Dorothée Danseuse de corde - Leblanc Maurice - E-Book

Dorothée Danseuse de corde E-Book

Leblanc Maurice

0,0
1,99 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Dorothée danseuse de corde1 est un roman d'aventures de Maurice Leblanc, paru d’abord en 48 feuilletons dans Le Journal; puis, en un volume chez Laffite, en 1923.
Résumé
| Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les jeunes protagonistes forment la petite troupe d'un cirque ambulant, qui habite une roulotte et vivote tant bien que mal. Cette troupe compte une jolie jeune fille, Dorothée, danseuse de corde, bien sûr, mais aussi, à l’occasion, diseuse de bonne aventure ou voyante extra-lucide, et quatre jeunes garçons qu’elle a recueillis et qu’elle éduque comme elle peut : Montfaucon, d’une huitaine d’années, Castor et Pollux qui ont « vingt ans à eux deux » et un plus grand, Saint-Quentin, âgé de 16 ans à peine. Tous les cinq sont orphelins de guerre et sans lien de parenté...
Une légende dit que le château de Roborey cache un trésor fantastique. Et si les châtelains paraissent fortement intéressés par sa découverte, Dorothée a observé que tout indique qu’à leur insu, plusieurs personnes le cherchent déjà et s’activent à des fouilles discrètes. La course au trésor est commencée…|

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB

Veröffentlichungsjahr: 2021

Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



SOMMMAIRE

|1|. LE CHÂTEAU DE ROBOREY

|2|. LE CIRQUE DOROTHÉE

|3|. EXTRA-LUCIDE…

|4|. L’INTERROGATOIRE

|5|. L’ASSASSINAT DU PRINCE D’ARGONNE

|6|. SUR LES ROUTES

|7|. LA DATE APPROCHE

|8|. SUR LE FIL DE FER

|9|. FACE À FACE

|10|. VERS LA TOISON D’OR

|11|. LE TESTAMENT DU MARQUIS DE BEAUGREVAL

|12|. L’ÉLIXIR DE RÉSURRECTION

|13|. LAZARE

|14|. LA QUATRIÈME MÉDAILLE

|15|. L’ENLÈVEMENT DE MONTFAUCON

|16|. LE DERNIER QUART DE MINUTE

|17|. HAUT ET COURT

|18|. IN ROBORE FORTUNA

MAURICE LEBLANC

DOROTHÉE

DANSEUSE DE CORDE

ROMAN

Le Journal, 1923

Raanan Editeur

Livre 895 | édition 1

|1|. LE CHÂTEAU DE ROBOREY

Sous un ciel lourd d’étoiles, où s’accrochait un dernier quartier de lune, la roulotte dormait sur l’herbe du chemin, ses volets clos, ses brancards allongés comme des bras. Dans l’ombre du fossé voisin, un cheval ronflait et soupirait.

Très loin, par-dessus la crête noire des collines, une bande plus claire annonça l’approche de l’aube. Une horloge d’église sonna quatre heures. Quelques oiseaux s’éveillèrent de place en place, et se mirent à chanter. Il faisait doux et tiède.

Brusquement, à l’intérieur, une voix de femme cria :

— Saint-Quentin ! Saint-Quentin !

Et une tête passa par la lucarne qui donnait sur le siège, par dessous l’avancée du toit.

— C’est bien ça, je m’en doutais ! Le gredin a déguerpi cette nuit. L’animal ! Quelle correction !

D’autres voix lui répondirent. Il s’écoula deux ou trois minutes. Puis la porte d’arrière fut ouverte et une silhouette descendit les cinq marches de l’escalier, pendant que, à la fenêtre latérale, deux têtes ébouriffées apparaissaient.

— Dorothée ! où vas-tu ?

— Chercher Saint-Quentin ! répliqua celle qu’on appelait Dorothée.

— Mais il est rentré de promenade avec toi hier soir, et je l’ai vu se coucher sur son siège.

— Tu vois bien qu’il n’y est plus, Castor.

— Où est-il ?

— Patience ! Je vais vous le ramener par les oreilles.

Mais deux gamins bondirent de la roulotte, en chemise, et supplièrent :

— Non, maman Dorothée… t’en vas pas toute seule dans la nuit, c’est dangereux…

— Qu’est-ce que tu chantes, Pollux ? Dangereux ! Est-ce que ça-te regarde ?

Elle leur envoya des gifles et des coups de pied, et les reconduisit prestement jusqu’à la voiture où ils s’engouffrèrent. Là, montée sur l’escabeau, elle prit leurs deux têtes qu’elle pressa contre la sienne et les baisa tendrement.

— Pas de bile, mes deux gosses. Du danger ? D’ici une demi-heure, je retrouve Saint-Quentin.

— La belle affaire !… Saint-Quentin… un type qu’a pas seize ans…

— Tandis que Pollux et Castor en ont vingt, à eux deux ! fit Dorothée.

— Et puis, pourquoi qu’il traîne comme ça, la nuit ? Et c’est pas la première fois… Où est ce qu’il va en expédition ?

— Chiper des lapins au collet, dit-elle. Vous voyez, ce n’est pas bien grave… Allons, assez bavardé.. Au dodo, les garçons. Et surtout ne vous battez pas, Castor et Pollux, hein ? Pas de bruit ! le capitaine dort, et il n’aime pas qu’on le réveille, le capitaine !

Elle s’éloigna, sauta par-dessus le fossé, franchit une prairie, où ses pieds clapotaient dans des flaques d’eau, et gagna un sentier qui filait entre de jeunes taillis qu’elle dépassait de la tête. Deux fois déjà, la veille, en se promenant avec son ami Saint-Quentin, elle avait suivi cette piste mal tracée, de sorte qu’elle avançait hardiment, sans la moindre hésitation. Elle traversa deux routes, arriva près d’une rivière dont le lit de petits cailloux blancs luisait dans l’eau paisible, s’y engagea, en remonta le courant comme si elle eût voulu que ses traces fussent perdues et, lorsque les premières lueurs du jour commençaient à donner aux choses des formes distinctes, s’élança de nouveau à travers bois, légère, gracieuse, plutôt petite, ses jambes nues jaillissant d’une jupe très courte qui laissait flotter derrière elle des rubans multicolores.

Elle courait sans effort, évitant de fouler aux pieds, parmi les feuilles mortes, les fleurs du jeune printemps, le muguet, les anémones violettes ou les blancs narcisses.

Ses cheveux noirs, très peu longs, se séparaient en deux masses qui battaient comme deux ailes. Son visage souriant, sa bouche entr’ouverte, ses narines palpitantes, ses yeux à demi fermés, disaient toute sa joie de courir et de respirer l’air frais du matin. Le cou, long et flexible surgissait d’une blouse de toile grise que fermait un foulard de soie orange. Elle semblait âgée de quinze ou seize ans.

Les bois cessèrent. Une vallée se creusa entre deux parois de roches et tourna brusquement. Dorothée s’arrêta net. Elle atteignait le but.

En face d’elle, sur un socle de granit découpé régulièrement et haut de trente mètres tout au plus, s’arrondissait le corps principal d’un château, qui n’avait point grand style par lui-même, mais auquel sa position et le développement de sa construction donnaient un caractère de demeure. seigneuriale. À droite et à gauche le vallon, rétréci en ravin, paraissait l’envelopper comme un fossé d’autrefois. Mais, devant Dorothée, l’espace était large et formait un glacis légèrement ondulé, semé de lourdes pierres, traversé par des haies de ronces, et que terminait la falaise presque verticale du socle.

— Les trois quarts de cinq heures qui sonnent, se dit la jeune fille. Saint-Quentin ne va pas tarder.

Elle s’accroupit derrière un énorme tronc d’arbre déraciné et regarda fixement la ligne de démarcation entre le château lui-même et le roc de soubassement. Un léger rebord longeait cette ligne, au-dessous des fenêtres du rez-de-chaussée, et il y avait un endroit de cette corniche exiguë où aboutissait une coupure transversale de la falaise, très mince, quelque chose comme une lézarde dans la façade d’un mur.

La veille, durant leur promenade, Saint-Quentin lui avait dit, le doigt tendu vers la coupure :

— Il y a des gens qui se croient à l’abri et, cependant, rien de plus facile que de se hisser par là jusqu’à l’une des fenêtres… Tiens, en voici une justement qui est entrebâillée… la fenêtre d’un office…

Cette idée d’escalade, Dorothée ne doutait pas qu’elle ne se fût imposée à Saint-Quentin et que, le soir même, il n’eût tenté quelque furtive expédition. Depuis, qu’était-il devenu ? N’y avait-il personne dans la pièce où il entrait ainsi ? Ne connaissant ni les lieux qu’il allait explorer, ni les habitudes des gens du château, ne s’était-il point laissé prendre ? Ou bien, plutôt, attendait-il simplement le lever du jour ?

Elle se tourmenta. Les minutes se hâtaient. Bien que le ravin n’offrît pas trace de route, quelque paysan pouvait passer dans ces parages au moment où Saint-Quentin se risquerait à descendre, opération bien plus malaisée que l’escalade.

Soudain elle tressaillit. On eût dit qu’en songeant à un tel péril, elle l’avait, par là même, provoqué. Des pas sourds se faisaient entendre, qui suivaient le ravin et devaient venir de l’entrée principale. Dorothée s’enfonça sous les racines de l’arbre qui la dissimulait. Un homme apparut, vêtu d’une longue blouse, le visage entouré d’un haut cache-nez gris, de vieux gants fourrés aux mains, et un fusil sous le bras.

Elle pensa que ce devait être un chasseur, ou plutôt un braconnier, car il marchait d’un air inquiet, en surveillant les alentours, comme quelqu’un qui a peur d’être aperçu et qui, à tout hasard, change son allure ordinaire. Mais il s’arrêta près du mur, à cinquante ou soixante mètres de l’endroit où Saint-Quentin avait grimpé, et il observa le sol, contournant certaines pierres plates et se penchant au-dessus d’elles.

Enfin il se décida, et, saisissant une de ces dalles par son extrémité la plus mince, il la souleva et la plaça de telle sorte qu’elle tînt en équilibre à la manière d’un dolmen. Il découvrit ainsi un trou creusé au centre de l’excavation laissée par la dalle. À côté, il y avait une pioche, qu’il ramassa, et dont il se servit pour agrandir le trou, tout en remuant la terre avec beaucoup de précaution afin de ne faire aucun bruit.

Quelques minutes encore s’écoulèrent, et l’événement inévitable que Dorothée désirait et redoutait à la fois, se produisit : les deux battants de la fenêtre du château que Saint-Quentin avait enjambée la veille furent poussés, et un long corps surgit, habillé d’une redingote noire et coiffé d’un chapeau haut de forme, redingote et chapeau qui, même à distance, semblaient luisants, crasseux et rapiécés.

Le ventre au mur, aplati, Saint-Quentin se laissa glisser de la fenêtre et réussit à poser ses deux pieds sur la corniche. À ce moment, Dorothée, qui se trouvait en arrière de l’homme à la blouse, fut près de se lever et de faire des signaux à son camarade. Geste inutile. L’homme avait aperçu cette espèce de diable noir accroché à la falaise, et, déposant sa pioche, s’était enfoncé dans l’excavation.

D’ailleurs Saint-Quentin, tout à sa besogne, ne s’occupait guère de ce qui se passait au-dessous de lui, et qu’il n’aurait pu voir qu’en se retournant, ce qui lui était quasiment impossible. Dépaquetant une corde, sans doute ramassée dans le château, il l’enroulait au balcon de la fenêtre comme autour d’une poulie, de manière que les deux bouts pendissent également le long de la falaise. Avec l’aide de cette double corde, la descente ne présentait aucune difficulté.

Sans perdre une seconde, Dorothée, qui s’inquiétait de ne plus apercevoir l’homme à la blouse, rampa jusqu’aux abords de l’excavation. Quand elle se fut approchée, elle étouffa un cri : au fond du trou, comme au fond d’une tranchée, l’homme avait pris son fusil et, lentement, en appuyait le canon devant lui, sur la terre amoncelée, et dans la direction de Saint-Quentin.

Appeler ? Prévenir Saint-Quentin ? C’était précipiter les événements, dénoncer sa propre présence, et engager une lutte inégale avec un adversaire armé. Pourtant, il fallait agir. Là-bas, Saint-Quentin s’engageait dans la cassure de la falaise, ainsi qu’il eût fait dans le conduit d’une cheminée. On voyait tout entière sa silhouette noire, efflanquée, et son haut-de-forme en accordéon qu’il avait enfoncé jusqu’aux oreilles.

L’homme épaula et visa longuement. D’un bond, Dorothée sauta sur la pierre dressée derrière lui, et de tout son élan, de ses deux bras tendus, la poussa. L’équilibre en était peu stable. Au premier effort, la pierre s’abattit, fermant comme un couvercle l’excavation, écrasant le fusil, et emprisonnant l’homme à la blouse, dont la jeune fille eut juste le temps de voir la tête qui se courbait et les épaules qui s’enfonçaient dans le trou.

Elle pensa bien que l’attaque n’était que différée et que l’ennemi ne tarderait pas à s’évader de son cercueil, et elle courut en toute hâte jusqu’au bas de la crevasse où elle arriva en même temps que Saint-Quentin.

— Vite… vite… dit-elle… Il faut se sauver…

Ahuri, il ramena la corde par l’un de ses bouts, tout en marmottant :

— Quoi ? Que veux-tu ? Comment as-tu su que j’étais ici ?

Elle l’empoigna.

— Au galop, imbécile !… On t’a vu… On voulait tirer sur toi… Vite, on va nous poursuivre…

— Qu’est-ce que tu dis ? Nous poursuivre ? Qui ?

— Un type, déguisé en paysan, et qui est là-bas, dans un trou. Il te tenait au bout de son fusil, comme un perdreau, quand j’ai rabattu la dalle sur lui.

— Mais…

— Obéis-moi, triple idiot, et emporte la corde. Il ne faut pas laisser de traces.

Ils s’enfuirent tous les deux par le vallon, avant que la dalle ne fût soulevée et, rapidement, gagnèrent les bois, sans échanger une parole.

Vingt minutes après, ils pénétrèrent dans la rivière d’où ils ne sortirent que pour aborder, beaucoup plus loin, sur une berge caillouteuse que leur passage ne pouvait marquer d’aucune empreinte.

Déjà Saint-Quentin repartait comme une flèche, mais Dorothée resta sur place, secouée tout à coup d’un fou rire qui la courbait en deux.

— Qu’est-ce que tu as ? fit-il. Quoi ? Qu’est-ce qui te prend ?

Elle ne pouvait répondre. Elle se convulsait, ses mains serrées contre sa poitrine, la figure rouge, toutes ses dents découvertes, des dents menues et régulières, étincelantes de blancheur. À la fin, elle réussit à bégayer, le doigt tendu vers lui :

— Ton chapeau haut de forme… ta redingote… tes pieds nus… c’est trop drôle !… Où as-tu chipé ce déguisement ?… Dieu ! que tu es rigolo !

Son rire sonnait frais et jeune, dans le silence où palpitaient les feuilles. En face d’elle, Saint-Quentin, grand garçon dégingandé, trop vite poussé, avec un visage trop pâle, des cheveux trop blonds, une bouche trop fendue, des oreilles trop décollées, mais avec d’admirables yeux noirs, chargés de tendresse, regardait la jeune fille en souriant, heureux de cette diversion qui semblait détourner de lui une colère qu’il redoutait.

De fait, subitement, elle se jeta sur son compagnon et l’assaillit de coups de poings et de reproches, mais sans conviction, avec des tremblements de rire qui enlevaient toute valeur au châtiment.

— Misérable ! Forban ! Tu as encore volé, hein ! Monsieur ne se contente plus de ses honoraires de saltimbanque ! Il lui faut encore barboter de l’argent ou des bijoux pour se payer des hauts-de-forme ? Qu’est-ce que tu as pris, maraudeur ? Hein ? Raconte !

À force de frapper et de rire, elle avait épuisé son indignation. Elle se remit à marcher, et Saint-Quentin, tout penaud, balbutia :

— Te raconter ? À quoi bon ? Tu as tout deviné, comme d’habitude… Eh bien oui, je suis entré par la fenêtre, hier soir… C’était un lavabo, au bout d’un corridor qui conduit aux salles du rez-de-chaussée… Personne… Les patrons dînaient… Un escalier de service m’a mené dans un autre couloir, tout en rond, avec les portes de toutes les chambres qui ouvraient dessus. J’ai visité tout ça. Rien. Ou des tableaux, des choses trop grosses. Alors je me suis caché dans un débarras, d’où on pouvait voir dans un petit salon, près d’une chambre, la plus belle. On a dansé tard, puis on est remonté… Des gens très chics… que je voyais par un vasistas… les dames décolletées, les messieurs en habit… Enfin, une des dames est entrée dans le boudoir. Elle a mis ses bijoux dans une cassette, et la cassette dans un petit coffre-fort qu’elle a ouvert en disant tout haut les trois lettres de la serrure : R.O.B… De sorte que, quand elle a quitté le boudoir pour sa chambre, je n’ai eu qu’à me servir de ces trois lettres… Ensuite… j’ai attendu le jour… je n’osais pas descendre…

— Fais voir, ordonna-t-elle.

Il lui montra, au creux de sa main, deux boucles d’oreilles, ornées de saphirs. Elle les prit et les regarda. Son visage se contracta un peu. Ses yeux brillèrent, et, la voix altérée, elle murmura :

— Que c’est beau, les saphirs !… Le ciel est quelquefois comme ça, la nuit… de ce bleu noir, plein de lumière…

À ce moment ils traversaient une pièce de terre que dominait une sorte d’épouvantail grossier, vêtu d’un simple pantalon, et dont l’un des balais, qui figuraient les bras, portait une veste. C’était la veste de Saint-Quentin. Il l’y avait déposée la veille, et, pour se rendre méconnaissable, avait emprunté la redingote et le chapeau haut de forme du mannequin. Cette redingote, il la défit, en habilla le buste de paille, replaça le chapeau. Puis il enfila sa veste et rejoignit Dorothée.

Elle contemplait toujours les diamants, d’un air d’admiration. Il se pencha sur elle et lui dit :

— Garde-les, Dorothée. Tu sais bien que je ne suis pas un voleur, et que c’est pour toi que j’ai fait cela… pour que tu aies de la joie à les regarder… à les toucher… J’ai souvent tant de peine à te voir trimer comme une malheureuse ! Toi, danser sur la corde raide ! Toi, Dorothée ! toi qui devrais vivre dans le luxe !… Ah ! Dorothée, tout ce que je ferais pour toi, si tu voulais !

Elle leva la tête vers lui et prononça :

— Tu ferais tout pour moi, dis-tu ?

— Tout, Dorothée.

— Eh bien, sois honnête, Saint-Quentin.

Ils repartirent, et la jeune fille continua :

— Sois honnête, Saint-Quentin, c’est tout ce que je te demande. Toi, et les autres gosses de la roulotte, je vous ai recueillis, parce que vous êtes, comme moi, des orphelins de guerre, et, depuis deux ans, on traîne ensemble sur les grands chemins, heureux plutôt que malheureux, nous amusant, et, somme toute, mangeant à notre faim. Seulement, pas de malentendu entre nous. Moi, je n’aime que ce qui est propre, clair, luisant comme un rayon de soleil. Es-tu comme moi ? Voilà trois fois que tu voles pour m’être agréable. Est-ce fini ? Si oui, je te pardonne. Sinon, adieu.

Elle parlait gravement, en accentuant chaque phrase d’un hochement de tête qui faisait battre les deux ailes de ses cheveux.

Bouleversé, Saint-Quentin l’implora :

— Tu ne veux plus de moi ?

— Si. Mais jure de ne plus recommencer.

— Je le jure.

— Alors n’en parlons plus. Je sens que tu as dit la vérité. Reprends les bijoux. Tu les cacheras sous la roulotte, dans la grande corbeille. La semaine prochaine, tu les renverras par la poste. C’est bien le château de Chagny, n’est-ce pas ?

— Oui, et j’ai vu le nom de la dame sur une de ses cartes : Comtesse de Chagny.

Ils repartirent, les mains jointes, deux fois se cachèrent pour éviter les rencontres des paysans, et enfin, après quelques détours, arrivèrent aux environs de la roulotte.

— Écoute, dit Saint-Quentin, en prêtant l’oreille. Oui, c’est ça, Castor et Pollux qui se battent, comme toujours. Les sacripants !

Il s’élança.

— Saint-Quentin, cria la jeune fille, je te défends de les frapper !

— Tu t’en prives, toi !

— Oui, mais moi, ça leur fait plaisir.

À l’approche de Saint-Quentin, les deux gosses, qui se battaient en duel avec des sabres de bois, firent front contre l’ennemi commun, en hurlant :

— Dorothée ! Maman Dorothée ! Empêche Saint-Quentin. C’est un brutal. Au secours !

Il y eut une distribution de taloches, des éclats de rire, des embrassades.

— Dorothée, c’est à moi d’être embrassé !

— Dorothée, à mon tour d’être giflé !

Mais la jeune fille gronda :

— Et le capitaine ? Je suis sûre que vous l’avez réveillé ?

— Le capitaine ? Il dort comme un sapeur, affirma Pollux. Écoute s’il ronfle !

Sur le côté de la route, les deux gamins avaient allumé un feu de bois. La marmite, suspendue à un trépied de fer, bouillait. Tous quatre mangèrent une soupe épaisse et fumante, du pain, du fromage et burent une tasse de café.

Dorothée ne bougeait pas de son tabouret. Ses trois compagnons ne l’eussent pas permis. C’était à qui, des trois, se lèverait pour la servir, tous attentifs, empressés, jaloux les uns des autres, agressifs même entre eux. Les batailles de Castor et de Pollux étaient toujours provoquées par quelque faveur de Dorothée, et les deux gamins — deux garçons gros et joufflus, habillés pareillement d’une culotte, d’une chemise et d’une demi-bretelle — à l’instant où l’on y pensait le moins, et bien qu’ils s’aimassent comme deux frères, se jetaient l’un sur l’autre avec une violence haineuse, parce que la jeune fille avait dit à l’un une parole trop douce ou gratifié l’autre d’un regard trop affectueux.

Saint-Quentin, lui, les détestait cordialement. Lorsque Dorothée les caressait, il leur eût volontiers tordu le cou. Jamais Dorothée ne l’aurait embrassé, lui. Il devait se contenter d’une bonne camaraderie, affectueuse et confiante, qui ne se manifestait que par une poignée de main amicale ou par un sourire heureux, dont l’adolescent se réjouissait d’ailleurs comme de la seule récompense que méritât un pauvre diable de son espèce. Saint-Quentin était de ceux qui aiment et qui se dévouent.

— La leçon d’arithmétique, maintenant, commanda Dorothée. Toi, Saint-Quentin, dors une heure sur ton siège.

Castor apporta son livre de classe. Pollux montra son cahier. La leçon de calcul fut suivie d’un cours que fit Dorothée sur les rois mérovingiens, puis d’un cours sur l’astronomie.

Les deux enfants écoutaient passionnément et, sur son siège, Saint-Quentin se gardait bien de dormir. C’est que Dorothée avait une manière de professer qui était pleine de fantaisie et qui divertissait sans jamais lasser l’attention. Elle avait l’air d’apprendre elle-même ce qu’elle enseignait. Et ces choses, dites d’une voix très douce, révélaient un certain savoir, du discernement et la souplesse d’une intelligence pratique.

À dix heures, la jeune fille donnait l’ordre qu’on mît le harnais au cheval. Le trajet jusqu’au bourg voisin était long et l’on devait arriver à temps pour obtenir la meilleure place devant la mairie.

— Et le capitaine qui n’a pas mangé ! s’écria Castor.

— Tant mieux, dit-elle. Le capitaine mange toujours trop. Ça le reposera. Du reste, quand on le réveille, le capitaine, il est d’une humeur massacrante. Qu’on le laisse dormir !

On partit. Au pas nonchalant de Pie-Borgne, vieille jument efflanquée, mais solide encore et courageuse, qu’ils appelaient ainsi parce qu’elle avait une robe pie et un œil crevé, la roulotte démarra. Lourde, juchée sur deux hautes roues, branlante, sonnant la ferraille, chargée de caisses et d’ustensiles, d’échelles, de barils et de cordages, elle avait été fraîchement repeinte, et, sur les deux faces, portait cette inscription pompeuse « Cirque Dorothée, voiture de la Direction », ce qui donnait à croire que toute une file de camions et de véhicules suivaient à quelque distance avec le personnel, le matériel, les bagages et les animaux féroces.

Saint-Quentin précédait le convoi, un fouet à la main. Dorothée, flanquée des deux enfants, cueillait des fleurs sur les talus, chantait avec eux des refrains de marche ou leur racontait des histoires. Mais, après une demi-heure, au milieu d’un carrefour, elle ordonna :

— Halte !

— Qu’y a-t-il ? demanda Saint-Quentin, voyant qu’elle lisait la plaque d’un poteau indicateur.

— Regarde, fit-elle.

— Il n’y a pas à regarder. C’est tout droit. J’ai consulté notre carte.

— Regarde, répéta-t-elle. Chagny, 2 kilomètres.

— Évidemment, c’est le village de notre château d’hier. Seulement, pour y aller, nous avions suivi le raccourci des bois.

— Tu ne lis pas jusqu’au bout. Chagny, 2 kilomètres, château de Roborey.

Elle semblait assez agitée et à mi-voix elle redisait :

— Roborey… Roborey.

— Peut-être que le village s’appelle Chagny, supposa Saint-Quentin, et que le château s’appelle Roborey. Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Rien… rien… dit-elle.

— Cependant, tu as l’air toute chose.

— Non… une simple coïncidence.

— À quel propos ?

— À propos du nom de Roborey.

— Eh bien ?…

— Eh bien, c’est un mot qui était gravé dans ma mémoire… un mot qui a été prononcé dans des circonstances exceptionnelles.

— Quelles circonstances, Dorothée ?

Elle expliqua lentement, d’un air pensif :

— Rappelle-toi, Saint-Quentin. Tu sais que mon père est mort d’une blessure, au début de la guerre, à l’hôpital, près de Chartres. J’avais été avertie, mais je suis arrivée trop tard… Seulement, deux blessés, ses voisins de salle, m’ont dit qu’il n’avait pas cessé de répéter le même mot pendant toute son agonie : Roborey… Roborey… Cela revenait comme une litanie, interminablement, et comme s’il ne s’en était pas rendu compte. Et, en mourant, il prononçait encore : « Roborey… Roborey. »

— Oui, fit Saint-Quentin, je me rappelle… tu m’as raconté ça.

— Depuis, je me demande ce que cela signifiait, et par quel souvenir mon pauvre père fut obsédé à l’heure de la mort. C’était même autre chose que de l’obsession, paraît-il… de la crainte… de la terreur… Pourquoi ? Je n’ai jamais pu me l’expliquer. Alors tu comprends, Saint-Quentin, en voyant ce nom, écrit là, devant moi… en apprenant qu’il y a un château qui s’appelle ainsi…

Saint-Quentin s’effraya :

— Hein ! Tu n’aurais pourtant pas l’intention d’y aller ?…

— Pourquoi pas ?

— C’est de la folie, Dorothée !

La jeune fille resta songeuse. Mais Saint-Quentin se rendait bien compte qu’elle ne renonçait pas à ce projet insolite, et il cherchait des arguments, lorsque Castor et Pollux accoururent :

— Trois roulottes qui débouchent, maman !

Elles sortaient, en effet, à la queue leu leu, d’un chemin encaissé qui aboutissait au carrefour, et elles s’engageaient sur la route de Roborey. C’était un « Jeu de massacre », un « Tir à la carabine » et un « Manège de tortues ». En passant devant Saint-Quentin et Dorothée, un des hommes du tir les interpella :

— On y va donc aussi ?

— Où ça ? fit Dorothée.

— Au château. Y a fête populaire dans la cour. J’vous garde une place ?

— Entendu, et merci, répondit la jeune fille.

Les forains s’éloignèrent.

— Qu’est-ce que tu as, Saint-Quentin ? murmura Dorothée.

Il paraissait plus pâle encore que d’habitude.

— Qu’est-ce que tu as donc ? répéta-t-elle. Tes lèvres tremblent, et tu es vert.

Il bégaya :

— Les gendarmes…

Par le même sentier creux, deux cavaliers arrivaient au carrefour. Impassibles, ils défilèrent devant la petite troupe.

— Tu vois, fit Dorothée, en souriant, ils ne s’occupent guère de nous.

— Non, mais ils vont au château.

— Parbleu ! il y a une fête. La présence de deux gendarmes est indispensable.

— À moins, gémit-il, qu’on n’ait découvert la disparition des boucles d’oreilles et qu’on n’ait téléphoné à la gendarmerie.

— Improbable ! La dame ne s’en apercevra que ce soir, au moment de s’habiller.

— Tout de même, n’y allons pas, supplia le pauvre garçon… C’est se jeter dans le piège… Et puis, il y a aussi cet homme… celui qui était dans un trou…

— Il creusait sa tombe, dit-elle en riant.

— S’il est là ? S’il me reconnaît ?

— Tu étais déguisé. Tout ce qu’on pourrait faire, c’est d’arrêter l’épouvantail à la redingote et au haut-de-forme !

— Et si je suis dénoncé déjà ? Si l’on fouille ? Si l’on trouve les boucles d’oreilles ?

— Jette-les dans un fourré du parc, dès notre arrivée. Je dirai la bonne aventure aux gens du château et, grâce à moi, la dame retrouvera ses boucles d’oreilles. Notre fortune est faite.

— Mais si, par hasard…

— Zut ! Ça m’amuse d’aller là-bas et de voir ce qui se passe dans ce château qui s’appelle Roborey. Donc j’y vais.

— Oui, mais moi j’ai peur… peur aussi pour toi…

— Alors, reste.

Il haussa les épaules.

— À Dieu vat ! s’écria-t-il, en claquant son fouet.

|2|. LE CIRQUE DOROTHÉE

Le château, situé non loin de Domfront, dans la partie la plus âpre du pittoresque département de l’Orne, n’a pris le nom de Roborey qu’au cours du dix-huitième siècle. Jadis il s’appelait château de Chagny comme le village qui s’était groupé tout contre lui. La grand’place du village n’est en effet qu’un prolongement de la cour seigneuriale. Les grilles étant ouvertes, les deux espaces forment une esplanade construite sur les anciens fossés, où l’on descend à droite et à gauche, par des pentes escarpées. La cour intérieure, circulaire, et bordée de deux parapets qui courent jusqu’aux bâtiments, est ornée d’une belle fontaine ancienne à dauphins et à sirènes, et d’un cadran solaire dressé sur une rocaille de fort mauvais goût.

Le cirque Dorothée traversa le village, musique en tête, c’est-à-dire que Castor et Pollux s’époumonaient à tirer de deux trompettes tout ce qu’elles pouvaient rendre de fausses notes. Saint-Quentin avait revêtu un pourpoint de satin noir et portait sur l’épaule le trident qui tient en respect les bêtes fauves, et une pancarte qui annonçait la représentation pour trois heures.

Dorothée, debout sur le plafond de la roulotte, conduisait Pie-Borgne à quatre guides, avec autant de majesté que si elle eût dirigé un carrosse royal.

L’esplanade était déjà encombrée par une dizaine de voitures, près desquelles les forains montaient vivement leurs baraques de toile ou leurs installations de jeux, balançoires, chevaux de bois, etc.

Le cirque, lui, ne fit aucun préparatif. La directrice s’en alla jusqu’à la mairie pour le visa de la carte d’identité professionnelle, tandis que Saint-Quentin dételait Pie-Borgne, et que les deux musiciens, changeant de profession, s’occupaient de la cuisine.

Le capitaine dormait toujours.

Vers midi, la foule commença d’affluer, venue de tous les villages voisins. Saint-Quentin, Castor et Pollux faisaient la sieste près de la roulotte. Dorothée, après le repas, s’en était allée de nouveau, descendait dans le ravin, examinait l’excavation de la dalle, remontait, se mêlait aux groupes de paysans, et se faufilait dans les jardins, aux abords du château, et partout où il était permis de se promener.  

— Alors ? lui dit Saint-Quentin, à son retour, ton enquête ?…

Elle semblait soucieuse et, lentement, elle expliqua :

— Le château, inhabité depuis longtemps, appartient à la famille de Chagny-Roborey dont le dernier représentant, le comte Octave, gentilhomme d’une quarantaine d’années, s’est marié, il y a douze ans, avec une femme extrêmement riche. Après la guerre, le comte et la comtesse ont restauré et modernisé le château. Hier soir, on pendait la crémaillère en présence de nombreux invités qui sont repartis dans la soirée. Aujourd’hui, c’est l’inauguration populaire.

— Et pour ce nom même de Roborey, tu n’as rien appris ?

— Rien. J’ignore toujours pourquoi mon père l’a prononcé.

— De sorte que nous partons aussitôt après la représentation ? fit Saint-Quentin qui avait hâte de s’en aller.

— Je ne sais pas… on verra… J’ai constaté certaines choses bizarres…

— Qui ont rapport à ton père ?

— Non, dit-elle, avec hésitation… non… aucun rapport… Cependant j’aimerais bien y voir clair. Quand il y a des ténèbres quelque part, on ne sait jamais ce qu’elles dissimulent… et je voudrais…

Elle resta longtemps pensive et, à la fin, reprit d’une voix sérieuse, en regardant Saint-Quentin bien en face :

— Écoute, tu as confiance en moi, n’est-ce pas ? Tu sais que je suis très raisonnable au fond… et très prudente. Tu sais que j’ai une certaine intuition… et de bons yeux qui voient ce que tout le monde ne voit pas… or je sens nettement que je dois rester ici.

— À cause de ce nom de Roborey ?

— À cause de cela, et pour d’autres motifs, qui m’obligeront peut-être à prendre, selon les circonstances, des résolutions inattendues… dangereuses. À ce moment-là, Saint-Quentin, il faut me suivre… hardiment.

— Parle donc, Dorothée. Qu’y a-t-il ?

— Rien… rien… un mot cependant… L’homme qui t’a visé ce matin, l’homme à la blouse, est ici.

— Hein ? Que dis-tu ? Il est ici ? Tu l’as vu ? Avec les gendarmes ?

Elle sourit :

— Pas encore. Mais ça peut venir. Où as-tu mis les boucles ?

— Au fond de la corbeille, dans une petite boîte en carton fermée par un caoutchouc.

— Bien. Sitôt la représentation finie, dépose-les dans un massif de rhododendrons entre la grille et les remises.

— S’est-on aperçu de leur disparition ?

— Pas encore, affirma Dorothée. D’après tes indications, je crois que le coffre-fort se trouve dans le boudoir de la comtesse de Chagny. Or, j’ai entendu parler entre elles les femmes de chambre de la comtesse, et il n’était nullement question de vol.

Elle ajouta :

— Tiens, voici les personnes du château devant le tir. C’est bien cette jolie dame blonde, qui a grand air ?

— Oui. Je la reconnais.

— Une femme excessivement bonne à ce que prétendent les domestiques, généreuse, auprès de qui les malheureux ont toujours accès. On l’aime beaucoup autour d’elle — plus que son mari, qui, paraît-il, est peu sympathique.

— Lequel est-ce ? Ils sont trois.

— Le plus gros — tout en gris — avec un ventre gonflé d’importance. Tiens, il prend une carabine. Les deux qui sont de chaque côté de la comtesse sont des parents éloignés. Le grand, avec une barbe un peu grise qui monte jusqu’à ses lunettes d’écaille, est au château depuis un mois. L’autre, le plus jeune, en velours de chasse et en guêtres, est arrivé hier.

— Mais ils ont l’air de te connaître tous les deux ?

— Oui. Nous avons causé déjà. Le barbu est même très empressé.

Saint-Quentin eut un geste d’indignation qu’elle réprima aussitôt :

— Du calme, Saint-Quentin. Et approchons-nous. La bataille commence.

La foule se massait derrière la baraque pour assister aux exploits du châtelain, dont on connaissait l’adresse. Les douze balles qu’il tira entourèrent le centre du carton, ce qui provoqua des applaudissements. Le comte protesta avec une fausse modestie :

— Non, non… c’est mauvais. Pas une mouche.

— Défaut d’habitude, fit une voix près de lui.

Dorothée s’était glissée au premier rang, et elle avait dit cela d’un petit ton de connaisseur qui fit rire les assistants. Le gentilhomme barbu la présenta au comte et à la comtesse.

— Mlle Dorothée, la directrice du cirque.

La comtesse Octave salua. Le comte plaisanta :

— Est-ce comme directrice de cirque que mademoiselle juge un carton ?

— Comme amateur.

— Ah ! mademoiselle tire aussi ?

— À l’occasion.

— Sur les jaguars ?

— Non, sur les têtes de pipe.

— Et mademoiselle ne manque pas son coup ?

— Jamais.

— À condition, bien entendu, d’avoir une arme de premier choix ?

— Nullement. Un bon tireur se sert de n’importe quoi qui lui tombe sous la main… même d’une mécanique hors d’usage comme celle-ci.

Elle empoigna la crosse d’un vieux pistolet, se fit donner six cartouches, et visa le carton déchiqueté par le comte de Chagny.

La première balle fit mouche. La seconde écorna le cercle noir. La troisième fit mouche.

Le comte était stupéfait.

— C’est prodigieux !… Elle ne prend même pas la peine de viser… Qu’en dites-vous, d’Estreicher ?

Enthousiasmé, celui que Dorothée appelait le gentilhomme barbu s’écria :

— Inouï ! Fantastique ! Mademoiselle, vous pourriez faire fortune…

Sans répondre, avec ses trois autres balles, elle cassa deux tuyaux de pipe et abattit une coquille d’œuf qui dansait à l’extrémité d’un jet d’eau.

Et tout de suite, écartant ses admirateurs, apostrophant la foule ébahie, elle déclara :

— Mesdames et messieurs, c’est pour avoir l’honneur de vous dire que la représentation du cirque Dorothée continue. Après les exercices de tir, les visions chorégraphiques, et puis les manœuvres de force, d’adresse, de voltige, à pied, à cheval, sur la terre et dans l’air. Feu d’artifice, régates, courses d’autos, combats de taureaux, attaques de chemin de fer, tout y passera. On commence, messieurs et dames.

À partir de ce moment, Dorothée ne fut plus que mouvement, exubérance et gaîté. Saint-Quentin avait tracé, devant la petite porte de la roulotte, un cercle assez large marqué par une corde que soutenaient des piquets de fer. Autour de cette arène où des chaises étaient réservées aux châtelains, on s’entassa, sur des bancs, sur des échelles, sur ce qu’on put trouver aux environs.

Et Dorothée dansa. Sur une corde d’abord, tendue entre deux poteaux. Elle bondissait, comme un volant que la raquette reçoit et renvoie plus haut encore. Ou bien, elle se couchait et se balançait comme sur un hamac, marchait en avant et en arrière, se retournait, saluait à droite et à gauche. Puis elle sauta à terre et se mit à danser.

Mélange extraordinaire de toutes les danses, où rien ne semblait étudié ni volontaire, où tous les gestes et toutes les attitudes paraissaient inconscients et comme provoqués par une suite d’inspirations soudaines. Tour à tour, elle fut la dancing girl de Londres, l’Espagnole armée de castagnettes, la Russe qui tournoie et qui bondit, ou, dans les bras de Saint-Quentin, la fille de bar qui danse un tango lent et sauvage.

Et, chaque fois, il lui suffisait d’un mouvement, de presque rien qui déplaçait son châle ou modifiait sa coiffure, pour être des pieds à la tête Espagnole ou Russe, Anglaise ou Argentine. Et c’était toujours une vision incomparable de grâce, de charme, de jeunesse harmonieuse et saine, de volupté et de pudeur, de joie excessive et mesurée.

Castor et Pollux, penchés sur un vieux tambour, faisaient avec leurs doigts un accompagnement de mélopée sourde. Sans un mot, sans un cri, le public regardait et admirait, déconcerté par tant de fantaisie et par la diversité des images qui passaient devant lui. À l’instant même où il la considérait comme une gamine en train d’exécuter des pirouettes, elle lui apparaissait tout à coup sous l’aspect d’une dame à jupe longue, qui manie l’éventail et danse le menuet. Était-ce une enfant ? Une femme ? Avait-elle moins de quinze ans, ou plus de vingt ans ?

Elle coupa court aux applaudissements qui éclatèrent soudain dès qu’elle s’arrêta, en sautant sur le toit de la roulotte, et en ordonnant d’un geste impérieux :

— Silence ! Le capitaine s’éveille.

Il y avait, derrière le siège, un long panier étroit, en forme de guérite fermée. Le soulevant à moitié par un bout, elle entrouvrit le couvercle et s’écria :

— Eh bien, capitaine Montfaucon, on a bien dormi ? Dites donc, capitaine, nous sommes un peu en retard pour nos exercices. À l’amende, capitaine !  

Elle ouvrit tout à fait, dressa le panier, et l’on aperçut, dans une sorte de berceau confortable, un bambin de sept ou huit ans, aux boucles blondes, aux joues écarlates, et qui bâillait démesurément. À peine éveillé, il tendit les mains à Dorothée qui le serra contre elle et l’embrassa de toute sa tendresse.

— Baron de Saint-Quentin, appela-t-elle, je vous passe le capitaine. Sa tartine est prête ? Alors la séance continue avec le capitaine Montfaucon dans ses exercices.

Le capitaine Montfaucon était le comique de la troupe. Vêtu d’un vieil uniforme américain, il avait une veste qui traînait à terre et un pantalon en tire-bouchon dont le bas était relevé jusqu’aux genoux, et cela lui composait un costume si incommode qu’il ne pouvait pas faire dix pas sans tomber tout de son long. Le comique du capitaine Montfaucon provenait de ces chutes ininterrompues, et de l’air impassible avec lequel il se relevait. Lorsque, muni d’un fouet, cramponné de l’autre main à sa tartine, les joues barbouillées de confiture, il présenta Pie-Borgne en liberté, ce ne fut qu’un éclat de rire.

— Changez de pied, commandait-il. Pivotez… Dansez la polka. Debout, Pie-Borne (il ne pouvait prononcer Borgne). Et maintenant, le pas « espagnol ». Bien, Pie-Borne… Parfait.

Pie-Borgne, promue à la dignité de cheval de cirque, trottinait en cercle, sans se soucier des ordres du capitaine, lequel d’ailleurs, trébuchant, tombant, se relevant, ramassant sa tartine, ne se souciait guère d’être obéi. Et c’était si drôle, le flegme du petit bonhomme et le manège imperturbable de la bête, que Dorothée riait d’un rire qui redoublait la gaîté des spectateurs. On voyait que la jeune fille, malgré la répétition sans doute quotidienne de ce spectacle, s’en amusait toujours avec autant de bonne humeur.