique que les cordages soient plus abîmés à mi-parcours, que le pont ait plus de jeu, qu’il puisse y avoir plus de vent… Bazil préféra ne pas y penser. C’est en étudiant chacun de ses pas et s’assurant que chaque nœud tienne qu’il progressa lentement dans la brume.

Chapitre 2 : À bout

Un homme hume la brume.

Aucune odeur, aucune chaleur.

Il avance aveugle, avance sans compter les heures.

Un homme hume la brume.

L’humidité l’engourdit tout entier, jusqu’aux extrémités, ses doigts de pied.

Il avance dans le gris, avance toujours sans ciller.

Un homme hume la brume.

L’odeur est faite d’herbes et de fleurs, anciens parfums de son malheur.

Il avance encore, conscient d’entrer dans la couleur.

Un homme hume la brume.

Le parfum est fort. Rosiers, lavande, douceur et réconfort.

Il avance, presse le pas dans un ultime effort.

Un homme hume la brume.

L’air est sucré, merveilleux. Âtre, pierre, foyer soyeux.

Il s’arrête, ouvre les yeux. De son logis il voit la porte, heureux.

Bazil avançait, méthodiquement, les yeux fermés, murmurant la comptine de l’homme perdu. Elle racontait l’histoire d’un individu qui s’était égaré dans la forêt d’une contrée lointaine, peinant à rentrer chez lui. Si, dans un premier temps, l’individu ne voit et ne sent rien, ses sens s’ouvrent alors qu’il se rapproche et enfin arrive chez lui. Bazil avait toujours aimé cette berceuse que l’on chante aux petits enfants quand ils sont anxieux et que le sommeil les fuit. Aujourd’hui, il souhaitait plus que jamais être cet homme.

Cela faisait bien plusieurs jours – il avait déjà perdu le compte exact – qu’il avait entamé sa traversée du pont, avançant pas après pas sur les lianes qui le maintenaient au-dessus du vide brumeux. Il était exténué. Les cloques avaient laissé place à des plaies béantes sur ses mains à force de les serrer sur les filins rugueux. Ses réserves avaient diminué, ne lui laissant que deux baies à pain en plus de sa gourde presque sèche. Il n’avait pas pensé à se rationner. Que ferait-il s’il devait passer un jour de plus au-dessus du vide ? Le souvenir des nuits précédentes le hantait. Il avait été chanceux dans son malheur. Les cordes débouchaient sur de minuscules îlots presque chaque soir, espèce de gros rochers flottants où il pouvait enfin dormir. La douleur cédait alors à l’épuisement lorsqu’il devait se ficeler dans l’obscurité pour ne pas tomber : se retourner dans son sommeil et il ne se serait jamais réveillé de sa chute. Il avait repris sa traversée chaque matin, le soleil déjà haut dans le ciel, et lui les larmes aux yeux, se maudissant d’avoir quitté la grande île où il était arrivé et maudissant à s’en égosiller le passeur de l’y avoir jeté en premier lieu.

On met en garde les coursiers contre la monotonie des longs trajets à cheval. Les collines s’enchainent avec les forêts heure après heure, jour après jour. Certains s’endorment et tombent de leur scelle en se brisant les os. Bazil, lui, aurait bien aimé n’avoir que ce problème-ci. L’ennui de ces voyages n’était rien comparé au sien, éternellement coincé dans ce nuage. Il se devait de vérifier chacun de ses pas, chaque nœud sur lequel il posait ses mains ensanglantées. Plusieurs d’entre eux s’étaient avérés usés par le temps, menaçant de rompre s’il avait avancé négligemment. Les enjamber lui coûtait une énergie qu’il n’avait plus. Bazil était tellement las qu’il avait fermé les yeux pour ne plus voir la brume ; il comptait désormais les nœuds, repartant à zéro une fois la centaine atteinte. Il avait relancé le compteur tant de fois… c’en était vertigineux. Vingt-quatre, un nœud bien serré. Soixante-douze, autant éviter celui-là. Quatre-vingt-cinq, celui-ci tiendra… Et il repartait à un, puis deux et ainsi de suite. Et dire que nombre de paysans savaient à peine compter jusqu’à dix – et encore, grâce à leurs doigts pour peu qu’ils les aient encore tous. Lui utilisait ce savoir pour essayer vainement de combler le vide dans sa tête…

–Quinze-mille-huit-cent-trente-sept, toujours rien de nouveau, murmura-t-il après avoir achevé une fois de plus sa comptine.

Son pied buta sur quelque chose au quarante-deuxième nœud de son insensée série. Bazil perdit l’équilibre, s’érafla le bras gauche en essayant de se rattraper, puis s’étala face au sol en jurant. Il se releva péniblement en essuyant le sang qui perlait de son coude. Il n’avait même pas eu le temps de mettre ses mains pour ralentir sa chute, sa tête avait percuté le sol et résonnait maintenant comme cette grosse cloche dans la Forteresse de Glace. Tout compte fait, garder les yeux ouverts n’aurait pas été une idée si sotte.

Ce n’est qu’en débarrassant ses yeux de la poussière que Bazil sortit de sa torpeur. Il n’avait pas buté sur un îlot intermédiaire comme ceux sur lesquels il avait dormi. Il n’était pas tombé du pont du fait de sa négligence. Il était arrivé ! Un sourire béat envahit son visage.

–Terre ! Terre en vue, capitaine ! beugla-t-il comme il l’aurait fait sur l’Incendiaire. Très bien Bazil, apprêtez une chaloupe en vue de l’exploration, nous avons besoin de vivres, d’eau douce et d’un endroit où nous pourrons monter un camp ! continua-t-il en grimant la voix du capitaine Muguet. À vos ordres, mon capitaine, considérez cela comme fait !

Bazil éclata de rire à la fin de son court monologue. Il n’en croyait pas ses yeux : de la terre, de l’herbe, des fleurs ! Fini la brume éternelle, fini les cordes sans fin !! Il sautilla sur place, saisi d’une euphorie irrépressible.

–Tu ne m’auras pas cette fois ! cria-t-il en montrant du doigt le tapis de nuages situé des lieues plus bas. Je t’ai vaincu !

Bazil fit une révérence à la manière des grands duellistes puis se retourna. Quel soulagement. Bien qu’il avait enfoui cette idée au plus profond de son crâne, il ne croyait plus achever la traversée vivant. Que la traversée était seulement dotée d’une fin. D’ailleurs, l’île aurait été un peu plus haute, il serait sûrement tombé en manquant la dernière marche… Il frissonna à cette image pitoyable. Son ventre gronda en le ramenant à la réalité. Il lui fallait trouver de quoi manger et boire. Bazil parcourut du regard cette nouvelle terre qui s’offrait à lui.

Une prairie vallonnée à l’herbe épaisse et douce comme un tapis de fourrure qui cédait place à de petits bosquets clairsemés. Il pouvait voir d’ici des ombres farouches percer au travers de leur canopée. Des animaux habitaient-ils en grand nombre dans ces noyers – ou bien étaient-ce des marronniers ? – aux grandes feuilles ou n’était-ce que le vent qui agitait les branches ? Toujours pas d’empreinte sanguine, toujours pas de magie… Quel endroit déroutant. Même cette plante ressemblant un plan de rhubarbe était translucide par endroits avec de petits boutons orange sur ses feuilles, sûrement pas comestibles. Bazil plissa les yeux, quelque objet métallique sur cette colline reflétait le soleil droit sur lui. Se pouvait-il qu’il s’agisse d’un nouveau signe de civilisation ? Ce pont sans fin mènerait donc quelque part ? Il s’en approcha sans baisser sa garde, car après tout, et comme le disait le dicton, « à endroit paisible – pires dangers ».

Bazil se massa les tempes. Quelle était donc cette machine ? Une sorte de grosse vis, haute de quatre pieds, en bois couleur acajou, s’enfonçait droit dans le sol. Un ajout aiguisé en alliage rare recouvrait ses arêtes, les rendant tranchantes comme des rasoirs. Une espèce de tube, sûrement d’origine végétale, longeait ses renfoncements métalliques en gargouillant d’un liquide jaune-marron. Ce qui étonna le plus Bazil fut que cette… substance – sève ? – remontait le tube plutôt que de se soumettre aux lois de la gravité et de descendre. Une fois le sommet atteint, le tuyau se divisait en une multitude de petits filaments qui s’en écartaient pour s’enfoncer dans le sol. Un peu comme une veine se ramifiant en capillaires pour irriguer un corps vivant, songea Bazil.

Ce même sommet renforça une de ses hypothèses précédentes. Sept pierres anthracites aux reflets violacés s’y ancraient en irradiant une magie ancienne et disparue dans le monde commun. Se pouvait-il que ce tas de cailloux volants fût régi par une autre magie ancienne invisible à ses sens ? Cette antique présence aurait dû le déranger en temps normal, mais il n’en fut rien. Elle était une bribe d’explication, un vague espoir de découvrir quelque chose d’autre que de l’herbe et des arbustes, des cordes et une brume infinie. On trouvait parfois des reliquats de magies anciennes dans de vieux temples ou des catacombes enterrées bien loin du soleil, il était toutefois impensable d’en trouver à la surface. Bazil resta quelques instants à humer l’air. Quelle sensation étrange. Son contact différait pleinement des magies communes. Il avait l’impression de nager dans de l’huile plutôt que de l’eau. La magie s’exprimait pleinement, son aura dilatée au maximum autour des artefacts qui la canalisaient, comme si elle était la seule présente dans ce monde flottant. D’ailleurs, c’était sans doute le cas.

Bazil se remit en marche, cette magie ne nourrirait pas son homme. Sa première euphorie désormais enfouie sous un amoncellement de questions nouvelles. Les ramifications partaient toutes vers le Nord, était-ce une bonne idée que de suivre cette direction ? Quelles créatures pouvaient bien se servir et entretenir ce mécanisme qui ne présentait aucune trace d’usure ou d’oxydation ? Quelle serait leur réaction en découvrant un humain sur leur territoire ? Le contrôleraient-elles comme l’avait fait Hanouken et les mages sombres ? Son adaptation à la magie sombre aiderait-elle ? L’attaqueraient-elles sans crier gare ? S’il les trouvait, pourrait-il seulement communiquer avec elles ? Il ne pouvait répondre à toutes ces questions, si inquiétantes eussent-elles été, sans essayer. La faim lui tiraillait l’estomac et la déshydratation aigüe qui l’affectait maintenant rendait sa respiration sifflante. Ne pouvant se résoudre à manger des racines et boire de la sève d’arbres inconnus, il lui fallait tenter sa chance plus loin.

Sa respiration devenait toujours plus rauque, ses pieds trainant comme deux pierres impossibles à soulever. Pas un cours d’eau, pas un étang en vue. Bazil n’avait pas bu depuis plus de soixante heures, ou bien était-ce plus ? Le soleil frappait sur son crâne tel un marteau sur un clou, l’enfonçant dans ce tapis d’aspect si confortable. Il le savait bien, il n’y aurait pas de repos sans eau, mais un lent dépérissement, voire une syncope. Déjà ce matin, se lever avait été une véritable prouesse. Depuis, les heures s’enchainaient, sa vision devenait trouble, ses membres lourds et ses pas le menaient inexorablement vers nulle part. Il n’y avait pas eu d’autre trace de civilisation depuis cette étrange machine, que du vert et du bleu. Un univers binaire fait d’herbe et de ciel… sans nuage, sans arbre, sans personne. L’espoir de pouvoir combler sa soif renaissait à chaque fois qu’il gravissait une colline, véritable montagne compte tenu de son affaiblissement grandissant. Ce même espoir retombait quand il s’apercevait que derrière la colline se trouvait une autre colline, puis une autre, et ainsi de suite… Il en aurait craché sur le sol si sa bouche n’avait été si sèche.

Bazil trébucha. Épuisé. Vide. L’herbe était trop épaisse, elle ne laissait pas ses pieds avancer. Pris au piège de sa propre fatigue, il chut. Sa main gauche prosternée vers l’avant dans une dernière supplique. Qui pourrait venir l’aider, lui, personne… un oublié. Son bras droit s’ancra dans le sol comme une griffe quand il essaya de se relever, la terre se mêlant au sang qui tachait sa paume. Rien à faire. Le monde était devenu trop lourd et lui trop faible pour le supporter seul, sans ELLE. Il ferma les yeux. Que le noir est doux comparé au vert. Doux… Calme… Son fil de pensées s’arrêta.

***

Puissant ou faible ?

Libre arbitre ou servitude ?

Pouvoir ou devoir ?

Tu marches dans la forêt. L’automne est beau. Son parfum est fort. Feuilles, herbes, terre, boue, pourriture, mort. T’en rappelles-tu ? Oui, comment pourrait-il en être autrement... C’est le jour où l’on s’est rencontrés… « où l’on s’est retrouvés », devrais-je dire. C’est LE jour où tu as répondu à ces trois questions.

Tu vois, la boucle du temps s’est déplacée depuis. Tu l’as chevauchée, tu l’as subie. « Pourquoi » ? Tu sais bien qu’il n’y a pas de réponse à cette question. Les conscients vont et viennent, tous différents et, en même temps, tous semblables. Tu penses être différent ? Ne te fais pas trop d’illusions. Tout le monde pense être différent. Mais passons…

Tu marches dans la forêt. Tu connais chaque arbre, chaque buisson, chaque animal et chaque insecte. Ou du moins, c’est ce que tu penses. Tu es chez toi. Tu te complais dans ta misérable vie de mortel. Tu agis chaque jour en pensant que ce que tu fais aura de l’impact sur le lendemain. Tu manges, tu pries, tu dors… et tu recommences. Inlassablement. Tu es pitoyable. Tu me dégoûtes. Et tu sais pourquoi ? Parce que tu as oublié, parce que tu t’es laissé oublier ou tu as laissé faire t’oublier. Parce que tu as été faible !

Écoute-moi, moi qui te parle. Oublie tes questions : je ne suis ni ta conscience, ni tes faux dieux. Respire l’air qui t’entoure et écoute-moi. Laisse-moi te rappeler. Tu veux être différent ? Tu penses l’être ? Laisse-moi te donner raison. Ouvre les yeux maintenant.

Ça y est. Désormais, tu vois. Ce lapin n’était qu’image, son et peut-être odeur ou touché si tu t’en approches davantage ? Sens-le. Il est bien plus. Il est sang et chair, intention et attention, un cœur qui bat… Il est la vie. Regarde cette vie que tu verras en tout instant dans tout ce qui la recueille. Il t’a vu. Il est effrayé face à l’inconnu. Écoute la douce mélopée de ses battements de cœur. Ferme les yeux… Agis. Attaque ! Sens cette mélodie ralentir, vois son sang couler, renifle la vie qui s’en va. Voilà. Tu ne le sens plus. Il n’est qu’un tas inerte que d’autres appelleront soit cadavre, soit viande, soit fourrure… Qu’importe le nom et l’utilité qu’ils lui donneront. Toi, tu sais, et tu sauras qu’il était vie et qu’il ne l’est plus.

Et toi ? Es-tu pareil ? Ha ! Tu penses que non ? Inspire et expire. Écoute, vois et sens. Ton cœur bas vite ? Ralentis-le. Ton sang coule de cette vilaine griffure sur ta jambe ? Arrête-le. Choisis d’agir plutôt que de subir. Perçois-toi comme tu percevais le lapin. Trouve la vie en toi. Observe que tout en toi n’est qu’instrument pour qu’elle continue. Tu comprends où je veux en venir ? Tu es le semblable de ce lapin parce que tu vis. Tu es différent parce que tu peux choisir comment. C’est facile. Tu diffères des autres, non pas parce que tu le souhaites, mais parce que tu contrôles.

Ouvre les yeux. Regarde comment ta main s’est tendue. Elle se rappelle dans ses muscles et dans sa chaire ce dont tu n’as plus le souvenir. Laisse-la faire. Sens tes veines se durcir, se consolider et sortir. Vois quel sera ton instrument pour jouer à la vie. Une épée ? Pourquoi pas... Ça coupe, ça pique, c’est pratique. Essayons-la, veux-tu ? Il y a justement une empreinte sanguine un peu plus loin. Qu’attends-tu ?

Comment ? Tu marches ?! N’as-tu rien saisi ? Concentre-toi. Écoute ton sang qui bouillonne. Vois ton empreinte et vois celle de ta cible. Fusionne-les. Sens ta présence autour d’elle, transporte-toi pour la rejoindre. Plante… Ah, que de plaisirs ! J’en frissonne. Le sang coule comme de la farine sortant d’un sac troué. Prends-le. Accapare-toi la vie que tu viens de voler. Énergie, force, agilité, pensées, souvenirs et connaissances. Tout est à toi. Chois, mais ne perds pas une goutte de ce doux breuvage.

Tu t’es affalé parce que tu es éreinté. C’est normal. Se souvenir n’est pas toujours facile. Écoute-moi alors que tes yeux se ferment. Laisse-moi entrer dans ton rêve ou, peut-être, est-ce toi qui entre dans le mien… Tu sacrifieras du bétail, autant que possible, autant que nécessaire, pour retrouver tes pouvoirs. Je serai là, à chaque instant, pour te guider et te conseiller. Je serai la mère dont tu as besoin, la famille qui te permettra de rester différent. Ensemble nous agirons, nous tuerons, nous volerons, nous récolterons. Nous te hisserons de « faible » à « puissant ». Ce n’est qu’ainsi que tu pourras renaître. Ce n’est que comme ça que tu redeviendras celui que tu es. Le Démon de Sang.

Chapitre 3 : Vie

Que le monde est terrifiant quand nos paupières sont closes. Tout devient inconnu. Cette rue sur laquelle on a l’habitude de marcher se mue en un labyrinthe sans repère. Ces pavés bien lisses deviennent irréguliers. On fait un pas, cinq, dix, on perd le sens de l’équilibre et notre instinct nous supplie d’ouvrir les yeux, de voir cet endroit que l’on connaît si bien, de le rassurer. Mais qu’en est-il quand on ne marche pas et que les voix qu’on entend ne nous sont pas familières ? Qu’est-ce qui nous fait le plus peur ? De voir ce qui nous entoure en sachant d’avance qu’on ne connaîtra rien de cet endroit, ou de garder les yeux fermés ? Essayer de savoir ou se laisser aller ?

Bazil écoutait des voix depuis quelques minutes en feignant d’être toujours inconscient. Il ne pouvait se résoudre à répondre aux questions précédentes. Sa position avait beau être des plus inconfortables, il refusait de bouger. Qu’il avait faim et soif ! Que cette motte de terre et d’herbe le gênait sur son visage jusque dans sa bouche ! Que ses blessures aux mains l’irritaient. Maudit soit cet insecte qui avait décidé d’explorer la vaste cavité de son nez. Une seule chose était certaine, ces créatures qui parlaient n’étaient pas des assassins ou autres individus aux professions sombres de mystères. Autrement, elles auraient découvert qu’il était réveillé dès le changement de rythme de sa respiration. Bazil se concentra sur leur discours tout à fait déconcertant.

–Je vous dis qu’il a marché sur mon gazon et sur mes plates-bandes. Il s’est même allongé dessus ! Je me fous qu’il soit étranger ou je-ne-sais-pas-quoi… arguait une voix rauque de colère. Je demande dommage et intérêt !

–Mais vous voyez bien que mon client n’est pas en substance de vous dédommager. Il ne connaît même pas nos lois… Comment pouvez-vous l’incriminer ?

–Avocat ! Tout un chacun doit être au courant des lois du territoire sur lequel il se trouve, réagit un troisième du tac au tac. Si vous allez à Arthasée, pensez-vous qu’ils vous laisseraient la vie parce que vous ne connaissiez pas leurs lois ?

–Si nous commençons à nous comparer aux barbares incivilisés d’Arthasée, où allons-nous ? répondit le deuxième, visiblement consterné. La seule loi d’Arthasée est celle du plus fort, et celle de la Mort…

–Allons, allons… ce n’est pas ce que je dis, ce n’était qu’un exemple, répondit le précédent en calmant le jeu. Un exemple qui montre que votre argument est caduc. Accusation, reprenez, je vous prie.

–Dommage et intérêt, disais-je donc. Compte tenu du délit que personne, ici, ne remettra en cause, je demande quatre-mille crédits.

« Accusation », « avocat », « lois », « client », les doutes de Bazil se confirmaient : il était en train d’être jugé. Lui qui pensait que ces îles étaient désertes quelques jours ou heures auparavant… De plus, ces créatures, quelles qu’elles soient, parlaient le langage commun. Le dialogue était donc possible. Enfin, il était « concevable ». Bazil doutait fort du fait qu’il puisse établir un terrain d’entente avec une civilisation établissant un procès à un étranger mourant de faim et de soif pour avoir marché sur de l’herbe… Ces lois semblaient tout à fait absurdes ! Les priorités plus qu’étranges !

–C’est une amende honorable.

–« Honorable » ? Quatre-mille crédits ?! Et il va les sortir d’où ? De sa besace ou de son chapeau magique ?

Celui qui défendait Bazil semblait ne pas en croire ses oreilles. Au moins, il n’était pas le seul, songea ce dernier.

–En tant que représentant de la défense, je ne peux que m’offusquer d’une demande pareille !

–La demande est en accord avec nos textes, le prix est même relativement bas.

–Aux démons les textes ! L’individu marqua une courte pause avant de poursuivre d’un ton plus mesuré. Veuillez m’excuser de mon emportement. Mesdames et messieurs, de bonne grâce, regardez-le ! Il est mourant, étranger, et humain. Comment voulez-vous qu’il possède cette somme ? Je doute déjà que mon client ait les moyens de payer mes honoraires… Soyez réalistes.

« Humain »… La curiosité reprenait Bazil entre ses mains. Ceux qui débattaient sur son sort n’étaient donc pas humains. Il pouvait même supputer, en analysant le ton sur lequel son défenseur avait prononcé ce mot, que les humains étaient monnaie rare dans cette région. Pourtant, jusqu’ici la voix de ses créatures, leur langue, ainsi que leur manière de parler laissait à croire qu’ils étaient des hommes et des femmes comme ceux qu’il aurait trouvés à Saline.

–Voilà autre chose ! Maintenant vous dites que votre client ne peut être jugé, car il n’y a pas de sanction adaptée à son cas. Et cela par faute de son origine ! Mais vous êtes raciste, avocat ! Ce n’est pas digne de vous et de ce tribunal. Si le condamné ne peut payer les crédits, il devra se soumettre aux travaux forcés jusqu’à ce qu’il puisse rembourser la somme. Si ce n’est pas le cas au bout de sa vie, quelle que soit la raison de son décès, la dette sera retransmise à ses descendants ou personnes les plus proches.

–Mais, je n’ai même pas choisi ce procès ! Tout cela est complètement injuste !

Bazil se remit sur ses gardes, quelque chose ne tournait pas rond. Le ton de celui qui avait, jusque-là, pris sa défense venait soudainement de changer. Son assurance venait de laisser place à de la peur. Bazil essaya d’analyser les bruits qu’il entendait sans montrer qu’il était réveillé. Si la situation dégénérait, l’effet de surprise serait son seul atout. De l’eau gargouillait en dessous de lui comme s’il était au-dessus d’une fontaine. Il sentit une légère brise caresser sa peau desséchée par le soleil et le manque d’hydratation – donc, ils étaient en plein air. La voix du juge se situait à quelques pieds devant lui, celle de l’accusation à sa gauche et celle de la défense en retrait à droite. Celle-ci reprit.

–Comment pouvez-vous m’infliger ça ? À moi, un volontaire pour le bon déroulement du procès, un juste représentant de notre système…

–Vous l’avez compris, avocat. Il est fort peu probable que votre client vive assez longtemps dans notre monde pour compléter les cent-cinquante saisons de travail forcé qui l’attendent. De même, il m’étonnerait fort qu’il arrive à engendrer une descendance compte tenu de son futur statut. Étant le seul à avoir été de son côté, avocat, vous serez celui sur lequel la dette sera transférée. La voix du juge devint lourde de sarcasme. Après tout, il ne peut pas payer et notre justice n’est pas adaptée ? Ce sont bien vos mots ?

Bazil n’en revenait pas. Cent-cinquante saisons de travaux forcés pour avoir marché sur de l’herbe ?! Plus de trente-cinq ans pour peu que les « saisons » aient la même durée que dans le monde normal. Mais, quelle était cette nouvelle civilisation aux lois aussi… ? Il en perdait ses mots. Le dialogue lui rappelait les gnomes des Plaines Agnones quand ils avaient voulu essayer de l’enfermer sous sceau magique pour plusieurs « éternités » lors de son voyage à Mégrine. N’acceptant pas de se faire traiter ainsi par ces faibles créatures corrompues par la magie arcanique, il avait dû tuer plusieurs représentants de leurs autorités locales. Ce qui avait fait de lui le héros de Mégrine… Mais là, il doutait de pouvoir en faire de même. Ses muscles étaient raides et tendus de fatigue, son corps endolori et ses réserves énergétiques complètement nulles, sans parler du fait qu’ELLE avait disparu… Il venait de se réveiller après avoir perdu connaissance : il ne pouvait pas se battre.

Maintenant qu’il y pensait, ce n’était pas complètement vrai : ELLE n’avait pas disparu. Après qu’il se soit évanoui, ce n’étaient pas les cahots dus au déplacement de son corps qui l’avaient réveillé, mais un souvenir. Un souvenir ou plutôt une réminiscence bien particulière. Celle de sa rencontre avec ELLE, celle du jour où sa vie avait changé, où son corps avait muté pour devenir quelqu’un d’autre. Pour devenir IL. Le Démon de Sang… À l’époque, ELLE était entrée dans sa tête sans crier gare, lui avait parlé, était entrée dans son corps, dans ses rêves. N’était-ELLE que cette présence dans sa tête associée à la magie qu’il utilisait quotidiennement depuis, ou était-ELLE plus que cela ? Une personne ? Une entité ? Bazil se concentra pour essayer de la retrouver, ELLE, celle qui le dotait d’un sens supplémentaire, qui avait guidé sa vie. Son amie et sa famille… ELLE l’avait retrouvé quand il avait perdu connaissance, il en était certain. Des mots s’étaient formés dans le noir, suivis d’images et de sensations. Il avait revécu sa rencontre avec ELLE comme si quelqu’un la lui racontait en la refaisant vivre… C’était la première fois que son entité agissait de la sorte. Il en était encore plus étonné que du simulacre de jugement dont il faisait l’objet.

ELLE ne répondit pas. La même sensation d’engourdissement qu’il avait senti lors de son arrivée sur ces îles flottantes lui revint. ELLE était là, ELLE l’avait retrouvé. Peut-être. Mais pour une raison inconnue, ELLE n’arrivait pas à communiquer avec lui et sa magie ne lui arrivait que par menus soubresauts. Ce n’était pas assez. Bazil en était autant rassuré qu’apeuré. Sa magie n’avait pas disparu, elle ne pouvait pas l’atteindre, comme si un filtre épais n’en laissait passer que quelques gouttelettes diluées, insuffisantes. Cela signifiait que le Monde des Oubliés était un endroit lointain ou défendu d’une certaine manière contre la magie et les créatures supérieures du monde afin que leurs pouvoirs y soient faibles ou inexistants. Cela voulait aussi dire que quelqu’un ou quelque chose avait protégé cet endroit. Bazil doutait fort que ce ne soit seulement pour garder le gazon vert et le ciel bleu. Les pierres anthracite de l’étrange machine qu’il avait vue suintaient d’une magie puissante et ancienne – il devait bien y avoir des êtres experts quelque part sur un de ces rochers flottants pour la manier. À bien réfléchir, il n’avait pas très envie d’en faire connaissance.

Bazil fit l’inventaire de ce qu’il avait, tout en reprenant le fil du procès qui se déroulait. La défense venait de demander une pause pour préparer les arguments suivants. Le fait qu’il soit un « criminel », aux yeux de cette civilisation absurde, n’était plus discutable. Sa magie ne pouvant l’aider, il ne lui subsistait que sa récente vitalité, elle-même amoindrie par le jeûne qu’il avait subi. Il lui restait aussi cette présence froide et désagréable sous sa jambe gauche qui lui engourdissait toute une partie du corps, cette chose qui l’intriguait et le paralysait de peur. La lame d’Éther diffusait dans ses membres sa sinistre magie qui, elle, n’avait pas disparu. L’utiliser représentait un immense danger, bien plus conséquent que celui d’être réduit à faire des travaux forcés. ELLE n’était pas capable de le protéger contre une noyade dans l’Éther. S’il utilisait l’arme imprégnée de cette magie, son corps le supporterait-il ? Son esprit arriverait-il à rester à la surface ? Si son épée courante, affiliée à la magie du sang, construisait un lien magique entre lui et sa victime, en serait-il de même avec la magie des esprits ? Bazil frissonna. Il détestait l’Éther. Il détestait ce que cette magie lui avait fait vivre. Et, même dans ses moments les plus calmes, songer une seule seconde à la Forteresse de Glace lui donnait la chair de poule. Mais avait-il le choix ?

–Pouvons-nous reprendre ? Les deux parties sont-elles prêtes pour la dernière phase de ce jugement ?

–L’accusation est prête, son point de vue est démontré.

–La défense aussi. Étant donné la situation où se trouve ce procès, je me vois dans l’obligation de recourir au troisième amendement de l’article dix-huit de nos lois qui stipule : « Si l’avocat de la défense se retrouve menacé par son client, ou que l’exécution de la peine infligée à celui-ci lui incombe personnellement, le défenseur est habilité à demander une mise à mort de son client pour ultime résultante des dommages et intérêts que l’accusé lui doit ».