Rétrocessions - Jean de Blonay - E-Book

Rétrocessions E-Book

Jean de Blonay

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Beschreibung

Charles Galerian, conseiller indépendant à Genève, se retrouve impliqué dans des montages douteux orchestrés par une redoutable organisation criminelle. Lorsqu’il prend conscience de toutes les répercussions, il décide de quitter ce système compromettant, déclenchant ainsi une traque implacable contre lui et sa famille, car il en sait trop. Il représente une menace ! Cependant, il a su prendre des précautions… et ses proches, de même que ses amis, se rassemblent pour le soutenir. 

Ce récit offre une étude approfondie des caractères avec des personnages inspirés de la réalité.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean de Blonay a toujours exercé plusieurs fonctions en parallèle, enrichissant ainsi son expérience de vie. Depuis 2020, il s’est consacré entièrement à l’écriture et est l’auteur de plusieurs livres, notamment "Rétroviral", "Répercussions", "Rétrocessions", "Résurgence"…

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Seitenzahl: 350

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Jean de Blonay

Rétrocessions

© Lys Bleu Éditions – Jean de Blonay

ISBN : 979-10-422-0710-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

Première partie

Chapitre 1

1993

Carine

Il suffit parfois d’un coup de chance, ou d’une parole décochée à brûle-pourpoint pour enclencher toute une cascade de résultats inespérés.

Avec Carine, ça s’est passé en quelques minutes, le 8 septembre 1993 à 15 heures 10. Elle allait sur ses 17 ans.

J’étais de garde aux urgences. C’était un de ces jours glorieux de fin d’été. La veille, le ciel avait été complètement dégagé par une petite brise fraîche qui avait eu la bonne idée de tomber en soirée et, surtout, de ne pas reprendre au matin. Il faisait chaud, mais pas trop.

L’infirmière venait de raconter une blague désopilante et lorsque je poussai la porte coulissante du box, j’en riais encore.

Assise sur la table d’examen une belle jeune fille aux yeux d’un bleu profond, vêtue d’un jean’s élégant dont émergeaient par de savantes et coûteuses déchirures, deux genoux parfaits. Elle portait un pull-over à même la peau. Pas de bijoux, juste une Ebel à cadran noir. Elle me fixa d’un air narquois :

— J’aime bien les toubibs qui rigolent, mais j’aime surtout ceux qui soignent !

J’ai toujours eu un faible pour les effrontées. Aussi lui ai-je répondu du tac au tac :

— Voyons d’abord si vous êtes soignable !

Elle souffrait d’une de ces pénibles angines de l’été avec plein de points blancs au fond de la gorge. Elle avait le cou parsemé d’une ribambelle de ganglions douloureux. Pendant que son frottis de gorge était instillé sur un réactif, j’en profitai pour l’examiner plus avant. En contournant le lit d’examen, je lui ai demandé d’enlever son sweater pour que je puisse l’ausculter.

À ma grande surprise, elle a rechigné avec hargne :

— Pourquoi ? Vous n’en avez pas assez vu pour me traiter ?

Pour moi, une réaction agressive, comme celle-ci, exprime souvent le besoin de cacher un mal-être. Intrigué, j’ai insisté en expliquant que je devais m’assurer que ses poumons n’avaient pas été contaminés par les microbes qui foisonnaient sur ses amygdales. C’était logique, professionnel et consciencieux. Intelligente, elle finit par accepter.

J’ai vite compris les raisons de sa réticence : ses bras portaient des marques d’injections. J’ai continué mon examen, sans commentaire. Puis je suis revenu devant elle, ai pris un air navré et l’ai regardée en silence droit dans le fond des yeux, avant de lui dire d’un ton tranquille :

— Je commençais à te trouver sympa, alors, c’est vraiment dommage !
— Ça ne vous regarde pas !
— C’est pour cela que je me cantonne à te dire que c’est dommage !

Quand je me suis assis pour libeller l’ordonnance, le dos tourné, je l’ai entendue renifler. Je me suis retourné : son visage était baigné de larmes.

Du coup, elle avait perdu son arrogance. Elle avait l’air d’une enfant perdue qui se noyait dans un épais bourbier. Ses traits si frais s’étaient soudain affaissés : elle avait pris vingt ans d’un coup. Dans ses yeux, la supplique était si évidente que je lui proposai :

— Si tu veux, je peux t’aider !

Cela avait suffi.

Le destin lui tendait une main, elle s’y était agrippée. Preuve qu’elle était intelligente. L’intimité du tutoiement, ajouté à mon air déçu, l’avaient ébranlée et elle avait osé se montrer telle qu’elle était, désemparée, inquiète, déçue d’elle-même, mais avec toujours de l’espoir.

Elle est revenue me voir. Nous avons beaucoup parlé. Elle m’a tout raconté… Cela ne fut pas toujours facile…

Il y eut des pleurs, des révoltes contre moi, contre elle-même, mais elle n’a jamais raté un rendez-vous que je lui fixais le soir, après mes consultations.

Et, à force de tourner autour du pot, elle a enfin compris que, n’ayant plus personne à affronter, elle s’était choisie pour cible et s’ingéniait à se vaincre elle-même par un mode de vie qui allait à l’encontre de ce qu’elle était.

Elle a fini par s’accepter et s’aimer assez pour aimer à nouveau suffisamment la vie et cesser de se détruire…

Trois mois plus tard, Carine avait repris sa vie en main. Par chance, elle n’avait pas encore atteint le point de non-retour : elle avait réussi sans trop de difficultés à se débarrasser aussi bien de ses habitudes que de l’entourage qui la conditionnait…

Elle avait fini par envisager de renouer avec son père et de passer les prochaines vacances, 1994, chez lui sur la Costa Brava, avec sa nouvelle épouse, Myriam, qu’elle aimait bien.

Chapitre 2

1975

Les Galerian

À ce stade, je dois vous présenter quelques personnes. D’abord les Galerian, puis les Foulques. Après, ce sera au fur et à mesure du déroulement de ce récit surprenant…

1975, à la pause de midi, Charles Galerian parcourait les gros titres : la guerre du Vietnam était enfin terminée. Mais là-bas, l’année avait continué à être ensanglantée en raison des purges ordonnées par le régime communiste. Un vrai génocide. Et puis, il y avait eu les attentats perpétrés par Carlos, les émeutes en Corse. Reposant son journal, Charles mit en comparaison ces évènements avec son pays si calme et si sûr, avec sa propre vie si monotone.

Cela faisait plus de cinq ans qu’il se morfondait en tant que chef-comptable dans une fiduciaire de la place, spécialisée dans la fiscalité des indépendants. Ses compétences et ses performances lui avaient permis d’obtenir un salaire très confortable. Chez cet employeur, il n’y avait, en réalité, que le salaire d’intéressant. Pour le reste, son activité principale consistait à relever les comptabilités désordonnées des clients, surtout des médecins, afin d’établir leurs déclarations d’impôts.

Il avait accepté ce poste qu’il considérait comme la base d’une formation post-graduée pratique. Ensuite, il tâcherait de se faire engager dans une boîte d’ingénieurs conseils pour comprendre comment fonctionnaient les soumissions, les adjudications, les études de faisabilité. C’était encore assez flou dans son esprit, mais il voulait en savoir le plus possible avant de se lancer comme conseiller ou quelque chose du genre. Grâce à la communauté arménienne bien implantée dans la région, il ne manquerait pas de contacts.

Pour l’instant, il tirait le plus possible d’enseignements de ce travail monotone et pourtant assez ardu. Quand c’était la secrétaire du client qui apportait les pièces comptables, cela allait encore. Le tout arrivait, assez bien rangé, et on pouvait discuter, obtenir les attestations bancaires ou autres pièces manquantes.

Seulement, trop souvent, il avait à faire aux épouses qui posaient avec autorité la main sur la comptabilité de leur mari, avec la ferme intention d’en tirer le maximum et de déduire du revenu imposable, le plus possible de factures. Elles arrivaient, le plus souvent avec une sacoche dans laquelle, elles avaient fourré pêle-mêle les relevés bancaires, la liste des dépenses liées à l’activité professionnelle, mais aussi des factures de produits de soins, d’esthéticiennes, de manucures, de faux frais de représentation comme des notes de restaurants, de petits séjours à la montagne, sous prétexte de congrès…

Quand il leur refusait trop de déductions, ces dames le prenaient souvent très mal et s’en allaient, furieuses en menaçant de changer de comptable.

— Bon débarras !

Par malheur pour Charles, le patron était vraiment le meilleur de la place dans ce domaine et elles finissaient toujours par revenir.

Charles avait pris son parti des aléas de son emploi et avait décidé d’en faire un jeu : passer le maximum de frais professionnels tout en refusant, avec finesse, les factures injustifiées… Il avait pris l’habitude de consigner les joutes avec les clientes. Chaque fois que la dame repartait contente, il s’octroyait un point. Le plus souvent, il appuyait ses arguments d’un sourire auquel il était difficile de résister…

Il faut dire qu’à trente-trois ans, Charles Galerian était plutôt bel homme. De type méditerranéen, il mesurait pourtant près d’un mètre quatre-vingt. Ses yeux bleus comme on en voit parfois chez les Arméniens, surprenaient sous sa tignasse bouclée, noire d’ébène et dans ce visage à la peau mate. Les filles étaient nombreuses à espérer l’épingler mais il ne s’en souciait pas. Il n’était pas le moins du monde attiré par la bagatelle. Il lui préférait les sports, la littérature et la musique. Ah ! La musique ! Il avait grandi avec elle. Ses parents avaient formé un petit quatuor, piano, violoncelle, violon, et un hautbois. Mozart, Vivaldi, et Albinoni avaient bercé sa jeunesse.

Bien des années auparavant, quand il avait seize ans, aguiché par la fille d’un autre émigré, Natasha, de cinq ans son aînée, il s’était laissé convaincre par elle de passer à l’acte. Une sauvageonne trop éprise de liberté, toujours sur sa moto, toujours avide de sexe…

Mal lui en avait pris. Un après-midi qu’il se croyait seul à la maison, ils s’étaient abandonnés dans sa chambre. Quand il avait entendu, dans le couloir, les pas de sa mère, qu’il croyait au bridge, il avait basculé Natasha sous le lit et fait semblant de lire un livre.

— Qu’est-ce que tu fais là, en pleine après-midi avec les rideaux tirés et presque nu sur ton lit ?
— Tu vois bien, je lis !

Lorsqu’il avait vu le regard de sa mère se poser sur le dossier de la chaise où les habits de la jeune fille étaient entassés, il prit un air navré.

Sa mère avait fait demi-tour, sans proférer un mot ! Lorsqu’elle fut sortie, les deux amoureux s’étaient regardés gênés.

— Il vaut mieux que tu partes sans bruit…

Le soir même, Madame Galerian frappait à la porte de la chambre de son fils :

— Écoute-moi bien, petit chenapan ! Je n’ai rien dit tout à l’heure, car je ne voulais pas la déshonorer, et pourtant, j’ai bien reconnu les habits de la petite Gevadjian ! Je me trompe ?
— …
— Bien, je ne dirai rien à ton père, mais quand tu auras dix-huit ans, tu l’épouseras ! Promis ?
— Mais, Maman, elle est beaucoup plus vieille que moi !
— À peine cinq ans de plus ! Regarde-moi et promets !

Vaincu, Charles avait fini par promettre.

— Comment ferons-nous pour vivre ?
— J’irai voir ses parents et nous nous débrouillerons pour vous aider jusqu’à la fin de tes études ! Ils accepteront, car ils seront trop heureux de caser enfin leur rebelle de fille. Et elle, à son âge, elle pourrait aussi gagner quelques sous !

Le mariage eut lieu en 1966. Arnaud naquit la même année.

À l’été suivant, Natasha, enfin libérée de l’allaitement avait repris sa moto et était allée se tuer dans la descente de Saint-Cergue.

Charles avait été dévasté. Il savait bien qu’avec Natasha, cela n’avait rien d’une passion, mais il l’aimait bien, il riait de ses frasques, de ses rébellions, de ses envies de vagabonder… IL eut une peine folle à s’en remettre et ne voulut plus entendre parler de relation durable.

Petit fils d’émigrés arméniens qui avaient fui le génocide de 1915, il était né aux Grangettes, avait grandi à Genève et s’y sentait tout à fait chez lui. Après ses études et un master en économie, il aurait pu entrer dans n’importe quelle banque et devenir fondé de pouvoir en moins de deux ans.

Il y aurait certes bien mieux gagné sa vie que dans cette fiduciaire. Mais il se connaissait trop bien et savait qu’il naviguerait très mal dans les méandres de la politique interne de n’importe quelle grande entreprise.

Non, lui, ce qu’il voulait, c’était devenir son propre patron, sans conseil d’administration au-dessus de lui. Dans les grandes entités : banques, pharmas, assurances, on était toujours le larbin de quelqu’un. À moins d’arriver tout en haut après avoir avalé des tonnes d’antiacides, d’anti-stress et de couleuvres…

Il avait fini par décider de quitter cet emploi avant l’été et de s’offrir une longue coupure. Antonia, l’assistante du patron, nostalgique de son enfance, se languissait beaucoup, à haute voix de la maison familiale, du village, de la beauté de la région de Tossa de Mar. À force d’entendre parler de cette région, Galerian avait décidé de la découvrir par lui-même.

Grâce à ses parents restés en Catalogne, Antonia lui avait dégoté un joli petit appartement de deux pièces avec terrasse et vue sur la mer, dans la petite ville de Tossa.

— Et si vous y allez avec une petite amie, vous y serez très à l’aise ! Et puis mes parents vous introduiront auprès des voisins.

Fin juin 1974, il débarquait dans cette petite ville de la Costa Brava qui s’éveillait tout doucement au tourisme. Sur le siège avant de sa VW Golf jaune, toute neuve, il avait installé une copine, Solange Mercat, chez qui il passait parfois le week-end. Pas compliquée, jalouse de sa liberté, elle appréciait de ne le voir que par intermittence.

Solange était ce genre de femme qui endossait sans même s’en apercevoir, les habitudes et l’uniforme de « vieille fille ». Bien apprêtée la semaine, avec cependant un chignon de guingois tenu par un vieux crayon, en survêtements le dimanche, elle imposait de force, une image qui ne lui correspondait pas. Car, si on dépassait ce côté négligé, un peu baba cool, c’était une sacrée belle femme au corps sculptural, à la peau mate et douce, à la mine espiègle. Charles en avait eu un choc, la première fois qu’il l’avait invitée dans un restaurant chic. Elle était apparue dans une robe moulante au décolleté généreux qui laissait soupçonner bien des merveilles…

Ils avaient pris l’habitude de passer quelques week-ends ensemble, en jouant au vieux couple, lui aux grillades, elle en cuisine. Ils allaient au marché, s’arrêtaient à la librairie et chez la fleuriste. Après le déjeuner, ils s’installaient pour lire. Le soir, ils allaient se coucher, parfois dans le même lit, parfois, chacun dans sa chambre, selon l’humeur.

Quand il lui avait proposé de l’accompagner, elle avait sursauté :

— Un mois ? Je ne sais pas si je supporterai !
— Moi non plus. Mais je me dis que nous pourrions au moins essayer, deux solitaires unissant leurs solitudes sur un mode temporaire, cela pourrait être intéressant, non ?
— Ou dangereux…

Elle voyait juste, car, en moins de deux semaines, le vieux garçon s’était aperçu qu’elle lui manquait chaque fois qu’elle le quittait pour ses activités « personnelles ». De son côté, la vieille fille réalisait qu’il était plus agréable de vivre avec lui que toute seule. Très rapidement, ils apprirent à se côtoyer de plus près, tout en se ménageant chacun suffisamment de liberté.

Tous les deux avaient vécu un bref mariage et le savaient. L’épouse de Charles était décédée dans un accident de moto. Leur fils, Arnaud, avait été confié à ses beaux-parents. Il allait le voir aussi souvent que possible. Fin 1974, le petit allait sur ses neuf ans. C’était un enfant enjoué et volontaire.

Solange, elle, n’avait pas eu d’enfant et son ex-mari avait disparu juste après le divorce. Il ne donnait aucune nouvelle. Le mariage n’avait pas duré un an !

La voie était libre. Alors, devant l’évidence du plaisir qu’ils avaient à vivre ensemble, ils se marièrent. On était à l’automne 1974.

Deux ans et demi plus tard naissait Carine. Le garçon, Arnaud, vivait encore chez ses grands-parents, le temps de s’acclimater à Solange qui venait le visiter, souvent avec Charles et parfois seule, pour se rapprocher encore plus de lui. Elle l’avait même accompagné plusieurs fois aux entraînements de foot : un excellent moyen de créer une complicité ! Tout se passait bien. Pendant le séjour de Solange en clinique pour l’accouchement de Carine, Charles avait récupéré son fils et l’avait installé dans une chambre rien que pour lui, avec, au mur, plein de photos des stars du foot de l’époque.

Arnaud avait participé aux préparatifs de l’arrivée de sa demi-sœur, tout fier de déposer dans son berceau, le doudou qu’il avait retrouvé dans une malle chez ses grands-parents, une espèce de marsupilami sans queue.

Les deux enfants, Arnaud et Carine avaient grandi ensemble sans heurts, comme s’ils étaient vraiment frère et sœur.

Entre-temps, pour subvenir aux besoins de sa nouvelle famille, Charles était retourné chez son ancien patron.

Il avait été reçu à bras ouverts et réengagé sur le champ. Toutefois, il avait poursuivi ses projets. Il était parvenu à se créer une spécialité au sein de la fiduciaire. À l’aube des années 1980, les médecins, affolés par la dégradation de leurs conditions de travail, cherchaient à se regrouper en sociétés par actions. Charles était devenu un conseiller efficace pour le montage de cabinets de groupe, aussi bien sur le plan juridique que pour l’élaboration des contrats entre les médecins eux-mêmes et avec leur personnel. Les médecins sont des gens, certes intéressés, mais ils connaissent mal leurs intérêts. Surtout, ils ont peu de temps et de compétences dans les domaines pratiques. Alors, Galerian prenait tout en charge, négociait chaque détail, y compris le prix de leurs futurs locaux. Tout en profitant à son employeur, cette activité lui assurait une renommée personnelle, au point qu’il avait, avant la fin de la décennie, pu prendre son indépendance, tout en continuant à collaborer avec son ancien employeur.

De fil en aiguille, ses clients, de plus en plus satisfaits, l’engageaient pour les conseiller sur toutes leurs décisions. Ils le consultaient pour leurs investissements personnels, pour l’achat de leur maison, pour les devis de construction et de rénovations.

En 1986, il posait une plaque rutilante à l’entrée d’un immeuble cossu de la route de Frontenex :

Charles Galerian

Finance and Investments Consulting

Il jouissait d’une réputation de droiture ainsi que d’un jugement pondéré et juste.

Il se diversifiait de plus en plus, gagnait très bien sa vie et commençait même à investir. Surtout dans de jeunes entreprises qu’il jugeait prometteuses. C’est ainsi qu’il avait placé un montant conséquent dans la société de courtage de son ami Hervé Lejeune qui manipulait des sommes déjà importantes.

Il avait aussi été séduit par l’idée de Gilles Foulques, un copain de son fils Arnaud. Il le connaissait bien, car il était le fils du patron d’un restaurant où il se rendait souvent, « les Terrasses ». Les deux garçons avaient terminé leur école hôtelière ensemble. Après quelques stages dans des établissements de prestige, Gilles avait réalisé que le service n’était pas sa voie. Par contre, il s’était révélé excellent pour dénicher des remplaçants au pied levé, quand il manquait quelqu’un à l’appel. Comme, à l’école hôtelière, il avait été très apprécié par ses condisciples, il trouvait toujours un remplaçant de confiance parmi ses anciens camarades d’études. À force de rendre ce genre de service à des supérieurs à peine reconnaissants, il avait imaginé en faire sa profession. Il en avait parlé à son ami Arnaud qui s’était montré enthousiaste. En septembre de la même année, s’appuyant sur l’aide financière du père d’Arnaud et sur leurs relations, ils avaient ouvert leur bureau de placement de personnel temporaire, spécialisé dans les domaines de la restauration et des services hôteliers en général.

« RESTAID, SARL » avait démarré sur les chapeaux de roue. Charles avait de quoi être satisfait.

Solange, de son côté, vaquait à ses occupations et embellissait avec art, le petit jardin de leur villa de Landecy. Carine, 13 ans, entamait la période difficile de sa vie. Elle était en pleine révolte contre ses parents qui, à son goût, la bridaient beaucoup trop.

— Vous ne comprenez rien ! Et puis, arrêtez de me fliquer tout le temps !

Elle avait même parfois tendance à dépasser les bornes :

— Maman tout ce que je te demande, c’est d’être là quand j’ai besoin de toi, mais pour le reste, fiche-moi la paix !

Elle levait déjà les bras pour se protéger de la réaction de sa mère. Mais à la place de la gifle attendue, elle avait encaissé un magistral et bien plus humiliant coup de pied aux fesses ! Elle avait couru dans sa chambre, en avait claqué la porte qu’elle avait fermée à double tour.

Par la suite, c’était devenu de pis en pis : elle ruait carrément dans les brancards, jetait ses affaires n’importe où, affirmait son indépendance en laissant sa chambre dans un désordre indescriptible. Jusqu’au jour où Charles en avait eu assez, il avait fourré pêle-mêle dans un sac à ordures de cent dix litres : vêtements, tasses, cuillères, gobelets de yaourt vides, paquets de biscuits entamés, culottes et chaussettes. Il avait noué le sac sur lequel il avait collé un mot écrit au feutre rouge : « ça m’a pris moins d’une minute », puis il avait placé le tout dans le lit de la jeune fille.

Carine avait carrément détesté. Elle était allée s’en plaindre à son grand frère :

— Mais comment as-tu fait, toi, pour qu’on te laisse tranquille ?
— C’est pourtant simple : toutes les attitudes des parents sont provoquées par la crainte que tu tournes mal. Si tu veux la paix, rassure-les, dis-leur où tu vas et chez qui, nomme tes copains et surtout, rentre toujours une à deux minutes avant l’heure fixée.

Carine avait écouté et mis en pratique. Il n’avait pas fallu plus de quatre mois pour que les brides se relâchent…

C’était juste avant que Solange n’attrape cette saleté de cancer des ovaires qui allait l’emporter en moins de deux mois…

On était en 1989…

Chez les Galerian, la vie sembla s’arrêter.

N’ayant plus personne de proche contre qui s’affirmer, Carine se mit à fréquenter des jeunes de plus en plus marginaux, des délaissés qui ne se supportaient qu’en agissant contre toutes les règles. C’est dans cet état que je l’avais rencontrée et que nous réussîmes ensemble à la sortir du toboggan qui l’entraînait de plus en plus bas…

Arnaud, trop occupé par RESTAID, cachait son chagrin. Solange, qui le traitait comme s’il était son fils, avait guidé avec bienveillance ses errements d’adolescent. Il l’appelait même parfois « maman ».

Quant à Charles, il était carrément dévasté.

Chapitre 3

1975

Les Foulques

Et maintenant, au tour des Foulques.

Sylvain Foulques avait enfin réussi à vendre son restaurant de Sallanches, le Coq Argenté. Cela faisait plusieurs années qu’il en avait assez de cette petite ville et de ses cancans.

Tout avait basculé lorsqu’il avait décroché sa deuxième étoile Michelin. Il était devenu l’emblème de la ville. Le maire et ses adjoints débarquaient à n’importe quelle heure, le capitaine des pompiers exigeait toujours la meilleure table, le notaire qui était en même temps son comptable, prétendait toujours à un gros rabais et tenait à le payer en liquide, sans parler du chirurgien-chef de l’hôpital, un trop bel homme, plein de prestance, qui se croyait irrésistible. Il faisait, sans vergogne, du charme à son épouse Myriam, la serrait dans ses bras, lui claquait des bises un peu trop généreuses sur les deux joues, en prenant un malin plaisir à les poser tout près de sa bouche. Sylvain s’énervait, surtout que sa femme s’amusait de ce manège. Bien sûr, il n’avait rien à lui reprocher… Pourtant, ce petit jeu l’agaçait au plus haut point. Il mourait d’envie de fracasser la gueule de ce grand con, tout docteur qu’il fût.

Mais il se retenait : quand on a deux étoiles Michelin, on apprend à se taire, d’autant que les journalistes auraient vite fait de monter l’affaire en épingle. Il voyait déjà les gros titres du Dauphiné Libéré :

Un étoilé tabasse un notable !

Un jour que le bellâtre était venu accompagné d’une belle inconnue, Sylvain s’était octroyé le malin plaisir de lui coller deux bises, l’une sur la joue gauche et l’autre tout près des lèvres. Le chirurgien avait compris la leçon, mais sa compagne s’était rebiffée :

— Dites donc, vous, qu’est-ce qui vous prend ?

Le Docteur avait voulu minimiser l’incident, mais la belle, avait exigé des excuses. Finalement, pour éviter l’esclandre, le chirurgien avait saisi le bras de la dame et l’avait emmenée d’autorité à l’extérieur.

Aux tables, les clients avaient suivi la scène, réjouis d’avoir un sujet de conversation sur le zinc, le lendemain.

Le couple avait bien fait de s’en aller, au grand soulagement de Myriam. Elle avait assisté à la scène, heureuse que son mari, de quinze ans son aîné, n’ait pas eu le temps de piquer une de ces colères incontrôlables qui le prenaient parfois. Quand il se mettait dans ces états, il ne se contrôlait plus et elle savait que cela aurait très bien pu se terminer en pugilat !

Quand c’était elle qui était la cible de son courroux, elle avait appris à gérer ses mouvements d’humeur incontrôlés en s’éloignant prudemment. Elle ne tenait pas à se trouver sur le passage d’un de ses bras quand il se mettait à gesticuler en tous sens. Il n’était pas rare qu’il passe sa rage en frappant les meubles, en faisant valdinguer tout ce qui était sur les tables, en renversant des casseroles pleines. Par contre, la vaisselle, il l’épargnait : en bon haut-savoyard, il savait se retenir pour tout ce qui coûtait ! Puis, d’un coup, la colère lui passait et il redevenait l’homme charmant qui l’avait séduite huit ans plus tôt.

Elle l’avait épousé contre l’avis de ses parents, tous deux universitaires. Ils redoutaient que leur fille, une des plus jeunes licenciées en sciences économiques, n’abandonne ses études, accaparée par sa vie de restauratrice.

Au début, assistante à temps partiel à l’Université de Genève, elle parvenait à concilier ses études et le statut d’épouse de restaurateur. En quelques mois, pourtant, son mari lui avait fait comprendre qu’elle était devenue indispensable au restaurant. Quand elle n’était pas à son poste, les clients se plaignaient de son absence. Ils adoraient être reçus par une aussi jolie jeune personne, qui avait toujours un mot gentil pour eux !

Il faut dire qu’elle avait vraiment de quoi plaire : surmontant un corps fin et vif, son visage aux traits réguliers s’exprimait au travers d’un regard pétillant qui respirait l’intelligence, la bienveillance, la spiritualité et l’humour. C’était le genre de personne dont on avait tout de suite envie de déclencher le sourire, devenir complice, ami…

Consciente de faire une grosse bêtise, elle avait fini par remettre son « master » à plus tard. Résultat, elle était toujours là, sept ans plus tard, dans ce restaurant étoilé d’une ville de province sans autre intérêt que de voir passer les Genevois, les Parisiens et, dans l’autre sens, les Chamoniards et les Italiens.

La vie de restaurateur est une vie harassante, un véritable esclavage. Et quand, deux ans plus tard, Gilles était né, Myriam avait été débordée.

De son côté, Sylvain n’en pouvait plus de ce « Clochemerle ». Il en avait aussi assez de jouer au chat et à la souris avec les inspecteurs du Michelin qui venaient fouiner dans son restaurant, le plus souvent incognito.

Excédé, il avait rendu ses étoiles, au grand désespoir du maire et des commerçants alentour. Il avait même décidé de quitter les lieux. Quand un de ses collègues, atteint d’un vilain cancer, avait mis en vente son restaurant, « Les Terrasses » dans les hauts de Bossey, il avait sauté sur l’occasion. Veuf et sans héritiers, le pauvre homme avait laissé son commerce pour une bouchée de pain, heureux de voir que l’œuvre de sa vie allait lui survivre.

L’établissement jouissait d’une situation exceptionnelle, avec une vue imprenable sur le genevois, le lac et le jet d’eau.

Myriam était ravie de ce changement. L’école communale était toute proche et Gilles qui allait, maintenant, sur ses six ans pourrait bientôt s’y rendre tout seul, à pied. Le jardin, tout juste assez grand pour y faire pousser les herbes aromatiques dont Sylvain accommodait ses plats, ne demanderait jamais autant de travail que celui de leur chalet de Sallanches. Un chalet malcommode, perdu dans la colline, près du hameau de Besserey, à vingt minutes du Coq Argenté.

Les choses se présentaient bien. Les travaux de rénovation du restaurant avançaient rapidement et l’ouverture approchait. Sylvain, plein d’entrain ne buvait presque plus et le couple avait retrouvé son allant et ses complicités du début. Ils savouraient ces instants de liberté, si rares dans une vie de restaurateur. Ils en profitaient pour découvrir Genève et flâner à Carouge. Ils appréciaient particulièrement de boire un verre sur la terrasse toujours animée du Chat Noir, puis de continuer à l’Aigle d’Or avec une tagliata de bœuf, roquette, tomates cerise, accompagnée d’un vin des Pouilles, avant de remonter à Bossey par des petites routes de campagne dédaignées par la maréchaussée…

Cette détente avait eu comme conséquence que Myriam s’était retrouvée enceinte.

Elle avait bondi de joie devant le test positif, heureuse de compléter sa famille avec un petit frère ou une petite sœur pour Gilles.

Elle était rentrée, impatiente d’annoncer la nouvelle à son mari. Mais lui l’avait très mal pris : sept ans après, il se voyait mal recommencer avec les langes, les nuits difficiles, les crottes au cul…

Pour Myriam, ce fut un choc irréversible qui lui avait noué le ventre. Un coup dévastateur. La belle harmonie s’était brisée comme un miroir. Leur couple ne fut plus jamais pareil. Il avait été amputé de l’amour.

Elle avait participé, sans grand enthousiasme, aux débuts du restaurant, ne travaillant à son succès que pour assurer l’avenir de ses enfants. Dès les premiers balbutiements de Damien, son mari, écrasé par le mépris qu’elle lui montrait avait très vite pris en grippe ce fils superflu. Il s’amusait à le faire trébucher quand il apprenait à marcher, il prenait plaisir à lui tendre la mauvaise pièce pour ses puzzles en bois, se délectant de ses colères ; il se moquait de lui quand il essayait de parler et faisait semblant de ne rien comprendre à ce qu’il s’efforçait de dire.

Et plus il malmenait l’enfant, plus sa femme le méprisait, au point qu’il s’était remis à boire plus que de raison. Il devint même violent.

Un jour que le petit Damien, cinq ans, s’évertuait à jouer au piano, « Au Clair de la Lune » que sa maman lui avait enseigné, il était revenu de l’appentis et, devant l’enfant, médusé, il avait démoli le piano à la hache :

— Comme ça, tu ne nous emmerderas plus avec cette rengaine ridicule !

Damien, affolé n’avait rien compris et avait couru se réfugier dans les bras de sa mère.

Malgré cela, le restaurant tournait à plein régime. C’était complet du mardi au dimanche à midi. Il fallait réserver, sans quoi, on n’avait aucune chance d’y trouver une table. Comme par miracle, au matin, Sylvain retrouvait toutes ses facultés et restait sobre jusqu’au service du soir. Myriam se demandait comment c’était possible.

Quand il avait vraiment trop bu, elle l’accompagnait à l’étage et le poussait dans sa chambre, sans ménagement. Puis elle redescendait assurer la fermeture.

Ils faisaient évidemment chambre à part et n’étaient plus que des associés au service de leur commerce. Le matin, ils se faisaient une bise rapide, par habitude et le soir, ils ne se souhaitaient même plus la bonne nuit. Une fois, pourtant il avait été pris d’un désir inattendu et avait voulu la prendre dans ses bras. Elle ne l’avait pas repoussé, car elle conservait toujours un secret espoir de retrouver une vie de couple. Mais, l’alcool augmente le désir, tout en diminuant les capacités. Résultat, il avait été incapable de conclure, ce qui l’avait mis dans une rage folle et il avait eu cette phrase monstrueuse :

— Tu vois, tu n’as plus rien d’excitant !

Il était devenu carrément grossier. Le ton était monté. Quand il avait enfin compris à quel point, il s’était rendu ridicule, toute contenance perdue, il l’avait giflée.

Et puis, un matin d’octobre 1985, elle l’avait trouvé mort dans son lit. Elle n’avait pas pleuré.

Elle avait mis en vente le restaurant. C’est le second de cuisine qui trouva l’argent pour racheter le fonds de commerce. Il sut profiter de la réputation de l’établissement et la faire grandir encore. Il eut l’intelligence d’engager son ex-patronne comme chef de salle pour profiter de son savoir-faire avec la clientèle.

Grâce à son fils Gilles âgé maintenant de 20 ans, Myriam put affronter avec courage toutes les tracasseries administratives, la recherche des papiers officiels, certificats de mariage, attestations bancaires, bilans et autres, comme les épuisantes séances chez le notaire.

Le fisc, toujours à l’affût, ne lui épargna rien. Aux yeux de ses limiers, tout indépendant est un tricheur potentiel. Sans égard pour son veuvage, ils la harcelaient de demandes : combien avait-elle vendu son fonds de commerce ? Qu’avait-elle retiré de la vaisselle, du mobilier, combien de nappes et serviettes avait-elle gardées pour elle ? Ils lui réclamèrent les rouleaux de caisse des deux années précédentes, assortis des factures de blanchisserie, des fois qu’il y aurait plus de nappes lavées que de repas facturés…

Quant à Damien, soulagé par la disparition de ce père détesté, il n’avait qu’un regret : ne pas avoir eu le temps de lui exprimer son ressentiment et son mépris.

Chapitre 4

1985

Damien

Chez les Foulques, Damien, treize ans, regardait avec envie ce frère de vingt ans qui suivait les cours de l’école hôtelière et semblait réussir tout ce qu’il entreprenait. Mais Gilles ne s’intéressait à lui que de loin. D’ailleurs, il ne montrait qu’un intérêt limité pour sa famille, surtout pour ce petit frère qui le contemplait, béat d’admiration… En réalité, il n’avait qu’une préoccupation : que sa mère parvienne à lui payer la suite de ses études. Certes, les grands-parents aidaient beaucoup leur fille Myriam, car son poste d’assistante à l’université, qu’elle avait repris après la mort de Sylvain, n’aurait jamais suffi. Pourvu qu’ils continuent à l’entretenir jusqu’au diplôme. Pour le reste, à part la comptabilité du restaurant qui lui rapportait un petit revenu, il menait sa vie, indifférent.

Damien souffrait beaucoup et sa mère le regardait grandir avec angoisse. Elle se souvenait très bien du moment où il avait radicalement changé. C’était quelque temps après la destruction du piano. Un jour, pris d’un élan d’affection spontané, le garçon avait sauté sur les genoux de son père pour l’embrasser. Il avait été repoussé avec brusquerie :

— Ce n’est pas le moment, je regarde le foot !

À partir de cet instant, l’enfant était devenu dyslexique. Il s’était aussi mis à bégayer. En classe, il n’écoutait pas et bougeait tout le temps. Impossible de le faire asseoir plus de cinq minutes.

Le doyen avait convoqué Myriam et l’avait menacée de renvoyer l’élève si elle ne le faisait pas soigner.

La mort dans l’âme, elle était allée voir un spécialiste qui s’était débarrassé du problème en se contentant de prescrire de la Ritaline®, alors qu’on savait déjà que ce médicament, efficace pour contenir l’hyperactivité, avait comme effet secondaire à distance, de favoriser les addictions, même après plusieurs années. Du haut de sa superbe indifférence, le praticien n’avait prêté aucune attention au récit de Myriam.

Le but immédiat du traitement avait été atteint. Bien qu’avec difficulté, Damien avait obtenu son certificat d’études et avait trouvé un apprentissage chez un ébéniste. Il aimait bien ce travail qui demandait de la précision, de la douceur dans les gestes et du respect. Il fallait traiter le bois comme un ami, le cajoler. C’est à cette époque qu’il s’était mis à se délecter des effluves de colle qui lui faisaient un peu tourner la tête. Il en avait parlé à l’autre apprenti, Francis, qui était déjà en deuxième année. Celui-ci avait répondu d’un air blasé :

— Bof, les colles, ça ne vaut rien, essaie plutôt ça !

Et il lui avait montré un pétard bien rempli. Il lui proposa d’aller le fumer ensemble après le travail.

À cinq heures, ils avaient quitté l’atelier à la recherche d’un coin tranquille et discret. Enfourchant leurs bicyclettes, ils avaient pédalé jusqu’au parc La Grange et s’étaient assis sous un cèdre majestueux, face au lac et à la rade.

À la première bouffée, Damien fut pris d’une quinte de toux qui l’empêcha d’inhaler la fumée. Francis se moqua :

— Tu gaspilles, mec, tu gaspilles ! Allez, inspire et garde la fumée dans tes poumons pour laisser au produit le temps d’entrer dans le sang.

Damien dut s’y reprendre à deux fois. Au troisième essai, il réussit à garder la fumée. Il fut déçu de ne rien remarquer… Mais encouragé par Francis, il persévéra. Et tout d’un coup, il se sentit tellement bien ! Il regardait les promeneurs en les plaignant de rester bloqués au ras de leur réalité. D’un coup, il avait perdu toutes ses inhibitions. Il avait une impression de liberté et de pouvoir infini…

Il s’allongea sous le cèdre et, béat, s’endormit.

Quand il s’éveilla, il faisait nuit noire. Francis était parti sans le déranger. C’est ainsi que tout s’enclencha.

Ils prirent l’habitude de se retrouver tous les soirs pour fumer leur joint. Puis, ils en fumèrent aussi un à midi, puis à la pause de seize heures, ensuite à celle de neuf heures. Conséquence, ils étaient devenus moins précis dans leur travail et arrivaient souvent en retard. Quand le patron leur en fit la remarque, ils se reprirent un peu, supprimèrent les séances de neuf heures et seize heures.

Seulement, voilà, il leur manquait quelque chose, ils ne se trouvaient plus du tout aussi bien, alors le soir, après le travail, ils prirent l’habitude d’assaisonner leur « beuh » avec d’autres produits comme un petit rail de cocaïne. Qui devint de plus en plus gros, qui, à la longue, devint deux rails, puis trois, puis quatre. À force, ils perdirent le sommeil et suivirent le conseil d’un « ami » :

— Avant de vous coucher, une bonne dose de Temesta® et le tour est joué !

Dès lors, ils n’eurent plus de limite : ils prenaient n’importe quoi, tout ce qu’ils trouvaient sur le marché, met, héro, ecstasy…

Ils étaient les rois. Ils planaient au-dessus de la grisaille et de la monotonie.

Les autres étaient tous des bourges, des cons.

Jusqu’au jour où ils arrivèrent au point où l’on ne prend plus des substances pour être bien, mais où on en a besoin pour ne pas être mal.

Dans cet état, Damien et Francis avaient juste réussi à terminer leur apprentissage et avaient accepté un poste subalterne, à la voirie. Un emploi qu’ils avaient rempli juste le temps d’avoir droit au chômage, en cas de licenciement.

Ce qui, à force de retards et d’imprécisions, arriva, plus vite que prévu. On ne se fait pas renvoyer d’un service de l’État pour de tels motifs, mais quand ils s’étaient fait attraper à voler dans les vestiaires de l’entreprise, l’argent nécessaire à leur consommation qui ne cessait de croître, ils avaient été mis à la porte sur le champ.

Dès lors, Damien et Francis vécurent d’expédients : petits larcins, vols à l’arraché, vols à l’étalage, revente de drogue, revente de vélos subtilisés la nuit grâce à une grosse pince monseigneur. Francis adopta un chien à la SPA :

— Comme cela, les flics te relâchent plus vite, sinon, ils sont obligés de s’occuper de placer le chien ! Pour eux, ce sont des heures de paperasse supplémentaires…

Dans un squat délabré, ils avaient investi une pièce insalubre qu’avait occupée un dealer ivoirien, avant de se faire expulser du pays. Un taudis. Un lavabo dont le robinet perdait, leur délivrait un mince filet d’eau froide dont ils se contentaient pour se laver, se désaltérer et diluer les poudres qu’ils s’injectaient. Le lavabo leur servait aussi d’urinoir. Pour leurs besoins plus importants, ils se rendaient au bord du Rhône. C’est là, d’ailleurs qu’ils rencontraient les revendeurs les moins chers, à qui ils achetaient leurs produits dont ils revendaient, avec profit, le surplus aux minets huppés des beaux quartiers.

La plus-value confortable et leurs menus larcins leur permettaient de se réapprovisionner et même de s’alimenter un peu.

Myriam qui furetait partout, à la recherche de son fils, n’avait plus de nouvelles de lui. Un jour, pourtant, elle avait cru l’apercevoir aux abords du BFM, en pourparlers avec deux individus de couleur qui n’avaient pas l’air commodes. Elle avait surveillé ce manège depuis le pont de la Coulouvrenière, mais jamais, elle n’avait pu voir le visage de celui qu’elle finit par ne plus reconnaître. Le jeune homme, bien que de la même taille que son fils et avec le même port de tête, était mieux charpenté, mieux en chair que cet échalas. Elle avait fini par détacher son regard de la scène et s’en aller.

Par la suite, elle se reprocha souvent ce qu’elle considérait maintenant comme un refus de la réalité. Car elle avait fini par se persuader qu’il s’agissait bien de son fils.

Pendant des mois, elle se remit à parcourir la ville, bien décidée, cette fois, si elle le rencontrait, à se planter devant lui…

Elle repassa souvent sur ce pont, mais elle ne l’y revit jamais. Comme si, après sa discussion animée avec les deux individus il évitait ce quartier.

Pourtant, elle gardait au plus profond d’elle l’espoir secret que son petit s’en sorte et lui revienne.

Chapitre 5

1991

Croisière sur le Nil

En 1991, Charles Galerian vivait toujours un veuvage difficile. Il ne se consolait pas du décès de Solange, fauchée dans son plus bel âge.