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Élus d’Éden tire son inspiration d’une histoire vécue. Ici, c’est grâce à une grand-mère de 87 ans, sa petite-fille Léa âgée de 20 ans, ainsi que leurs amis, que Thomas Lucques, sous l’emprise d’une secte, trouve le courage de quitter la communauté qui le maintenait prisonnier. Cependant, se libérer d’une telle emprise est un chemin difficile et parfois dangereux ! Entre des financiers avides, un révérend pervers et des hommes de main brutaux, plongez dans l’histoire de cette résurgence parsemée d’obstacles.
À PROPOS DE L’AUTEUR
Avec Rétroviral, Répercussions, Rétrocessions et Élus d’Éden, Jean de Blonay nous entraîne dans un parcours littéraire riche en expériences de vie. De la chirurgie à la médecine générale en passant par les urgences, son cheminement professionnel constitue le socle de l’ensemble de ses publications.
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Seitenzahl: 356
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Jean de Blonay
Élus d’Éden
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean de Blonay
ISBN : 979-10-422-0262-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Post Tenebras, Lux
Resurgir après l’obscurantisme
Tout le monde peut se reconnaître dans mes personnages,
mais les autres ne le pourront pas.
Voici le quatrième roman que j’écris en moins de trois ans : je suis toujours aussi impressionné par la patience, la résilience et la complicité de mon épouse, Léonie, qui ne se plaint jamais de la longueur de mes séances d’écriture.
Comme pour les livres précédents, je remercie du fond du cœur les modèles de mes personnages qui, pendant ma carrière, m’ont tant appris. J’ai volontairement flouté leurs profils au point qu’ils seront seuls à se reconnaître, et encore…
Je remercie aussi mes correctrices qui sont aussi mes premières fans : Léonie, Noëlle, Monique, Marina et maintenant Brigitte.
Gilly et Sally pour les traductions en Anglais, Marino pour les traductions en Italien, Antonio pour les traductions en Espagnol.
Je n’oublie pas les éditions Jets d’encre qui m’ont mis le pied à l’étrier.
2021, Aurore
J’ai quatre-vingt-sept ans et je m’appelle Aurore. Au soir de ma vie, je trouve ce prénom plutôt risible ! Bon, il paraît qu’au moment de trépasser, on est ébloui par une forte lueur jaune, comme une aurore…
C’est dire que je ne suis plus toute jeune. Je suis percluse de rhumatismes, les mains constellées de taches de cimetière, le dos voûté, les lombaires raides, les orteils déformés, les doigts qui partent en coup de vent, les genoux et les hanches raides au moins jusqu’à dix heures du matin, la démarche instable. Je me déplace avec deux cannes. Je rêve d’un déambulateur, mais je n’ose pas : j’ai trop peur de passer pour une vieille…
Que voulez-vous, on ne se refait pas ! Je suis coquette, toujours bien habillée, avec recherche. Quand je me vois dans le miroir, je réalise que j’ai peu de rides, que mes paupières ne tombent pas, que mes bajoues sont discrètes et mon cou finalement assez peu distendu. Évidemment, j’évite les miroirs quand je suis en petite tenue. Là, c’est une autre histoire ! Je comprends pourquoi Lucien exige une mise en scène avant nos ébats. Enfin, si cela le stimule, c’est moi qui en profite, alors je joue le jeu.
Comme tous les gens de mon âge, je fais un peu le bilan de ma vie : pas terrible.
C’est en 1950 que j’ai eu vingt ans. L’Europe pansait ses plaies après les quatre années démoniaques dues à la mégalomanie d’une sorte de gourou politique : pervers narcissique terriblement efficace. Comme la plupart des gens de son espèce, il avait comblé les ratages de son enfance et la disgrâce de son état par la manipulation des autres. Il était du même moule, mais plus violent, que les Ron Hubbard, les Di Mambro, Jim Jones, Raël et autres. Mais le schéma était semblable. Chacun, grisé par son succès, s’est attribué une sorte de statut d’infaillibilité. Jusqu’au moment de la découverte de leur imposture. Trop veules pour affronter le jugement du monde, ils se sont éclipsés dans la mort, souvent en emmenant avec eux dans leur « voyage » ceux dont les reproches auraient risqué de les accabler.
J’ai, moi aussi été manipulée. J’ai supporté le mari à qui la conjuration sociale m’avait vouée. Conformisme, manigances et contraintes…
Les gens disaient de nous :
Nous étions si bien assortis, si comme il faut, que nous n’avons pas jugé nécessaire de nous rencontrer vraiment. Nous avons plongé tout droit dans le conventionnel, au point que nous n’avions que peu de vie intime. Juste ce qu’il fallait pour accomplir le « devoir » et fabriquer cette catastrophe ambulante, ma fille Odile. Par bonheur, celle-ci nous a donné une petite-fille unique en son genre : Léa ! Comment a-t-elle fait pour produire une telle merveille ? J’en suis toujours à me le demander.
Trop occupés par leur vie sociale et professionnelle, ils me l’ont si souvent confiée que c’est presque moi seule qui l’ai élevée. Jusqu’à ses dix ans, c’est moi qui allais la chercher à la sortie de l’école. Je la voyais grandir avec effroi, mais aussi avec fierté.
Avec effroi, parce que, jusqu’à six ans, elle courait vers moi et me sautait au cou, manquant me renverser à chaque fois ! Entre huit et dix ans, elle ne me sautait plus au cou mais courait encore se jeter dans mes bras. Dès dix ans, elle n’accourait plus, mais continuait à me sourire. À douze ans, ses petits seins commençaient à se deviner et, là, elle a préféré rentrer seule à la maison.
Avec fierté, parce qu’elle me justifiait. Quand je la félicitais pour sa gaieté et son enthousiasme, elle répondait toujours :
Elle me confiait tous ses secrets, tous ses soucis, toutes ses interrogations… Le dialogue avec ses parents n’était pas possible. Sa mère en était restée à se mettre des linges entre les jambes tous les mois. Elle voyait avec horreur l’idée de s’introduire des tampons. Je suis certaine qu’elle craignait de ressentir quelque chose… Ma fille Odile saisissait toutes les occasions, tous les prétextes, pour nourrir sa culpabilité et sa mauvaise conscience perpétuelles, entretenues par sa crainte de toute forme de plaisir. Bref, elle a toujours été d’une totale incompétence face à une jeune fille enjouée, avide de vivre comme Léa. Quant à son père, quand il ne s’abêtissait pas devant la télévision, il passait son temps dans son grenier où il avait installé un circuit géant de train électrique…
À quinze ans, Léa n’avait qu’une soif : empoigner la vie à pleines mains. Curieuse de tout, elle débordait d’énergie, avait lu Jane Eyre, l’Idiot, Orgueil et Préjugés, mais aussi 1984 et le Meilleur des Mondes.
Les déjeuners du mercredi que nous avions instaurés se prolongeaient souvent tard dans l’après-midi, nourris par nos discussions ininterrompues, sur sa vision de la vie, sur l’amour, sur les grands principes.
Ce que j’aimais particulièrement chez elle, c’était sa totale indépendance d’esprit. Aucun précepte, aucune forme d’influence n’avait prise sur sa pensée. Son jugement émanait d’elle, de son savoir et de son expérience personnelle, jamais de ce qu’on avait cherché à lui inculquer.
Par jalousie, mon mari se moquait souvent de la complicité qui nous liait, ma petite fille et moi. Il se vengeait :
Il savait très bien que je ne pouvais pas avoir de deuxième enfant, en raison de mon rhésus négatif. À l’époque, on ne savait pas comment éviter les fausses-couches répétitives causées par des rhésus incompatibles. C’était plutôt méchant de m’envoyer ça à la figure, mais je le comprenais un peu : il avait toujours rêvé d’avoir un fils !
Il aurait pu demander le divorce pour essayer avec une autre. Moi, cela ne m’aurait pas dérangée… Mais, dans notre monde, cela ne se faisait pas !
Jusqu’à l’arrivée de Léa dans ma vie, je n’existais qu’en une sorte de non-vie. Cocktails, dîners, invitations, galas, réceptions, vernissages, inaugurations, les untel et les autres, Morges et ses dames, Gstaad, Sainte-Maxime…
Léa porte en elle une joie communicative que même le spleen perpétuel de ses parents n’est pas parvenu à ternir. Quand elle arrive chez moi, c’est un tourbillon qui m’entraîne dans une farandole de rires et de câlins. Elle a rempli ma vie de bonheur !
Quand elle n’était pas là, je retournais dans le carcan de mon quotidien, en attendant le jour où mon mari aurait enfin la bonne idée de me libérer. Ce qu’il a fait avec élégance en juin 2012. À peine remis de ses pertes dans l’affaire Madoff, il a perdu tous ses placements et ceux de ses clients lors de l’explosion de la bulle immobilière espagnole. Il s’est retrouvé montré du doigt par ses pairs. Il a perdu son siège au conseil de sa propre affaire de gestion de fortune. Lui, le grand manitou de la finance, il est monté au Salève dans sa Testarossa. Il s’est présenté sur l’aire d’envol des parapentes, déserte ce jour-là, en raison d’un fort vent du Sud.
Alors, pointant le museau de son monstre dans la direction de la Petite Gorge, il m’a appelée avec son portable, juste avant d’accélérer pour plonger dans le vide. La communication n’a pas été coupée. C’est comme cela que j’ai su : il n’a même pas crié. J’ai entendu l’explosion de la voiture, puis plus rien.
Maintenant, je me rattrape. J’ai rencontré un homme, je suis amoureuse, avec tout ce que cela signifie, intimité comprise… Mon mari est décédé depuis près de dix ans : en quarante et un ans de mariage, je n’avais jamais rien ressenti avec lui, alors qu’avec Lucien…
Je suis comme une gamine. Je meurs d’envie de m’en ouvrir à quelqu’un, mais je ne sais absolument pas à qui en parler, tant cela me semble incongru !
Je n’ose pas en parler à mes copines à l’apéro après le marché. Leur demander si elles aussi… Non, je n’ose pas. Je redoute leur réaction. Dégoût ? Éclats de rire ? À quinze ans, le sexe est un sujet banal, mais à mon âge ! Rendez-vous compte !
Quant à ma fille Odile, soixante-sept ans, après la mort de son mari, elle s’est trouvée errante, désabusée, sans savoir que faire d’elle-même, si désemparée qu’elle en est devenue bigote… Toujours fourrée chez l’évêque qui la considère un peu comme la maman qu’il n’a jamais connue… Et de toute façon, je ne vois pas ce qu’elle pourrait m’apporter : elle est raide comme la justice. Quand elle marche, rien ne bouge, ni ses épaules ni son bassin, encore moins ses fesses. Rien, rien que les jambes. Les cuisses restent obstinément collées l’une à l’autre. Chez ma fille, rien n’est ouvert, ni le corps, ni le cœur, ni l’esprit. Si je lui parlais de ma vie actuelle, elle ne m’écouterait que pour me reprendre :
La seule à qui j’ai osé en parler, c’est ma petite fille. Je n’aurais pas dû ! Ça ne s’est pas très bien passé !
Je l’avais invitée à manger des huîtres avec un verre de blanc, sur l’une des tables minuscules que le poissonnier de la rue Ancienne, « Pesca Rouge », a disposées sur le trottoir devant son échoppe.
Elle est arrivée toute pimpante et souriante avec vingt-cinq minutes de retard et une vague excuse à laquelle je n’ai pas cru un instant. Au contraire, je l’ai complimentée :
L’ennui, c’est que j’avais déjà presque terminé ma douzaine d’huîtres et bu près de la moitié de la bouteille de Riesling. Un peu pompette, j’étais gonflée à bloc. Alors, j’ai attaqué carrément :
Là, je l’ai vue tour à tour rougir, puis se crisper et devenir toute pâle. Elle m’a lancé un coup d’œil si triste que j’ai eu honte de mon indiscrétion. Elle a baissé la tête et n’a rien répondu.
J’ai compris quand elle a relevé son visage : elle pleurait. Et sur ses lèvres j’ai cru lire le mot « jamais ». Je lui ai demandé de répéter. Alors, d’une voix tremblante, elle m’a avoué :
Mais j’ai rencontré Lucien, et avec lui…
Je n’ai pas pu me retenir, je lui ai envoyé le reste de mon verre à la figure ! J’ai tout de suite regretté mon geste ; en réalité, j’ai surtout regretté de lui avoir imposé mes confidences ! C’est vrai, qu’est-ce qui m’a pris de détruire l’image de la grand-mère exemplaire, bien tenue, coquette, sage et sans autre défaut que son âge ? J’ai été au-dessous de tout, carrément nulle.
Et elle, elle a fait très fort ; avant de partir, elle est venue vers moi, m’a collé deux baisers sur les joues en chuchotant :
Je suis restée seule, comme une bécasse devant mon verre vide, ma bouteille tout aussi vide, un monceau de coquilles d’huîtres et le cœur coincé dans un étau.
Quelques jours plus tard, j’ai osé la rappeler. Quand elle a décroché, sa voix était enjouée comme d’habitude.
Et pan ! mais, quel soulagement ! ma petite fille, apparemment, ne m’en voulait pas.
2021, la disparition
Quelques jours plus tard, je rentrais de chez le médecin qui m’avait rassurée : je n’étais de loin pas la seule dans mon cas. Cela s’est passé le plus naturellement du monde.
Dans l’ascenseur qui menait à l’étage des cabinets médicaux, j’étais plutôt gênée d’aller lui poser cette question ! J’ai eu tout d’un coup envie de m’enfuir !
Je tendais déjà le doigt vers le bouton marqué « Rez », quand je fus prise de vitesse ; la porte s’ouvrait et j’ai pensé trop tard à dire un truc du genre :
Il a bien fallu que je sorte de la cabine. Je me retrouvai directement dans la salle d’attente. La secrétaire m’a fait asseoir et j’en ai profité pour observer les autres. À la dérobée, bien sûr ! Je venais à peine de prendre place quand la porte du cabinet de consultation s’est ouverte, laissant sortir une jeune fille en pleurs. Mes voisins directs furent appelés. Ils se sont levés, avec difficulté. J’imaginais qu’ils n’avaient pas dû bouger beaucoup dans leur vie… En face de moi, un jeune tout pâle tripotait son portable, la casquette vissée sur a tête. Je mourrais d’envie de la lui arracher.
Je me suis heureusement retenue, car, quand il l’a soulevée pour se gratter le crâne, j’ai vu qu’il n’avait plus de cheveux… Je l’ai échappé belle ! Avec son teint diaphane et ses larges cernes, j’avais compris qu’il suivait un traitement lourd.
Encore sous le coup du faux pas que je venais d’éviter, je n’ai pas entendu qu’on m’appelait ! En relevant la tête, j’ai vu le médecin qui me tendait la main. Dans l’autre, il avait déjà saisi l’une de mes cannes. Il m’a aidée à me lever et m’a tendu son bras. C’était sympathique et chaleureux.
Une fois dans le bureau, avant même de m’asseoir, je lui ai déclaré d’emblée :
Il ne parut même pas surpris. Il m’a juste regardée, m’a pris les deux mains et a planté ses yeux dans les miens :
Il avait l’air si serein ! Il m’a fixée un instant dans les yeux avec une telle gentillesse que j’en ai été toute bouleversée. Puis il m’a demandé si c’était uniquement pour cela que j’étais venue.
Alors, il m’a raccompagnée et a fait entrer les patients suivants. Il m’a juste fait une recommandation :
Il ne se doutait pas à quel point, dans peu de temps, la suite allait lui donner raison !
Au fait, je réalise que je n’ai jamais reçu sa facture !
Dans la rue, je me suis retrouvée toute guillerette. Je n’avais aucune envie de rentrer chez moi. Je me disais que si Léa était libre, je l’inviterais bien au restaurant !
J’ai saisi mon portable pour lui proposer un bistrot et quand je l’ai ouvert, sur l’écran, une pastille annonçait un message en attente. C’était justement elle qui avait écrit :
« Mamie, Thomas a disparu ! On se retrouve chez toi ! »
J’ai joué de mes cannes aussi vite que j’ai pu. J’ai sauté dans le tram qui attendait à l’arrêt, enfin quand je dis « sauté », il s’agit d’une expression, bien sûr, disons que j’ai péniblement gravi le marchepied et que je me suis écroulée sur le premier siège libre.
Qu’est-ce que c’était cette histoire ? Disparu, disparu, ça veut dire quoi disparu ? Est-ce qu’il serait du genre à disparaître comme ça, sans prévenir ?
Quand elle me l’avait présenté deux jours auparavant, il m’avait paru un peu coincé, mais plutôt normal, assez sûr de lui. Je leur avais préparé une épaule d’agneau qu’il avait découpée sans bavure. Il avait apporté une bouteille de Côtes de Nuits, parfaite pour ce repas qui a duré plus de deux heures. La conversation roulait toute seule et j’étais si heureuse pour ma petite d’avoir trouvé un garçon cultivé, disert…
Il faut dire que je n’étais pas toujours d’accord avec lui, j’avais même un peu l’impression qu’il n’était pas tout à fait convaincu lui-même de ce qu’il soutenait… mais j’ai mis cela sur le compte de l’emphase de la jeunesse. Quand je n’étais pas d’accord, j’ai fait un effort et me suis tue. Je m’étais promis de l’écouter, sans argumenter ! Si leur relation devait durer, il serait toujours temps de débattre…
En sortant du tram, j’aperçus Léa devant mon immeuble. Elle m’attendait en trépignant sur le trottoir, l’air affolé. Elle se tordait les mains, ne tenait pas en place. Je la serrai si fort dans mes bras qu’elle fut bien obligée de se calmer.
Dans l’appartement, je me dirigeai vers le salon, talonnée par Léa. Je la sentais impatiente de parler, mais je ne lui en laissai pas le temps :
Quand elle est revenue, j’ai constaté que son verre était aussi rempli que le mien. Cela devait être grave !
Et là, patatras, l’effondrement, les sanglots, la tête entre les mains… Je l’attirai vers moi et attendis qu’elle se calme. Elle s’est lovée contre moi, comme si elle voulait reculer dans le temps. J’avais soudain, dans les bras, une petite fille désemparée. Tout juste si elle ne suçait pas son pouce !
Au bout d’un instant, elle releva la tête et me fixa dans les yeux :
Je l’ai fixée avec attention. Elle ne savait que répondre. Sa lèvre inférieure tremblait, je la sentais au bord des larmes. Alors, j’ai voulu la rassurer :
Léa s’était levée. Elle tournait maintenant en rond dans le salon, écartait les bras, battait l’air avec ses mains, visiblement en proie au doute. Elle me donnait le tournis, mais je n’ai pas voulu intervenir ! Je sentais qu’elle hésitait. J’attendais, les mains posées sur mes genoux : l’image de la patience, de la non-ingérence… C’était à elle d’avancer…
Finalement, elle s’est tournée vers moi, résolue :
Elle a répondu du tac au tac, sans hésitation :
Ma pauvre Léa ! Si vous l’aviez vue ! D’un coup, elle a cessé son va-et-vient. Interloquée, comme pétrifiée. Elle s’est tournée vers la fenêtre, le regard perdu au loin. Au bout d’une longue minute, elle a murmuré :
Exactement ce que je pensais… Le pauvre garçon avait encore bien du chemin à faire. Le parcours serait long… s’il y parvenait…
Je gardai pourtant mes réflexions pour moi et me contentai de l’encourager :
Au téléphone, Adrien réagit au quart de tour :
Quand j’ai vu arriver ce beau jeune homme au regard franc, à l’air décidé, je me suis sentie revigorée. Nous nous sommes tout de suite bien entendus. Un instant, l’idée a traversé mon esprit : « quel dommage que ce ne soit pas lui, son copain ! »
Parfois, nous les vieux, nous sommes des faiseurs. Je me serais giflée d’avoir osé une telle pensée ! « C’est Thomas qu’elle veut, point barre ; même si cela lui réserve une montagne de difficultés ! Alors, ne t’en mêle pas, la vieille ! Contente-toi d’aider ta petite fille ! »
Il a fallu que je me secoue, mais j’y suis parvenue. J’ai demandé :
Léa ne lui laissa pas le temps de répondre :
Adrien intervint :
Puis se tournant vers Léa :
Là, je me suis tournée vers Léa :
Adrien m’a fixée, surpris par mon intervention. Confusément, je sentais qu’il approuvait. J’ai même eu l’impression que, d’un coup, j’étais devenue son alliée. Fugace, comme un éclair, l’évidence m’a flashée : « il en pince pour ma Léa, mais il ne trahira jamais son ami ! Son protégé ? »
Ça y est, voilà que cela me reprenait : je me mêlais de ce qui ne me regardait pas ! Alors, je me suis, une fois de plus, reprise et je me suis tournée vers le jeune homme :
À ces mots, Léa a sursauté :
À ces mots, ma petite fille s’est insurgée :
2004, le cèdre
Assis sur le bord du quai, sa valise posée à côté de lui, Thomas tentait d’y voir un peu plus clair.
Il revoyait les circonstances de ses premiers doutes.
Il avait sept ans. Ils habitaient déjà la maison d’où il avait été chassé il y a six ans. C’était une de ces constructions biscornues que l’on voit encore dans la proche banlieue, un style du début du vingtième, disparate à souhait, avec des tourelles, des mansardes, une charpente apparente et des pièces exiguës. Une volée de trois marches donnait accès à la porte d’entrée, étroite et vitrée, carrément inhospitalière. Rien n’y était accueillant, même pas le jardin, complètement laissé à l’abandon, comme si les occupants allaient quitter l’endroit d’un instant à l’autre. Les passants lançaient des regards réprobateurs à travers les interstices du portail aux planches disjointes.
Au souvenir de cette nuit révélatrice, le jeune homme frissonna.
Il revoyait cette pleine lune si lumineuse que, même avec les rideaux occultants tirés, on percevait une lumière inhabituelle venant de l’extérieur. C’est un coup de vent qui, en dégageant la fenêtre, avait brusquement éclairé la chambre et réveillé Thomas.
L’éblouissement n’avait duré qu’un instant. Impressionné, le garçon de huit ans s’était retrouvé les yeux grands ouverts dans le noir le plus opaque, car de gros nuages noirs avaient soudain obscurci le ciel, d’un coup, sans crier gare. Le vent s’était levé avec une violence inouïe.
Dans le jardin, les branches du grand cèdre étaient secouées par la tempête et produisaient des craquements sinistres à chaque rafale. Thomas attendait avec angoisse le moment où une partie de l’arbre tomberait sur la maison.
Dans le lit voisin, son petit frère, Florian, six ans, dormait à poings fermés. Lui, quand il dormait, rien ne l’aurait réveillé, même pas un tremblement de terre…
Les yeux fixés au plafond, Thomas attendait. Il sentait qu’il allait se passer quelque chose… Il était prêt. Il savait que la fin du monde pouvait survenir d’un instant à l’autre. On leur avait bien expliqué que le combat final entre les Élus et le diable allait être si violent que Dieu n’aurait pas d’autre solution que de saborder le monde qu’il avait créé pour n’emporter avec lui que les Élus dans un Eden reconstitué ailleurs. Un lieu pour un nouveau départ, réservé aux seuls Élus d’Éden.
Si le cataclysme était pour ce soir, tout serait pour le mieux : Thomas avait accompli tous ses devoirs vis-à-vis de la communauté et, cerise sur le gâteau, à l’école, il venait d’obtenir d’un camarade que ses parents acceptent de recevoir les siens. En effet, les prédicateurs de leur communauté voyaient le plus souvent les portes se refermer devant eux. Aussi, pour faciliter le recrutement, les enfants étaient inscrits dans l’enseignement public avec la mission de repérer les camarades susceptibles d’être approchés. Il s’agissait juste d’obtenir que leurs parents ouvrent leur porte aux siens, sous n’importe quel prétexte. Il avait donc contribué à préparer de futurs adeptes potentiels. Une réussite remarquée, qui lui avait assuré une place dans le bon voyage.
L’impatience le maintint éveillé pendant de longues minutes. Il attendait, mais rien ne se passait…
À la fin, n’y tenant plus, le garçon rejeta ses couvertures, ajusta son pyjama, se coula derrière le rideau pour se plaquer contre le garde-fou de la fenêtre, grande ouverte.
La lune était réapparue, énorme. Jamais elle ne lui avait semblé aussi grosse ! Elle éclairait presque comme en plein jour et le relief de ses cratères paraissait tout proche.
La lune était imperturbable, pas le jardin.
Là, le spectacle était bouleversant. Cela ressemblait à s’y méprendre à une de ces scènes de chaos dont parlaient les maîtres. N’y tenant plus, Thomas alla réveiller son frère :
Le vent secouait les arbres avec une violence inouïe et pourtant, la surface du bassin dans le parc restait étonnamment calme. Des feuilles et des branchages volaient dans tous les sens, traversant le jardin à une vitesse folle alors qu’en bas, sur la pelouse, le massif de roses ne bougeait même pas.
Fascinés, les deux frères observaient la scène, muets. Florian était paralysé de panique. Il admirait le calme de son aîné qu’il observait à la dérobée.
Thomas avait l’air si content du spectacle ! On aurait dit qu’il en faisait partie !
Lui-même, Florian, n’en menait pas large. Il n’avait aucune envie que la vie d’ici finisse maintenant ! Comme il avait mal appris ses leçons de dialectique, il avait été convoqué dans la chambre des fessées pour y recevoir le fouet. Il était donc encore en disgrâce. Lors d’Armageddon, il risquait bien de rester sur le carreau, seul parmi les vrais morts !
Soudain, un éclair immense illumina le ciel. À une vitesse incroyable, il décrivit un virage, remonta le long du cèdre, qui sous la force de cette agression explosa littéralement projetant des bouts de bois dans tous les sens.
L’un d’eux, un éclat pointu comme un silex taillé, se dirigea vers eux si vite qu’ils n’eurent pas le temps de se mettre à l’abri. Florian le reçut en plein poitrail et s’effondra. Tout d’abord, Thomas ne réagit pas. Pour lui, cela faisait partie du scénario et il attendait qu’un autre éclat du cèdre vienne le frapper à son tour.
Or, il ne se passa rien et la tempête cessa d’un coup.
Alors, réalisant que ce n’était pas la fin du monde, mais bien un accident dû à la foudre, il se pencha sur son frère dont l’état le ramena brutalement à la réalité.
Il le vit tout pâle qui râlait et respirait avec difficulté.
Affolé, il dévala les escaliers pour alerter ses parents.
Et ce qu’il vit le stupéfia ! Devant un mur de flammes, il distingua deux ombres qui s’agitaient en cadence. S’approchant avec prudence, du haut de ses huit ans, il comprit que les ombres étaient celles de ses parents qui frappaient des flammes avec des couvertures, dans l’espoir de les éteindre. Il n’eut pas besoin d’explication pour comprendre que l’incendie avait été provoqué par la foudre. Il s’avança sans hésitation, saisit sa maman par la manche et l’attira vers l’escalier.
Il eut à peine le temps de lui expliquer que Florian avait un bout de bois dans le cœur qu’elle gravissait les marches quatre à quatre.
En redescendant avec son fils dans les bras, elle appela son mari :
Arrivée dans la cour, elle déposa son enfant sur le gazon et tenta de lui parler :
Elle ne put comprendre sa réponse, car au même instant, le portail volait en éclats et les pompiers surgissaient sirènes hurlantes dans le jardin. Ils avaient été alertés par les voisins.
Déjà les hommes déroulaient leurs tuyaux et commençaient d’asperger les flammes avec l’eau de leur camion-citerne. Avisant le groupe accroupi au-dessus du blessé, le Capitaine se dirigea vers eux :
À peine avait-il vu la plaie qu’il se relevait en hurlant dans sa radio :
Soudain, la maîtrise du feu passa au second plan. Il força deux pompiers secouristes à délaisser leur lance pour s’occuper du blessé. Immédiatement, ils déployèrent leur trousse d’urgence, lui appliquèrent un masque à oxygène et plantèrent une aiguille dans une veine de son bras sur laquelle, ils branchèrent un flacon de liquide transparent.
Lisa était atterrée :
Le capitaine ordonna de placer Florian sur une civière et de le transporter au bord de la route. Puis, par radio, il indiqua au pilote de l’hélicoptère les coordonnées exactes du lieu de prise en charge. Une fois la civière déposée, le Capitaine renvoya ses hommes à l’incendie et resta seul avec Lisa en attendant l’arrivée des secours.
Mais il n’en tint pas compte et continua :
Lisa avait été parfaitement formatée par la communauté. Mue par le réflexe prosélyte, elle expliqua que l’absorption de sang sous n’importe quelle forme polluait le disciple au point qu’il perdait tout droit au bon voyage.
Le Capitaine était horrifié. Mais il n’eut pas le loisir d’exprimer sa réprobation : l’hélicoptère arrivait. Occupé à l’embarquement du blessé, il ne vit pas la mère se glisser dans l’appareil. Il ne se rendit compte de son absence qu’une fois l’engin parti.
Le morceau de bois avait pu être retiré. Il avait embroché le poumon droit, créant une hémorragie importante. Une fois la plaie refermée, le garçon fut emmené en salle de réveil. On avait disposé un fauteuil à côté de son lit, pour que sa maman puisse rester avec lui.
Malgré le refus énergique de Lisa, le médecin avait ordonné une transfusion !
Voyant qu’elle n’était pas de taille à lutter, Lisa se soumit. En apparence…
Quand l’infirmière entra avec son flacon de sang, prostrée, elle ne la regarda même pas. Penchée en avant, elle avait glissé un bras sous les draps, comme pour tenir la main de son fils.
Le flacon fut suspendu au statif et la tubulure du liquide physiologique fut transférée pour être fichée dans la membrane en caoutchouc du flacon de sang. L’infirmière régla le débit, mais à sa stupéfaction, le sang ne coulait pas.
Alors, pour donner le change, Lisa relâcha un tout petit peu la pliure de la tubulure qu’elle maintenait, à l’insu de tous, sous les draps. Et le sang se mit à couler.
Satisfaite, l’infirmière quitta la pièce. Il était temps : le sang atteignait déjà le niveau du lit. Alors, Lisa para au plus pressé. Elle ferma le robinet du cathéter et débrancha l’extrémité de la tubulure qu’elle ficha dans son sac, laissant le flacon s’y vider goutte après goutte.
Un quart d’heure plus tard quand l’infirmière entrebâilla la porte, le flacon était aux trois quarts vide. Elle fit un signe à Lisa :
À cet instant, Florian ouvrit yeux et ce qu’il vit le remplit d’effroi :
Soulagé, il se retourna. Or ce sursaut avait consommé le peu de forces qui lui restaient. Exsangue, il rendit son dernier souffle.