Des anges ou neuf histoires qui percent le temps - Rodolphe de Maistre - E-Book

Des anges ou neuf histoires qui percent le temps E-Book

Rodolphe de Maistre

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Beschreibung

Des hommes et des femmes racontent ces instants précieux où ils ont été touchés par un sentiment d'éternité.

En dehors de l’espace et du temps, une réalité merveilleuse nous aime. Elle sait être discrète, et sans s’imposer, elle nous accompagne, nous protège des dangers, nous aide dans les difficultés. Elle se montre rarement, seulement dans les moments spéciaux où l’on peut écarter les rideaux du temps. Ce sont des situations particulières où la nature nous intègre à elle pour nous faire sortir du cours linéaire de la vie en donnant à chacune des secondes qui passent un accès à une éternité. Quand on est en harmonie avec la nature, elle opère ainsi comme un médiateur qui nous fait entrer au contact du divin. Elle dispose de notre conscience et nous permet de percer les secrets échappant à la logique, dépasser les frontières du palpable et de ses modes d’expression, afin de toucher, subrepticement, en un clin d’œil, une vérité qui dure éternellement, celle qui donne sens à la vie.

Des textes émouvants et intrigants qui nous entraînent dans l’univers du merveilleux.

EXTRAIT

L’éternité d’un instant est ma cinquième dimension, c’est une dimension qui perce le temps. À huit ans j’étais ami avec un garçon d’un an plus âgé que moi et qui s’intéressait beaucoup à la chasse. Il m’invitait souvent les week-ends dans sa famille à la campagne, dans une région du centre de la France riche en forêts, plaines et étangs, propice au gibier et là où étaient organisées de grandes battues. La maison de mon ami était imprégnée d’une atmosphère particulière qui excitait nos sens. Les fusils, les sacoches à cartouches, les carniers, les vêtements de chasses, les chiens qui, mis en éveil, manifestaient leur impatience, exaltaient notre imagination et nous mourions d’envie d’atteindre au plus vite nos seize ans pour avoir le droit de tenir un fusil. À nos âges nous n’avions pas l’autorisation de suivre la chasse, mais nous ne manquions jamais le départ car quand le parcours s’y prêtait et qu’il n’y avait pas trop de monde, le père de mon ami nous permettait de l’accompagner pour la première battue, à condition que nous restions derrière lui.

A PROPOS DE L'AUTEUR

Rodolphe de Maistre est né en 1969 en France. Il est ingénieur après avoir obtenu un MBA (INSEAD à Fontainebleau). Il a vécu en Chine lors de ses études en science physique à l'Université de Métrologie de Chine à Hangzhou, puis pour y travailler. Le métier d'ingénieur l'a emmené plusieurs autres années au Qatar et au Japon. Il a également connu l'Afrique et le Caucase. Passionné de littérature, d'Histoire et de civilisations anciennes, il écoute la musique classique, et aime passer son temps en famille avec sa femme et ses deux enfants.

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Rodolphe de Maistre

Des anges ou neuf histoires qui percent le temps

ISBN 9782876835412

Catégorie : Nouvelles

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L’éternité d’un instant est ma cinquième dimension, c’est une dimension qui perce le temps. À huit ans j’étais ami avec un garçon d’un an plus âgé que moi et qui s’intéressait beaucoup à la chasse. Il m’invitait souvent les week-ends dans sa famille à la campagne, dans une région du centre de la France riche en forêts, plaines et étangs, propice au gibier et là où étaient organisées de grandes battues. La maison de mon ami était imprégnée d’une atmosphère particulière qui excitait nos sens. Les fusils, les sacoches à cartouches, les carniers, les vêtements de chasses, les chiens qui, mis en éveil, manifestaient leur impatience, exaltaient notre imagination et nous mourions d’envie d’atteindre au plus vite nos seize ans pour avoir le droit de tenir un fusil. À nos âges nous n’avions pas l’autorisation de suivre la chasse, mais nous ne manquions jamais le départ car quand le parcours s’y prêtait et qu’il n’y avait pas trop de monde, le père de mon ami nous permettait de l’accompagner pour la première battue, à condition que nous restions derrière lui. Mais la plupart du temps, dès le départ des chasseurs, nous nous précipitions main dans la main dans la campagne, rampant sous les clôtures, sautant les fossés, pour atteindre un bout de terre surélevé qui nous permettait de voir, en contrebas, les champs et les boqueteaux par lesquels la chasse devait passer. Mon ami m’y emmenait avec passion, et je suivais en partageant ses rêves. Les quelques fois où j’assistais à la chasse, il était tout à l’admiration de son père et j’étais livré à moi-même. J’étais très impressionné de la rapidité des salves quand les compagnies de perdreaux, affolés par les rabatteurs, fondaient sur nous, et j’étais intimidé par toutes les grandes personnes, postées en ligne devant le bosquet, qui tiraient des coups de fusil dont les cartouches s’éjectaient en dégageant l’odeur de la poudre brûlée, si bien qu’à chaque fois j’attendais avec un peu d’appréhension les rabatteurs se rapprocher, mais l’excitation de mon ami m’animait et je le suivais joyeusement.

Ce ne fut pas tant la chasse qui me marqua qu’autre chose qui la conditionnait. Car le matin, à l’initiative de mon ami, nous nous réveillions très tôt, avant même que le jour fût levé, faisions une toilette rapide, sans savon pour ne pas stimuler l’odorat des animaux, puis passions dans la cuisine prendre un verre de lait et un bout de pain, et, avec une lampe de poche chacun, nous partions en nous enfonçant dans la nuit sur les chemins de campagne. L’air était frais et bon, un air mouillé de la nuit, pendant que le jour se levait et changeait le noir du ciel en bleu foncé. Nous allions repérer le gibier, les perdrix, les chevreuils dans les clairières, aux orées des bois, dans des champs aux longues herbes en jachère. Nous nous écartions des chemins en prenant des sentiers, puis nous nous enfoncions dans les bosquets, prenions le guet dans un fossé en lisière de bois, sans parler, les sens éveillés, attentifs à tout ce qui nous entourait. Mon ami connaissait le terrain. Il avait repéré les endroits, là où nous nous camouflions et attendions de voir passer les faisans. Nous étions deux enfants baignés dans les merveilles de la nature. J’étais sensible à tout, aux arbres, à l’herbe humide et sauvage, à l’odeur d’humus, aux feuilles mortes sous mes pieds, à la terre grasse, aux branches tombées par terre, à la brise qui caressait nos visages, aux vibrations des airs adoucies par les quelques nappes de brume en fond des vallées. Parfois une biche et son faon paissaient paisibles dans les herbes hautes d’une belle clairière, un lapin traversait le layon. J’aurais pu rester là éternellement. Et d’ailleurs, en quelque sorte, j’y suis encore et y resterai à jamais, car en ces moments de forte communion, je suis sûr d’avoir atteint quelque chose de grand qui dépassait la réalité et atteignait mon âme.

C’était empli de ses merveilleuses impressions que je rentrai à Paris. Il ne fallait pas seulement réintégrer la ville, mais aussi l’école, et je m’y soumettais avec nostalgie. Je me surpris un jour à raconter à mes amis avec le plus grand sérieux que dans la campagne j’avais vu un ange. Je me souviens l’avoir décrit en détail. Il était grand et était habillé d’une tunique verte sur laquelle se déposaient ses beaux cheveux longs et bouclés. Son visage aux traits féminins exprimait une belle sérénité, une bonté ultime. L’avais-je inventé, comme semblaient le penser mes camarades, ou était-il réel? S’il l’était, ce ne pouvait être que d’une autre réalité qui s’était manifestée au moment où, dans l’extase procurée par la nature, j’étais sorti du temps et m’emplissais d’éternité. Quoiqu’il en fût, je sus que je n’étais pas seul, que j’avais un accès à un monde qui nous garde et avec lequel la nature peut nous faire communiquer. En dehors de l’espace et du temps, une réalité merveilleuse nous aime. Elle veille, elle nous avertit, nous supporte. Elle sait être discrète, et sans s’imposer, elle nous accompagne, nous protège des dangers, nous aide dans les difficultés. Grâce à elle, toujours je passe les épreuves; elle ne m’a jamais abandonné. Elle se montre rarement, seulement dans les moments spéciaux où l’on peut écarter les rideaux du temps. Ce sont des situations particulières où la nature nous intègre à elle pour nous faire sortir du cours linéaire de la vie en donnant à chacune des secondes qui passent un accès à une éternité. Quand on est en harmonie avec la nature, elle opère ainsi comme un médiateur qui nous fait entrer au contact du divin. Elle dispose de notre conscience et nous permet de percer les secrets échappant à la logique, dépasser les frontières du palpable et de ses modes d’expression, afin de toucher, subrepticement, en un clin d’œil, une vérité qui dure éternellement, celle qui donne sens à la vie. Enfant, j’étais ouvert et candide, dénué de tout préjugé, et tous mes sens furent éveillés à la pureté et à l’harmonie de la nature. Je les avais perçues et j’avais senti mon âme.

Tout être humain, quel qu’il soit, criminel ou saint, miséreux ou nanti, misanthrope ou social, ressent un jour ou l’autre cette grâce. Les histoires qui suivent en sont des illustrations.

L’Ange Bleu

J’étais d’un caractère irascible, peu sociable, et fuyais la compagnie de mes semblables. Je n’avais plus rien à attendre de la vie ni des compagnons d’infortune qui côtoyaient mon quotidien malgré moi. Je vivais dans une grande ville et elle m’était devenue insupportable, d’une horreur sans borne, et, tel le pire des voisins, dès que je croisais quelqu’un je baissais la tête et accélérais le pas, car j’en étais venu à exécrer le contact humain plus que tout. Je vivais dans la foule comme une bête traquée. La densité des constructions, le béton et le goudron m’étouffaient. Les caniveaux et les méandres d’égouts des sous-sols au-dessus desquels je circulais, j’habitais, je dormais, me révulsaient. Je trouvais puéril ce rassemblement d’hommes et de femmes guidés par des soucis fonctionnels. J’exécrais plus que tout ces proximités desquelles je me retranchais. Mais quel était ce projet effarant que de vouloir vivre ensemble! Plus qu’absurde, la ville m’apparaissait le symbole de la perdition de l’homme. Comment pouvait-il accepter de vendre sa liberté pour se vautrer dans l’accumulation des richesses, la multiplicité des vices, des fantasmes, et de tous les produits de son cerveau malade? L’homme a peur de la mort, alors il se rassemble, s’exploite les uns les autres pour créer ses propres univers, s’illusionner sur sa condition, se donner l’impression qu’il pourrait y échapper, et, en tout cas, s’assurer de ne pas mourir seul. Dans la ville, il entretient sa folie et se perd dans la foule des illusions et des chimères. Oh combien aspirais-je à quitter cet endroit damné et vivre le rapport spécial à la nature dont il me semblait avoir besoin pour atteindre l’accomplissement de moi-même et de ma solitude! Alors que la vie citadine m’était de plus en plus insoutenable au point que je désespérais d’avoir encore la force de vivre, j’eus la surprise d’hériter d’une propriété sur la côte nord de mon pays, là où la mer est fraîche et agitée, où le temps est gris et pluvieux. Et l’idée que ce fut la mort d’un parent qui m’apporta cette chance renforça ma conviction que les vivants ne valaient vraiment rien. À quarante-neuf ans, je démissionnai donc de mon emploi insignifiant dans cette capitale sordide, et, fort de mes économies et de l’héritage, je pris mes livres et quittai définitivement la ville pour aller m’installer dans ce lieu austère, là où j’étais certain qu’en toute saison je n’aurais été dérangé par personne. La vie n’ayant eu plus de sens pour moi, cette retraite anticipée me convenait parfaitement. Je projetais de me concentrer sur moi-même et sur la métaphysique, et d’étudier les livres. Je me faisais fort de démontrer ma conviction que la vie n’était rien d’autre qu’un calvaire, qu’elle ne valait rien, qu’elle n’apportait que misère et injustice et que nous eussions eu mieux fait de ne pas venir au monde, de laisser tranquille cet univers infini et froid. Ainsi m’attelais-je à ma tâche avec motivation et frénésie. Je fis rebâtir la vieille maison, proche d’un hameau peu habité, et m’y installai, enfin soulagé de trouver ma solitude pour laquelle je me croyais fait. J’y mis le confort nécessaire, un chauffage pour les longs hivers, une bibliothèque pleine de livres classiques, d’ouvrages de philosophie et de recueils de botanique, et organisai ainsi ma vie de façon à ne recevoir ni ne voir personne, excepté une vieille femme de chambre qui pouvait s’accommoder de mon caractère et qui passait deux heures par jour avant le déjeuner pour cuisiner et faire le minimum de rangement. Je suis un homme méthodique, autonome et qui se contente de peu. Je me levais à six heures régulièrement le matin, passais trois heures à mes études dans la bibliothèque, puis, après un déjeuner complet de pain, jambon, fromage et une tasse de thé noir, je partais pour une longue marche sur les falaises de calcaire qui bordaient la mer. Qu’il plût – et la plupart des journées dans cette région étaient pluvieuses – ventât, neigeât, je ne manquais jamais cette promenade. Par les plus fortes pluies, je mettais des bottes, un par-dessus imperméable vert, une capuche que je serrais fort sur ma tête, et partais du pas du marcheur à ma promenade matinale de dix kilomètres dans la lande et sur les bords de mers agitées, et cela calmait mon corps tout autant que mon esprit, si tant est que j’en eusse eu un, ce qui m’était inconcevable à cette époque. De retour à la ferme, après un frugal déjeuner, je reprenais quelques heures d’études, puis si le temps le permettait, travaillais dans mon jardin à mes études d’horticulture, et je trouvais la présence des plantes oh combien plus agréable que celle des hommes. Ce travail m’absorbait jusqu’au soir où j’avais l’habitude, après une soupe, de fumer un peu de tabac avant d’aller me coucher, régulièrement assez tôt. Je passais ainsi plusieurs années au calme avec moi-même, l’esprit encore agité de l’incondition de l’homme, mais avais pris un rythme solitaire, à l’abri de la bêtise humaine, et arrivais à me supporter moi-même. Je voyais très peu de monde. Les quelques habitants du hameau et les gens du village voisin ne m’apercevaient que très rarement, et je leur rendais bien, ne saluant jamais, et rentrant chez moi dès que je voyais une personne qui pouvait ne serait-ce que s’approcher un peu trop près de moi. J’avais une grande propriété, et dès mon arrivée, j’avais fait fermer les accès et retirer les terrains de la chasse municipale, ce qui fit grand scandale dans la région. Toutefois les multiples supplications et plaintes cessèrent rapidement vu que je n’acceptais de parler à personne, et si quelqu’un se présentait à ma porte, je répondais par un grognement sourd, et parfois menaçais de sortir avec mon fusil. Mon apparence physique s’était développée à l’image de mon caractère. J’avais une chevelure très fournie et d’une couleur très noire, et malgré l’âge, je n’avais pas un poil blanc, ni dans les cheveux ni à ma barbe. Avec le temps, ma tignasse était devenue énorme, et ma barbe hirsute. Tout cet ensemble pileux, joint à mes sourcils noirs broussailleux, avait pris possession de mon visage et je faisais peur à voir, ce qui me convenait tout à fait. Enfin, voilà, j’avais trouvé un équilibre de vie qui convenait à ma misanthropie, et je m’en contentais facilement. Je m’adonnais à ma passion botanique, n’étais content que parmi mes plantes et dans la lande sauvage par pluies et vents. Tout était parfait quand un jour le monde se décomposa, pour ainsi dire.

En effet, ma maison était une vieille ferme fortifiée de pierre de granite et était séparée des autres habitations du hameau par un bosquet d’environ trois cents mètres de large. Pour atteindre la ferme de la route principale au bord de laquelle étaient assemblées les quelques dix maisons du hameau, il fallait prendre un chemin de terre, traverser le petit bois, puis prendre une modeste allée qui menait à l’entrée de la maison. Il n’y avait rien d’autre de visible à mon voisinage qu’une vieille bâtisse abandonnée qui se trouvait à une centaine de mètres derrière ma maison, et sur laquelle les lierres et les vignes vierges avaient pris domicile. Un pan de mur était ébréché, et le toit menaçait de s’effondrer, et cela était très bien car je n’avais pas de crainte que quelqu’un dont la présence n’aurait pas manqué de me déranger s’y installât. Or, ce fut là le début de mes déboires. Un jour, lors d’une très belle promenade un peu plus longue que d’habitude, car fasciné par la beauté de l’océan je m’étais arrêté plus longtemps que d’habitude pour contempler les bandes d’écume blanche qui venaient s’étaler sur les plages d’en bas, et pour ne cesser de m’émerveiller de cette terre décidément trop belle pour être habitée par des humains, sur le chemin du retour, en m’approchant de chez moi, je notai avec stupeur un changement à la vieille bâtisse : une partie de la façade était dégagée du lierre qui la recouvrait; on y distinguait maintenant une porte et deux fenêtres. Qu’était-ce? L’idée alors me vint que quelqu’un eût pu un jour perturber ma retraite, et cela, je ne pouvais le tolérer. Non, en aucun cas je pouvais accepter ne serait-ce que la présence d’un être humain, quel qu’il fût, près de chez moi. Je rentrai dans ma bibliothèque dans la plus grande agitation. Ma maison était très ancienne. C’était une ferme qui avait été fortifiée au XVesiècle, dans ces moments où les guerres faisaient rage, et restait en témoignage de cela une vieille tour sur le flanc droit. Un escalier en colimaçon menait à une pièce d’observation. Il y avait des étagères recouvertes de vieux papiers qui avaient dû servir à entreposer et conserver les pommes mais que je n’utilisais pas. De suite j’y montai pour voir de plus haut ce qui pouvait se passer chez ce voisin jusqu’ici inexistant. Je dégageai les étagères et, d’une lucarne, je vis alors parfaitement la petite bâtisse carrée et le jardin qui juxtaposait le mien. Il n’y avait pas de signe de vie, ni rien qui eût pu faire penser à un être vivant, sauf le lierre dont les restes arrachés avaient été assemblés en tas au bord du chemin. Je restais là une bonne heure les yeux hagards à observer mon voisinage, mais ne vis rien de plus. Il restait une chance que l’extravagant qui avait dégagé cette maison de ses lierres n’eût pas l’intention d’y habiter. Je me rassurai ainsi, puis repris doucement mes occupations. J’avais découvert de nouvelles espèces d’orchidées sauvages dans la lande et j’étais en train de les domestiquer. De magnifiques fleurs commençaient à sortir, et cela accapara à nouveau mon cerveau dont l’agitation se calma. Quelques jours se passèrent ainsi sans nouveau signe de vie et je finis par me rassurer sur la sérénité de ma solitude, nécessaire à ma tranquillité d’esprit, et je repris le cours normal de ma simple vie. Mais c’était sans savoir l’inéluctable, dont je me rendis compte un jour, quand indéniablement, en fin d’après-midi, — le jour tombait tôt dans cette partie du monde —, je vis de la lumière à la fenêtre du premier étage de la bâtisse. Il est inutile de vous dire que je ne dormis pas de la nuit; qu’allais-je faire? Je ne pouvais supporter le voisinage. Le monde se disloquait, plus rien n’allait, il fallait que je partisse encore plus loin, loin de tout, à jamais voir la présence humaine à mes côtés, et toute la nuit je fis des plans en ce sens, jusqu’à ce qu’épuisé, je m’endormis d’un sommeil profond. Le lendemain, le bruit d’un martèlement qui résonnait dans ma tête me réveilla tandis qu’un rayon de soleil se déposait sur mon oreiller m’indiquant par là que j’avais passé depuis longtemps mon heure habituelle. Le soleil étant rare ici, j’y trouvais un objet d’agacement supplémentaire. Le bruit cessa, puis recommença. J’allais à la fenêtre voir ce qu’il se passait, et j’eus l’horreur de voir une personne frapper à ma porte. C’était donc cela! Du haut de ma fenêtre dont j’avais écarté les rideaux, je vis avec effroi une chevelure blonde sur une silhouette mince, qui, comme si elle avait deviné qu’elle était observée, leva la tête présentant un visage très pâle d’une jeune femme excessivement jolie, où la pâleur et la blondeur se mélangeaient à un côté avenant qu’exprimaient ses yeux larges et allongés et ses jolies lèvres. À ce moment, je fis un bond en arrière, paniqué, effrayé, et descendis les escaliers d’une traite, et criai en rugissant « allez-vous-en, fichez-moi la paix! ». Mon injonction eut son effet et j’entendis les pas de la jeune femme s’éloigner. Ainsi donc, cela ne pouvait être que mon nouveau voisin, une femme, et rien n’allait plus. Je dois dire ici que depuis bien des années j’avais renoncé à la compagnie des hommes, et encore plus à celles des femmes dont je redoutais plus que tous les effets qui me faisaient horreur. J’étais un vrai solitaire et n’avais pas ressenti depuis bien longtemps la nécessité de la présence féminine, la notion d’amour n’avait plus de signification pour moi, et le genre féminin, me disais-je, ne pouvait que m’irriter davantage; c’était déjà assez de supporter la femme de chambre qui prenait soin de ma maison, mais elle était vieille et laide, et cela me convenait très bien. Enfin, après cette exclamation violente, et pendant les jours qui suivirent, je ne fus plus importuné. Bien que je n’eusse pu m’habituer à sa présence, je dus toutefois reconnaître la discrétion de ma nouvelle voisine. Je l’entendais rarement, elle s’absentait parfois plusieurs jours d’affilée, et, me semblait-il, ne recevait personne, tout au moins de ce que je pus voir. J’essayais en cachette d’en savoir plus sur elle. Je ne voulais pas qu’on sache que je cédais à la curiosité de savoir d’où venait ma voisine, et de toute façon, comme je n’adressais jamais la parole à quelqu’un, excepté parfois à ma servante qui devait supporter mes bougonnements, je ne pus que glaner quelques bribes d’information attrapées au vol, quand une fois par mois je devais, avec dégoût mais poussé par les nécessités, me rendre au village m’approvisionner de choses élémentaires, et que je ne me trouvais pas trop loin d’une conversation. Ce fut ainsi que j’appris qu’elle était la nouvelle institutrice, et qu’elle avait préféré habiter le hameau par attrait pour la lande et sa variété ornithologique. Elle avait la prétention d’écrire un livre sur le sujet, ce que je trouvais d’une infantilité sans grâce.

Cela dit, plusieurs incidents me montrèrent que ma tranquillité n’était pas tout à fait garantie, et je vais vous en donner quelques exemples : Je l’ai déjà dit, nos jardins étaient mitoyens, et comme j’y passais la plupart de mes après-midi à m’occuper d’horticulture, il m’arrivait de voir ou d’entendre ma voisine. Parfois je regardais discrètement, et un jour je m’aperçus qu’elle plantait puérilement des roses. Ceci ne représentait rien de plus grotesque pour moi, car je savais fort bien que dans ce sol calcaire les roses assurément mourraient si on n’y changeait pas la terre en grande profondeur. Mais cela n’était pas mes affaires. Je n’en pris que davantage de mépris pour la jeune femme. Par la suite, pour séparer nos propriétés et pour ne pas risquer d’être mis devant le spectacle inopportun de ma voisine et de ce qu’elle pouvait faire, je me mis à monter une haie dense, composée d’une barrière en treillis, et de buis épais. Je pensais ainsi m’isoler davantage d’elle et éviter toute interaction.

Un autre événement me mit particulièrement en colère car il toucha une fibre très sensible chez moi qui était ma solitude dans mon rapport à la nature. Un jour, après une forte pluie, un soleil de fin de journée clair et beau m’invita tout particulièrement à sortir de ma bibliothèque. Il restait assez de temps avant la tombée de la nuit et je partis faire un grand tour dans ma propriété sur le chemin qui borde la falaise. La pluie avait fait place à un vent doux et constant qui frappait les parois rocheuses et s’étalait sur le plateau d’une lande herbeuse habituée aux vents et aux embruns salés, et suffisamment touffus pour voir les tiges encore lourdes d’humidité se courber au rythme d’une houle, présentant ainsi un effet soyeux comme un tapis de soie verte qu’on caresse d’une main, variant les reflets du soleil qui se couchait sur la mer. De ce tapis végétal émanaient les parfums de la gentiane amère, de l’origan et du thym. Quelques orchidacées assuraient l’authenticité et la pureté de ce lieu unique. Des nuages filaient bas et donnaient à l’air cette teinte fraîche et rose typique des fins de journée du nord. La mer encore agitée, d’une couleur grise un peu translucide, renvoyait les éclats de soleil, comme une myriade de diamants qui se confondait avec tantôt deux, tantôt trois bandes d’écume blanche qui venaient s’étaler sur les plages étroites au pied de la haute falaise. Des goélands profitaient des derniers moments de jour pour filer au ras de l’eau, attirés par les nombreux bancs de poissons poussés jusque-là par la mer agitée. Je restais de longues minutes devant ce spectacle remarquable, à me demander quel est donc le prix que l’homme doit payer pour avoir cette faveur d’admirer tant de beauté, quand, au sublime de mes pensées, soudain, j’eus la stupeur et l’effroi d’apercevoir au loin cette magnifique silhouette que j’avais peu vue mais que je ne connaissais que trop, et dont la blondeur des cheveux au vent répandait des multiples rayons d’or et des étincelles légères de chaleur, comme des morceaux de soleil sur la lande. Je me mis en fureur. Qui pouvait s’introduire impunément chez moi? Je n’osai avancer, car je ne voulais en aucun cas m’adresser à elle, mais je bouillonnais intérieurement. J’étais comme piégé, c’était une abomination. Je fis un pas en avant, puis un pas en arrière, et réalisant mon incapacité à agir je poussai alors un rugissement de fureur et fis brusquement demi-tour pour rentrer chez moi à grandes enjambées, les bras au ciel, dodelinant de la tête et maugréant mon agacement. Évidemment, la pauvre personne, m’eût-elle entendu, ce qui aurait pu être, eut dû me prendre pour un aliéné. J’avais la réputation d’être caractériel, mais si personne ne me dérangeait, il faut concéder que moi-même ne dérangeais personne. Néanmoins toute atteinte à mon intégrité et ma solitude me mettaient hors de moi et me rendaient plus acariâtre que jamais. Ma grosse et touffue chevelure en bataille et ma longue barbe noire comme le jais étaient hérissées de colère. La marche forcée, les bras pliés qui allaient de l’avant en alternance avec mes pas donnaient certainement l’impression que j’étais un fou furieux.

Je dus vivre plusieurs mois avec ces petits dérangements, et je m’en accommodais, dirais-je, plutôt mal. Je ne pouvais pas accepter l’atteinte à l’intégrité de ma retraite, mais il me restait peut-être encore le peu d’humanité ou plutôt de civilité qui m’imposait d’accepter ce voisinage distant, même d’une femme, et ceci jusqu’au jour fatidique.

Je parle de jour, mais en réalité il s’agissait d’une nuit d’été durant laquelle un orage d’une rare violence s’abattit sur la lande. C’était cette sorte d’orage sec qui éclate quand l’atmosphère se fait pesante et lourde, remplie d’électricité et d’humidité, sous une masse sombre de nuages hauts et menaçants. Les éclairs claquaient comme des coups de canon, le vent soufflait d’une violence peu ordinaire, arrachant les arbres et décapitant même les plus résistants. Ma maison en pierres de granite et aux murs très épais était parfaitement résistante, et j’aimais sentir les éléments de la nature se déchaîner à l’extérieur quand j’étais confortable dans mon solide repaire à l’abri de tout incident. Vers onze heures du soir, après avoir profité de ce sentiment de sécurité au milieu de la tourmente, j’entendis un tonnerre plus fort que les autres, suivi d’un gigantesque craquement assez long qui n’avait pas le bruit habituel de la décharge électrostatique de la foudre, mais qui semblait plutôt être une résultante d’un effondrement dramatique. Le bruit se produisit lorsque je montais les escaliers pour aller dans ma chambre. Un peu surpris, je me dis finalement que, quoiqu’il eût pu se passer, cela ne me concernait pas. J’étais bien à l’abri et tout le reste ne m’importait pas, le monde autour de moi pouvait s’écrouler. Je montai puis me mis au lit, et m’apprêtai à m’endormir, bercé par le bruit du vent qui s’acharnait sur la maison solide en de fortes vagues houleuses et rythmées, avec un sifflement caractéristique. Au fond de moi-même, un doute, ou plutôt une question restait : quelque chose était-il arrivé à la bâtisse? Le toit peu solide et le mur ébréché étaient sûrement des faiblesses qui ne pouvaient résister sans dommage à la tempête de cette nuit. Et que pouvait-il advenir de son occupante? Tant pis pour elle