Durbast le Brave - Camille Célia Ray - E-Book

Durbast le Brave E-Book

Camille Célia Ray

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Beschreibung

Durbast est un héros. Partout dans le royaume, on chante la saga de ses exploits : il est le Brave, le pourfendeur d'Obold le Cruel. Mais Durbast est surtout un homme. Rongé par le chagrin, hanté par sa propre soif de sang, il vit en ermite au coeur de la forêt et n'aspire plus qu'à pouvoir se morfondre en paix. Aussi, lorsque l'héritière du trône, une petite fille, vient se réfugier chez lui, il hésite. Laisser ses poursuivants l'assassiner sous ses yeux ? Ou la protéger, au risque de redevenir le monstre qu'il craint tant ?

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Seitenzahl: 684

Veröffentlichungsjahr: 2023

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LE MOT DE L’AUTRICE

Durbast le Brave est pour moi le premier roman que j’ai réussi à écrire exactement comme je voulais l’écrire. Je ne veux pas prétendre qu’il est mon meilleur, qu’il n’a pas de défaut ou qu’il est parfait. Mais en le relisant, je ne peux m’empêcher de penser que ce texte est exactement celui que j’ai souhaité produire, qu’il correspond exactement à ce que j’ai imaginé. Et c’est un exploit dont je ne suis pas peu fière : j’espère qu’un jour, si ce n’est pas encore fait, vous connaîtrez le plaisir qu’il y a à observer son travail et à se dire qu’on a réussi à produire exactement ce qu’on souhaitait produire.

J’ai beau relire et relire Durbast le Brave, j’ai beau comprendre qu’il y substiste encore sans doute quelques défauts et imperfections, je sais que cela relève davantage de choix de ma part que d’erreurs et, pour cette seule raison, je ne voudrais plus en changer une seule ligne.

Et pourtant, malgré cette réussite, à chaque fois que je le relis, je me rends compte que je ne sais toujours pas de quoi il parle.

Bien sûr, je connais très bien son histoire, ses événements et ce qu’ils racontent, les émotions qu’ils transmettent. Je sais aussi identifier tout un tas de sujets traités dans le roman qui me tiennent à cœur : apprendre à s’aimer soi-même, à devenir parent, à gérer les erreurs de son passé et la culpabilité, sans parler d’une critique de la conquête du pouvoir… Mais la vérité, c’est que si tous ces sujets sont effectivement traités, je n’ai pas l’impression d’avoir écrit avec l’un en tête plus que les autres et j’ai même la sensation que je ne saisis pas moi-même le véritable sujet du roman au final. J’ai surtout l’impression d’avoir voulu y mettre tant de choses à la fois qu’il devient impossible d’en dégager un fil conducteur thématique, comme pour tous les autres romans que j’ai écrits jusqu’à présent.

Il faut dire que Durbast le Brave est un travail que j’ai commencé il y a plus d’une décennie à présent – en prenant des notes dans un petit carnet que j’ai précieusement conservé – et qu’à l’époque, je n’avais pas encore de véritable méthode pour organiser mon travail. C’est justement parce que je voulais que ce roman corresponde exactement à ce que j’avais en tête que j’ai appris à écrire bien mieux que je ne le faisais jusqu’à lors et que j’ai construit la méthode de travail qui est la mienne : Durbast le Brave a été pour moi l’épreuve du feu, le texte de l’apprentissage par la pratique, le moyen d’enfin atteindre le niveau d’écriture dont j’avais toujours rêvé.

Et il en résulte que, quand j’ai commencé à travailler sur cette histoire, je n’ai jamais cherché à écrire de note d’intentions et à me poser les questions qui sont aujourd’hui devenues habituelles pour moi quand je commence un nouveau projet : d’où me vient cette idée ? pourquoi m’intéresse-t-elle autant personnellement ? qu’est-ce que je ne retirerai pour rien au monde du roman ? quel message transmet la fin du roman ? pourquoi est-ce important pour moi de transmettre un tel message ? pourquoi ce message me concerne personnellement ? comment suis-je lié à celui-ci ?

Évidemment, lorsque j’ai développé ces exercices-là, cette partie-là du travail d’écriture, j’aurais pu le faire pour Durbast le Brave. Mais cela aurait nécessairement exigé que je remette en question l’histoire, que je prenne le risque de devoir la réécrire entièrement une sixième ou une septième fois. Et j’appréciais déjà trop ce que j’avais écrit pour en avoir envie : j’ai préféré ne surtout rien toucher et conserver l’histoire telle quelle, ne serait-ce que parce que mes relecteurices étaient déjà fortement trans-porté·es par ce récit tel qu’il existait à ce moment-là. Tout recommencer à zéro aurait été prendre le risque de perdre cette qualité, alors je ne l’ai pas fait.

Et donc oui, je ne saurais pas moi-même vous dire de quoi parle exactement ce roman, ce que j’ai voulu dire en l’écrivant, ni même pourquoi cette histoire m’a autant habitée des années durant. Mais avec le temps, j’ai fini par comprendre qu’il s’agissait sans doute de ce qui en fait le charme, la qualité.

Durbast le Brave raconte les aventures d’un homme dont tout le monde essaie de s’approprier l’histoire, le passé, quitte à en déformer les événements. Et tout le roman est alors construit pour instaurer le doute quant à ce passé : où est la vérité ? quels événements a-t-il réellement vécu ? qu’est-ce qui est affabulation et qu’est-ce qui ne l’est pas dans ce récit dans le récit ?

À l’origine, j’avais prévu d’écrire toute une série de romans autour de celui-ci, un ensemble de textes qui auraient finalement révélé tout ce qu’il y avait à révéler au sujet des mystères que je soulève dans Durbast le Brave, qui auraient donné toutes les réponses à toutes les questions et peut-être même davantage. J’ai travaillé des années durant sur tous ces récits-là, persuadée que je les écrirai un jour, après avoir publié celui-ci. Mais aujour-d’hui, je sais que faire une telle chose serait la pire idée du monde : tout l’intérêt de Durbast le Brave à mes yeux réside dans le fait que, justement, on ne puisse jamais être absolument certain·e de détenir la réponse à tout.

Oui, c’est vrai, j’ai écrit ce roman avec des réponses en tête et j’ai même glissé quelques indices çà et là que vous pourriez vous amuser à chercher pour deviner « ma » vérité. Pour autant, sous prétexte que ces réponses sont celles que j’ai imaginées, cela voudrait-il dire qu’elles sont plus vraies que les réponses que vous avez vous-même envie d’y apporter ? Non, je ne crois pas. Ce récit vous appartient autant à vous qu’à moi à partir du moment où vous commencez à en lire les premières pages. Et c’est à vous de décider quel message vous souhaitez en tirer, ce qui vous touche dans ce texte, ce qui vous ennuie et pourquoi, à vous de donner vos propres réponses aux mystères qu’il vous inspire.

Car finalement, je crois que c’est peut-être ça le sujet de Durbast le Brave : de la même manière que tous les personnages du roman s’approprient la chanson du Brave pour servir leurs propres intérêts, et si une histoire n’avait en fait de valeur que dans l’interprétation de cellui qui la reçoit ?

Alors oui, aussi frustrant que cela puisse vous paraître lorsque vous refermerez ce livre, sachez d’ores et déjà que je n’en écrirai jamais ni la suite, ni le prequel ; que je ne donnerai jamais la moindre réponse aux questions que je soulève dans cette histoire. Et tous ces autres récits que j’avais imaginés et sur lesquels j’ai travaillé pendant tant de temps ? Je crois que j’avais besoin de concevoir tout cela pour enrichir l’univers du roman, donner l’impression qu’il existe un véritable monde autour de ces événements particuliers, qu’il y a un passé et un futur, et pour donner la sensation que vous n’avez finalement entre les mains que les bribes d’un grand tout.

Et si cela ne vous satisfait pas, alors je vous en supplie : écrivez la suite, écrivez le préquel, réécrivez le roman en lui-même si cela vous chante. Mais par pitié, appropriez-vous mon histoire comme il se doit.

AVERTISSEMENT AVANT LECTURE

Ce roman comporte de nombreuses scènes de violence physique non édulcorée et se centre sur un personnage psychologiquement atteint par le chagrin et la culpabilité, sans rien cacher des conséquences qu’un tel état peut produire.

SOMMAIRE

PROLOGUE

LA VOIX DE DURBAST

UN ORAGE À VENIR

JUSTE UNE NUIT

L’ART DE LA FUITE

LE VIEUX LOUP

AU NOM DE LA PAIX

LA RUMEUR DIT

LA VOIX DES REBELLES

LA DAME DU VEL

LE JEU D’AZNOR

UN REGARD VERS LE CIEL

LE CŒUR ARRACHÉ

AU NOM DE LA REINE

UN VIEUX SOUVENIR

HÉROS

JUSTE UNE NUIT

L’AUTRE HÉROS

LA REINE ACCULÉE

L’ÉMISSAIRE

LE BRAVE ET L’INVAINCU

LÀ OÙ LE CHANT S’ARRÊTE

LE SORT DU VEL

LES CORBEAUX D’ILOHEN

ÉPILOGUE

PROLOGUE

Il fait trop chaud.

Milda sent la sueur suinter sous son corps et coller sa peau à la paillaisse. Elle essaie de se mettre sur le côté pour soulager cette sensation répugnante et s’installe aussi confortablement que possible en passant un bras sous l’oreiller de plume qui soutient sa tête. Là, elle inspire et expire lentement pour se détendre. Elle se concentre sur le chant des cigales à l’extérieur, régulier, incessant ; une véritable berceuse.

Mais à présent, son corps appuie sur son bras et elle commence à sentir une douleur se loger dans celui-ci. Elle essaie de penser à autre chose, à des souvenirs agréables : elle songe au sourire de la princesse cet après-midi, à cet homme au marché qui lui a dit que son collier lui allait si bien. Pourquoi les autres servantes s’en sont moqué d’ailleurs ? C’est bien la preuve qu’il plait ce collier, qu’elle n’a pas été si bête de l’acheter ! Elles essaient toujours de la rabaisser. Elles n’arrêtent pas de faire des commentaires sur son poids, sur ses formes soi-disant trop rondes. Et les soldats ne se privent pas de rire dans son dos à chaque fois qu’elle les croise dans un couloir. Tout ça parce qu’elle vient de la région et non de la capitale, où, à l’instar des autres filles qui travaillent ici, la nouvelle lubie consiste à n’avoir que la peau sur les os.

Aujourd’hui encore, l’intendante l’a traitée de grosse cruche ignare. Devant tous les gens du fort ! Pourquoi ? Parce qu’elle chantait la chanson de Durbast le Brave à la petite ? Soi-disant que ces brailleries paillardes n’ont pas leur place dans l’éducation d’un membre de la famille royale… Mais qu’est-ce qu’elle en sait d’abord, l’intendante ? Hein ? Elle n’est pas nourrice, contrairement à Milda. Et puis, la saga du Brave, ce n’est pas une chanson paillarde, c’est l’histoire du royaume, non ?

De toute manière, Milda ne comprend même pas pourquoi cette vieille harpie s’en est mêlée. L’intendante n’en a rien à faire de la petite ; strictement rien. Personne ne s’occupe d’elle à part Milda dans ce fichu fort. Tout le monde n’a d’yeux que pour son grand frère, le prince, évidemment. Et personne ne s’inquiète que cette petite fille ait été arrachée à sa famille pour être amenée ici, loin de sa mère. Tout ça à cause de son idiot de père et de sa rébellion.

Le galop d’un cavalier entrant dans le fort brise le silence de la nuit et interrompt soudain le fil de ses pensées. Probablement un soldat qui a oublié son tour de garde entre deux chopes de bières à la taverne du village.

La douleur à son bras devient trop présente, elle commence à sentir des picotements désagréables dans le bout de ses doigts et la sueur, qui s’accumule toujours sous son corps, la fait adhérer au drap. Elle roule une fois de plus pour se retrouver sur le dos.

Milda pousse un soupir. Ce n’est pas comme ça qu’elle va s’endormir.

Elle ouvre les yeux, regarde autour d’elle. La lumière de la lune entre par les meurtrières et plonge la pièce dans la pénombre. Toutes les autres filles dorment, ou font très bien semblant. Derrière le rideau, au fond de la pièce, cette maudite intendante ronfle doucement. Heureusement que le chant des cigales couvre l’essentiel de ces grognements.

Milda sait très bien comment se détendre, elle connait le remède. Il faut se lever, aller jusqu’aux cuisines, grignotter quelques restes et revenir se coucher une fois rassasiée. Ça marche à tous les coups. Bien sûr, elle devrait faire attention à ce qu’elle mange, mais – Kashür soit maudit – sa vie est déjà bien assez difficile comme ça ! Elle a bien le droit à une petite consolation de temps à autre, non ?

Aussi lentement et doucement qu’elle le peut, elle se relève et se dresse sur ses deux pieds. Elle attrappe le bougeoir posé à côté de sa paillasse, mais ne l’allume pas tout de suite. Hors de question d’attirer l’attention sur elle. Elle n’a pas envie que les autres aient connaissance de ses escapades nocturnes. Si c’était le cas, elle aurait encore le droit à des réprimandes et des commentaires sur la grosse Milda qui ne peut même pas attendre le lever du soleil pour manger.

Avec toute la discrétion dont elle est capable, la nourrice avance jusqu’à la porte et la tire lentement. Le bois grince sourdement et elle serre les dents en priant pour que cela ne réveille personne, mais il n’y a pas la moindre réaction dans le dortoir. Soulagée, elle se glisse dans l’embrasure et referme le battant derrière-elle, aussi délicatement que possible.

Enfin libre ! Et, mieux encore, il fait aussi beaucoup plus frais ici. Elle soupire d’aise et s’approche d’une torchère encore vacillante avec laquelle elle allume la mèche de sa bougie.

Le couloir est complètement vide, toutes les portes sont closes. Les cuisines se trouvent dans l’autre aile du fort et, d’ici, le plus rapide pour les rejoindre, c’est de passer par l’escalier de la tour centrale, derrière la porte au bout du corridor. Ensuite, il suffit de traverser le grand hall et elle y sera. Elle marche donc jusqu’au panneau de bois qui sépare l’aile où elle se trouve de la tour et entrouvre le battant.

Elle s’arrête net.

Il y a du bruit dans l’escalier. Des soldats qui grimpent les marches au pas de course. Elle entend la cacophonie métallique de leurs armes et de leurs armures qui s’entrechoquent. Il y a toute une escouade qui vient droit sur elle.

Tétanisée, elle n’ose plus faire le moindre geste. En temps normal, il n’y a jamais de patrouille par ici la nuit ! Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qu’ils lui veulent ? Pourvu qu’ils ne la voient pas !

Mais les soldats passent devant elle au petit trot sans même faire attention à la porte entrouverte ou à la lueur de sa bougie. Ils s’engouffrent dans le couloir de la tour et s’arrêtent juste devant la chambre du prince. Milda, étonnée et intriguée, ouvre un peu plus le battant pour mieux voir.

Le capitaine de la garnison en personne est à leur tête. Il fait signe à ses hommes de tirer leurs épées, puis il enfonce lui-même la porte de la chambre d’un grand coup de pied. Leurs armes au clair, les soldats se précipitent un à un à l’intérieur. Elle entend alors la voix du prince s’étonner, puis paniquer, avant de s’arrêter brutalement dans bruit métallique et un gargouillement atroce.

Milda manque de pousser un cri et plaque sa main devant sa bouche juste à temps.

Le prince ! Ils viennent d’assassiner le prince ! Pourquoi ? Que ce passe-t-il ici ? Kab la protège, ça n’a aucun sens ! Ils avaient tous juré de le protéger jusqu’à la mort et…

— La princesse ! souffle-t-elle, terrifiée.

Sans attendre, la nourrice ouvre la porte et se précipite vers l’escalier. Mais plutôt que de descendre vers les cuisines, elle grimpe les marches aussi vite que ses lourdes jambes le lui permettent, haletante. La flamme de sa bougie vacille tandis qu’elle la ballote de droite à gauche, mais elle n’y prend pas garde. Au prix d’un effort redoutable, elle arrive enfin au quatrième étage de la tour, là où dort l’enfant.

Heureusement, le couloir est vide. Les soldats ne sont pas passés par là. Pas encore.

Elle court aussi vite qu’elle peut vers la porte de la chambre et l’ouvre brutalement. La princesse est réveillée par le bruit, elle se redresse dans un gémissement fatigué.

Kab soit louée, elle est toujours en vie !

Milda ne réfléchit pas plus longtemps, elle ferme la porte, pose le bougeoir sur la cheminée, s’empare du lourd fauteuil de bois dans lequel elle a l’habitude de s’asseoir quand elle est ici, et le cale contre le battant de l’entrée pour la bloquer. Puis, elle se précipite vers la petite qui l’observe, un peu paniquée par l’attitude de sa nourrice

Milda la prend dans ses bras et la serre contre sa poitrine.

— Tout va bien, ma chérie, tout va bien, je suis là…

Mais l’enfant, effrayée, commence à avoir les larmes aux yeux.

La nourrice n’a pas le choix, elle doit la sortir de cette maudite forteresse, et vite, avant que les soldats ne se décident à venir ici pour l’assassiner à son tour. Malheureusement, elle se rend compte à cet instant seulement qu’elle vient de barricader l’unique sortie de la pièce. Quelle idiote !

Cependant, à bien y réfléchir, ce n’est peut-être pas une si bonne idée que de passer par la tour et la cour. Il y a des soldats partout dans le fort et elles risquent de se faire repérer longtemps avant d’avoir atteint les portes de celui-ci.

Elle regarde autour d’elle et remarque immédiatement la petite lucarne qui sert de fenêtre à la chambre. Bien sûr ! Ce n’est qu’un trou dans le mur, fermé par un volet. Elle-même ne peut pas passer par là, mais la princesse est suffisamment petite, elle pourra s’y faufiler sans problème.

Milda lâche l’enfant pour aller ouvrir le volet, créant un courant d’air qui éteint la bougie d’un souffle. Elle ne s’en préoccupe pas et regarde par l’ouverture. Le fort de Karvel a été construit à flanc de colline, il est à moitié creusé dans la roche. De ce côté-ci de la tour, le sol n’est pas si loin, à deux étages de là, à peine. Elle peut fabriquer une corde, attacher l’enfant et la faire glisser jusqu’en bas.

Elle se met immédiatement à la tâche. En quelques instants, et sous le regard inquiet de la fillette qui ne sait pas comment réagir, elle arrache les draps du lit, les rideaux du baldaquin et les nouent les uns aux autres aussi fort qu’elle le peut. Intérieurement, elle prie Kab pour que cela tienne le moment venu. Elle n’a bientôt plus qu’à faire descendre la princesse à travers l’ouverture.

Milda ouvre le grand coffre qui se trouve au pied du lit et en sort un manteau vert émeraude – la couleur de la famille royale – qu’elle met sur les épaules de la petite sans prendre la peine de l’habiller davantage.

— Écoute-moi bien, lui dit-elle en la regardant droit dans les yeux. Il faut qu’on parte d’ici, d’accord ? Je vais t’attacher et te faire descendre par la fenêtre. On va aller loin d’ici. Tu te souviens de l’arbre aux fleurs blanches ?

La petite acquiesce sans la quitter des yeux. C’est un endroit où elle l’a emmenée jouer un mois plus tôt, loin de la route qui mène au fort, de l’autre côté de la colline. Les soldats ne penseront pas à chercher de ce côté-là.

— Très bien. Lorsque tu seras arrivée en bas, cours aussi vite que tu peux jusqu’à l’arbre aux fleurs. Cache-toi et attends-moi. Je viendrais aussi vite que possible, je te le promets. Reste-là jusqu’à ce que le soleil se lève. Et si jamais… Si jamais je ne suis pas encore arrivée à ce momentlà, cours. Cours jusqu’au village, éloigne-toi de la route. Trouve une famille et demande leur de te cacher, d’accord ?

La petite fille la regarde, perdue, alors que des larmes coulent le long de ses joues.

— Tu as compris ? insiste la nourrice. Cours jusqu’au village et demande à quelqu’un de te cacher, d’accord ?

Elle acquiesce en reniflant pour retenir un sanglot.

— Mais attention, reprend soudain Milda avec gravité. Surtout, c’est très important : il ne faut pas que les soldats te voient. Les soldats sont méchants, ils te veulent du mal, si tu les vois, va vite te cacher ! D’accord ?

Cette fois, l’enfant commence à pleurer pour de bon et Milda la prend dans ses bras, la serre contre elle.

— Oh, ma chérie, je suis désolée, je suis tellement désolée ! lâche-t-elle, à moitié en larmes elle-même. Tout va bien se passer, je te le promets. Tout va bien se passer. Il faut juste que tu sois forte, d’accord ?

Elle enroule sa corde improvisée autour de la taille de la fillette et fait un autre nœud. Puis, elle la prend dans ses bras et la fait passer par la lucarne. Comme prévu, la petite s’y glisse sans problème, mais pousse un petit gémissement et s’accroche à la corde après avoir regardé en bas.

— Tu es prête ?

L’enfant acquiesce malgré la terreur qui se lit dans ses yeux.

— Rappelle-toi, l’arbre aux fleurs, réptète une dernière fois la nourrice. Et surtout, évite les soldats ! Ils sont méchants.

Puis, elle pousse l’enfant vers l’extérieur et vers le vide, sans lâcher la corde. Le poids de la petite tend l’assemblage de draps et de rideaux et, doucement, elle fait glisser celui-ci entre ses mains, une coudée après l’autre. La petite semble se laisser faire, mais Milda est sûre d’entendre quelques sanglots.

Ô Kab, pourvu qu’elle ne tombe pas !

Le temps passe, les coudées s’enchaînent et elle sent toujours le poids de l’enfant peser sur ses bras, qui commencent à trembler sous l’effort. C’est de plus en plus dur de tenir, mais elle refuse de lâcher ou d’arrêter, ne serait-ce qu’un instant. Pas tant que la princesse n’aura pas touché le sol.

Elle regarde ce qu’il lui reste de corde à faire glisser et réalise qu’elle a déjà dépassé la moitié, mais la petite n’est toujours pas en bas. Son cœur s’emballe. Et si elle n’avait pas fait la corde assez longue ?

— Par pitié, Kab ! supplie-t-elle en fermant les yeux. Aide-moi ! Sauve cette pauvre enfant…

Soudain, la cacophonie des soldats en armure qui grimpent l’escalier se fait entendre de l’autre côté de la porte.

Non ! Pas maintenant ! Elle a besoin d’encore un peu de temps ! La princesse n’est toujours pas arrivée en bas ! Milda rouvre les yeux et, paniquée, accélère le rythme de la descente. Des larmes coulent le long de ses joues.

— Kab, par pitié, protège-la…

Un grand coup est donné dans la porte. Mais le fauteuil qui la bloque tient bon. Milda entend des voix s’élèver de l’autre côté, surprises. Elle accélère encore le rythme. Cette maudite descente est infinie !

Un deuxième coup est donné à la porte, qui ne s’ouvre pas plus. Mais le fauteuil a un peu bougé, il n’est plus aussi stable qu’avant.

— Pitié…

Un troisième coup est donné et le miracle se produit.

Le fauteuil tombe, mais le battant tient bon. Et dans le même temps, le poids de la petite disparaît à l’autre bout de la corde de fortune. Elle a enfin touché le sol !

Les bras tremblants, Milda jette ce qu’il reste de la corde dans le vide.

Un quatrième coup et la porte s’ouvre dans un grand fracas.

Le premier soldat trébuche sur le fauteuil renversé sans comprendre ce qui lui arrive. La nourrice se jette sur le second comme une furie.

— Meurtriers ! Salauds ! Assassins ! hurle-t-elle en tentant de lui griffer le visage.

Le guerrier, pris de court, a du mal à se dépêtrer et manque de tomber à la renverse lui aussi. Il se retrouve calé contre le mur.

Le capitaine entre alors dans la chambre, couteau tiré, et transperce les entrailles de la nourrice. Milda s’écroule en poussant un cri de douleur. Elle porte les mains à sa blessure, il y a du sang partout. Elle a du mal à respirer.

Les soldats se désintéressent d’elle. Ils se tournent vers le reste de la chambre.

— Où est-ce qu’elle est ? s’inquiète alors le capitaine. Où est la gamine ?

Il ne la voit nulle part.

— Trouvez-la ! ordonne-t-il en se précipitant lui-même vers le lit.

Les soldats s’activent aussitôt, regardent dans tous les coins, ouvrent tout ce qui peut l’être, tout ce qui peut servir de cachette. L’un d’eux a l’idée de regarder la lucarne dont le volet est encore ouvert.

— Par-là ! clame-t-il en pointant l’ouverture du doigt. Elle est sortie par-là !

Le capitaine regarde la fenêtre et jure dans sa barbe.

— Vite ! Aux écuries ! Elle ne pourra pas aller bien loin.

Et toute l’escouade se précipite vers les étages inférieurs, abandonnant là le corps sans vie de Milda.

CHAPITRE I LA VOIX DE DURBAST

Son pied s’enfonce dans une flaque.

Du sang.

Il recule instinctivement, reprend ses esprits, regarde autour de lui.

Sous le ciel nocturne, des gens hurlent, crient et fuient dans tous les sens. Les bâtisses sont dévorées par les flammes. Il y a des cadavres abandonnés çà et là et d’autres qui, seulement blessés, rampent pour leur vie. Des soldats armés rient en poursuivant ceux qui peuvent encore marcher. Hommes, femmes, enfants, vieillards, nul n’est épargné. Et au milieu de tout ce chaos, personne ne semble faire attention à lui.

Il faut qu’il réagisse, qu’il fasse quelque chose, maintenant.

Une femme et un enfant, fuyant, trébuchent à quelques pas de là. Sans réfléchir, il se précipite vers eux, leur tend la main. Son regard cherche nerveusement les soldats, il se tient prêt à réagir si l’un d’eux arrive. Personne en vue pour l’instant, tant mieux.

Il regarde à nouveau la femme et l’enfant. Mais ceux-ci se sont recroquevillés sur eux-mêmes à son approche, reculent en rampant et en pleurant. Il peut lire la peur dans leurs yeux. Il ne comprend pas. Peut-être parce qu’il porte une arme lui-même ? Pensent-ils qu’il est un ennemi ?

Il ouvre la bouche pour les rassurer, mais on ne lui laisse pas le temps de dire un mot. La femme et l’enfant, trop effrayés, se relèvent et s’éloignent, aussi vite que leurs jambes peuvent les porter. Pourquoi ? Lorsqu’il veut les rattraper, il se rend compte qu’ils sont déjà trop loin.

Toujours pas de soldat en vue. Que se passe-t-il ?

Un vieil homme titube de l’autre côté de la rue, se tenant le bas du ventre comme pour empêcher ses propres entrailles d’en sortir. Il se précipite pour lui prêter main forte, l’aider à se tirer de cet enfer.

Mais en le voyant s’approcher, le vieillard crie, implore sa pitié et s’éloigne comme il peut malgré sa blessure.

Il s’arrête. Pourquoi a-t-il peur de lui ? Que se passe-t-il ici ?

Il veut tendre la main vers cet homme, lui montrer sa paume, pour l’aipaiser. Mais il se rend compte que celle-ci est couverte d’un liquide pâteux. Il s’arrête dans son geste et la regarde un instant, sans comprendre.

Elle est couverte de sang.

Il regarde son autre main. Elle aussi est couverte de sang. De sang frais, qui coule encore le long de ses bras. Le sang des autres. Le sang des villageois.

C’est lui ! C’est lui le responsable de cette folie ! Ce sont ses soldats là-bas ! C’est lui qui a ordonné ce massacre… Et lui qui y participe…

Non, non, non ! Pourquoi ? Pourquoi a-t-il fait ça ? Pourquoi ?

Il regarde ses mains macculées de pourpre.

Elles tremblent.

***

L’homme se réveille en sursaut et se redresse d’un seul coup dans le lit.

Il nage dans la sueur et a du mal à respirer. Il regarde ses mains. Malgré la pénombre, il voit bien qu’elles sont immaculées, qu’il n’y a pas de sang. Mais elles tremblent toujours.

Du calme… dit alors une petite voix, logée au fond de son crâne. Du calme, respire… Ce n’était qu’un cauchemar, juste un cauchemar…

L’homme sursaute en l’entendant. Que se passe-t-il ? Il regarde autour de lui comme un animal traqué. Quelques traits de lumières filtrant à travers les volets d’une fenêtre lui permettent de voir une large pièce rectangulaire avec quelques coffres, une table, une cheminée et un escalier en bois raide qui mène probablement à des combles. Il n’y a qu’une porte, close, qui mène vers l’extérieur. Où est-il ?

Calme-toi, insiste la voix, il n’y a plus de danger. C’est fini maintenant, c’est fini…

Il y a un baquet d’eau posé à côté du lit, il s’en empare et regarde son reflet. L’eau met un temps à s’aplanir et un visage aparaît alors dans la pénombre. Un visage d’une quarantaine d’années, barbu, avec des cheveux châtains en bataille, un front large, un nez buriné et des sourcils épais. Il soupire de soulagement. Ses souvenirs se remettent doucement en place.

Il connaît ce visage. C’est son visage. Le visage de Durbast. Durbast le Brave.

Il a un rictus amer en pensant cela. « Durbast le Brave », le grand héros dont tout le pays chante les louanges, le grand sauveur de la Galavra et du Nuvet, pourfendeur de l’invincible sorcier noir venu du nord : Obold le Cruel ! Que diraient les poètes s’ils le voyaient ainsi, tremblant comme une feuille dans son lit, effrayé par ses propres rêves ?

La voix a raison, c’est fini maintenant. Rien de tout cela n’était réel. Mais était-ce un cauchemar ? Non, pas vraiment, pas entièrement. Il y a une large part de souvenir dans tout cela, il ne le sait que trop bien. Ses mains sont peut-être propres aujourd’hui, mais elles ne l’ont pas toujours été, bien au contraire…

Tu comptes rester planté là devant ton reflet toute la journée ?

Durbast grogne pour toute réponse.

Il repose le baquet à ses pieds et lève les yeux vers la fenêtre, toujours fermée par les volets. La lumière passe au travers de ceux-ci, mais elle est encore trop faible pour que le soleil soit tout à fait levé. Et ses paupières sont encore lourdes.

Il songe un instant à se rendormir, mais l’idée de replonger dans son cauchemar le rebute. Tout sauf ça. Puisqu’il est éveillé, autant commencer sa journée.

Il se lève, s’étire, fait craquer ses os, délie quelque peu ses muscles engourdis. Puis, il attrape un pantalon, une ceinture, une chemise et les passe rapidement. Il plonge ses mains dans l’eau du baquet et s’asperge le visage pour achever de se réveiller. Sentir les gouttes fraîches perler dans sa barbe et ses cheveux l’apaise et lui arrache un petit sourire. Il enfile ses bottes, attrape un ruban et attache sa tignasse au niveau de la nuque en se dirigeant vers la porte de la masure.

Il l’ouvre et débouche immédiatement sur une terrasse de bois qui longe la face sud de la bâtisse. En elle-même, ce n’est qu’une construction de pierres claires recouverte d’un toit de chaume, un simple carré à moitié enfoncé dans le flanc de la colline comme on en trouve partout dans la région. Mais elle est entourée d’une large clairière en pente raide et envahie par les herbes sauvages. Il y a un puits creusé dans le sol un peu plus bas et, sur sa droite, protégés par une petite palissade de bois, un jardin et un potager parfaitement entretenus.

Et tout autour, couvrant les collines sauvages du Vel, principalement constituée de pins, une grande forêt luxuriante s’étend à perte de vue.

Durbast scrute un instant ce paysage vierge et magnifique qui s’étale devant lui. Il laisse toutes les saveurs de la forêt emplir ses narines et écoute un instant le chant des premiers oiseaux, mêlé à celui des cigales. Il sourit.

Ce calme divin, loin des hommes et de leur folie. C’est pour cela qu’il est venu ici, il y a de ça quatorze ans maintenant ; depuis ces fâcheux événements qui ont rendu le nom de Durbast si célèbre. Ici, dans la région la plus isolée du monde qu’il a pu trouver, il n’y a personne pour l’admirer à tort et à travers, personne pour lui demander quoi que ce soit, personne pour lui rappeler cette sombre période de sa vie.

Et plus encore, ici, il ne met personne en danger.

Tu devrais réparer ce fauteuil avant qu’il ne s’écroule sous son propre poids, commente soudain la voix au fond de lui.

Durbast cligne des yeux un instant et revient à la réalité. Il regarde le siège qui trône lamentablement à côté de lui sur la terrasse. C’est un fauteuil tressé en osier qu’il a fabriqué lui-même il y a quelques années. Mais aujourd’hui, plusieurs mailles ont cassé et, quand il s’y assoit, il a l’impression que l’ensemble va céder sous son poids. Plus que de le réparer, il faudrait le remplacer.

Hélas, c’est un long travail, compliqué et ingrat. Il se souvient avoir passé plusieurs semaines à fabriquer celui-ci et il n’a pas l’énergie ou la motivation suffisante pour relever ce défi aujourd’hui.

Il renifle méchamment.

— Je le ferai plus tard.

Pour l’instant, il a envie de profiter de la nature qui l’entoure, du calme et de la tranquilité de la forêt. Une promenade dans le bois ne serait pas de refus. Il a des pièges à relever de toute manière et son ventre gargouille déjà d’impatience.

***

La lame de la hache s’élève et reflète un instant le puissant éclat du soleil avant de s’abattre brutalement sur la bûche, qui se fend aussitôt en deux morceaux distincts.

Durbast se redresse, attrappe une autre bûche, la place sur la vieille souche, lève à nouveau sa hache et recommence, encore et encore. Ses gestes sont précis, puissants, mécaniques. Il ne manque jamais son coup et les morceaux de bois s’accumulent rapidement de part et d’autre de la souche.

L’exercice lui fait du bien, le détend, lui libère l’esprit. Toute la journée, il a essayé de s’occuper de son jardin ou de travailler à un projet de marches en bois pour accéder plus facilement à sa terrasse, mais impossible de se concentrer. Chaque fois, les images de son cauchemar se sont imposées à sa vision. Il fallait qu’il évacue sa tension, et un effort physique tel que celui-ci, simple, répétitif et éreintant, était exactement ce dont il avait besoin. Et c’est toujours plus utile que d’aller courir dans les bois et d’hurler jusqu’à s’en briser la voix.

Certes, il n’a pas besoin de bois de chauffage pour l’instant. La chaleur est étouffante aujourd’hui et il a dû retirer sa chemise tant elle était imbibée de transpiration. Comme tous les étés dans le Vel, l’air est brûlant et un soleil de plomb écrase toute la région. Mais ici, les hivers sont aussi longs et rudes que les étés sont chauds. Il est essentiel d’y être bien préparé si l’on ne veut pas mourir de froid aux premières neiges.

Il s’arrête un instant pour reprendre son souffle et regarde le tas de bois qu’il a déjà coupé. Il sourit. Il a bien travaillé, il peut s’accorder une petite pause. Il pose sa hache et s’étire pour délier ses muscles rendus trop rigides par l’effort. Il écoute un instant le chant des cigales qui semble couvrir tout le reste.

Le soleil tape vraiment fort aujourd’hui et il n’y a toujours pas de nuage à l’horizon. Pas de vent non plus. L’air est plus sec que jamais et il a soif. Il se penche pour ramasser sa gourde, mais il n’a pas besoin de l’ouvrir pour comprendre qu’elle est vide. Et comme un idiot, il a laissé le seau d’eau à l’intérieur de la masure.

Remonter la pente pour aller se servir ne lui dit rien pour l’instant, d’autant que le puits n’est qu’à quelques pas de lui. Autant aller s’y servir directement.

En un instant, il a traversé la distance qui le sépare de la source. Il attache la gourde à une corde, la fait tomber dans le trou et écoute l’objet éclater la surface de l’eau avec plaisir. Tout en bas, quelques bulles s’échappent du bouchon à mesure que la gourde s’enfonce dans le bassin et se remplit. Il attend quelques instants, puis tire sur la corde qui dégouline maintenant de goutes fraîches.

Il prend la gourde sans la détacher et commence par boire quelques gorgées, puis verse ce qu’il reste sur son corps brûlant en poussant un râle de satisfaction. À cet instant, il ne rêve plus que d’une chose : plonger au fond de ce puits et s’immerger complètement. Il soupire d’aise et laisse à nouveau la gourde tomber au fond de l’eau.

Il y a quelqu’un.

Durbast fronce les sourcils, surpris. Il se redresse, cherche aux alentours, et trouve rapidement.

Là, à la lisière de la forêt, juste entre deux arbres, il y a une petite fille aux cheveux sombres et aux grands yeux bleus qui l’observe. Elle ne doit pas avoir plus de cinq ans et porte un manteau vert émeraude par-dessus une robe de chambre. Elle est sale, à moitié couverte de terre, avec des feuilles dans les cheveux, comme si elle avait dormi dehors. Et elle est pied-nu.

Elle ressemble à…

La voix ne termine pas sa phrase, c’est inutile. Durbast aussi l’a vu, il n’a pas pu s’empêcher d’y penser en la voyant. La ressemblance est frappante.

Son cœur se serre et il sent une boule de chagrin se loger dans sa gorge. Il se crispe tout entier pour tenter de la refouler.

— Qu’est-ce que tu regardes toi ? gronde-t-il l’enfant avec hargne.

La fillette sursaute mais ne bouge pas.

— Dégage de-là ! Ouste ! Fous le camp !

Il fait quelques pas en avant et un grand geste de la main vers le lointain pour appuyer son ordre. Le ton de sa voix et la dureté de son expression effraient la petite fille qui s’éclipse aussitôt dans la forêt et disparaît entre les arbres.

Durbast reste un moment à observer les alentours, comme pour s’assurer qu’elle ne revient pas.

D’où venait cette gamine ? Que faisait-elle ici ? Elle lui ressemblait tellement…

Les larmes emplissent ses yeux et la boule dans sa gorge devient de plus en plus pesante alors qu’un autre visage, tout aussi jeune, lui revient en mémoire. Il secoue la tête pour tenter de chasser cette image, mais rien n’y fait.

Ce n’était pas elle, ça ne peut pas être elle… tente de se rassurer la voix.

Non, bien sûr, ça ne peut pas être elle. Elle est morte. Comme tous ceux qui l’ont un jour côtoyée…

Il a soudain envie de crier, de jurer, d’éclater en sanglot et de frapper la première chose qu’il trouvera. Mais au lieu de ça, il s’écroule dans l’herbe et laisse une première larme couler le long de sa joue. Il renifle pour tenter de contenir le reste.

Pourquoi ? Pourquoi a-t-il fallu que cette maudite gamine débarque aujourd’hui ? Pourquoi faut-il toujours que ces souvenirs reviennent ? Même ici, aussi loin de tout ? Il ne se sent même plus la force de lutter contre les larmes à présent. Tout ce qu’il voudrait c’est dormir, dormir d’un sommeil sans rêve et oublier que cet événement est jamais arrivé.

Et il connaît le remède pour ça.

CHAPITRE II UN ORAGE À VENIR

Son crâne est comme dans un étau. Il a l’impression qu’on est en train de frapper sur sa tête avec un marteau à chaque battement de son cœur. Il essaie de se lever, mais une nausée le saisit immédiatement et il préfère se rallonger un instant pour la laisser passer. Il gémit alors que quelqu’un s’acharne sur ses tempes. Il reste ainsi dans le lit et prend de grandes et lentes inspirations. Le mal de tête et les nausées vont bien finir par se calmer un peu.

En attendant, le plafond continue de tourner au-dessus de lui.

Alors, bien dormi ? assène la voix, sarcastique. En forme ?

Durbast pousse un râle fatigué. Ce n’est pas le moment.

Bonne nouvelle cependant ! annonce-t-elle soudain, bien trop joyeuse pour être sincère. Tu as englouti tes dernières réserves. Il ne reste plus une goutte de vin dans la masure. J’imagine que c’est plutôt un signe encourageant.

— Tais-toi… implore Durbast en se tenant douloureusement le front. Par pitié, tais-toi…

Arrête de geindre, abruti, tu n’as que ce que tu mérites. Est-ce que ça en valait la peine ? Tu vois dans quel état tu es maintenant ?

Dans le fond, Durbast sait bien que la voix n’a pas tort. Pourtant, il a beau être au plus mal à cet instant précis, il sait aussi que cela va passer et, plus important encore, il n’a pas fait de cauchemar. Ce qu’il ne peut qu’apprécier.

Il essaie à nouveau de se redresser et, cette fois, affronte la nausée et le vertige qui accompagnent son effort. Il s’assoit sur le bord du lit en serrant les dents, mais son pied heurte quelque chose. Une carafe en fer vide, abandonnée là au cours de la soirée. Il regarde un peu autour de lui et constate les dégâts. L’intérieur de la masure est dans un piteux état. Ses affaires traînent un peu partout et son seau d’eau est lamentablement renversé sous la table.

Il a une moue écœurée.

— J’ai soif…

Il se lève difficilement, luttant pour ne pas s’effrondrer sur le lit et pour ne pas vomir. Une fois sur ses deux jambes, il titube comme il peut entre les coupes et les outres vides. Il atteint le seau renversé, se penche pour en attraper l’anse et grogne quand il s’agit de se relever. Il se tient à la table pour souffler un instant.

Il commence à s’habituer à la douleur, mais vu l’état de son intérieur, il en a probablement pour toute la matinée. Il se rend compte à cet instant qu’il s’est endormi tout habillé et que ses vêtements empestent, en plus de lui donner un air débraillé ridicule. Il passe outre tout cela et se dirige vers la porte, qu’il ouvre d’un coup pour respirer.

Il regrette immédiatement sa précipitation.

L’éclatante lumière du soleil estival agresse aussitôt sa rétine. Il pousse un râle douloureux et protège maladroitement ses yeux avec sa main. Le jour est déjà levé depuis un moment, l’alcool l’a assomé plus longtemps qu’il ne l’aurait souhaité. Il se met à grommeler intérieurement contre sa propre bêtise et fait un pas sur sa terrasse, mais il lui faut un long moment pour s’adapter à la lumimosité ambiante.

Le fauteuil…

— Au cul ce maudit fauteuil, je m’en…

Il s’arrête au beau milieu de sa phrase.

Sur le fauteuil, il y a la petite fille. Celle qu’il a vue la veille. Elle est toujours aussi sale et décoiffée, elle porte toujours son manteau vert émeraude, et elle est enroulée comme un chat dans le creux du siège. Elle a encore la marque des mailles sur la joue : elle a probablement dormi là une bonne partie de la nuit. Mais à cet instant précis, elle le regarde avec ses yeux bleus grands ouverts, sans oser faire le moindre geste. Elle a l’air d’attendre sa réaction.

— Sale petite peste ! grogne-t-il.

Attends !

Mais c’est trop tard. Durbast se précipite sur le siège d’osier tressé et donne un coup de pied dedans pour le renverser. La petite tombe durement sur le sol et prend peur. Elle se relève immédiatement et court droit vers la forêt. Il se jette en avant pour l’attraper, mais il s’empêtre dans le fauteuil et manque de tomber. Il titube ensuite quelques pas le long de sa terrasse avant de s’arrêter et de se tenir au mur de la masure, incapable d’aller plus loin sans vomir ou s’écrouler à cause de la douleur qui lui vrille le crâne.

Le temps qu’il en arrive-là, la petite a déjà avalée la distance qui la séparait des arbres.

— C’est ça ! crache-t-il dans sa direction. Va-t-en, petite conne ! Va-t-en ! Et t’avise pas de revenir ! Si je t’attrape, la prochaine fois, je t’arrache les oreilles !

Puis, il s’adosse au mur et s’assoit pour évacuer son mal de tête et sa nausée. Cette fois c’est toute la clairière qui tourne devant ses yeux.

Ça va ? demande la voix, mécontente. Tu es fier de toi ? Tu as défendu ton domaine contre un dangereux envahisseur ?

— La ferme.

Durbast prend le temps de respirer pour calmer un peu son malaise.

Il y a quelque chose d’anormal avec cette petite. Personne ne vient plus ici depuis des lustres. Depuis plus de dix ans en fait. Depuis qu’il a balancé ce ménestrel de pacotille au fond du ruisseau et qu’il l’a renvoyé d’où il venait la gueule en sang.

Au départ, lorsqu’il s’est installé ici, admirateurs et pèlerins de tous bords ont tenté de venir le voir et d’obtenir sa bénédiction, de lui faire des offrandes ou d’autres conneries du genre. Il a alors fallu qu’il les chasse un à un, à coup d’insultes, de menaces, de poings, de pieds ou même parfois de flèches lorsqu’ils avaient le malheur de le surprendre au mauvais moment. Mais après l’incident avec le poète, plus personne n’est jamais revenu tenter sa chance.

Tout le monde sait, dans la région, qu’on ne doit pas déranger le Brave dans sa retraite.

Et pourtant, voilà que cette gamine vient dormir sur le pas de sa porte. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez elle ? Il regarde l’endroit de la forêt où elle a disparu.

C’est probablement une orpheline, suggère la voix. Elle n’a peut-être nulle part où aller.

— Et alors ? réplique le héros. C’est une raison pour venir m’emmerder moi ?

***

La pierre court lentement le long de la lame dans un sifflement métallique, aiguisant son tranchant jusqu’à la pointe. Le métal poli reflète l’éclat du puissant astre du jour avec la même intensité qu’à ses débuts. L’arme est toujours aussi belle.

C’est une épée longue, avec une garde large qui brille comme l’argent, un manche protégé par une lanière de cuir noir, et un diamant pourpre incrusté dans le pommeau. Elle est d’une qualité exceptionnelle, parfaitement équilibrée. C’est pour cette raison que Durbast en prend si grand soin.

Autrefois cette épée appartenait à Obold le Cruel. Le seul butin qu’il ait jamais récupéré après la bataille de Maezzen. Un détail que ne mentionnent pas les légendes qui circulent à son sujet, ce dont il ne se plaint pas.

L’épée du sorcier n’est pas vraiment magique en elle-même, elle est juste d’excellente facture, une véritable œuvre d’art. C’est pour ça qu’il n’a pas pu se résoudre à l’abandonner lorsqu’il est parti. Mais si les Crisis, les mages noirs du nord, ces chevaucheurs de dragons dont Obold faisait autrefois partie, apprenaient qu’il possède ce trésor, ils n’hésiteraient pas à envoyer leurs assassins l’éliminer et la récupérer. Ils ne prendraient pas le risque que quiconque brandisse un tel artefact sur le champ de bataille. Surtout si elle était tenue par un homme réputé pour avoir tué l’un des leurs et à qui l’on prête toutes sortes de pouvoirs.

Les Crisis n’ont jamais apprécié que qui que ce soit leur face la moindre concurrence en matière de magie.

Heureusement, seul Aznor, le général victorieux de Maezzen et l’actuel régent du royaume, sait qu’il a récupéré cette épée. Et jusqu’à preuve du contraire il n’a jamais divulgué ce secret à quiconque, tout comme Durbast n’a jamais parlé de la bague du sorcier qu’Aznor a récupéré au même moment. De toute manière, à qui irait-il le dire ? Et pourquoi ?

Une branche craque à moins d’une trentaine de pas de là.

Immédiatement, Durbast arrête son geste, se redresse et scrute la forêt en direction du bruit. Il observe les arbres quelques instants, prêt à surprendre le moindre mouvement suspect. Mais rien ne bouge sous ce soleil de plomb, il n’y a pas même de vent dans les feuilles. Il tend un peu plus l’oreille, mais seules les cigales se font entendre.

Il renifle, revient à sa pierre et à l’aiguisage de l’épée d’Obold, les sens toujours en alerte.

Tu comptes monter la garde longtemps ? se moque la voix.

Durbast grogne pour lui intimer de se taire et s’enfonce à nouveau dans le vieux fauteuil d’osier sur lequel il est assis. Quelques mailles brisées s’enfoncent dans sa peau et l’ensemble craque dangereusement, mais il l’ignore et essaie de se concentrer sur la lame qu’il a dans les mains.

Essaie au moins d’aiguiser l’autre côté du tranchant, ça sera plus crédible, conseille la voix, non sans ironie.

Durbast s’arrête. Il réalise qu’effectivement, il répète inlassablement le même geste depuis qu’il a commencé.

Il a une moue agacée et peste intérieurement contre la voix et ses remarques incessantes, mais il tourne tout de même la lame entre ses doigts et reprend son travail.

— Si c’est vraiment une orpheline, elle va revenir, tente-t-il de se justifier.

Quel drame ! Nous voilà envahis par les petites filles esseulées ! Le Brave sera-t-il de taille à affronter ce nouvel ennemi ?

Durbast gronde.

— J’en ai rien à foutre de son âge, crache-t-il. Si elle revient, je lui flanque mon poing dans la gueule.

Oh oui, bravo ! Quel héroïsme ! soupire la voix, guère impressionnée. Si tu veux vraiment qu’elle te fiche la paix, disparaît un jour ou deux, va chasser. Au moins ça te détendra. Mais si tu as besoin de frapper une petite fille pour maintenir ta réputation d’ermite acariâtre…

— Chut !

Quoi, tu ne peux pas non plus supporter quelques remarques maintenant ?

— Tais-toi ! insiste le héros. J’ai entendu quelque chose !

La voix ne répond pas et redevient silencieuse tout au fond de lui.

Durbast tend l’oreille. Il y a effectivement du bruit, il n’est pas fou, quelque chose approche. Il referme instinctivement les doigts autour de son épée et attend.

Mais très vite, c’est le tintement d’une petite cloche qui se fait entendre, accompagné de bêlements agaçants. Durbast se détend et soupire. Ce n’est que Vohon, son « voisin ».

Ce chevrier insipide trouve toujours le moyen de débarquer au mauvais moment. Comment la voix a-t-elle fait pour le convaincre de ne pas le chasser comme les autres la première fois qu’il s’est présenté dans la clairière ? Il a beau habiter la bâtisse la plus proche de la sienne – ce qui dans les parages ne veut pas dire grand-chose –, ce n’est pas une raison pour avoir à souffrir ces visites incessantes. Si Vohon ne faisait pas quelques courses au village pour lui, il y a longtemps qu’il l’aurait envoyé rouler au fond du ruisseau lui aussi. Le plus tôt ce paysan de malheur sera reparti, le mieux il se portera.

Après une attente à la limite de l’interminable, Vohon finit effectivement par apparaître dans la clairière en suivant le chemin habituel qui mène à la masure, évidemment encadré par sa panoplie de chèvres malingres. Durbast jette un regard mauvais aux animaux, surtout à ceux qui approchent de son jardin d’un peu trop près. Mais en réalité, Vohon connaît son métier et tient suffisamment bien son troupeau pour qu’aucune des chèvres n’ait seulement l’idée d’approcher la barrière. Il sait qu’il n’y a rien à craindre.

L’éleveur le salue d’un geste et d’un grand sourire. Durbast ne fait aucun effort pour lui répondre et fait mine de se concentrer sur l’aiguisage de son épée.

Le vieil homme, à moitié chauve, se hisse d’un pas difficile jusqu’à la terrasse. Le dos courbé par tant d’années passées à marcher sous le soleil du Vel, il s’appuie sur son bâton pour aider ses vieux membres rachitiques et osseux à tenir sous l’effort.

Cet abruti a encore oublié de prendre son chapeau aujourd’hui, commente la voix.

— Pfiouu ! Il fait chaud aujourd’hui, pas vrai ?

Durbast ne répond pas, ouvrir la conversation avec le temps qu’il fait est une habitude du chevrier dont il se passerait bien. Vohon s’arrête à quelques pas de lui et jette un regard vers l’horizon, vers l’ouest, où des nuages épais se sont formés.

— Il y aura un orage cette nuit. Ou demain. Ça va nous rafraîchir, hein ?

Durbast roule des yeux. Qu’est-ce que ça peut bien lui faire ?

Et maintenant, il va passer aux nouvelles du village…

— Je suis descendu dans la vallée ce matin, déclare Vohon comme si c’était une information importante.

Durbast manque de sourire tant l’homme est prévisible.

— J’ai croisé Perev, poursuit le chevrier, sans relever l’attitude méprisante du héros. Il m’a dit que les soldats étaient descendus du fort pendant la nuit d’avant hier. Toute la garnison à ce qu’il paraît. Il a dit qu’ils s’étaient mis à fouiller les maisons une par une, à la recherche de rebelles qu’ils disent.

Durbast soupire sans la moindre gêne. En fait, ce n’est pas drôle, c’est juste ennuyeux à mourir. Il ne voit pas ce qui pourrait être plus futile que d’entendre parler des remous du village voisin. Tout cela ne le concerne pas.

Il prend le foureau qu’il a posé sur ses genoux et y glisse la lame d’un geste sec. De toute manière, elle n’avait pas vraiment besoin d’être entretenue aujourd’hui.

— Il paraîtrait aussi que le roi est mort.

Durbast se fige. C’est déjà une nouvelle plus intriguante. Le roi Lazist ayant à peine vingt ans, il serait étrange qu’il ait succombé de mort naturelle… ou même qu’il soit mort.

— Apparemment, explique Vohon, très content de son petit effet, un marchand qui vient d’Ilohen a dit à Perev qu’il avait été assassiné ou quelque chose comme ça. Une tentative de coup d’État, je crois.

Durbast secoue vaguement la tête et s’empare du matériel qui lui sert à entretenir son épée. Ce n’est rien de plus qu’une rumeur. Si c’était vrai, toute la région en parlerait et pas seulement un marchand de passage qui aurait parlé à un pauvre paysan du coin entre deux pintes. Et puis de toute manière, qu’est-ce que ça peut bien lui faire que Lazist soit mort ou pas ? Ce n’est pas comme si ce jeune pantin à la solde d’Aznor avait quoi que ce soit à voir avec lui.

Il se lève et c’est tout le fauteuil qui craque de soulagement.

— Mais bon, fait le chevrier en soupirant. Perev dit n’importe quoi des fois. Et puis, il m’a dit ça comme si c’était un secret. Mais si le roi était mort, ce ne serait pas un secret…

Vohon a un petit rire un peu forcé, comme s’il ne croyait pas vraiment à la nouvelle. Une façon de se montrer plus intelligent qu’il ne l’est sans doute. Mais Durbast le connait bien, il sait pertinement que le chevrier y croit, ou qu’il veut y croire. Parce qu’ainsi, il se passerait enfin quelque chose d’exceptionnel dans sa petite vie sans intérêt. C’est d’ailleurs pour cette même raison qu’il revient sans cesse par ici, deux ou trois fois par semaine, quand bien même Durbast ne fait preuve d’aucune once d’hospitalité à son égard et se sert de lui comme coursier à la moindre occasion. Il veut pouvoir raconter à tout le monde qu’il est l’ami du grand Durbast le Brave ! Le seul à pouvoir entrer et sortir de son domaine à sa guise ! Ce paysan n’est vraiment pas difficile à cerner.

Durbast l’ignore complètement et va ranger son arme à l’intérieur de la masure, en n’oubliant pas de fermer la porte derrière lui, sans adresser le moindre mot à Vohon, comme si celui-ci n’avait jamais été présent. Une fois là, il s’immobilise et écoute.

Pendant quelques instants, il n’entend que le chant des cigales et la cloche des chèvres qui broutent tranquillement les herbes sauvages. Puis Vohon pousse un petit soupir habitué et ordonne au troupeau de repartir. Quelques bêlements se font entendre et s’éloignent, puis le silence le plus total revient dans la clairière.

Durbast s’autorise à respirer de nouveau. Enfin débarrassé.

Moque-toi, ricane la voix au fond de lui, mais sans lui, tu ne saurais même pas que Lazist est roi…

Durbast hausse les épaules et sourit : encore une fois, tout cela ne le regarde pas. Lazist peut bien porter la couronne et Aznor faire croire à tout le monde qu’il ne tire pas les ficelles, en quoi ça va changer quoi que ce soit à sa vie à lui ? Et puis, ça fait dix ans que ce royaume enchaîne les guerres de succession, même si les nouvelles apportées par Vohon étaient vraies, elles n’auraient pas grand-chose d’exceptionnel non plus.

Pourtant, contre toute attente, la voix se met à rire à l’intérieur de son crâne, ce qui est particulièrement désagréable.

— Quoi ? râle le héros, agacé.

Tu étais tellement pressé de te débarrasser de lui que tu as oublié de lui demander d’aller t’acheter du vin, ricane-t-elle.

Durbast ferme les yeux un instant et retient un juron. Quel con !

Maintenant, il va falloir qu’il tienne le coup quelques jours en priant pour ne pas faire de cauchemars, le temps que Vohon se décide à lui rendre une nouvelle visite. Hors de question de descendre au village pour ça. Pas tant que les rêves ne l’empêcheront pas totalement de dormir en tout cas. Et puis, si une chose est certaine en ce bas monde, c’est que Vohon revient toujours parler de la pluie et du beau temps à son grand ami Durbast le Brave.

Il pousse un soupir agacé, chasse le vieil homme de son esprit et regarde l’épée qu’il a toujours dans la main. Il la pose comme d’habitude à côté de la porte d’entrée et prend la hache. Il va aller couper un peu plus de bois. Il s’est interrompu la veille et n’a pas fini la pile qu’il avait entamée, il n’aime pas laisser un travail inachevé.

Il ouvre sa porte, fait un pas au dehors et s’arrête.

Il y a quelque chose d’inhabituel dans le jardin.

Il regarde dans cette direction et repère aussitôt la petite fille, accroupie entre les fleurs, en train de lui piquer des légumes à peine mûrs. À nouveau, elle le regarde comme un chat appeuré, appréhendant sa réaction.

— Hey ! s’emporte Durbast. Bas les pattes !

La fillette se relève immédiatement et s’enfuit en courant.

— Reviens ici sale voleuse !

Le héros se lance à sa poursuite à grandes enjambées, hache à la main. La petite sort du jardin avant qu’il ne puisse arriver à sa hauteur et file à nouveau vers la forêt. En quelques pas, il rejoint la lisière et aperçoit son manteau émeraude se glisser entre deux arbres. Il n’hésite pas un instant et court dans cette direction.

Mais une fois arrivé là, il se rend compte qu’il l’a perdue de vue. Il regarde autour de lui comme un animal, rafermissant sa prise sur le manche de sa hache.

— Où est-ce que t’es, sale chienne ?! vocifère-t-il, fou de rage. Reviens-ici ! Tu crois que tu peux me voler comme ça ? Hein ? Tu crois que je vais laisser passer ça ! Tu sais qui je suis ?! Tu crois que tu peux m’échapper ?!

Ses réflexes de chasseur reprennent le dessus, il se met à scruter le sol à la recherche de la moindre piste pouvant le guider jusqu’à sa proie.

Calme-toi ! intime la voix. Elle est partie…

— Je vais te montrer ce qu’on fait aux sales merdeuses dans ton genre là d’où je viens ! insiste le Brave. On va voir si tu reviens après ça…

Du calme ! Reprends-toi !

Malheureusement, il a beau chercher autour de lui, la petite ne semble pas avoir laissé la moindre trace. Il se serait trompé de direction ?

— Tu vas regretter d’être venue jusqu’ici ! crache-t-il aux environs. Si je t’attrape je vais te…

OH !

Durbast sursaute et s’arrête net.

La voix a hurlé dans son crâne et son cœur vient de faire un bond en arrière. Tous ses poils se sont dressés d’un coup et sa respiration s’est coupée.

Qu’est-ce que tu fais avec cette hache ? interroge-t-elle avec gravité. Tu veux décapiter une gamine ?

Durbast cligne trois fois des yeux. Hagard, il regarde l’arme qu’il est en train de brandir comme s’il voulait trancher des membres avec, prêt à frapper le premier ennemi à sa portée. À frapper une enfant de cinq ans qui n’est même pas là.

Non ! Non ! Pas ça ! Pas encore !

Il lâche l’arme et recule instinctivement de quelques pas.

Il regarde ses mains. Elles tremblent.

Il se sent vaciller tout à coup. Il entend son cœur battre lentement contre ses tempes. Qu’est-ce qu’il était en train d’essayer de faire ? De tuer une enfant ? Vraiment ?

Il tombe à genou…

— Non, non, non… lâche-t-il d’une petite voix. Je ne voulais pas, ce n’est pas vrai, ce n’était pas moi… je…

Mais il ne peut pas empêcher les sanglots d’arriver. Évidemment que c’était lui. Ça a toujours été lui, et il le sait. Quatorze années passées ici, isolé de tout et de tout le monde, à tenter de se reconstruire une vie malgré tout… Et pourtant, il en est toujours là, prêt à égorger le premier enfant venu dans un coup de sang.

— Je suis un monstre, lâche-t-il. Un monstre… je n’y arriverai jamais… jamais…

Il reste quelques instants à pleurer, là au milieu des arbres, dans le silence absolu. Pour une fois, la voix ne dit rien. Elle se tait tout au fond de lui et le laisse en paix.