Dernier parking avant la plage - Sophie Loubière - E-Book

Dernier parking avant la plage E-Book

Sophie Loubière

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  • Herausgeber: IFS
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2023
Beschreibung

Eté 2003. Station balnéaire de Saint-Jean-de-Monts, en Vendée. Un adolescent disparaît... Puis deux, puis trois... Certains sont retrouvés, d'autres non. Qui les enlève ? Pourquoi ? Que sont devenus ceux dont on n'a jamais retrouvé la trace et comment expliquer le silence prostré des rescapés, surgis de nulle part ? Quel sombre trafic s'organise dans la discothèque La Maison Bleue ?
Dans une ambiance faussement relax de village vacances, Dernier parking avant la plage aborde par le biais d'une intrigue minutieusement ficelée les thèmes contemporains et cruciaux de la disparition d'enfants, de la démission parentale et de l'adolescence qui se cherche.


CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

"Avec talent, justesse et un brin de sensualité, Sophie Loubière cisèle un polar estival, étincelant comme un diamant qui brille dans la nuit". - Le Figaro

"On est presque dans un film. Le suspense s'installe en une suite de courtes scènes à l'écriture sèche, presque de scénario, et une grande place est donnée aux ambiances, pour mieux vous projeter dans le noir". - Le Monde

"Choc narratif : c'est un puzzle. En temps réel. On est derrière chaque personnage, dans chaque action. L'écriture est précise et exigeante : mise en exergue du petit détail, descriptions, réalisme et subtilité. Vous serez vite pris au collet dans cette haletante chasse à l'homme". - Rolling Stone.

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Seitenzahl: 384

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Ähnliche


Couverture

Page de titre

Pour mon Père, Jean-Philippe,parti trop loin, trop vite, blessure de ma vie.Pour Catherine, Christine et les enfants.

Son devoir solennel était d’apparaître dans le couloir une fois par semaine et de pousser des cris inarticulés depuis la grande fenêtre à encorbellement le premier et troisième mercredi de chaque mois et il ne voyait pas comment il pourrait sans déchoir échapper à ses obligations.

Oscar Wilde

Dans cette mort qui galope à contresensUn cheval se demande s’il doit se leverEt redevenir sauvage

Pascal Didier

Quand se décidera-t-on à assécher l’Océan pour éliminer complètement les risques de marée noire ?

Pierre Dac

21 JUILLET 2002

Saint-Jean-de-Monts, VendéeEsplanade de la mer01 h 20

Le logo d’une marque de sport apparaît en relief sur son thorax. Les bras sont longs, les épaules basses, le dos voûté. Serré sous les hanches par une ceinture cloutée, un jean trop large accentue la maigreur du garçon et laisse deviner la couleur de son slip. Une paire de baskets à trois bandes latérales dépasse sous les bas non ourlés du pantalon. Une montre énorme s’accroche au poignet gauche. Sous la casquette, on devine des cheveux noirs bouclés, un nez court, des sourcils épais et larges, une mâchoire ovale et une bouche un peu triste. Appuyé sur son VTT, buvant une cannette de bière discount, Nadar fixe le véhicule stationné à 50 mètres devant lui, exactement sous un réverbère hors service.

Plage des Soixante BornesDiscothèque la Maison Bleue01 h 25

Soirée open DJ. La sono crache une assourdissante Tech’house. Derrière le bar, William fait voltiger les bouteilles de vodka sans quitter ses lunettes aux verres teintés. Emmitouflé dans un sweat rouge à capuche, Rémi quitte les toilettes hommes et traverse la piste de danse avec raideur. Son bras droit est comme un bâton contre la hanche.

01 h 43

Nadar marche à quelques mètres derrière Rémi. Il jette un regard en direction de la rue commerçante déserte. La calandre de la voiture qu’ils ont repérée reflète un croissant de lune. À travers les vitres teintées, Rémi aperçoit un siège enfant sur la banquette arrière. Il remonte la capuche du sweat sur sa tête, fait glisser d’une manche une fine barre de métal qu’il introduit entre la vitre et la portière avant gauche, là où est situé le mécanisme de la serrure.

L’alarme est neutralisée en quinze secondes. Il faut à présent mettre le contact. Nadar transpire. Il a pris place sur le siège passager. Un sourire crispé illumine sa figure. Contrairement à Rémi, il n’a encore jamais fait ça. Rémi a disparu sous le volant dont il a déboîté la partie inférieure à l’aide d’un tournevis à tête plate.

— Merde, Rémi ! Tu mets des plombes… Faut se tirer !

— Ta gueule !

Dans l’habitacle du véhicule, les premières mesures d’une chanson de Patrick Hernandez accompagnent le démarrage du moteur. Après leur avoir souhaité la bienvenue, une voix féminine générée par l’ordinateur de bord rappelle aux deux passagers que le port de la ceinture est obligatoire. Elle propose également de faire un choix parmi les différents itinéraires proposés depuis l’Esplanade de la mer. Un gloussement sort de la gorge de Nadar.

— Putain ! C’est quoi ce bordel ? La voiture de James bond ?

— Ta gueule !

— Veuillez choisir votre itinéraire.

Une Renault Mégane Farway de couleur rouge immatriculée 3110 JP 85 quitte le dernier parking avant la plage.

3 SEPTEMBRE

Une station de l’autoroute A11,Direction Angers09 h 12

La voiture freine progressivement jusqu’au parking. Moteur coupé. Étirement du dos, craquement de la nuque. Robert Laize, représentant de la société de produits Bio Liotard, ouvre la portière de sa Rover et pose un pied sur le revêtement goudronné. Le café qu’il n’a pas pris le temps d’avaler ce matin en quittant l’hôtel est maintenant indispensable à son organisme. Les orteils s’agitent au fond des mocassins en cuir. Un bon café pas trop serré avec un nuage de lait (Robert Laize a l’estomac fragile depuis que Jacqueline est enceinte). Et aussi peut-être un croissant pour tenir jusqu’à midi. La portière claque. Un soleil doux chatouille son front. Robert se dit qu’il a bien fait de prévoir une chemisette de rechange pour son rendez-vous de 18 heures chez Auchan.

La tasse de café et le pain au chocolat (ils étaient en rupture de croissants surgelés précuits) s’accompagnent d’une agréable fraîcheur matinale enrichie d’effluves d’herbe humide et de gaz d’échappement. Robert s’est installé à l’une des tables situées à l’extérieur de la cafétéria. Du banc où il a pris place, il peut voir un gamin assis sur le muret qui entoure la boutique de la station-service. Les genoux repliés contre lui, la tête enfouie dans ses bras nus, le gamin ne bouge pas.

Vers 10 h 30, Robert Laize se rend aux toilettes de la station-service et achète à la boutique un paquet de chewing-gums mentholés sans sucre. Dès sa sortie, il fait deux constatations : l’air se réchauffe et le gamin de tout à l’heure est toujours assis sur son muret. Robert se rapproche de lui. Il retire la Cellophane qui recouvre le paquet de chewing-gums. Deux dragées tombent dans une paume avant d’être gobées. Depuis le banc où était installé Robert Laize, le gamin paraissait immobile. Mais à moins d’un mètre, on voit très bien qu’il grelotte. Le représentant hésite un instant avant de lui demander si ça va. Le gamin lève à peine les yeux sur Robert qu’aussitôt le voilà debout, chancelant.

— Ça n’a pas l’air d’aller, gamin…

L’adolescent recule de quelques pas et s’immobilise. Un bandage teinté de sang recouvre son index droit. Il le glisse sous son aisselle.

— T’attends tes parents ? … Y sont dans la cafétéria ? … Non ? Tu sais pas où y sont ?

L’adolescent recule encore sans quitter le représentant des yeux.

— T’es quand même pas venu ici tout seul, dis-moi… Hé ! Mais où tu vas comme ça ?

L’adolescent s’est mis à courir en direction du parking des poids lourds. C’est le moment que choisit le chauffeur d’un camion pour sortir de son stationnement en marche arrière. Robert Laize épouvanté se précipite vers le garçon que la remorque vient de heurter. Projeté sur le sol, le gamin roule sur lui-même deux fois puis se relève en boitant. Il parviendra à rejoindre le petit bois au bout du parking avant de s’écrouler sous un arbre.

14 SEPTEMBRE

Le MansDomicile de la famille Sauvegrain21 h 10

La chambre de Nadar mesure 8 m2. On y trouve des posters de Eminem punaisés sur les murs, un lecteur de CD portable, quelques BD, des médailles de foot et une guitare. Elle est posée sur un pouf recouvert d’une peau de vache. Depuis son lit, allongé sur une couette à l’effigie de Spiderman, Nadar regarde fixement l’instrument.

— Tu es sûr que tu ne veux pas en parler ?

La voix de sa maman se fait douce, implorante. Elle n’ose plus caresser le front de son fils. Il refuse tout contact physique. Interrogé par la police au C.H.U. de Nantes où il était soigné, le garçon n’a pas été capable d’expliquer pour quelle raison il n’est pas rentré à l’appartement loué par sa mère pour leurs vacances la nuit du 21 juillet 2002. Impossible de savoir comment lui et son camarade ont vécu presque deux mois dans le secteur de Saint-Jean-de-Monts sans être vus malgré un signalement par affichage dans les nombreux commerces de la région et une diffusion de leurs photographies ordonnée par l’antenne du SRPJ de Nantes dans les différentes gendarmeries. Le garçon a seulement admis avoir fait de l’auto-stop depuis Saint-Jean-de-Monts jusqu’à la station-service sur l’autoroute A11. Il avait l’intention de rejoindre Le Mans et de rentrer au domicile familial.

— Tu as sûrement de bonnes raisons de ne rien confier à la police… Mais si quelqu’un t’a fait du mal, il faut me le dire… Il faut nous le dire, à ton père et à moi…

Nadar serre la mâchoire et regarde sa guitare. Dessus, il a joué tous les titres de son groupe préféré et aussi des morceaux de Bruce Springsteen, des Beatles et des trucs composés la nuit sous les couvertures. De la paume, sa mère effleure sa jambe gauche, laquelle est plâtrée de la cheville jusqu’à la hanche. Sa voix s’éteint presque dans la gorge.

— Le docteur a dit qu’après un peu de rééducation, tu pourras reprendre le foot…

Elle a fermé les yeux pour inspirer profondément. Puis, après avoir demandé à son fils s’il désirait quelque chose de particulier, elle s’est levée et s’est dirigée vers la porte.

— Tu peux la balancer.

La voix de Nadar est un peu flétrie mais nette. Juste assez audible pour que refleurisse l’espoir chez une mère qui entend son fils parler pour la première fois depuis son retour à la maison.

— Comment, mon chéri ?

— Tu peux la balancer.

Le regard toujours fixé sur sa guitare, Nadar lève sa main droite en pliant le bras, son coude enfoncé dans la couette. Débarrassé de son bandage, l’index du garçon se révèle plus court d’une phalange.

5 OCTOBRE

TER n° 35962, compartiment fumeurs,deuxième classe09 h 00

La silhouette est longue, large. Le costume officiel gris acier s’accorde avec la peau blafarde et grasse du faciès. Le képi paraît bien petit perché sur cette hauteur. La main du contrôleur s’abat sur l’épaule du jeune voyageur endormi.

— Monsieur… Monsieur !

Contrôle de billets entre Lunéville et Saint-Clément – Laronxe. Recroquevillé sur un siège en skaï, le gamin frotte sa figure avant de sortir un billet plié de sa poche de pantalon.

— C’est la réservation ça, jeune homme. Vous avez composté la réservation.

Le garçon frissonne, réveille ses paupières des deux poings, bredouille quelques mots, sort un autre billet de sa poche. Un billet plié en deux, non composté. Il s’est trompé sur le quai, gare de l’Est. Il a composté la réservation parce que le mot billet figure en majuscules sur la réservation. Il a voyagé toute la nuit. Nantes. Paris. Nancy. Ses traits sont creusés, les yeux gonflés, son estomac vide. Le contrôleur exhibe un carnet à feuilles roses de sa besace.

— Je suis dans l’obligation de verbaliser.

Il annonce le montant de l’amende. Le gamin n’a pas d’argent sur lui. Il ne peut payer les 18 euros. Il explique une seconde fois qu’il s’est trompé, il n’a pas fait exprès, il ne voulait pas truander la SNCF. Le regard maussade, le contrôleur lui demande une pièce d’identité. Approchant de Saint-Clément – Laronxe, le train ralentit. Le jeune voyageur fouille une à une toutes ses poches, le visage tendu vers la vitre. Ses mains tremblent. Son index droit est emmailloté dans une bande de gaze un peu sale que maintient un sparadrap couleur chair. Il ne trouve pas sa carte d’identité. Le contrôleur relève la visière du képi et passe deux doigts sur son front.

— Alors ? Ça vient ?

— C’est… C’est sûrement dans mon sac de sport que je l’ai mise… Il est là-bas, dans le couloir…

Le contrôleur recule pour laisser le voyageur quitter son siège. Il remarque alors que le gamin est pieds nus dans ses baskets et que le sweat rouge à capuche qu’il porte est noir de crasse.

6 OCTOBRE

Saint-Dié, domicile de Madame Gélaucour10 h 30

Anne-Laure fait bien attention de ne pas écraser le col du chemisier avec le fer à repasser lorsqu’elle relève machinalement les yeux vers la fenêtre de sa chambre. Vue sur le rond-point à l’entrée du lotissement dont le panneau de signalisation « cédez le passage » brille sous la pluie. Une voiture de police vient de tourner dans sa rue. Anne-Laure s’est immobilisée, la pointe du fer brûlant sur la popeline à rayures, nuque en extension. Le véhicule ralentit et s’arrête devant chez elle. Cela n’a duré que quelques secondes. Juste le temps pour elle de comprendre ce qui se passe avant de relever brusquement le fer.

Ils ont poussé la grille du jardin. Anne-Laure les attend déjà sur le pas de la porte, serrant un gilet de laine sur sa poitrine. Deux gendarmes, un lieutenant. Le lieutenant marche tête baissée, les mains dans les poches de son blouson zippé, comme s’il avait quelque chose de honteux à avouer. Anne-Laure le connaît bien. Elle est venue souvent au commissariat prendre des nouvelles avec son ex-mari depuis la fugue de Rémi, il y a trois mois. D’abord, elle n’avait pas voulu le croire. Il filait peut-être un mauvais coton depuis leur séparation, il était sans doute en froid avec son père — une vilaine histoire de vol d’autoradios sur le parking d’un supermarché à laquelle Anne-Laure ne comprenait pas que l’on puisse mêler son fils — mais de là à disparaître comme ça, alors qu’ils avaient passé un après-midi formidable à la piscine du VVF ce fameux 21 juillet… Elle avait repris espoir lorsqu’on avait retrouvé sur une aire d’autoroute le camarade avec lequel Rémi s’était éclipsé. Interrogé par des officiers du SRPJ de Nantes, le gamin n’a jamais avoué ce qu’ils avaient bien pu faire avec son fils, ni ce qu’il était advenu de lui.

Elle a proposé quelque chose à boire et ils ont refusé. Debout dans le living, le lieutenant parle à voix basse. Anne-Laure s’est assise pour l’écouter. Il tousse plusieurs fois. Précise qu’un autre collègue se charge de contacter monsieur Gélaucourt sur son lieu de travail. Il se pince le nez, tapote ses moustaches, redresse la tête et rencontre le regard d’Anne-Laure.

— Alors, voilà… Y a un gamin qu’a sauté de la Micheline en marche hier matin, après Lunéville… Il n’avait pas de papiers d’identité sur lui… Mais d’après les premières constatations, on pense… enfin… on est sûrs…

Anne-Laure n’a rien dit. Seulement gémi lorsqu’ils ont expliqué pourquoi son fils a sauté du train et comment il s’est malencontreusement jeté contre un poteau électrique en ciment situé le long de la voie, se tuant sur le coup.

3 JUILLET 2003

Paris00 h 30

— « Ah ! Mon ami »… Humm… « Qu’est-ce que le cœur de l’homme ? »

Les avant-bras de Philippe sont secs et musclés, légèrement courbes. Les poings enfoncés dans le matelas, ils plient sous le poids du corps dont la saveur tiède caresse les narines de Catherine. Elle ouvre les yeux, voit au-dessus d’elle le sourire extatique de son amant, ses belles épaules, son torse ferme.

— « Et pourtant »… Oh oui ! … « Suis-je bien innocent ? … N’ai-je pas nourri moi-même ses sentiments ? »

La chambre s’est figée dans une obscurité suave. Des habits sont éparpillés sur le plancher laqué blanc. Vaillamment, une petite bougie parfumée à la cannelle se consume sur une table de nuit en fer forgé. Depuis la porte-fenêtre, des rideaux se tortillent en tous sens et viennent chatouiller les pieds des amants. Sur le lit, le mouvement de va-et-vient s’intensifie. Philippe se redresse, saisit fermement Catherine par la taille sur le drap-housse couleur fraise écrasée.

— Oh ! … Ah ! … « Qu’est-ce que… qu’est-ce que le cœur de l’homme pour »… Oh ! Oui ! … Ah ! … « Pour qu’il ose se plaindre de… de… lui-même ! »

Catherine se cambre. Entrecoupée de gémissements, la voix de Philippe devient plus rauque. L’homme serre les dents. Catherine croise les chevilles dans le dos de son amant, emprisonnant ses hanches entre ses cuisses.

— « Je jouirai du présent… et le passé »… Ah ! … « Et le passé sera »… Oh ! Ah ! … « Et le passé sera »… Cat’ ! … Oh ! Cat’ !

Catherine garde les yeux grands ouverts sur le plaisir de celui qui récite ses classiques avec un irrésistible talent.

8 JUILLET

Saint-Jean-de-Monts01 h 20

Les cheveux châtains de Linda glissent sur son chemisier en satin dont elle a déboutonné l’encolure plus que nécessaire. Pourtant, Tidji n’a d’yeux que pour ses hanches que le pantalon moulant met à nu sous la ceinture élastique. Elle a quelques difficultés à danser avec les espadrilles à talons compensés, mais ça lui permet de gagner 8 centimètres. Elle n’entend pas ce que le barman, penché par-dessus le zinc, dit à son frère Thomas puisque la musique est déjà très forte dans la boîte de nuit. Mais Tidji a un piercing au sourcil gauche, des bracelets indiens qu’il fait tourner autour de ses poignets au rythme de la musique, bras levés au-dessus de sa tête, et ça l’hypnotise. Tidji habite à Nantes ; il fait de la planche à voile en semi-professionnel. De quoi fasciner une fille de quinze ans à peine, débarquée au VVF Saint-Jean-de-Monts.

Un instant plus tard, ils se rabattent sur une banquette de la discothèque où ils fêtent les dix-sept ans de Thomas en buvant cul sec de la Vodka glacée. Quelques amis de Tidji se sont joints à la fiesta. Le frère de Linda est aux toilettes depuis dix minutes. Tidji tient la sœur par le cou et allume une cigarette avant de la lui glisser entre les lèvres. Ils se sont rencontrés en début de semaine au centre nautique — Tidji y travaille tout l’été.

— Linda, c’est pas banal comme prénom… Ça fait un peu Claudette.

Tidji rangeait des planches à voile torse nu en mâchouillant un bouchon de stylo.

— Et alors, qu’est-ce que tu fous au VVF ? C’est mortel !

Elle lui a expliqué que ses parents choisissaient chaque année un séjour minable dans le catalogue du comité d’entreprise de leur boîte. Quand elle lui a demandé l’adresse d’un endroit sympa pour s’éclater, Tidji lui a parlé de la Maison Bleue, une discothèque sur la plage, à l’extrémité du boulevard de la mer. Depuis, Linda y vient tous les soirs avec Thomas. Elle connaît le prénom de chaque barman.

Tidji repose son verre en claquant sa langue contre le palais.

— Ton frangin, y va se payer un putain de cadeau ce soir !

Parking de l’Estacade02 h 20

Assise du bout des fesses sur le dossier d’un banc municipal, Linda regarde les garçons s’approcher d’une voiture. Ils se donnent des coups de poing dans les épaules en plaisantant, vacillent un peu à cause de la Vodka. Ils ont choisi le véhicule stationné sur la partie non éclairée du parking. Au départ, Linda n’était pas d’accord. Elle trouvait ça trop dangereux. Au quatrième verre, elle a éclaté de rire, avec les autres. La jeune fille oscille doucement, caressée par le vent de la mer, les lèvres séchées sous le soleil des vacances. Loin derrière elle se dresse le bâtiment principal du VVF. Ses huit étages dominent les dunes blanches et la mer. La tête lui tourne. Linda voit danser les lampadaires. La plaque d’immatriculation du véhicule stationné à une dizaine de mètres devant elle est floue. À un moment, son frère s’est tourné vers elle en souriant. Elle a vu un objet métallique sortir de son pantalon, et puis l’alarme de la voiture, le claquement des portières et assez vite, le ronronnement d’un moteur. Ça y est. Il l’a fait. Il l’a, son cadeau. Linda descend du banc. Elle se tord un peu les chevilles et rit en entendant les premières mesures d’un tube ringard des années 80 résonner dans la nuit. En découvrant le siège bébé à l’arrière de la voiture, elle a une hésitation. Elle pense à sa petite sœur et à ses parents — déjà couchés depuis longtemps, harassés par une journée de plage bien débile — quand une voix féminine signale que la portière arrière droite n’est pas fermée.

— Hé ! Trop cool la bagnole qui parle…

— Linda, magne-toi !

Elle pénètre dans le véhicule en râlant après les garçons qui bouclent en chœur leurs ceintures de sécurité.

10 JUILLET

Saint-Jean-de-MontsTrajet de l’autobus municipal,boulevard des Maraîchins19 h 30

Debout dans l’autobus, François parcourt le journal de son voisin. Juliette Binoche précise au journaliste que dans la fameuse scène de la vinaigrette1, elle ressemble à un gros pot gluant. Suivent d’autres propos de l’actrice ayant trait à l’humour et à la distanciation.

Depuis qu’il fait ce trajet, François a pris l’habitude de lire par-dessus les épaules des gens qui voyagent assis puisque l’autobus conduit essentiellement des personnes âgées et des curistes aux thermes marins. En conséquence, aucun passager de moins de soixante ans ayant le sens des convenances ne peut espérer faire son trajet autrement que debout. Ce détail n’a guère d’incidence sur l’humeur de François. Sa soirée, il va la passer assis. Se tenir debout signifie qu’il ne travaille pas encore. Il devine aussi l’effervescence qui doit régner sur son lieu de travail depuis que les nouveaux vacanciers ont débarqué dans le hall d’accueil vers 15 heures. Irritables, épuisés par leur voyage, impatients de connaître mille détails : dans quel appartement sont-ils logés durant leur séjour ? L’équipement (vaisselle, draps, couvertures) est-il complet ? Y a-t-il un égouttoir à légumes et un presse-purée ? Existe-t-il un local où entreposer la poussette ? La terrasse donne-t-elle sur la mer ? Peut-on y faire sécher le linge ? Où se trouve la boulangerie la plus proche ? … Ils patienteront en file indienne, poussant du pied d’énormes valises. Leur progéniture se cassera déjà la figure depuis les balançoires tandis que l’aîné promènera le chien rendu presque fou par 500 kilomètres de trajet en voiture — avec un seul arrêt pipi. Tôt ou tard, ils remarqueront les affichettes apposées par l’équipe d’encadrement du VVF concernant les soirées à thèmes, les activités prévues pour les adultes et les enfants, et l’avis de disparition sur lequel figurent les photos de Linda et Thomas Laclos.

Boulevard des Maraîchins, un soleil cramoisi traverse les vitres, badigeonnant le journal déplié d’un bel orangé. Cette fois, c’est un article en page 6 concernant l’assassinat à Paris d’un pédophile d’une cinquantaine d’années, grand collectionneur de clichés d’enfants nus photographiés dans des positions suggestives, que parcourt le lecteur du journal. François plisse les paupières derrière ses lunettes à monture métallique. Il voudrait chasser cette suprême envie d’évasion que la couleur orange fait naître en lui depuis qu’il a visité les Indes en 1995. Partir dans un pays vierge aux saveurs exotiques, une île déserte où le vent souffle les arbres et les pierres pour inventer une autre musique des mots. Il se gratte le cou et reprend sa lecture de la page 6. Un encart illustré par les photos de Linda et Thomas lui apparaît, juste en bas de la page 7 mais François ne s’y attarde pas. Il se rapproche des portes automatiques alors que l’autobus ralentit devant le VVF.

Comme prévu, le parking de la résidence est complet. Des retardataires patientent à l’intérieur de leur véhicule en arrêt devant la barrière automatique. Les familles de vacanciers arrivés la semaine précédente les narguent avec leurs peaux bronzées et leurs vélos de location agrémentés de jolis paniers. François contourne la barrière et rejoint le hall d’accueil. La climatisation combat l’air chaud du soir qui s’engouffre par les portes laissées grandes ouvertes pour faciliter le passage des chariots à bagages. Vêtu d’un jean à pinces et d’une chemisette bleu marine à petits carreaux, François salue d’un geste amical les hôtesses d’accueil. Après avoir échangé quelques mots avec le directeur de l’établissement, il se dirige vers le bar, un sac à dos en toile jeté sur l’épaule.

Dans un saladier en verre transparent, Véronique prépare cinq litres de cocktail à base de citron vert, de tequila et de curaçao. Ce soir, la barmaid porte un petit débardeur à fines bretelles en maille légère — un imprimé panthère avec empiècement de dentelle rose. Des mèches tire-bouchonnées encadrent son visage dont l’ovale est accentué par le port d’un chignon. Elle tend la joue au veilleur de nuit.

— Bonsoir, François… Tu es en avance, non ?

— Je ne crois pas.

— Il est déjà 20 heures ?

— Pas loin.

— Encore une journée qui a filé à toute vitesse… Je te sers comme d’habitude ?

François hoche la tête, faisant pivoter vers lui un journal posé sur le comptoir, l’ouvre à la page six et reprend sa lecture. Les adolescents disparus depuis jeudi soir auraient été vus pour la dernière fois dans une discothèque de Saint-Jean-de-Monts en compagnie d’un jeune saisonnier, lequel ne se serait pas présenté à son travail hier. Le SRPJ de Nantes est sur l’affaire.

— C’est pas bon pour nous, cette histoire-là, soupire Véronique. Les clients ne parlent que de ça.

Une tasse de café vient contre le journal.

— Le saisonnier qui était avec eux travaille au centre nautique… Tu le connais ?

François secoue la tête.

— Moi non plus, jamais vu par ici… C’est nouveau ta chemise ? T’es mignon, avec des carreaux.

Le veilleur de nuit se fend d’un sourire et laisse tomber un sucre dans son café.

Route départementale 753 à la sortie de Challans23 h 01

La Citroën ZX roule un peu trop vite. À l’arrière du véhicule, Pauline s’est endormie contre Poussinet son chien doudou, lasse de répéter à sa maman « quand est-ce qu’on arrive ? » depuis le périphérique. Romain, quatorze ans, a incliné son siège et retiré ses baskets. Il regarde devant lui, hypnotisé par le gracieux défilé des arbres penchés sur la route. Cat fait de la gymnastique routière. Sous son pantalon treillis kaki serré aux chevilles, elle contracte ses muscles fessiers l’un après l’autre. Elle se mordille aussi les lèvres pour rester éveillée. Régulièrement, Cat modifie le volume sonore de l’autoradio et vérifie dans le miroir de courtoisie que le rimmel ne laisse pas de trace noire autour des yeux. Depuis lundi, elle est très Schubert.

— M’an, on peut pas mettre autre chose que ta zic’ de merde ?

— Romain, je t’ai déjà dit de ne pas parler comme ça.

— C’est à chialer, ton piano.

— Tu pourrais montrer un peu plus de respect pour mes goûts musicaux.

— T’écoutes ça exprès pour penser à lui.

— Bon, mettons les choses au clair : si Philippe s’est mal comporté, c’est mon problème. Et si j’ai envie d’écouter Schubert, ce sera Schubert !

Cat reprend un ton plus bas :

— … Et ça aide Pauline à dormir.

— Ouais, ben moi, j’suis pas Pauline. J’dors pas. On peut mettre le CD de Moby ?

— Non.

— Nulles, les vacances.

— Si tu n’es pas content, tu n’as qu’à aller vivre chez ton père.

— Habiter dans une ville de vieux, non merci.

— C’est très bien, Cannes. Il y a la mer.

— C’est une ville de cons et les plages sont pourries. Moi, c’est à Paris que je veux rester… Il était pas grand mais il était bien, l’appart’ de Philippe. Dommage qu’on puisse plus y aller.

— Oui. Et sa moto aussi, je sais… Tu me passes les Mentos ?

Romain se penche sur le vide-poche et attrape le tube de bonbons. Il en glisse un dans sa bouche et tend le tube à sa mère en soupirant.

— Quand est-ce qu’on arrive ?

— OK. Mets le CD de Moby et ne me pose plus jamais cette question.

VVF, bureau d’accueil23 h 25

Horizontalement. Dinde ou bécasse(7 lettres).

Muni d’un crayon de bois bien taillé, François remplit sa deuxième grille. Il s’est installé dans l’unique fauteuil possédant des accoudoirs, les pieds croisés sur le bureau, une pochette zippée contenant vingt disques compacts posée à côté de son baladeur. La porte de la pièce est grande ouverte. D’où il se trouve, il a une vision dégagée du hall dont les baies vitrées offrent un ravissant panorama extérieur. L’éclairage olivâtre des lampadaires municipaux s’accorde avec la plage douze du CD de la bande originale de K-Pax. Un film ovni dans lequel Kevin Spacey se prend pour un extra-terrestre. Sa partition signée Edward Shearmur est dans la mouvance des compositions d’un autre compositeur que François apprécie, Thomas Newman. Elle est riche, fort bien construite, avec un séduisant croisement de sons futuristes et d’instruments ethniques. Le genre qui vide la tête et détend jusqu’aux arpions. François peut également surveiller les différents écrans témoins des deux caméras installées sur le parking.

Horizontalement. A du foin dans ses bottes (6 lettres).

Hier à la même heure, le veilleur de nuit avait déjà fini sa deuxième grille, mais ce soir, il a dû répondre à une trentaine de coups de fil, servir le topo des hôtesses aux vacanciers arrivés après 22 heures, fournir les dossiers d’informations, tickets-repas, draps, plan du VVF, clés, lits et chaises bébés indispensables à leur séjour.

Horizontalement.Comme une cotte ou comme une cocotte (8 lettres).

Fin de la dernière plage musicale. Le veilleur de nuit éjecte le CD qui tournait dans le baladeur et le remplace par la musique du film de Wim Wenders The End of Violence, partition en partie improvisée par Ry Cooder sur les images du film en fonction des émotions qu’elles lui inspiraient. Du pur velours.

Horizontalement. Corps gras (6 lettres).Verticalement. Elle peut en avoir plein le dos de sa progéniture (7 lettres).

Un signal sonore interrompt le veilleur de nuit au milieu de ses mots croisés. Son regard se porte sur l’écran témoin de la caméra n° 1. C’est une ZX blanche avec trois vélos fixés sur le hayon. La conductrice attend que François ouvre la barrière, fixant l’objectif de la caméra. L’image est médiocre, les traits du visage surexposé sont imprécis, mais c’est elle, la dernière famille pour ce soir. L’ouverture automatique de la barrière est enclenchée.

Un instant plus tard, Mme Berthelet pénètre dans le hall d’accueil avec une queue-de-cheval, une frange et un sac à main assez large pour contenir une boule de bowling et un jeu de quilles. Elle a laissé ses deux enfants dans la voiture et marché vite depuis le parking. Son petit débardeur noir adhère à son dos. Le décolleté arrondi met en valeur le galbe des épaules. François n’a pas le temps de trouver cela ravissant – ou alors à peine. Il s’empresse de remettre à la vacancière le trousseau de clés de l’appartement 325, le dossier d’informations et les draps pour trois personnes. Il y a aussi des plateaux-repas mis de côté en cuisine pour la famille Berthelet.

— Vous m’appelez quand vous voudrez que je vous les monte. Faut faire le 9.

Cat mettra cinq bonnes minutes pour décider ses enfants à sortir de la voiture. Il lui en faudra dix autres pour monter à deux reprises le chemin en dénivelé qui mène jusqu’à l’entrée du bâtiment principal et fourrer dans l’ascenseur les trois valises sans l’aide de Romain – il porte sa petite sœur qui fait semblant de dormir. Les repas froids sont déjà sur le comptoir d’accueil lorsque Cat réapparaît dans le hall, la queue-de-cheval de travers.

— Fallait pas vous déranger, je vous les aurais montés.

— Pardon ?

— Les repas froids.

Cat retire l’élastique de ses cheveux et se recoiffe d’un geste machinal.

— Ah ! Oui ! Les repas… Il faut d’abord que je m’occupe des vélos. Je suppose qu’il y a un local quelque part pour les entreposer ?

— Oui. Au sous-sol.

— Et on y accède ? …

— Par l’escalier au fond du hall ou par l’ascenseur.

Cat grimace.

— Ah… Il faut monter les vélos jusqu’à l’accueil pour les mettre dans l’ascenseur ?

François lui sourit.

— Il y a un passage secret. Par le chemin qui contourne le bâtiment. Vous voyez les balançoires ?

Un peu plus tard, devant le local à vélos, genoux pliés et tête baissée, Cat essaie d’attacher le VTT de Romain à celui de sa sœur. Le veilleur de nuit sort de l’ascenseur juste au moment où elle lâche un juron.

— Ça va comme vous voulez ?

VVF, appartement n° 32501 h 30

Pauline s’est endormie dans le lit de sa maman après avoir avalé une tartine de Vache qui rit et une demi pêche. Romain s’est enroulé dans les draps de son lit depuis un bon quart d’heure. Cat est sous la douche, le dos appuyé contre le carrelage bleu. De l’eau tiède ruisselle sur son front, martèle ses pommettes. Terminé. Plus jamais ça. Une semaine à découper au cutter dans le calendrier. Cat a tenu bon. Un miracle. Il fallait faire vite. Rompre avec Philippe. Regretter immédiatement cette décision. Annuler la réservation du séjour prévu en Grèce avec lui et les enfants. Trouver une autre destination pas chère à la dernière minute. Faire les bagages, pliée en deux – Cat souffre de douleurs abdominales psychosomatiques. Emporter les produits alimentaires de base. Fourguer les tortues Flore et Mathilde avec leur bocal rempli de cailloux à la concierge de l’école. Rouler depuis Bastille, de midi à presque minuit. Voyager seule avec les enfants. S’apercevoir qu’on a oublié de prendre les maillots de bain à 300 kilomètres de la capitale. Décharger les bagages. Démonter les vélos du hayon sans s’écorcher la peau des bras. Défaire les valises pour en sortir les pyjamas. Obliger Pauline à se laver les dents. Lire une histoire à Pauline. Coucher Pauline. Supporter les remarques négatives de Romain (C’est nul ici, y a même pas de télé).

Cat fait couler du gel parfumé dans la paume de sa main. Le rideau de douche en tissu vient coller à ses mollets. Senteur apaisante de la fleur d’oranger. Elle pense au veilleur de nuit. Ce type a eu la bonne idée de monter les repas froids aux enfants pendant qu’elle s’occupait des vélos. Et puis, c’était gentil de venir l’aider à les fixer, ces saloperies d’antivols de merde. Cat sourit. Elle chuchote sous la douche.

— Un jean Denim à pinces… Non mais quelle horreur ! … Ce mec est habillé 3 Suisses.

Puis, se souvenant que Philippe a un goût vestimentaire très sûr et qu’il lui fait divinement l’amour en lui récitant Werther, elle recommence à pleurer.

VVF, bureau d’accueil05 h 10

La nuit a été calme. Pas de noctambules rentrés tardivement à la résidence. Pas même l’aboiement d’un chien pour crever le silence. Le travail de François s’achève bientôt. À 6 heures, Patrick Sumion viendra prendre la relève et mettre un peu d’ambiance en saupoudrant la discussion de blagues salaces.

— C’est quoi une blonde les jambes en l’air dans le coin d’une pièce ?

François déteste les histoires sur les blondes.

— … Un humidificateur !

Et aussi les blagues sur les alcooliques.

Verticalement. Filet d’anchois (7 lettres).

Il a remis de l’eau dans la bouilloire électrique avant d’attaquer une autre grille de mots croisés.

Empoisonne plus d’une existence (4 lettres).Verticalement. Veuf qui a perdu sa moitié (2 lettres).

Quelque chose le perturbe. La dernière vacancière débarquée dans le hall, Catherine Berthelet (il est allé voir son prénom dans le dossier). Cette façon qu’elle a de remettre l’élastique dans ses cheveux.

Horizontalement. Illusion d’optique (6 lettres).

Ça lui a rappelé son ex-femme. Elle a des cheveux blonds mi-longs, comme Catherine Berthelet. Dehors, l’obscurité profite de ses derniers instants pour escamoter la mer derrière les dunes. La bouilloire fait bientôt entendre son crépitement désagréable.

Verticalement. Sec et liquide (4 lettres).

François baisse le volume du baladeur CD dans lequel tourne la bande originale du film Ice Storm. Parfaite transcription sonore du crépitement de la neige et de la glace. La partition de Mychael Danna est crépusculaire. Une flûte amérindienne la traverse, invitation à méditer sur les croyances futiles, mélodie fil rouge du passage de l’enfance à la vie adulte et son lot de tentations, d’addictions, de désillusions.

Presque son autobiographie.

Le veilleur de nuit quitte son fauteuil et va remplir un mug à l’effigie de la mascotte du VVF dans lequel somnole un sachet de verveine menthe.

Verticalement. Apaisante (10 lettres).

1 En référence au film Décalage horaire de Danièle Thompson.

11 JUILLET

Cellule n° 207 h 30

La lumière jaillit du plafonnier. Bien que la lampe soit protégée par un grillage vissé dans le mur, sa clarté blesse les yeux de Linda. La pièce où elle est recluse mesure six pas en longueur et sept en largeur. Si Linda se dresse sur la pointe des pieds et tend les bras, il manque 50 centimètres pour qu’elle puisse toucher le plafond. Les chaînes qui entravent ses chevilles ne lui permettent pas d’atteindre la porte en bois sur laquelle une épaisse couche de laine de verre est clouée. Fixée au-dessus de la porte, hors d’atteinte, une caméra. Au fond de la pièce, à côté du lit en fer dont le cadre est fixé au sol par des rivets, il y a une petite table sur laquelle est posé un livre qu’elle n’a pas encore ouvert. Un lavabo minuscule occupe l’espace entre la table et les W.-C. chimiques. Aucun fil électrique apparent. Pas d’anfractuosités dans les murs en pierre de taille. Linda se frotte les paupières, allongée sur le lit. Elle a perdu la notion du temps. Ses petits bijoux, sa montre ainsi que ses barrettes lui ont été retirés.

Au début, elle criait, hurlait. Ensuite, elle a compris que personne ne pouvait l’entendre mis à part ceux qui l’ont enfermée ici. Alors, elle se tait. Elle attend. Parfois, la lumière s’allume puis s’éteint sans raison, sans que rien ne se passe.

Linda pense qu’ils font ça pour observer ses réactions avec leur caméra.

Comme un cobaye dans une cage.

VVF, hall d’accueil11 h

Romain tire sa sœur par la main jusqu’au panneau d’affichage situé à côté des toilettes, entre le bar et la salle de spectacles.

— Alors…

— Y a quoi, pour les enfants ?

— Toi, Pauline, tu vas chez les Pirates, les six-dix ans.

— C’est où, les Pirates ? C’est sur la plage ?

Cat rejoint ses enfants, un goût de café au lait trop sucré sur les lèvres. Elle a peu dormi, cette nuit. Allongée sur le dos, bras et jambes écartés, Pauline occupait toute la place dans le canapé-lit. En revanche, prendre le petit-déjeuner au soleil sur la terrasse avec vue sur le centre nautique et la mer était délicieux. Vêtue du même pantalon kaki que la veille, Catherine a troqué son débardeur noir contre un dos nu rouge vif. Un peu de fond de teint lui donne bonne mine. De quoi faire illusion dans la foule des vacanciers encore blancs de peau.

— Vous venez, les enfants ? C’est l’heure de la réunion.

— Le forum de bienvenue ! corrige Romain avec un air savant.

— J’veux pas y aller.

— Pauline, tu nous casses les pieds. Donne la main à ton frère.

Une centaine de chaises en plastique sont disposées devant une scène habillée de tissu noir. À cause du soleil, on a tiré les rideaux des baies vitrées qui donnent sur les dunes. Les retardataires arrivent en short et en tongs. La réunion débute enfin. Le générique d’une célèbre émission de Michel Drucker jaillit des haut-parleurs. Surgi de nulle part, un animateur traverse la salle en sautillant avant de grimper sur la scène. Il présente chacun des membres de l’équipe d’encadrement du village, fait passer le micro HF de main en main. Les présentations sont personnalisées, précédées du générique d’un feuilleton télévisé que l’on a pris soin d’associer au profil de l’intervenant, histoire de détendre l’atmosphère. Certains se fendent d’une modeste chorégraphie. L’animateur prénommé Jacky invite ensuite le directeur de l’établissement. Rondouillard et chauve, ce dernier est accueilli sur scène par le générique de la série Kojac. Impassible, Cat écoute le discours de bienvenue du directeur. Celui-ci balaie rapidement l’organisation des journées d’excursion à l’île d’Yeu, ôtant et remettant à plusieurs reprises ses lunettes pour vérifier sur une fiche bristol tarifs et modalités d’inscription aux différentes activités. Il s’arrête un instant sur le fonctionnement du porteclés magnétique qui donne accès au parking surveillé, et sur la localisation des grosses poubelles. Et avant de rendre le micro au fameux Jacky, il se décide enfin à dire quelques mots des deux adolescents en vacances au VVF dont on est sans nouvelles depuis quarante-huit heures.

— Par mesure de prudence et tant que l’enquête est en cours, je pense qu’il vaudrait mieux ne pas laisser vos enfants se promener seuls le soir dans le village lorsque les animations sont terminées.

Un petit vent de crispation se répand dans le public. Puis, le générique de La croisière s’amuse tonne dans les haut-parleurs et l’équipe d’accueil, coiffée de casquettes, fait son entrée en scène. Chaque animateur présent revient ensuite évoquer sa spécialité (initiation danse, concours de pétanque, balades pédestres, tournoi de volley, planche à voile, aérobic, encadrement des loustics). Pour parachever cette réunion de présentation, la mascotte du VVF Léonard le Renard fait son apparition dans la salle, se dandinant au rythme d’une chanson de Patrick Sébastien sous son costume de fourrure délavé. Les bambins sont au bord de l’extase. Ce type transformé en peluche Bibendum orange et bleu qui se tortille à un mètre de sa chaise impressionne beaucoup Pauline. Elle se colle à sa mère, genoux croisés, comme elle fait lorsqu’elle est dans les gradins du Cirque d’Hiver et que débarquent les clowns.

— Et bon séjour à tous au village !

Encore le générique de Michel Drucker. Mouvement de foule, crissement de pieds de chaises. Cat sort de l’épreuve un brin ankylosée. Elle a hâte de passer à la case farniente ; il faut d’abord qu’elle passe à l’accueil remettre la fiche de l’état des lieux (manque une spatule et un tire-bouchon) sans omettre de signaler que l’ampoule du réfrigérateur a grillé. Mais Romain la tire déjà par le bras.

— Dépêche-toi, m’an, on y va !

Alignés derrière des tables sur la terrasse du bar, les animateurs des clubs enfants enregistrent les inscriptions. Il y a aussi un kir de bienvenue servi sur une grande nappe de papier crépon. Bien qu’elle ne raffole guère de kir, Cat se faufile jusqu’aux gobelets en plastique. Au même instant, animée par une intention similaire, une mère de famille tend la main et renverse le contenu d’un gobelet qui éclabousse les sandales de Cat.

— Oh ! Crotte ! Désolée pour vos nu-pieds.

— Ce n’est pas grave, ça va sécher.

La maladroite grimace en découvrant sa jupe : l’imprimé de violettes a pris la douche.

— Purée ! J’en ai mis partout… Bon… Ça y est, j’suis baptisée !

Cat lui sourit et lui tend une serviette en papier. Brune, les cheveux épais coupés au carré, un visage expressif et un regard noisette, la vacancière lui rend aussitôt son sourire. Pas de mari à l’horizon mais le même genre de petite fille accrochée à son gilet.

— Wendy, tu me lâches, s’il te plaît…

Comme Pauline, la fillette doit avoir dans les six ans et reluque le bar où, à l’aide d’une louche en plastique, une barmaid quadra vêtue d’un top asymétrique en dentelle vert olive remplit quantité de gobelets avec de la grenadine. Une petite main secoue le bras de Cat.

— Maman, j’ai soif.

Pauline n’ose pas aller demander elle-même un verre à la dame. Ce n’est pas son truc à Pauline, de faire quelque chose sans sa maman.

— Demande à ton frère.

— Il est pas là.

— Ah bon ? Où il est passé ?

— Il est aux balançoires.

Romuald, le fils de la vacancière maladroite, a lui aussi pris la même direction. Les deux mamans se regardent, soupirent, puis elles accompagnent leurs filles jusqu’au bar.

Plage des Demoiselles15 h 30

Leurs pieds nus s’enfoncent dans le sable. Ils marchent d’un pas décidé, une sacoche glissée sous le bras, indifférents à la chaleur. Ils marchent, à deux ou trois mètres l’un de l’autre, coiffés de bobs, les jambes et les bras rougis par le soleil. Ils s’approchent des vacanciers allongés sur leurs serviettes de bain, luisants de crème solaire, et sortent des tracts de leurs sacoches pour les distribuer. Parfois, ils sont obligés d’expliquer pourquoi ils font ça. Mais personne ne refuse jamais de saisir la petite feuille photocopiée. Après la plage, ils reprendront la voiture et iront tracter à l’entrée des deux hypermarchés. Vers 20 heures, s’ils ont faim, ils retourneront dîner à leur logement au VVF, et ils se coucheront à l’aube, après avoir repris la distribution des tracts à la sortie des boîtes de nuit des environs.

— Merci !

Christine saisit le petit papier. Alanguie sur sa serviette orange, la peau laiteuse et généreusement crémée, elle fronce les sourcils sous ses lunettes de soleil, parcourant le tract de ses ongles vernis.

— Pas croyable, ça.

— Qu’est-ce que c’est ?

Cat interrompt ses exercices abdominaux pour se rapprocher de Christine. Elles se sont retrouvées par hasard sur le sable et ont achevé de sympathiser.

— Ce sont les photos des gamins disparus dont a parlé le directeur ce matin…

Les deux mamans regardent les parents de Linda et Thomas s’éloigner sur la plage tandis que leurs fillettes s’éclaboussent en poussant de petits cris ravissants.

— Pauline, Wendy ! Vous restez près du bord !

Romuald et Romain sont un peu plus loin, agenouillés sur leurs serviettes. Ils jouent aux cartes et à la Game Boy. Cat s’assied en tailleur et soupire.

— Qu’est-ce qu’on fait ? On va dans l’eau ?

— Jamais de la vie, elle est glacée. Mais vas-y, si tu veux.

— Bon. Je me trempe juste les pieds. Il ne fait pas si chaud que ça, aujourd’hui…

— Y a un petit peu de vent, oui.

— Au moins, ça chasse les nuages.

— Tu crois qu’ils vont les retrouver ?

— Quoi ?

— Les gamins.

— Je n’en sais rien.

— Tu pourrais supporter ça, toi, de perdre tes gosses ?

Cat rajuste les élastiques de son bikini kaki sur le haut de ses cuisses tout en rejoignant les petites filles.

— Tu as de ces questions !

Elle lui plaît bien, sa copine Christine. Un peu sur la même longueur d’onde, toutes les deux. Inespéré de tomber sur quelqu’un comme elle dès le premier jour de vacances. En général, Cat ne se lie pas facilement. Et ça ne s’arrange guère avec la crise de la quarantaine. Comme les vergetures. Elle a bien fait de choisir ce séjour de secours dans le catalogue VVF printemps-été. L’ambiance famille mémère et soirées Karaoké, rien de tel pour oublier Philippe.

Cellule n° 318 h 30