Dis, c’est quoi un génocide ? - Florence Evrard - E-Book

Dis, c’est quoi un génocide ? E-Book

Florence Evrard

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« Plus jamais ça ! » L’incantation est répétée à l’envi comme une formule magique contre le mauvais sort. Mais, de façon lucide et réaliste, comment faire pour que ce slogan donne lieu à une résistance efficace quand on sait que la connaissance de la Shoah n’a pas empêché le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 ? Et qu’aujourd’hui encore les Yézidis, les Rohingyas ou les Burundais sont confrontés à un tel risque ou ont subi des actes de type génocidaire ? Sans parler de la multiplication des crimes antisémites. La question du génocide appelle une réflexion morale qui peut sembler abyssale mais que l’on doit néanmoins affronter et proposer aux jeunes générations dans la perspective d’une éthique de la responsabilité dans la lutte contre le négationnisme, les idéologies extrémistes et les violences de masse.


À PROPOS DE L'AUTRICE 


Florence Evrard est enseignante de philosophie, de morale et de citoyenneté à la Haute École Bruxelles-Brabant où elle participe à la formation de futurs enseignants et éducateurs, notamment en travaillant sur la question du travail de mémoire et d’histoire au travers des génocides du XX e siècle et de l’approche historique et philosophique du racisme.

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Dis,

c’est

quoi

un génocide ?

Florence Evrard

Dis, c’est quoi un génocide ?

Renaissance du Livre

Avenue du Château Jaco, 1 – 1410 Waterloo

www.renaissancedulivre.be

Renaissance du Livre

@editionsrl

directrice de collection : nadia geerts

illustrations : © philippe de kemmeter

isbn : 978-2-507-05628-5

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est strictement interdite.

FLORENCE EVRARD

Dis, c'est quoi un génocide ?

préface de Colette braeckman

Après, c’est pire encore…

C’était au Rwanda, une année après le génocide. Les nouveaux dirigeants du pays, ces Tutsis revenus d’exil qui héritaient d’un million de morts, leurs familles, les habitants de leur colline, qui devaient gérer l’exode d’un million et demi de Hutus rassemblés dans les pays voisins et, préparant la revanche, étaient confrontés à des défis qu’aucun peuple avant eux n’avait connus : comment, dans ce pays étroit, surpeuplé, faire cohabiter les bourreaux d’hier, qui finiraient bien par revenir, avec les survivants, ces ombres au regard vide, plus près de la mort que de la vie ? Des fantômes qui égrenaient sans arrêt, comme une litanie, la liste de leurs disparus…

Pour comprendre et être aidés, pour voir comment d’autres avant eux s’en étaient sortis, les dirigeants du Rwanda d’alors convoquèrent une grande conférence à Kigali. Ils invitèrent d’autres peuples qui avaient connu des épreuves similaires ou comparables, et une importante délégation fit le voyage depuis Israël. Des rescapés de l’Holocauste écoutèrent les récits des survivants rwandais, ils prirent la mesure de ce génocide commis à la main, avec des outils de fortune, des instruments agricoles, et ils constatèrent que ces tueurs-là, des paysans simplement nourris de haine et abreuvés de bière de banane, s’étaient montrés plus « performants » que les bourreaux nazis avec leurs techniques industrielles et leur sens de l’organisation… Lorsqu’Efraim Zuroff, le conservateur du mémorial Yad Vashem, prit la parole, l’ombre de six millions de victimes juives plana sur la salle. Mais Zuroff ne parla pas du passé, car c’est de l’avenir qu’il s’agissait. Comment vivre après « ça », comment dormir, respirer, saluer son voisin, élever ses enfants ? La première nouvelle qu’il délivra était plutôt bonne :« Vous ne serez pas seuls. Nous serons à vos côtés, vous aurez des amis de par le monde qui vous aideront, vous transmettront leur expérience, vous soutiendront… » Mais l’autre « nouvelle » donna des frissons à l’assistance :« Vous devez savoir qu’un génocide, ce n’est pas l’affaire de quelques années. Aujourd’hui, vous êtes dans la lutte au quotidien, dans la survie. Mais demain, ce sera plus dur encore : tous les souvenirs reviendront, vos disparus vous manqueront davantage. Et ce qui est pire, mais qu’il faut savoir, c’est que votre douleur se transmettra à la génération suivante, et à celle d’après. Des jeunes, qui à ce jour ne sont pas encore nés, vous demanderont ce qui s’est passé et pourquoi. Malgré vos efforts, ils seront victimes de traumatismes, l’angoisse hantera leur vie… »

Après ces mots, les Rwandais se regardèrent avec une sorte d’innocence désespérée : jamais ils n’avaient imaginé que les blessures seraient aussi durables et qu’elles allaient se transmettre aux générations futures !

Car c’est cela un génocide : la négation de l’autre dans son humanité est aussi une insulte à l’avenir, une hypothèque qui accablera les générations à venir, une violence qui, même occultée, demeurera tapie dans les tréfonds apeurés de l’âme.

Tous les génocides du siècle dernier ont ceci en commun que les victimes furent condamnées à disparaître non à cause de leurs idées ou de leur appartenance politique mais parce qu’elles appartenaient à la « mauvaise ethnie ». Dans le cas des crimes contre l’humanité, elles pouvaient être persécutées car elles faisaient partie du « mauvais » groupe social, ou même avaient la « mauvaise » origine des citadins, des intellectuels dans le cas du Cambodge… Dans tous les cas, la radicalité de l’acte exterminatoire s’est accompagnée de la même incompréhension initiale, sinon de la même indifférence sur le plan international. Au Cambodge, alors que les Khmers rouges déportaient les citadins et massacraient ceux qui n’avaient pour seul défaut que maîtriser la lecture, l’écriture et l’usage de la langue française, il fallut longtemps pour que le monde extérieur, singulièrement en Occident, se décide à comprendre qu’il s’agissait de bien autre chose qu’une révolution agraire ou une brutale revanche de paysans jadis opprimés…

Dans le cas des Juifs, tous les survivants rapportent que, dans les premières années qui suivirent leur sortie des camps, ils préféraient se taire. Non seulement car ils étaient peu écoutés, mais surtout parce qu’ils n’étaient pas crus. Personne autour d’eux ne voulait prêter l’oreille à ces récits hallucinants, risquer, par l’écoute et la sympathie, de plonger à son tour dans les abîmes qui font douter de l’âme humaine.

Dans le cas du Rwanda, il fallut moins d’années pour que s’impose la réalité du génocide des Tutsis. Mais ici aussi, au moment même où il était commis, le crime commençait déjà à être nié, à être systématiquement mis en équation avec des actes de guerre ; le négationnisme se mettait en place, alors que les cadavres pourrissaient encore dans les fossés et que les survivants enfouissaient dans des sacs en plastique les restes de leurs proches… Combien d’articles avons-nous lus à l’époque, qui soulignaient les crimes de guerre du Front patriotique rwandais (FPR) et les mettaient en parallèle avec le crime absolu qu’était le génocide des Tutsis, combien de textes, plus ou moins bien inspirés, qui réclamaient le pardon, la réconciliation, alors même que la mesure du désastre humain et moral n’avait pas encore été prise ?

Au Cambodge comme au Rwanda, nous avons aussi assisté à un « déplacement de la focale » : tout se passait comme si le génocide ou le crime contre l’humanité étant une réalité insoutenable, il était urgent de porter le regard ailleurs, de privilégier d’autres enjeux. De s’éten­­dre longuement sur des considérations géo­politiques, des défis humanitaires, voire sanitaires. Au Cambodge, plutôt que prendre la dimension des tueries, l’opinion internationale, influencée par la presse, préféra s’intéresser à la géopolitique de la région : les Khmers rouges avaient été soutenus par Pékin, et c’est l’armée vietnamienne, appuyée par Moscou, qui avait balayé le régime de Pol Pot et mis fin aux tueries. L’équation était posée, implacable, inhumaine : puisque ceux qui avaient aussi mis fin au crime contre l’humanité étaient soutenus par les Soviétiques, ce n’est pas le Cambodge de l’intérieur qu’il fallait aider, mais les réfugiés entassés dans les camps de Thaïlande ou fuyant sur la mer de Chine. Soit une solution « humanitaire » qui ne réglait rien de la reconstruction du pays dévasté.

Dans le cas du Rwanda également, dans un premier temps du moins, les réfugiés – près de deux millions de civils utilisés comme boucliers humains, sinon comme otages, par les militaires et les miliciens auteurs du génocide –, mobilisèrent davantage la compassion internationale que les survivants qui erraient dans un pays dévasté. Des considérations géopolitiques expliquaient ce « mouvement des caméras » : le fait que le nouveau régime était honni par la France qui menait activement campagne contre lui, mais aussi, plus simplement sans doute, le fait que la réalité « humanitaire », celle de réfugiés vivant dans des blindés, des cabanes de branchages, était plus facile à supporter que celle de l’extermination systématique des Tutsis. Cette dernière représentait aussi l’échec des religions importées d’Europe par les missionnaires qui, dans les années 1930, avaient même consacré le Rwanda à l’Esprit saint et pour beaucoup, cette faillite était insoutenable…

Il y eut infiniment plus de témoignages, d’images sur l’afflux des réfugiés hutus à Goma, sur l’épidémie de choléra qui se propagea autour du lac Kivu, que sur le génocide lui-même, indicible, non montrable. Mais on peut supposer aussi qu’une catastrophe humanitaire, voire un désastre sanitaire (le choléra aurait pu être évité si des mesures avaient été prises…), est une réalité plus supportable pour l’entendement et la conscience que la haine absolue qui représente le moteur du génocide…

Tout cela explique pourquoi l’entreprise est ardue : comment expliquer un génocide, le rendre, sinon compréhensible, concevable ? En démonter les ressorts, refuser tout simplisme, ne pas se lancer dans des comparaisons hasardeuses, car la singularité de chaque tragédie doit être respectée… Frôler l’inexplicable, l’inadmissible, vaciller au bord du gouffre et donner des coups de projecteur tout de même, fournir des clés de compréhension afin d’atteindre le seul objectif qui vaille : empêcher qu’ailleurs, sous d’autres cieux et avec d’autres oripeaux, le crime ne se reproduise.

Cet indispensable travail de mémoire présente une autre caractéristique. Alors que, dans les premiers temps suivant la tragédie, se met en œuvre une sorte de stratégie d’évitement, à mesure que le temps passe, le génocide devient de plus en plus incontournable. Il s’impose à la mémoire des survivants et éclipse le silence accablé du début ; il domine les récits médiatiques, les productions cinématographiques, il devient l’aune à laquelle un pays se reconstruit et impose son image, il est utilisé quelquefois, hélas, comme un argument politique, brandi non seulement pour contrer les négationnistes, mais aussi pour museler les opposants intérieurs et extérieurs…

C’est pour cela qu’un ouvrage tel que celui-ci arrive à son heure exacte : le temps s’est écoulé, le souvenir des faits s’est quelquefois estompé, les mots sont galvaudés, les mémoires se font une âpre concurrence… Un quart de siècle après le génocide au Rwanda, ce n’est rien pour la souffrance, c’est beaucoup pour le souvenir et la connaissance de la réalité. Il était donc plus que temps de recadrer les faits, de rappeler quel­ques définitions essentielles afin de contrer la tentation de la démagogie, de la récupération politique. Il était urgent de restituer, avec lucidité et courage, des arguments solides à la promesse trop souvent répétée : « Plus jamais ça… »

Colette Braeckman

C’est un homme glaçant. Le visage fermé, les sourcils froncés, il débite son discours sans émotions. Exposant les faits avec précision, il indique des dates, cite des noms et désigne des lieux. Installé sur une chaise à roulettes, il porte un pantalon orange de prisonnier qui s’arrête à mi-mollet et découvre ses chevilles. Ses pieds ne touchent pas le sol. Il dégage ainsi une allure nonchalante, contraste étrange avec son regard froid devant lequel tant d’horreurs ont défilé.

C’est un génocidaire. Il s’appelle Emmanuel H.

Dans le cadre d’un voyage d’étude en tant qu’enseignante, je le rencontre dans une prison au Rwanda, au mois de juillet 2017. À Rwamagana, à 50 kilomètres à l’est de la capitale, Kigali.

Né en 1957, père de trois enfants, il a vécu dans la préfecture de Kibungo, dans le Sud-Est du pays. Militaire de 1976 à 1990, il a ensuite exercé comme opérateur radio, chauffeur de camion ou fabricant de matériel de construction.

Il a présidé les Interahamwe du secteur Kibungo, une milice et un mouvement de jeunesse gravement impliqués dans l’exécution du génocide qui, en 1994, à partir du 7 avril jusqu’au 4 juillet, mènera à l’assassinat d’un million de Tutsis. Lors de son procès, il a avoué avoir dirigé des attaques en vue de cette extermination et a été condamné à perpétuité.

Il a servi d’officier de liaison entre l’armée et les Interahamwe. Le regard impassible, il détaille son implication : « Tous les jours, à 7 heures, je devais me présenter au camp militaire et je recevais du matériel pour les attaques. » Ainsi, le 15 avril 1994, au centre Saint-Joseph de Kibungo, il a conduit le massacre de 2 000 personnes qui y étaient rassemblées. Seules 40 en sont sorties vivantes. Les autres ont été exécutées avec des grenades, des armes blanches et des mitraillettes. « Personnellement, je n’ai tué personne», affirme-t-il. En ajoutant : « Mais tout ce qui a eu lieu à Kibungo, j’en porte la responsabilité. »

En observant cet homme qui a commandé l’anéantissement implacable de milliers de personnes et a sans doute tué lui-même, je me demande comment un être humain peut en arriver à commettre de tels actes et ne pas en éprouver de remords. En l’écoutant, je comprends surtout qu’il a constitué un maillon d’un vaste ensemble, qu’il s’est inscrit dans une idéologie et une organisation générales qui ont planifié, guidé et justifié ses actes.

« Très tôt, vers 1992-1993, j’ai compris que les Tutsis allaient être tués », déclare-t-il. Dès cette époque, il a reçu des instructions pour recenser tous les réservistes et anciens militaires afin qu’ils intègrent les milices, futures actrices du génocide. Lors des meetings, des discours incendiaires étaient tenus contre les Tutsis : « On entonnait des chansons où le refrain était très clair : « Que les complices soient exterminés ! » » Les « complices » désignaient les Tutsis considérés comme des ennemis de l’intérieur, des auxiliaires du FPR, le Front patriotique rwandais, en guerre contre le gouvernement hutu depuis 1990.

Six jours avant le déclenchement du génocide, le 1er avril 1994, il a participé à un rassemblement où l’objectif était de préparer les atrocités. « On nous expliquait comment sensibiliser la population, comment