Enfermer - Volume I - CALC - E-Book

Enfermer - Volume I E-Book

CALC

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Beschreibung

« Force est de constater que l’amour et la passion du début ne sont plus au rendez-vous. Cette histoire de confinement peu à peu semble avoir raison de nous, de ce qui a été un nous uni, fusionnel. L’heure désormais sonne la fermeture des portes et des fenêtres, des cœurs, des sexes, du langage, des intentions de roman. Oui Fab, on est mal ! L’atmosphère apparaît viciée, les visages renfrognés. Cela manque d’air et de perspectives, l’heure des grandes décisions approche. »


À PROPOS DE L'AUTEUR


CALC est un collectif d’auteurs. Avec Enfermer - Volume I, ils signent le premier recueil d'une série où la littérature cherche à s'emparer d'un thème brûlant d'actualité.

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Seitenzahl: 174

Veröffentlichungsjahr: 2022

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CALC

Enfermer

Volume I

Nouvelles

© Lys Bleu Éditions – CALC

ISBN : 979-10-377-5904-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

L’irruption du Covid-19 dans nos vies a radicalement modifié notre rapport au monde et aux autres. Fermeture des établissements scolaires, des bars, des restaurants, des sites culturels, obligation du port du masque, généralisation du télétravail… Entre le confinement et les gestes barrières, nous n’avons jamais été si proches et pourtant si éloignés.

C’est en s’appropriant cette ambiance ambivalente autour d’un projet fédérateur que le CALC a doucement germé. Ce bouquet d’auteurs s’attelle, au travers de ce recueil de nouvelles, à dépeindre le quotidien inédit que nous avons tous dû traverser, tout en explorant ses vices, ses dérives, ses innovations et ses promesses.

La crise sanitaire est notre patrimoine commun. Que nous nous installions confortablement dans le canapé au 40 rue des Carmes ou que nous soyons démasqués dans 32 m², ce recueil s’adresse donc à chaque individu et balaye un spectre textuel allant du réalisme le plus criant de vérité aux frontières de la science-fiction. Chaque auteur laisse sa plume s’emparer d’une thématique marquante pour nous offrir un tableau retraçant l’enchaînement des confinements.

Concordance des temps

Depuis le trottoir d’en face, on lève les yeux, tant le volume de la fête est élevé. Au 2e étage, toutes les fenêtres donnant sur le balcon sont ouvertes. Les lourds voilages dansent mollement. Les rires, les cris et les infrabasses stagnent un moment sur l’étroite terrasse puis se déversent, en 2 courants impudiques et contraires, vers le haut de l’immeuble et dans la rue en contrebas. Le balcon filant s’étire sur toute la longueur de l’appartement, quelques plantes aromatiques en train de faner dans des jardinières en bois, un vélo de course rouge et blanc sans garde-boue ni lumière posé en vrac, un transat replié à la toile déchirée. Tout au bout, un briquet enroulé à une cordelette se balance le long d’un barreau à la peinture noire écaillée. Au-dessus de la balustrade, on a rajouté une sorte de rampe en bois un peu plus large, idéale pour poser un verre.

Un homme, seul, se tient accoudé à la balustrade. Il ne regarde pas, comme on a pourtant coutume de le faire depuis un balcon en ville, la rue et les passants en dessous. Il a le regard perdu droit devant lui. Une bière est posée à côté de son coude. Il est difficile de savoir si c’est la sienne tant il ne semble pas s’y intéresser. La bouteille peut tout à fait avoir été laissée par quelqu’un d’autre. Peut-être par cette grande jeune femme qui sort à l’instant sur l’étroite terrasse et que Fabrice n’a pas encore vue. Il se pourrait que la jeune femme vienne juste rechercher sa bière oubliée là quelques minutes auparavant. C’est une soirée de début de printemps. Samedi 15 mars, il doit être près de 23 heures.

***

Cela avait pris quelque temps.

Il s’était rendu compte qu’il ne prenait plus autant de plaisir à rester en soirée pour le simple plaisir d’y rester. Il ne s’était juste plus forcé à taper du 4 ou 5 h du matin, avec cette sempiternelle dernière bière qu’il s’était mis peu à peu à ne plus finir, puis à ne simplement plus boire du tout. On le lui avait reproché « Putain ça se fait pas de laisser une bière presque pleine ! », lui s’était mis à se rendre compte qu’il s’en foutait, mais alors totalement, de finir ou ne pas finir son Heineken à 5 h du mat. Il s’était mis à acquiescer d’un sourire sans plus toucher à la bouteille, en passant sa veste, geste qui signifiait sans contestation possible, je me barre. Salut.

Puis, il était parti plus tôt, 2 heures. Puis plus tôt encore, minuit, prétextant une journée qui commencerait tôt dès 7 h le lendemain… Tu parles !

Enfin, il n’avait plus rien prétexté du tout. Il avait pris la mesure de cet ennui qui lui tombait dessus de plus en plus tôt. Toujours la même rengaine, les mêmes vannes, les mêmes accords et désaccords joués et surjoués. On ne lui avait pas posé de questions. Ça lui allait.

Rentrer vers 23 h, allumer la lampe chinoise, se réjouir du calme, du temps qu’il a devant lui, fumer sa clope, s’écouter un peu de Bach, regarder sur les rayonnages de la bibliothèque tout ce qui peut le réconforter : Char, Tolstoï, Céline, Jacottet. Tiens se disait-il, faut que je lise une fois jusqu’au bout Pastoureau, Jaune ; Noir je l’ai fait, mais jamais Jaune en entier. À mesure qu’il se le disait, il renonçait. Une prétérition inversée.

Il visionnait des vidéos jusqu’à tard dans la nuit, les missions Apollo, les mythes grecs sur Arte, toute l’histoire de la commune de Guillemin, 6 heures et 17 minutes.

Un peu de porn aussi. Il se rendait compte qu’il s’était mis à dire porn et non plus porno. Oui, il avait plus de 18 ans. Il cliquait. Les vignettes, jusque-là floues, devenaient précises. Il aimait cette actrice au crâne rasé, seins blancs et lourds. Toujours penser à cleaner l’historique, ça l’aurait fait chié de claquer d’un infarct pendant la nuit et qu’on se rende compte que son dernier rapport avec le monde avait été cette femme à la chatte rose et au crâne rasé, mal filmée, son dégueulasse.

Ce soir-là, sur ce balcon, il avait réalisé. Il avait toujours ce genre de fulgurance depuis un balcon. Peut-être les balcons permettaient-ils cela. On se trouvait debout au-dessus du vide et pourtant l’on ne tombait pas. Alors sans doute qu’il en allait de l’esprit comme du corps, les idées, la pensée, au lieu de se fracasser sur le bitume, prenaient le temps de rester un peu, suspendues, osant défier la gravité des évidences.

Le temps et l’espace se sont réduits avait-il constaté. Il n’en avait plus grand-chose à foutre, mais justement, ce plus grand-chose demeurait bien plus vaste qu’il n’y paraissait.

Loin de ceux qui le pensaient alors en dépression, il venait au contraire de réaliser que son état de conscience lui ouvrait bien des portes et des galaxies à explorer, un peu plus bandantes que ces soirées de merde, que ces paroles sans surprises, ces petites danses existentielles hoquetantes et égotiques, ces promesses, sous le coup d’optimismes alcoolisés, de monde meilleur pour très bientôt, ou que ces poches de chips violettes et orangées, ces moscow mule toujours mal dosés, ces utopies, ces chimères plutôt, toujours recommencées.

Le langage même lui avait semblé tout à coup de trop. Il allait s’enfermer pour de bon, parce que, il en avait acquis la certitude, ce retrait serait quantique et sans limites, il constaterait, il en était sûr, que de la réclusion seule, naîtraient de nouveaux mondes.

Pour l’heure, depuis qu’il était rentré chez lui, il se laissait aller à l’ennui, juste les bruits perceptibles du dehors, le ronronnement du frigo, la bougie bleue semi-fondue et poussiéreuse, le câble pendouillant du chargeur de son téléphone, la tablette de doliprane entamée, ses capteurs sensoriels accueillaient tout cela sans commentaire aucun puis le sommeil dans lequel il glisserait sans résistance. Il était minuit 28. Aux alentours de minuit 37, il se mettrait à faire le rêve suivant :

Sur un écran bleuté, une vidéo avec les rayures façon VHS. Un type sans nez fixe la caméra. Il gueule et admoneste l’hypothétique spectateur. « Qu’appelle-t-on l’enfermement ? Je ne sais pas, mais j’entends bien toutes les connotations négatives qui s’y rapportent. Se retrouver enfermé n’est jamais bon signe. On doit appeler à l’aide n’est-ce pas ? Je suis en-fer-mé dans les chiottes. Ça manque d’air, c’est ça le truc, ça oppresse, ça rend dingue, on n’est plus libre tu vois ! Des mecs se retrouvent enfermés derrière les barreaux pour 10 ans putain ! T’es pas juste enfermé, t’es en-fermé mon pote, tu vois l’ampleur du problème ? Dès le plus jeune âge, on te fait chier avec ces conneries d’enfermement. Spatial, psychologique, là, tu peux carrément, attention on franchit un cap, te retrouver in-terné, tu saisis la nuance ? Tu la vois la camisole, la chimie, les lanières en cuir. Le flip quoi. Oh ! J’te cause ! Moi ça me fait marrer… Les mecs ils vivent dans un autre espace-temps ou quoi ? Attends ! Attends ! J’y suis. Eux c’est la liberté tu piges ? La Li-ber-té… Ils ont dû louper deux ou trois marches, ou alors les fils se sont touchés. N’ont pas compris qu’ils sont enfermés entre leur naissance et leur mort les mecs ? Sont pas enfermés dans un territoire, une langue, une famille, un corps, peut-être ? Ils ne sont pas enfermés dans un seul putain de corps ? »

Le présentateur cogne contre la vitre de la télé à l’intérieur de laquelle il est prisonnier. De l’eau commence à remplir le bas de l’écran. L’homme hurle en collant son visage vers le haut du cadre.

« Alors pourquoi y’a ce flip, pourquoi tout ce tintamarre autour de cette question ? La liberté mon cul. Tu peux être prix Nobel de ce que tu veux, si ton cerveau décide de ne plus faire fonctionner tes poumons, c’en est fini de toi en moins de 5 minutes. Pourquoi tu ne vois pas ça ? Pourquoi tu l’oublies ? Pourquoi tu penses pas que, tout ce à quoi tu crois et pour lequel tu pourrais te battre, tout ce que tu as accumulé de savoirs et d’expériences, toute ton humanité, ces gestes qui te distinguent du barbare, et bien… un minuscule caillot de sang dans une petite veine du cerveau… fini en 3 minutes. Ou alors si t’as du bol comme on dit, que t’as suffisamment fait de bruit en t’affalant au sol et qu’en voulant te rattraper sur le plan de travail t’as réussi à faire valdinguer les 3 poêles que t’avais mises à sécher et qui sont tombées avec un tel raffut que tes voisins du dessous sont montés voir et comme tu ne répondais pas ils ont appelé le 15. »

Le présentateur tente de reprendre son souffle.

« On t’a sauvé à temps, t’as de la chance ce sera qu’une hémiplégie. À toi les flamby à vie à la petite cuillère, à toi la bouche à jamais entrouverte, les escarres et les cheveux gras aplatis à l’arrière du crâne à cause de ce putain de fauteuil dans lequel tu passes ta vie monsieur le prix Nobel. Ça devrait te rendre humble non ? »

Sur le balcon, au moment où la grande jeune femme y pose son premier pied, Fabrice est en train de se dire que ses rêves deviennent bien de la merde mais qu’il a toujours aimé ce minuscule moment où il peut se les rappeler. Qu’il aime aussi cet instant où ils commencent à s’effilocher, à disparaître et qu’il est alors obligé de fabriquer du mensonge pour les reconstituer, jusqu’au moment où il n’y a plus que ça, du mensonge et un rêve qui s’est fait la malle.

« Ah OK… Le mec seul sur le balcon… Chacun choisit son déguisement tu me diras… Tu te fais chier ? Ou alors tu fais juste mine de te faire chier ? »

Elle a dit ça sans agressivité, plutôt même avec un ton de connivence. Beau coup droit décroisé de fond de court, pense Fabrice. Rien à dire. Balle lourde, bien placée. Fabrice va pour répondre « J’étais in petto en train d’avancer sur mon roman », se reprend in extremis, mauvaise idée de vouloir insister dans la même diagonale par un long coup lifté. Il va abréger l’échange avec une belle petite amortie masquée jusqu’au dernier moment. « J’écris », répond-il sobrement. La balle est restée dans la raquette qui tourne sur elle-même. Du public monte une rumeur d’incompréhension. Comment un joueur de sa trempe peut-il louper à ce point une balle aussi facile en se ridiculisant qui plus est ?

« Ressaisis-toi tout de suite sur ton service Fabrice ! Laisse passer un temps… respire, petit saut d’allègement, puis, 1, 2, 3 secondes… »

Dans un tempo qui lui semble magistral, il tourne la tête mais pas complètement non plus, offrant son plus beau trois-quart arrière droit. Son fameux regard sans parole et sans intention marquée. Genre service à 220 km/h. Il met enfin un visage sur la voix qui vient de s’adresser à lui.

Elle approche d’un pas, se trouve maintenant tout à côté de lui, légèrement plus grande. « C’est ton truc pour draguer ? Faire le mec absent ? » Comment peut-elle retourner le service dément que je viens juste de lui balancer ? S’interroge Fabrice. Son jeu de jambes impeccable, son placement sans faille, sa lecture parfaite du jeu, elle cogne la balle au plus haut de son rebond. « Parce que là on est d’accord que t’es pas vraiment en train d’écrire, ou alors c’est dans ta tête-là… » Elle ponctue son passing phénoménal en alliant le geste à la parole. De son index, elle se permet de lui tapoter la tempe. Jeu et première manche. Fabrice est sonné.

Il sent la pulpe de son doigt frais et doux. Ce pourrait être un doigt d’infirmière. Elle l’a touché sans le connaître, avec le naturel et l’aisance de celle qui a cette habitude. Une infirmière ou alors une fille à grande fratrie, le genre où l’on ne se pose pas la question de la pudeur quand les parents envoient tous les enfants à la douche. Cette façon de lui avoir touché la tempe, un geste assumé, oui comme une fille qui ferait une prise de sang, pas d’hésitation, pas d’état d’âme, la peau n’est pas sacrée, juste un boulot à faire. Du style « quel bras préférez-vous ? » Le bout de coton alcoolisé et froid. « On y va ? On y va. »

Le doigt s’est posé sur sa tempe, il n’a pas fait qu’effleurer l’épiderme, il a appuyé, mais sans faire mal. Du bien même, le point de compression léger qui soulage quand la migraine n’est pas trop forte. Son doigt lui a fait du bien. Échange épidermique et calorifère juste parfait. Il en a senti la douceur et la fermeté, l’élasticité des tissus. « Ou alors c’est une danseuse » pronostique Fabrice, « l’habitude du toucher, du toucher franc, dosé. Une danseuse. Bon en général elles n’ont pas de beaux pieds, mais le cul, le cul et le ventre d’une danseuse… Le port de tête, ouais c’est ça, puis le courage, l’abnégation que cela demande, pas du genre à se plaindre la danseuse, du courage à revendre, l’alliage parfait de la détermination, de la force et de la poésie du mouvement. » Il se dit qu’il est possible d’arrêter toute velléité littéraire. Il dit OK aux 3 gamins, au kangoo, à la Creuse même, à la Creuse sans déconner, il dit OK au crédit sur 20 ans, il dit OK au métier de prof de lettres en collège, au collège Jules Marouzeau de Guéret yes messieurs dames, même une classe de 32, de ces petits 6e à qui il essaiera de faire passer la différence fondamentale qu’il y a entre le mythe et le héros et même s’il est trop tôt pour ça, 8 heures du matin… qui franchement à part des chronobiologistes peuvent croire qu’un môme levé à 6 heures du mat, après 45 minutes de bus entre Charsat et Guéret, avec le chocolat au lait sur l’estomac, puisse être en mesure de suivre quoi que ce soit ? Il relèvera le défi Fabrice même avec 3 non-lecteurs dans sa classe, tant que la pulpe de ce doigt peut recommencer de se poser sur sa tempe.

Sur le balcon, le vélo de course rouge et blanc vient de s’étaler au sol, grotesque avec sa roue avant qui tourne dans le vide. Personne ne pensera à le relever même s’il condamne désormais l’accès à la chambre du fond. Plus tard, il apprendra qu’elle s’appelle Isadora, oui comme la danseuse, même si elle ne danse pas. Elle, c’est la plongée sous-marine, l’apesanteur, tout retourner, se mouvoir sans a priori, « Comme dans la lecture de Faulkner tu vois ? Faut accepter de se perdre, faut que tu lâches prise. Ressentir avant de comprendre… » « Danger… Danger à tous les étages ! » se dira Fabrice. Pourtant il fera mine de rester confiant. Plus elle parlera, plus elle se rapprochera du moment rédhibitoire, de la faute de goût absolu. Tiens, il prend le pari pour lui-même qu’elle va bien finir par se saisir de cette bouteille de bière entamée et qu’elle la videra d’un trait, et peut-être même, le minuscule renvoi contenu et retenu mais qu’il aura repéré et qui sonnera définitif, le glas de toute hypothétique histoire entre eux deux. Au lieu de cela, il l’entendra dire « Mes parents ont toujours eu le sens du symbole, ils ont prénommé mon petit frère Laïos pour te dire, je ne suis pas certaine que c’eût été là leur meilleure idée pas la pire non plus tu me diras. »

Fabrice sursaute sur le « c’eût été », jamais il n’aurait pensé que l’emploi d’un conditionnel passé 2e forme puisse le faire tomber amoureux. Parce qu’inutile de tourner autour du pot. Il en est là. « Tu peux toujours te débattre sur place, tu sais que la digue s’est fissurée. Juste une question de temps. Allez, prends cette bouteille de bière Isadora et vide-la bordel ! Ne me laisse pas comme ça avec cette chaleur diffuse enveloppante, infernale, ne me laisse pas imaginer un monde où l’on pourrait se remettre à croire que la langue n’est pas morte mais qu’elle vit, palpite et s’agite, multiple et polymorphe. Je parle de goût, de saveur, du plaisir à prononcer différemment, de ces méandres et de ces chemins de traverse. »

À ce moment précis, Fabrice s’étonne que personne d’autre n’ait, ne serait-ce que passé une tête curieuse à l’extérieur, qu’il ne s’agisse là que d’elle et que de lui, sur cet encorbellement du 19e. La jeune femme poursuivra de cette voix suave et ironique, tellement sensuelle, s’approchant dans sa façon de rire, d’une intonation presque masculine. Dans l’intensité de ces quelques secondes d’échange, dans cette façon qu’elle aura de jouer avec son pouce pour faire tourner un anneau d’argent autour de son majeur, avec son regard brun légèrement en contre-plongée qui ne fait pas semblant, et puis cette odeur de terre rouge autour d’eux, Fabrice se disloquera. Isadora n’aura pas un regard pour la bière entamée.

Elle avait juste laissé s’installer un silence qui ne pesait rien, qui n’attendait rien, puis, un imperceptible soupir, par le nez, un apaisement, une pointe de cynisme sans noirceur. Il savait qu’il fallait fuir, vite.

C’est cela qu’il va écrire en rentrant, ce moment même. Il le fera durer plusieurs milliers de page, c’est à cette œuvre désormais qu’il doit se consacrer, « Je suis né pour écrire sur ce moment précis, même si cela doit m’occuper les 20 prochaines années ». Mais alors il lui faut fuir, ne pas risquer de s’attarder. Tant pis pour Isadora, il la plante là sans autre forme de procès. Sans ne plus rien regarder ni entendre, Fabrice sort du balcon et traverse l’appartement aux hauts plafonds. Un type gobe un parach dans la cuisine en lui lançant un regard gourmand, « Si tu savais connard comme tu peux te la garder ta MD qui te fera juste te pendre au cou de tes potes dans une demi-heure, pour te faire croire qu’enfin tu peux leur déverser ta sincérité amoureuse et que tu vis là ton acmé amicale, vas-y mec, tu dois t’appeler Bertrand, sûr que tu finis ton Master bientôt, juste un dernier stage de 6 mois à Shanghai et tu pourras lancer ta start-up, vas-y, remonte ton petit skinny avant de rejoindre les autres, jette un dernier coup d’œil sur tes sneakers pour en vérifier le blanc immaculé, attrape-toi une bière sur le comptoir même si tu sais qu’elle est chaude et dégueulasse. Salut, Bertrand. Salut. »

Une fois sur le trottoir, alors qu’il relève son col, sans un regard sur le balcon au-dessus de lui, Fabrice reprend le cours de son roman.

En bas, la rue bleue et tiède. Le flot des passants. Bientôt, il serait enfin chez lui.