En corps présent - Jean-François Dietrich - E-Book

En corps présent E-Book

Jean-François Dietrich

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Beschreibung

Dix-neuf nouvelles, dix-neuf tranches de vie.

Isabelle reçoit au réveil un texto lui annonçant le décès de sa mère. Il va lui falloir quitter son bureau avec baie vitrée pour se rendre à l’enterrement. Elle va retrouver son frère, il faudra parler de la maison à vendre, des objets à se partager, se souvenir de ce qui fut, mais ce retour aux sources sera aussi pour elle la découverte d’un passé enfoui.

Madame Michu aime les voyages organisés mais là, décidément, non, ce n’est pas possible, c’est un scandale. Elle va tout raconter à Odette sa voisine...

Badou perd un peu la mémoire, beaucoup la tête, elle ne se souvient plus très bien, elle ne se souvient plus du tout, pourtant des souvenirs vont resurgir mais pour quelle vérité, quelle réalité ?

Les nouvelles d’ En corps présent ne condamnent pas les êtres mais ne cachent rien de leurs troubles. Chacun vit sa vie comme il le peut. Ces histoires viennent explorer nos séismes personnels, quotidiens. De faible amplitude ou véritables tsunamis, ils font vaciller les existences qui ne seront jamais tout à fait pareilles ensuite. Parfois on rit, souvent on sourit, de ce sourire un peu ironique et pourtant indulgent. On contemple ces corps présents dans leurs simples tempêtes.

Ces nouvelles décrivent avec délicatesse l'intensité de vies solitaires, fragiles, qui souvent indiffèrent. Le style coloré, parfois saccadé, toujours esthétique et chaleureux, apporte l'humanité qui manque à tous ces héros perdus, abandonnés. La plongée dans l'absurde ou dans la réalité mesquine de vies banales est d'une force saisissante, elle rassérène, envoûte, comme si elle avait le pouvoir discret de nous rendre meilleurs, plus attentifs, plus généreux...

L'auteur explore avec une rare sensibilité nos tragédies ordinaires.

EXTRAIT DE LE BUREAU AVEC BAIE VITRÉE

« Ça y est, Maman est morte cette nuit, à trois heures seize. » C’est le message qui m’attendait ce matin sur mon Smartphone à sept heures, quand le réveil a sonné. J’avais très bien dormi. J’ai pensé à Martine qui aurait pu m’appeler tout de même. Maman est morte et je dormais. Quand je le dirai à Martine, elle me répondra : « Et qu’est-ce que ça aurait changé que je t’appelle ? Tu aurais fait quoi de plus ? Tu es à plus de cinq cents kilomètres. Tu aurais tourné en rond, en attendant le matin. Là, tu as dormi, tu es reposée, tu peux prendre la route, ou le train, réfléchis parce que les routes sont bonnes, mais à cette saison, ça peut vite changer. Et là, à huit heures, tu peux appeler ton grand patron, tu lui diras que ta mère est morte et que tu dois partir, lui, il dira “Sincères condoléances et bien sûr, bien sûr, allez-y”, alors que si t’avais appelé en disant : “Je suis sur la route”, il aurait dit pareil, mais il aurait pas aimé être mis devant le fait accompli, à cause de toutes tes réunions prévues qu’il aurait dû annuler, alors ça sert à rien que je t’appelle à trois heures du matin pour t’annoncer que Maman est morte, il valait mieux ce matin ». Et je ne répondrai rien parce qu’elle a raisonnablement raison. J’appelle Martine.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-François Dietrich a débuté par l’écriture théâtrale. Ses pièces L’impasse, Le Cinquième Train, Esquisses ont été montées par la Compagnie du Verseau et 5.905 inchs par la compagnie Artemis. Il a ensuite découvert l’écriture de nouvelles notamment grâce à la Maison de l’Écriture. En corps présent est son premier recueil.

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Table des matières

Résumé

Le bureau avec baie vitrée

Les mariages d’Isabella

En sortant la poubelle

Mon père était grutier aux Chantiers de l’Atlantique

Permis

Exil(s) ; Meurs et pars

Carte postale

Le scooter

Coco

Une table métallique

La photo

Traces de pas

Un grand moment de solitude

Le spot

Une robe à fines rayures

Le cœur d’une mère

La locomotive

Vive les soldes

En corps présent

Dans la même collection

Résumé

Isabelle reçoit au réveil un texto lui annonçant le décès de sa mère. Il va lui falloir quitter son bureau avec baie vitrée pour se rendre à l’enterrement. Elle va retrouver son frère, il faudra parler de la maison à vendre, des objets à se partager, se souvenir de ce qui fut, mais ce retour aux sources sera aussi pour elle la découverte d’un passé enfoui.

Madame Michu aime les voyages organisés mais là, décidément, non, ce n’est pas possible, c’est un scandale. Elle va tout raconter à Odette sa voisine…

Badou perd un peu la mémoire, beaucoup la tête, elle ne se souvient plus très bien, elle ne se souvient plus du tout, pourtant des souvenirs vont resurgir mais pour quelle vérité, quelle réalité ?

Les nouvelles d’EN CORPS PRÉSENT ne condamnent pas les êtres mais ne cachent rien de leurs troubles. Chacun vit sa vie comme il le peut. Ces histoires viennent explorer nos séismes personnels, quotidiens. De faible amplitude ou véritables tsunamis, ils font vaciller les existences qui ne seront jamais tout à fait pareilles ensuite.

Parfois on rit, souvent on sourit, de ce sourire un peu ironique et pourtant indulgent. On contemple ces corps présents dans leurs simples tempêtes.

« Ces nouvelles décrivent avec délicatesse l'intensité de vies solitaires, fragiles, qui souvent indiffèrent. Le style coloré, parfois saccadé, toujours esthétique et chaleureux, apporte l'humanité qui manque à tous ces héros perdus, abandonnés. La plongée dans l'absurde ou dans la réalité mesquine de vies banales est d'une force saisissante, elle rassérène, envoûte, comme si elle avait le pouvoir discret de nous rendre meilleurs, plus attentifs, plus généreux… »

Jean-François Dietrich a débuté par l’écriture théâtrale. Ses pièces « L’impasse », « Le Cinquième Train », « Esquisses » ont été montées par la Compagnie du Verseau et « 5.905 inchs » par la compagnie Artemis. Il a ensuite découvert l’écriture de nouvelles notamment grâce à la Maison de l’Écriture. EN CORPS PRÉSENT est son premier recueil.

Jean-François DIETRICH

EN CORPS PRÉSENT

NOUVELLES

ISBN : 978-2-35962-999-6

Collection Blanche

ISSN : 2416-4259

Dépôt légal décembre 2017

© Couverture Ex Aequo

© 2017 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays.

Toute modification interdite

Le bureau avec baie vitrée

I

« Ça y est, Maman est morte cette nuit, à trois heures seize. » C’est le message qui m’attendait ce matin sur mon Smartphone à sept heures, quand le réveil a sonné. J’avais très bien dormi. J’ai pensé à Martine qui aurait pu m’appeler tout de même. Maman est morte et je dormais. Quand je le dirai à Martine, elle me répondra : « Et qu’est-ce que ça aurait changé que je t’appelle ? Tu aurais fait quoi de plus ? Tu es à plus de cinq cents kilomètres. Tu aurais tourné en rond, en attendant le matin. Là, tu as dormi, tu es reposée, tu peux prendre la route, ou le train, réfléchis parce que les routes sont bonnes, mais à cette saison, ça peut vite changer. Et là, à huit heures, tu peux appeler ton grand patron, tu lui diras que ta mère est morte et que tu dois partir, lui, il dira “Sincères condoléances et bien sûr, bien sûr, allez-y”, alors que si t’avais appelé en disant : “Je suis sur la route”, il aurait dit pareil, mais il aurait pas aimé être mis devant le fait accompli, à cause de toutes tes réunions prévues qu’il aurait dû annuler, alors ça sert à rien que je t’appelle à trois heures du matin pour t’annoncer que Maman est morte, il valait mieux ce matin ». Et je ne répondrai rien parce qu’elle a raisonnablement raison. J’appelle Martine.

II

Maman est morte à trois heures seize. Martine m’explique. Le médecin a appelé à onze heures, le soir, pour dire que la fin arrivait. Le taux de saturation ou je ne sais quoi, n’était pas bon, qu’elle respirait de plus en plus mal, qu’ils allaient injecter quelque chose pour la calmer. Martine a dit le nom du produit, en disant « Tu sais bien. » J’ai dit « Oui ». Je ne connais pas le produit et je ne me souviens plus du nom. Maman s’est endormie, elle était calme et elle est morte ensuite. Doucement comme on dit. Maman était âgée sans être vieille et je suis orpheline. Ça, je ne le dis pas, Martine ne comprendrait pas. Martine dit : « Cela n’a pas été douloureux pour Maman. » Qu’est-ce qu’elle en sait Martine si c’est douloureux ou pas ? Et puis, ça m’énerve cette façon qu’elle a, Martine, de dire « Maman » pour parler de ma mère. Ce n’est pas sa mère à elle tout de même, c’est sa belle-mère. Martine est l’épouse de mon frère, Jean-Paul. Martine n’est pas la fille de ma mère, même si ma mère disait toujours : « Martine, c’est ma deuxième fille ». Et Jean-Paul, alors, il devenait quoi ? Il n’était plus son fils, ce n’était plus mon frère ? Lui, il ne disait rien, il souriait, ça ne le gênait pas, vraiment pas. Maman me disait : « Mais voyons Isabelle, c’est une façon de dire ». Oui, mais de dire quoi, Maman ?

III

Martine dit : « Maman est morte » et ce n’est pas sa mère, mais c’est elle qui s’en occupait depuis de longs mois, depuis que Maman avait d’abord eu besoin d’aide, puis qu’elle avait eu besoin qu’on l’aide, qu’elle avait commencé à ne plus bien savoir les heures, la gazinière, reconnaître les voisins, l’année, le monde qui va, les petits enfants, aller à la boulangerie, comprendre le journal… À la fin, elle ne se reconnaissait plus tout à fait elle-même. Martine s’en occupait, et moi je suis à cinq cents kilomètres, expression commode pour dire que je ne suis pas là, que je n’étais pas là. C’est Jean-Paul, mon frère, qui habitait à côté de Maman, qui était présent, c’est Martine, sa femme, qui s’en occupait, allait la voir le matin, le soir, faisait ses repas, vérifiait les médicaments, parfois la lavait. Une douche. Jean-Paul, le fils, lui faisait les courses, l’emmenait chez le médecin, bricolait dans la maison, discutait avec la dame de compagnie, parfois. C’est Martine qui supervisait, qui s’occupait de Maman. Le pire, c’est qu’elle s’en occupait bien. Très bien. Je sais. Je suis à cinq cents kilomètres moi. Et puis Maman est allée dans une maison de retraite. Et Martine, et Jean-Paul ont continué à être présents.

Moi, j’ai réussi. J’ai un poste important dans une entreprise importante et cotée. Je travaille mille heures par semaine, j’ai une grosse voiture de fonction, j’ai un bureau avec baie vitrée, j’ai des portables, j’ai des adjoints de direction, j’ai des actions, j’ai des responsabilités, j’ai des opportunités, j’ai de l’argent. J’ai de l’argent et je paie. J’ai payé la dame de ménage de Maman, qui lui faisait aussi dame de compagnie, j’ai payé les travaux pour rendre la maison de Maman accessible quand elle avait du mal à marcher, j’ai payé la salle de bain adaptée, j’ai payé la deuxième garde-malade quand il fallait quelqu’un tout le temps, j’ai payé la maison de retraite si bien située avec du personnel en nombre et tellement gentil et souriant. J’ai payé et je suis à cinq cents kilomètres et je ne suis pas venue voir Maman depuis des mois. Jean-Paul venait voir Maman chaque semaine et Martine lui lavait encore son linge. Oui, bien sûr, à la maison de retraite, Les Œillets blancs, le linge des résidents était lavé, mais Maman ne voulait pas que son linge soit lavé par des étrangers, pourtant si disponibles et si souriants, mais pour le linge, c’est Martine. Pour tout le reste, Maman s’en moquait, qu’un étranger l’essuie aux toilettes, la lave, lui change les couches la nuit, pas grave ! Mais pour laver le linge, pas question, fallait que ce soit Martine et Martine disait : « C’est rien du tout, si ça lui fait plaisir. » Moi, je suis dans mon bureau à baie vitrée, je travaille à cinq cents kilomètres.

IV

Maman est morte à trois heures seize. C’est précis. Je dormais. Jacques, mon mari, dormait aussi. À sept heures, je lui ai dit : « Maman est morte. » Il a dit : « Ah… C’est sans doute mieux pour elle. » Il a bu son café. « Tu vas y aller ? » Étrange, sa question. Est-ce une façon de me demander à quelle heure je pars pour aller voir Maman ou se pose-t-il réellement la question de savoir si je vais y aller ? Se pourrait-il que je n’y aille pas ? Quelle image a-t-il de moi pour penser que je pourrais rester ici, ou du moins, aller au travail, aujourd’hui? Je le regarde. Il me sourit. « Bon courage, moi, aujourd’hui, je ne peux absolument pas me libérer, je te rejoins dès que je pourrai. » C’était donc une façon de me dire que lui, ne viendrait pas. Cela me rassure en quelque sorte. Jacques aussi a réussi. Quand on a réussi, on ne peut pas se libérer facilement. C’est cela réussir.

Maman est morte. J’appellerai le DRH à la boîte pour l’informer, par principe, une autorisation d’absence qui ne se demande pas vraiment, qui se donne sans rien dire. « Bien sûr, bien sûr, mes condoléances. » Je sais pourtant que j’aurai des mails dans la journée pour savoir comment j’ai prévu de négocier le contrat Ramson and Co ou le détail des statistiques du mois dernier. Cela voudra dire qu’il faut que je revienne vite au bureau avec baie vitrée. J’ai réussi dans mon travail.

Je suis dans mon dressing. Je dois choisir des vêtements. Faut-il mettre du noir ? Est-ce que cela se fait encore ? J’ai des robes noires, robes de soirée, robe à volant. J’ai du noir, mais pas look enterrement. C’est comment le look enterrement ? Du sobre et du noir. Je n’ai pas cela. Je prends mon pantalon noir, un chemisier blanc, un gilet rouille. Cela devrait aller. Bien à plat dans la valise. D’autres vêtements. Pour combien de jours ? Je prends un livre. Nécessaire de toilette. Serviette. Crème de jour, crème de nuit. Parfum. Maquillage ? Maquillage, oui. Valise pleine pour quelques jours. Je suis submergée d’objets d’existence. J’emmène aussi l’ordinateur de travail. À trop vouloir emmener, on n’est plus nulle part. J’embrasse Jacques. « J’y vais, je t’appelle quand je suis arrivée. » « Sois prudente. »

V

Je me suis arrêtée sur l’aire d’autoroute des Ailes blanches. J’ai fait le plein et j’ai acheté un sandwich au thon, tomate, œuf dur. Bouteille d’eau pétillante. Un café sans sucre. Je n’ai pas pu m’empêcher de passer au bureau avant de partir, m’excuser que ma mère était morte, qu’il fallait que je m’absente, mais qu’on pouvait me joindre, que je regarderais mes mails. « S’il y a une urgence, faites-moi un texto. » J’avais pris des CD pour le voyage, mais j’ai écouté la radio et puis le silence. Je me suis souvenue : les vacances en Bretagne et ma mère qui tricotait sur la plage ; la boîte à biscuits avec Venise en relief sur le couvercle ; son tablier de cuisine où il était écrit «Je suis la patronne » ; ma mère qui vient me chercher au lycée dans sa 4 L orange ; quand elle écoutait Histoires extraordinaires à la radio et qu’il fallait se taire ; le balai pour balayer la cuisine, le balai pour la véranda, celui pour le reste de la maison et surtout ne pas les confondre ; sa tarte aux fraises tellement délicieuse et son rôti de porc aux pruneaux immangeable, mais personne n’osait lui dire ; sa broche avec perles qui venait de sa grand-mère ; parfois ses silences incompréhensibles ; l’écharpe Hermès que mon père lui avait offerte pour son anniversaire, luxe inimaginable à la maison ; le départ en retraite et le tableau horrible, cadeau de ses collègues, qu’il a fallu pourtant accrocher au mur et que Papa a négocié que ce soit dans le couloir qui mène au garage ; les livres dans la bibliothèque qu’il ne fallait pas déranger; son doigt qui passait instinctivement sur l’appui de fenêtre pour vérifier la poussière ; son sac à main toujours rangé sur la troisième marche de l’escalier ; ses lunettes de soleil à écaille ; le tapis où il ne fallait pas marcher avec ses chaussures et quand Maman a vomi dessus ; quand elle a découvert les capotes dans le bureau de Jean-Paul, mon frère, planquées derrière le dictionnaire d’anglais ; quand elle m’a demandé si je prenais la pilule ; le plâtre sur lequel on avait dessiné quand elle s’est cassé le tibia en tombant de l’escalier ; la chèvre qui a mangé son chapeau de paille en vacances ; les rideaux qu’il fallait impérativement laver la première semaine d’avril, les chocolats à la menthe le dimanche soir ; la robe rouge dont elle a parlé pendant des semaines sans jamais oser l’acheter ; sa joie quand elle a rencontré Martine pour la première fois ; le ticket de loto le samedi soir posé sous le pot en terre cuite ramené du Maroc ; les magazines de décoration feuilletés nonchalamment puis classés ensuite avec soins ; les coups de fil interminables à sa sœur Carole ; le secrétaire avec le tiroir fermé à clef et la clef perdue ; la préparation du plan de table pour le mariage de Jean-Paul et Martine qui a mis Maman dans un tel état que mon père est allé dormir une nuit à l’hôtel « parce que tout de même faut pas exagérer, c’est juste un plan de table de mariage toute cette histoire » ; le catalogue de la Redoute, saison après saison ; la mort de Papa, et Maman qui n’a pas pleuré ; la radio toujours allumée ; le silence de Maman quand on l’a emmenée à la maison de retraite… Maman est morte.

VI

Il ne reste que quelques kilomètres et je ralentis de plus en plus. Je me cale derrière un poids lourd. Je ne le double surtout pas. Je ne veux pas arriver. Pas trop tôt. Je ne veux pas avoir le temps de discuter. J’avais proposé de prendre une chambre d’hôtel, mais Martine a dit : « N’importe quoi ! Tu dors à la maison. La chambre d’Emma est libre. » Emma est leur fille, elle est en Australie pour ses études, comme les enfants d’aujourd’hui, elle ne viendra pas à l’enterrement bien sûr, alors je peux m’installer dans sa chambre. Même si j’aurais préféré un hôtel anonyme où j’aurais pu regarder la télé en zappant sans cesse et m’endormir épuisée, les yeux rougis d’irritation.

Là, il y aura l’odeur de la famille, des souvenirs qui ne sont pourtant pas les miens. Il y aura des photos, des bibelots, un chapeau ou un bonnet au portemanteau et cela me sera connu sans être familier. Jean-Paul, mon frère, lui aussi sera de cette proximité distante, quand il est aisé de parler de mille choses, mais jamais de l’essentiel. Nous parlerons de Maman, des affaires à ranger, le notaire, l’hôpital, la dame de ménage, mon travail, Emma, leur fille, Guillaume, leur fils, tout ce mouvement qui nous tient vivant, travail, famille et ceux qui sont partis.

VII

Je pose mon doigt sur la sonnette. J’entends des pas, je vois à travers la vitre au verre brouillé un mouvement sombre. La porte s’ouvre. Martine. Son sourire triste parfaitement adapté, un pull noir tricoté maison, sans doute par Maman. « Te voilà ! », Bien sûr me voilà, qu’est-ce que ça veut dire tous ces gens qui me demandent si je serai là, à la mort de Maman. Je sais bien que ce n’est pas la question, que Martine dit cela comme tout le monde le dit en ouvrant la porte à un invité attendu. Je suis donc une invitée attendue, cela doit-il me rassurer ? Martine m’embrasse. Pas ces bises que l’on se fait en collant les joues sur les joues de l’autre et en faisant une bise dans le vide, non, Martine, elle, elle colle ses lèvres sur la joue de l’autre et lui fait un vrai baiser. Elle est sincère, Martine, franche, aimable. Pourquoi je n’aime pas Martine ? Parce que Maman l’aimait, l’aimait trop ? Parce que je suis jalouse tout simplement ? Pourquoi moi, qui me veux tellement détachée. J’embrasse Martine en collant ma joue sur sa joue et j’embrasse le vide. « Tu n’as pas eu de soucis ? Ça roulait bien ? Pas trop de monde au péage de Saint Martin ? Tu as faim ? Tu veux un café ? Ou un jus de fruits ? Où as-tu mis ton sac ? Un sucre ? Tu veux prendre une douche ? Ton travail, t’as pu t’arranger ? Tu veux des serviettes de toilette ? Tu veux aller voir Maman maintenant ? Jacques pourra venir ? Veux-tu un rendez-vous chez le coiffeur ? Tu veux un petit biscuit ? » Je voudrais être dans une chambre d’hôtel. Je bois pourtant ce café sans sucre, avec un petit biscuit. Je sors mon sac du coffre de la voiture, je le dépose dans la chambre d’Emma, la fille de Jean-Paul et Martine, fille australienne le temps des études, des serviettes de toilette sont posées sur le lit, je me regarde dans un miroir accroché au mur, c’est vrai que je suis décoiffée.

VIII

Jean-Paul m’a dit : « Ah, te voilà ! » On s’est dit bonjour. Il venait de la maison de retraite. Il est venu me chercher pour aller au funérarium. Martine vient aussi, bien sûr. J’aurais aimé être seule avec mon frère, un temps privé, même si nos rapports frère-sœur n’ont jamais rien eu d’exceptionnel ni de tragique d’ailleurs. On s’entendait bien, mais chacun sa vie, ses amis, ses études, son parcours comme on dit. Il conduit. Martine m’a dit « Monte devant. » Je suis montée devant, je suis à côté de mon frère. On traverse Donaisy pour aller au funérarium voir le corps de Maman qui est morte cette nuit. Les morts voyagent vite de nos jours. L’hôpital n’a plus le temps, plus la place pour laisser les corps reposer. « Elle a été transférée ce matin », me dit Jean-Paul. Je pense aux transferts de footballeurs, je ne sais pas pourquoi. J’ai envie de rire. J’imagine ma mère en short et maillot de foot. Pourquoi je pense à cela ? Jean-Paul conduit, Martine à l’arrière. Jean-Paul me débite tout ce que l’on a à faire, il faut voir le prêtre ce soir pour préparer la messe d’enterrement, il faut voir les pompes funèbres pour choisir le cercueil, la pierre tombale, le bac à gravier pour les fleurs, les faire-part, le notaire, les papiers à trier, la maison, faut-il la réhabiliter avant de la vendre ou la laisser en état... « J’ai déjà commencé à ranger certaines choses », dit Jean-Paul. Martine ajoute : « J’ai fait le tri dans ses affaires, je lui avais pris des vêtements pour la maison de retraite, j’ai laissé des vêtements de rechange à la maison, je lui amenais au fur et à mesure, mais j’ai donné aussi au Relais du Cœur parce qu’il y avait à la fois des choses anciennes, ils le vendent pour en faire des chiffons, mais aussi des affaires neuves parce que Maman faisait des commandes sur catalogue sans faire attention, avant qu’on la mette sous curatelle et qu’on lui prenne le chéquier parce qu’elle dépensait des choses qui lui allaient pas, elle s’en souvenait pas alors on a donné au Relais du Cœur, il y avait de belles choses toutes neuves même pas sorties des sacs en plastique, tu aurais été d’accord. Tu es d’accord ? » Je suis d’accord. Je pense que je veux juste récupérer la broche avec les perles qui vient de l’arrière-grand-mère. Je veux cela. Le reste, je ne veux rien ou au hasard.

Nous arrivons au funérarium. Jean-Paul gare la voiture. Je ne parviens pas à défaire la ceinture de sécurité. Je tremble. J’y arrive enfin. Je descends de la voiture. Je vais entrer au funérarium où repose le corps de ma mère. Sur la porte de la chambre funéraire, une étiquette. Madame Jeanine Mansard, née Bourdieux. Ça y est, Maman est morte.

IX

Che Guevara, Sean Penn et toute la promotion de troisième année de l’école de commerce EDAC me contemplent dans la nuit, mon corps allongé sur le lit. J’ai les mains croisées sur le ventre. Je porte un pyjama à rayures de pyjama, je suis allongée sur le dos. Je regarde le Che. Le réverbère de la rue, à travers la vitre, me permet de distinguer son portrait en noir et blanc, Sean Penn est plus distant, plus sombre, quant à la promo de l’EDAC, je sais qu’elle est là accrochée au mur, mais je ne la perçois pas vraiment.

Ma respiration est calme.

Je suis couchée dans le lit d’Emma, la fille de Jean-Paul et Martine, qui est étudiante en Australie et qui ne viendra pas à l’enterrement de sa grand-mère. Le monde devient trop vaste pour les familles.

J’ai mes mains croisées sur le ventre. Je le sens qui se soulève et s’abaisse avec ma respiration. Je respire. Ma peau est chaude. Mes mains sont posées sur ma peau. Je sens le poids de mes jambes, de mes épaules, la courbure de mon cou sur l’oreiller un peu trop épais. Je ferme les yeux, je les ouvre, je les ferme. Mes doigts se dénouent et je glisse ma main droite sous l’élastique du pantalon de pyjama. Ma main vient couvrir mon sexe. Ma main à plat sur mon sexe. Le silence. Mes doigts glissent doucement sur la toison. Est-ce cela être vivante ? Jacques et moi ne faisons plus l’amour très souvent. Une certaine lassitude. Le travail a dépassé nos désirs puis la fatigue les a endormis. Me trompe-t-il ? M’a-t-il trompée ? L’ai-je trompé ? Que veulent dire ces mots dans une chambre de post-adolescente émigrée à l’autre bout du monde et moi allongée dans son lit, la main posée sur mon sexe chaud ? Ai-je encore quelque chose à attendre, à espérer ? Ou à craindre ? En fait, je crains mille choses, de ne pas terminer le dossier Ramson and Co à temps, de rayer la voiture quand je me gare en ville, de louper la sortie de l’aéroport, de louper la réception rituelle des collègues de Jacques, de rencontrer Philippe, cet ancien collègue avec qui…, de ne pas faire mon chiffre escompté, de ne pas retrouver ce livre que j’ai emprunté et sur lequel je n’arrive pas à remettre la main, d’avoir vexé mon amie Sophie en n’ayant pas vu qu’elle avait fait une cure d’amaigrissement… Mais ai-je peur ? Ma peur, c’est de n’avoir que des craintes de ce niveau-là. D’avoir passé cinquante ans, d’avoir réussi et de n’avoir que ce genre de crainte. Ma main posée sur mon sexe, ma peau qui est chaude, mon corps allongé, je respire doucement. J’ai vu cet après-midi le corps de ma mère morte.

X

Nous avons vidé la chambre de Maman à la maison de retraite. Il n’y avait pas grand-chose. Le directeur, en costume sombre, cravate sobre, nous avait dit : « Toutes mes condoléances », il avait attendu un petit temps, il avait ajouté : « Vous avez bien sûr quelques jours pour reprendre tous les souvenirs de votre Maman. » Bien sûr. Dans cette maison de retraite bienveillante, on paie jusqu’à la libération de la chambre, pas au décès du résident. Je sais que cela laisse un peu de marge au directeur en costume sombre et cravate sobre. Le « turn-over » de ce genre d’établissement est important et donc le taux de remplissage est un déterminant non négligeable de la rentabilité. Il faut remplir rapidement et même si on paie tant que la chambre n’est pas libérée, de nouveaux arrivants représentent tout de même de nouvelles facturations de frais de dossier, frais d’entrée, frais d’installation… Et plus il y a d’entrées, plus il y a de rentrées, plus les actionnaires touchent leurs dividendes ! Ce que le directeur en costume sombre et cravate sobre me résume par : « En prenant en compte bien sûr tout le temps qui vous est nécessaire, je me permets de vous préciser que d’autres familles, elles aussi dans l’attente, souhaitent que leur proche puisse venir s’épanouir, en toute sécurité, ici, comme a pu le faire votre Maman. » Et il sourit. Sourire bien coiffé. J’ai fait semblant de croire à ce qu’il me disait. Je compatis. Je dis « Bien sûr. » Nous aurons tout vidé demain. En arrivant, une voisine de la chambre de Maman nous a demandé si elle pouvait prendre le petit cadre en bois qui contenait la photo de Maman, à son dernier anniversaire. Cela m’a émue. Je lui ai dit : « Oui, avec plaisir. » Je lui ai mis le cadre au creux de ses mains, en les serrant. La voisine de chambre a souri et elle a ajouté : « C’est pour mettre la photo de mon arrière-petite-fille. Elle a eu vingt ans ! » Je n’ai pas osé reprendre la photo de Maman du cadre.

Nous avons laissé derrière nous les murs anonymes et transférables de la dernière demeure de Maman. En fait, elle n’y a jamais habité, elle ne faisait qu’y loger. Elle n’y avait aucun souvenir. Déjà, elle ne se souvenait plus d’être vivante. C’est ailleurs qu’était sa vie.

XI

Jean-Paul est assis dans le fauteuil où s’asseyait Papa, il y a longtemps, face à la télé. Il a les mains posées sur les accoudoirs, l’air propriétaire. Il sourit. « Même quand Papa est mort, Maman ne s’asseyait jamais dans ce fauteuil, personne ne s’asseyait jamais dans ce fauteuil. Maman n’a jamais parlé de la mort de papa. Elle n’a jamais parlé non plus de sa vie avec Papa. Elle racontait son enfance, sa jeunesse. Elle racontait à Martine des choses que je ne connaissais même pas. Elle disait aussi des trucs à Emma. Elle l’aimait bien. C’est souvent comme ça, les grands-parents sont plus ouverts avec les petits-enfants qu’avec leurs enfants. Tu vois, Maman, c’est un peu avant de partir à la maison de retraite, elle s’est mise à me faire la bise pour me dire bonjour. Avant, elle était toujours occupée. Quand je lui rapportais ses courses, il y avait toujours quelque chose que j’avais oublié, même si j’avais ramené exactement la liste qu’elle m’avait faite. Si je lui montrais la liste comme preuve, elle disait : “Je l’avais pas noté, mais je te l’avais dit avant que tu partes, j’avais dit, prends aussi de la moutarde, mais tu m’écoutes pas, t’as toujours été tête en l’air, alors…” Parfois, dans la liste, il y avait des chocolats à la menthe. Quand je posais les sacs de course, elle fouillait, prenait le paquet et me le donnait. “Tiens, je sais que t’aimes ça !” C’était vrai. Je ne sais pas comment je devais le prendre. Si cela devait me toucher ou m’exaspérer. Maman aurait voulu n’avoir que des filles, je pense. Elle disait : “Les garçons, c’est compliqué, ça se bat.” Moi, je ne me suis jamais battu, mais elle répétait toujours ça. C’est pour ça qu’elle aimait Martine et Emma. Ce sont des filles, elles pouvaient causer comme elle disait. “Les filles, ça cause, les hommes, ça parle !” Toi aussi, elle t’aimait, mais tu étais loin d’elle. Avec ton travail, ton monde, tes voyages. Maman était fière. “Elle a réussi Isabelle, c’est certain, ça me rassure.” Elle disait partout que tu avais un poste important, que tu étais intelligente et que tu pourrais être ministre. C’était son expression favorite : “Elle pourrait être ministre ma fille !” Mais on connaît les ministres, ils téléphonent, font des promesses de venir et ne viennent pas ou alors en coup de vent. Je ne te fais pas de reproche. Maman non plus. Tu as fait beaucoup pour Maman, la garde malade, la maison de retraite, tout ça. Moi, j’aurais pas pu. J’suis pas fait pour être ministre ! » Jean-Paul sourit. Il se tait un moment. Jean-Paul ne m’a jamais autant parlé. Je n’ai jamais eu autant envie de me taire, de l’écouter ainsi.

« Tu veux boire quelque chose, un apéro ? ». Je n’en ai pas envie. Je dis : « Oui, avec plaisir. » Jean-Paul sort un pastis et un Porto. Je prends du Porto, lui aussi. Il ouvre un sac de cacahuètes. « Elles sont pas salées, c’est mieux à nos âges… Enfin, je veux dire, à mon âge, faut faire attention. Quand Maman est partie à la maison de retraite, j’ai commencé à ranger ses papiers. J’ai fait un classeur avec ses comptes, les papiers de la maison, son livret de Caisse d’épargne. Ça ne fait pas grand-chose. Un petit peu. La maison, faut voir comment on fait. J’ai rangé les photos aussi. » Cela me fait envie. « Tu as des photos ? J’aimerais les voir. » Il se lève, il va vers le secrétaire, ouvre le tiroir du bas et sort une boîte à chaussure. « Voilà les photos. Dans le secrétaire, il y a un tiroir bloqué ou fermé à clef. Je sais pas où est la clef. J’ai pas voulu le forcer, faudra le faire avec toi. Je pense pas qu’il y ait quelque chose de précieux, mais par principe. » Je suis d’accord avec Jean-Paul, je ne pense pas qu’il y ait un trésor là-dedans, ce doit être une clef perdue et c’est tout ou alors quelques bons du Trésor qui devaient sembler être une fortune pour Maman. Je ne sais pas si Jean-Paul a un peu d’argent. Il tient un magasin de bricolage en ville. Cela a dû rapporter, mais aujourd’hui avec les grandes surfaces… Je n’ose pas lui poser la question. Jean-Paul boit son Porto, prend une grosse poignée de cacahuètes et met tout dans sa bouche d’un coup.

« Est-ce que Maman a fait un testament ? » Pourquoi je demande ça ? Je me trouve idiote. On ne fait pas de testament pour un livret de Caisse d’épargne, une petite maison et trois ou quatre bons au Trésor. Déformation professionnelle. Je veux que tout soit contractualisé, conventionné, signé, dupliqué, estampillé. Jean-Paul sourit. « Je ne crois pas, non. Même pour les papiers de la maison de retraite, la personne de confiance et tout ça, elle m’a demandé de faire moi-même. Je m’étais mis comme personne de confiance parce qu’elle m’avait dit : “Je veux pas qu’on me fasse traîner trop longtemps.” Je me suis dit que c’était ses consignes. Mais pour le testament, non, elle a rien fait, enfin, je crois. Le notaire m’a rien dit. » Je réponds que je suis idiote, que je me doute, oui, c’est ça. J’ai envie de dire : « Excuse-moi Jean-Paul. » Mais m’excuser pourquoi ? Nous ferons moitié-moitié pour l’héritage même si Jean-Paul a sans doute plus besoin que moi de cet argent, mais comment faire autrement ? Il serait vexé si je lui proposais de prendre tout. Je n’ai pas besoin de cet argent.

Je réalise que j’ai la boîte à chaussure de photos sur les genoux. Je pose la boîte sur la table basse, j’enlève le couvercle. Les photos sont en vrac. Il y a aussi quelques enveloppes avec écrit dessus « Mariage d’Isabelle », « Mariage de Jean-Paul et Martine », « Vacances au Tréport ».

Je prends une poignée de photos dans la main gauche, je les prends une à une de la main droite puis je les pose sur la table, Jean-Paul les tourne vers lui puis les glisse de côté. Photos de vacances, photo de famille, les grands-parents, Maman et sa sœur, Tante Thérèse qui était handicapée mentale et qui n’arrêtait pas de vouloir me faire des bisous, je n’aimais pas ça, ses lèvres étaient épaisses et humides, Maman me disait : « Elle t’aime beaucoup, faut être gentille. » Et moi je disais « Et pourquoi Jean-Paul, elle lui fait pas de bisous lui ? » Maman souriait. Tante Thérèse disait : « T’aime ben ! » Photos de tablée, fêtes de Noël, fêtes d’anniversaire, cousins, cousines et puis des photos d’inconnus, combien sont morts, combien ont des photos de nous ou de Maman dans des boîtes à chaussures à eux. Je remets les photos dans notre boîte à nous. Je souris, mais je suis fatiguée.

XII