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Pour échapper à sa vie malheureuse, Suzanne, 17 ans, va entreprendre un voyage où elle fera de multiples rencontres. Après la naissance de sa fille Michèle, elle repart sur la route de son destin jusqu'à Biarritz, où elle va vivre une vie de rêve. Du moins, jusqu'au jour où tout s'effondre avec l'arrivée d'un maître chanteur. S'ensuit une fuite à l'étranger avec la peur en seule compagnie. Un quotidien de fugitive jusqu'au moment où tout va changer...
À PROPOS DE L'AUTRICE
Née au Burkina-Faso, le 29 Janvier 1948. Une nouvelle romancière passionnée de voyages qui a voulu par sa plume offrir aux lecteurs des aventures dans un monde réel mêlé quelquefois dans l'imaginaire. N'est-ce pas l'apanage de tout écrivain ? Son écriture sensible, élégante, touchante, envoûtante, exubérante, humaine, sans tabou. la fluidité des mots conduit à l'envie de continuer la lecture tout en restant sous le charme d'un suspens constant. comme dans un film qui se déroulerait avec des interprètes imprégnés de vérité. Une femme à découvrir.
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Seitenzahl: 495
Veröffentlichungsjahr: 2025
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ENFIN LIBRE…!
Roman
d’aventures inspirées d’une histoire vraie
de
Michèle Marie LAPANOUSE
Roman d’aventures
Illustration graphique : Graph’L
Images : Adobe stock
Éditions Art en Mots
Dédicace
Pour toi, ma chère maman, Henriette Suzanne Castanier que je n’oublierai jamais.
Je t’avais promis ce livre.
Parmi les anges, je devine ton sourire…
Toute ressemblance avec des événements ou des personnes ayant existé serait purement fortuite. Cependant, ce roman est inspiré d’une histoire vraie. Tout propos qui pourrait sembler d’une idéologie colonialiste, voire raciste, ne reflète pas la pensée de l’auteure, mais est nécessaire pour caractériser les personnages de l’époque.
L’histoire incroyable de mes cent ans.
Le temps s’écoulait. Ma santé se dégradait. J’atteignais péniblement mes cent ans. À ne jamais rester au même endroit, à cause d’un maître chanteur, je ne pus me faire de relations à longue échéance. Aujourd’hui, je ne connais personne, je suis seule avec ma fille.
Un beau matin, un coursier me remit une enveloppe jaune. Des frissons commençaient à parcourir mon corps, je savais qui m’envoyait cette enveloppe pour en avoir déjà reçu une. Lorsque fébrilement, j’ouvris cette enveloppe identique à la précédente dans laquelle se trouvait une coupure de journal, je m’écriais : « Charles ! » Cela venait bien de lui.
Ma vue avait considérablement baissé, Michèle me décrivit l’article, expliquant le terrible accident survenu au Mexique, ce qui me troubla. Que cet homme ait survécu à ses graves blessures était invraisemblable. Cet homme, mon maître chanteur, ne pouvait plus me faire chanter. J’avais enfin la liberté d’aller où je voulais, sans risque de faire une mauvaise rencontre. Triste fin pour lui sachant qu’il était maintenant tétraplégique. Ma vie arrivait à sa fin. J’étais libre, mais épuisée.
Une pensée de remerciement allait vers Charles. C’était cruel, certes, mais le soulagement qui m’envahit fut merveilleusement ressenti dans tout mon corps.
La sonnerie du portable venait de me faire sursauter. J’entendis Michèle prononcer le nom de Philippe, le médecin, l’homme que j’ai toujours aimé. Était-ce le fruit de mon imagination ? Non, c’était bien lui qui appelait. Michèle m’avoua qu’elle avait tout fait pour le joindre afin que nous soyons ensemble une toute dernière fois. J’étais heureuse de savoir qu’il ne m’avait jamais oubliée, qu’il m’aimait encore. Il aurait voulu être là pour me tenir la main, mais son âge avancé ne lui permettait pas de faire ce voyage. Je fis alors un énorme retour en arrière dans ma mémoire. Je le pouvais aujourd’hui, plus rien ne me retenait de dérouler ma vie. C’est avec émotion que je me souviens de cette vie où ma liberté avait été volée !
Ma grand-mère d’ascendance aveyronnaise possédait un petit château entouré de vignobles près de Salles-la-Source, en Aveyron. Hélas ! Elle dut vendre ce patrimoine pour vivre et élever seule ses enfants. De ce petit bout de femme pétillante aux yeux gris et aux pommettes hautes se dégageait une grande douceur, surtout lorsque son regard s’accrochait au mien quand elle essayait de me gronder. Elle était attachante et très pieuse. Honnête et de caractère facile, elle respirait la bonté.
Quand elle parlait de son passé, nous faisions silence et nous l’écoutions avec toujours l’envie de connaître la suite. Je ne pense pas qu’elle ait eu une grande personnalité, mais juste de la simplicité. Elle nous racontait la vie tout simplement. Ses histoires étaient merveilleuses.
Le soir, lorsque nous disions la prière à genoux sur des chaises basses à la lueur de la lampe à pétrole fumante, l’envie d’être près de ma grand-mère se faisait ressentir. J’avais un peu peur. Étaient-ce les ombres que nos corps animaient sur les murs lorsque nous nous déplacions qui me donnaient cette crainte de la nuit ? Pourtant, j’attendais cet instant de mystère qu’inventent les enfants, rempli des histoires qu’elle me contait pour me rassurer ou m’amuser et qui collaient parfaitement à mes rêves.
Puis l’une des deux commodes « Empire », d’où elle retirait, avec douceur et sourire, divers objets qui lui rappelaient sa belle jeunesse, m’impressionnait. Ce meuble était pour moi la magnifique « commode à secrets ». Elle m’intriguait parce que grand-mère restait devant pendant de longs moments. J’essayais d’ouvrir ces tiroirs quand elle était absente, mais ils étaient tous fermés à clef ! Ma curiosité ne faisait que s’amplifier. Deux commodes s’érigeaient devant moi et je ne pouvais même pas en ouvrir une !
Son lit à colonnes, immense pour moi, que j’appelais le « bateau », me servait de refuge. J’y avais une forte impression de sécurité. Allongée sur ce grand lit, je me battais contre les ombres qui se dessinaient sur le mur. J’avais l’impression que les méchants voulaient m’emmener avec eux. C’est pourquoi mon « bateau » me protégeait, il était haut et moi toute petite contre ces ombres géantes. M’éloignait-il de ces commodes qui me revenaient sans cesse en mémoire ? Quel secret découvrirais-je si je réussissais à trouver cette clef ? Les moyens de me défendre contre ces longues et impressionnantes ombres ? Non ! Alors quoi ?
La pendule du salon était tout ce qu’il restait des jours de gloire de la famille. Elle sonnait les heures et m’émerveillait. Je restais là à regarder le balancier et à attendre le son qui résonnait dans la maison comme par magie. Et tout redevenait calme et serein. Il m’arrivait de m’assoupir…
Pauvre grand-mère Marie ! Je me rappelle aussi de sa capeline noire à rubans qu’elle gardait précieusement cachée dans un carton à chapeaux. Elle ne la mettait que dans les grandes occasions ou les rares sorties importantes. En la regardant la ranger, je remarquais qu’elle affichait un visage radieux devant tous ces bons souvenirs et qu’elle avait déposé dans un grand vase la clef de ces mystérieuses commodes.
Curieuse de nature, je ne pus résister à l’envie de la dérober. Je devais absolument échafauder un plan pour récupérer cette clef sans qu’elle s’en aperçoive. Oui, mais comment ? Quand ? Puis cette envie s’absenta de ma mémoire quelque temps.
Tante Louise, femme très égoïste sans personnalité, qui acheta « un manteau de fourrure blanche avec le petit manchon » pour éblouir les amis, jalousait sa sœur, ma mère. D’un tempérament insolent, ma mère, fière et très belle, avait fait des études supérieures et parlait l’anglais. Ce qui était très rare à l’époque pour une femme. Elle devint typographe dans l’imprimerie Carrère, une entreprise de renom fondée à Rodez au 17esiècle, où la personnalité de ma mère ressortit. Elle était intransigeante dans ses propos relatifs à son travail, très avancée pour son époque, mais surtout appréciée pour ses compétences.
Comment cette femme qui avait grandi dans cette ville, s’étant révélée brillante avec toutes ces qualités physiques et surtout intellectuelles, a-t-elle pu finir ainsi sa vie, pauvrement dans les rues et sombrer dans la neurasthénie ?
Toute sa vie a été plate, sans beaucoup d’éclat et un mariage raté avec mon père à cause d’une trop grande différence d’éducation, de culture et de goût. Lui était un original élevé dans un milieu peu recommandable à l’époque par une mère divorcée, remariée, veuve, puis encore remariée, avec son amant de quinze ans plus jeune, mais qui lui avait laissé toute sa fortune.
Mes parents n’avaient rien en commun, c’était le jour et la nuit ! Pourtant, le mariage eut lieu en toute intimité malgré les supplications de ma grand-mère maternelle. Ce mariage ne dura pas longtemps. Mon père quitta ma mère dès qu’il sut qu’elle était enceinte.
Il avait décidé de retourner dans son milieu, chez sa mère qui tenait un petit hôtel-restaurant où il pouvait s’encanailler sans reproche. La servante était à son goût. Le divorce fut vite expédié.
Après ma naissance, le réveil fut pénible. Ma mère entreprit de vendre tout ce qu’elle possédait, jusqu’à son alliance, pour survivre dans ce qui allait devenir son quotidien.
Une autre année s’écoulait et l’angoisse de l’avenir grandissait. Avec le choc de l’abandon familial, ma mère commençait à sombrer dans un état neurasthénique et fit sa première congestion cérébrale. Elle eut toutefois le temps de dicter une lettre à l’adresse de son frère.
Son frère Amans était rédacteur à la mairie de Rodez et marié avec une sage-femme d’Albi. Il vint la chercher. Il adorait sa sœur. Il avait pour elle une grande admiration. Malheureusement, il décéda jeune. La famille nous prit en charge pour un temps, mais avec appréhension, leurs ressources étaient maigres.
Je grandis ainsi dans cette atmosphère d’incompréhension de ces conflits familiaux. C’est dans ces instants de détresse que ma mère décida un jour que nous irions chez grand-mère. Ce fut de très agréables moments qui s’écoulèrent. La joie de trouver un semblant de famille avec elle m’apporta de doux moments.
Maman, habillée simplement, mais avec goût, défiait les passants de la ville avec son air de conquérante abandonnée qui lui était propre. Grand-mère soupirait très longuement en regardant sa fille lorsqu’un jour de promenade, un homme vint près de nous. Il essaya de m’embrasser. Ma mère, rapide dans ses pensées comme dans ses gestes, le bouscula, le gifla et lui dit :
— Voyou ! Laissez ma fille tranquille.
Je dis timidement :
— Heu ! Maman ! C’est le monsieur que j’ai vu chez ma tante Louise, l’autre matin !
Étonnée par cette révélation, ma mère recula d’un pas en posant sa main sur sa bouche. Un long silence s’installa.
Ma tante savait que cet homme était mon père puisque c’était elle qui avait organisé cette rencontre. Drôle de façon pour moi de découvrir mon père. Je connaissais un peu l’histoire de cet homme, mais mon très jeune âge avait fait que les explications essentielles s’étaient quelque peu envolées. Je pensais à haute voix, déjà comme une adulte, en fixant tante Louise :
— Pauvre maman ! Cela sert à quoi de faire revenir cet homme ? Mon père ?
Cette rencontre étonna fortement maman qui lança un regard noir à sa sœur. Cette dernière ne cherchait qu’à la déstabiliser ! Avec son sourire coincé, ma tante savait qu’elle avait fait « mouche » !
Les reproches pleuvaient. Grand-mère dit à maman d’une voix très forte :
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
Et baissant le ton :
— Pourquoi vient-il aujourd’hui voir sa fille ? Louise, explique-toi ! Et vous, Monsieur ?
Et une petite larme coula sur sa joue ridée.
Ma mère vexée pinça les lèvres et ne répondit pas. J’étais trop petite pour deviner le drame de notre vie. Je devenais le témoin de cette injustice de la vie que nous allions vivre.
Mon père, étonné de cette réaction, regarda fixement ma tante qui arborait un large sourire. Il finit par comprendre le rôle qu’il venait de jouer : la vengeance de Louise ! Tout en secouant la tête, il s’éloigna de nous en se retournant une dernière fois pour me regarder, son visage marquait sa déception. Il était inutile de revenir sur le passé dans ces conditions. C’était cruel de la part de tante Louise d’avoir imposé cette rencontre sans avertir maman. Ma petite main qui pressa sa main la fit revenir à la réalité, de même que ce regard si attendrissant de grand-mère envers sa fille désemparée par l’événement qui venait de se passer.
Le temps passa, je gardais un souvenir ému et reconnaissant envers grand-mère Marie de ces quelques années passées dans une maison chaude et confortable. Était-ce cela qui m’avait maintenue sans amertume ni aigreur durant toutes mes années maigres ? Peut-être la bonté de grand-mère m’avait-elle été laissée en héritage ?
Le goût exquis de ses bonnes soupes aux choux, de ses plats simples, me réveillait les papilles tant c’était délicieux. Grand-mère ramenait très souvent des cerises. Certaines fois, elle en achetait une dizaine juste pour moi. Ses bras autour de mes épaules tout en me serrant tendrement contre elle, elle me berçait et déposait sur mes oreilles des boucles rouges, bonnes à croquer. C’était bon de sentir toute cette tendresse, des souvenirs pleins de douceur, mais nous étions entièrement à sa charge sur ses petites rentes. Elle y arrivait pourtant. C’était dur pour elle comme pour nous. Ma mère s’en rendit compte.
Un matin d’hiver, elle m’agrippa par la main et prit une valise. Nous voilà en route vers l’aventure malgré les supplications de grand-mère qui insistait les yeux pleins de larmes pour qu’elle lui confie sa petite fille, la petite Suzanne, moi ! J’étais tiraillée entre ces femmes qui m’aimaient. Mais je n’avais pas le choix !
En me serrant très fort contre ma grand-mère, je sentis sa main qui se glissait dans la mienne en même temps qu’un petit objet froid et métallique : une clef ! Mon cœur se mit à battre très fort à son contact. J’avais la solution là dans ma main, mais nous devions partir.
Ma mère, croyant me préserver, refusa de me laisser. De ce moment-là, la ronde des voyages à travers la France commença et dura de longues années.
Du haut de mes huit ans, j’appris la vie. Cela m’ouvrit l’esprit et mûrit le caractère. Je devais aider ma mère comme je le pouvais avec mes capacités d’enfant, mais surtout vivre une vie d’adulte, c’était confus pour moi parce que la raison de ma mère commençait à vaciller. Je ne me rendais pas encore tellement compte de ce malaise qui s’installait sournoisement dans sa tête. J’avais le sentiment que nous ne menions pas une vie comme tout le monde, mais ces incessants changements de villes en fonction de l’humeur et des dépressions de ma mère m’ouvrirent les yeux sur le monde extérieur.
Le monde de l’enfance s’effaçait petit à petit.
Elle ne se confiait pratiquement plus. Je la voyais noter des phrases sur un cahier… Ainsi, elle se refermait sur elle-même pour ne vivre que dans son monde.
Cette vie de bohémienne me fascinait, l’attirance de l’inconnu aussi. Chaque jour qui passait n’était jamais le même, toujours à la rencontre de nouvelles choses. J’apprenais et j’entassais tout dans ma mémoire. Au fond de moi, je gardais secrètement cette peur du lendemain. Je dirais presque que cette peur devenait mon moteur.
Je n’allais pas très souvent à l’école. Nous vivions en quelque sorte dans les trains, dans les gares où nous couchions souvent, recroquevillées et serrées l’une contre l’autre pour garder le peu de chaleur que nous avions, dans les salles d’attente ou dans les chambres meublées de quatrième ordre, sans chauffage, où maman faisait un café ou un œuf sur un petit réchaud à alcool. Des radis et une boîte de sardines composaient souvent notre repas que j’avalais tout en grelottant, serrée contre elle.
Combien de fois ai-je humé ces bonnes odeurs de pain chaud et rêvé devant les vitrines des charcutiers et des pâtissiers en me disant, les deux mains et la bouche collées contre ces grandes baies vitrées :
— Quand tu seras grande, tu mangeras toutes ces bonnes choses ! Je salivais, mon ventre gargouillait d’envie.
Quand l’hiver arrivait, maman me mettait trois robes les unes sur les autres et deux pulls afin de lutter contre le froid qui me glaçait, sans oublier le papier journal dans mes chaussures qui prenaient l’eau. J’avais froid et faim. Des flocons de neige tombaient sur ma bouche, je m’empressais de passer la langue sur mes lèvres pour les engloutir comme de délicieux gâteaux à la chantilly. La réalité était tout autre. Le froid glacial me serrait dans ses bras. Je revenais sur terre en me réfugiant sous le manteau de ma mère. Elle baissait son regard tristement vers moi en posant sa main gelée sur ma tête blanche de neige.
Cette femme, qui se savait instruite, se sentait de jour en jour dégringoler dans son univers où je devais la suivre sans poser de questions ni chercher à comprendre. La misère était la même pour toutes les deux. Je ne pouvais imaginer à cet âge cette existence de vagabondes, nous dans la rue, les autres dans des maisons, des gens plus heureux que nous. Je compris qu’il fallait se battre pour avancer dans la vie.
Elle parlait des nuits entières avec des termes savants de sujets incompréhensibles pour moi. Je l’écoutais se débattre contre des choses invisibles et je finissais par m’endormir de fatigue. Elle avait des moments de lucidité, c’est pourquoi elle pouvait travailler en tant que typographe. Des moments heureux où nos repas s’agrémentaient de bon pain en plus de nos éternelles boîtes de sardines et surtout j’allais à l’école. Cela ne durait pas plus d’un ou deux mois. Nous reprenions la route. Les villes se succédaient les unes après les autres dans de sordides meublés ou halls de gare… Les angoisses, la peur, remontaient en moi. Qu’allions-nous devenir ?
Un matin de plein hiver, un râle me réveilla. Je jetais un œil vers ma mère qui était allongée tout près de moi par terre. Son visage blême me fit frémir de peur. La panique m’enveloppa tout de suite. Je courais partout, mais pas un son ne sortait de ma bouche. Je me cognais à toutes sortes de personnes sans pouvoir expliquer ce qu’il m’arrivait, alors, forcément, on me repoussait gentiment jusqu’à ce qu’un homme élégamment vêtu s’approche de moi en me posant quelques questions :
— Que t’arrive-t-il, petite ? Tu es perdue ? Où sont tes parents ?
— Je… Je… répondis-je très faiblement.
Mais rien à faire, je ne pouvais parler. Je lui pris la main et l’amenais jusqu’au hall où nous avions trouvé refuge pour la nuit. En voyant ma mère étendue par terre, il se précipita vers elle et constata qu’elle avait des convulsions. Il se releva très vite en se dirigeant vers le guichet. Il téléphona pour appeler les secours.
Quand l’ambulance arriva, deux personnes vinrent auprès de maman avec une civière et l’emmenèrent à l’hôpital. Je n’avais pas pu leur demander de me prendre avec eux. Je n’avais toujours pas retrouvé ma voix tant j’étais terrorisée. À ce moment-là, personne ne fit attention à moi. Je regardais l’ambulance s’éloigner.
Je restais seule dans le froid et la neige. Je ne savais pas où aller, où me réfugier. Je me suis mise à trembler et à pleurer très fort. J’avais l’impression de hurler, mais c’était dans ma tête que cela se passait. Personne ne vint à mon secours ! Tous me regardaient du coin de l’œil sans s’arrêter. Pourquoi le cœur des gens est-il aussi froid que la neige ?
J’avançais péniblement vers le hall où nous nous étions mises à l’abri, la neige tombait de plus en plus. J’avais froid, j’avais aussi très faim. Je rassemblais toutes nos affaires autour de moi. Je repensais à cet homme qui était venu vers moi et qui avait disparu. Une autre question s’imposa à moi : pourquoi m’avait-il aidée alors ? Et c’est sur cette interrogation que je m’endormis épuisée sur la banquette avec la peur au ventre. Qu’allais-je devenir toute seule ?
J’attendis quatre longs jours et quatre longues nuits avant de pouvoir retrouver maman. Je sentais au fond de moi qu’elle était toujours vivante. Je dormais souvent. La faim me tordait l’estomac, je mangeais la neige pour apaiser ma soif, peut-être aussi ma faim. J’ai tendu la main pour que l’on me donne un peu de pain, mais rien ! Je ne parlais toujours pas et les gens me regardaient intrigués lorsque je leur tirais la manche et leur faisais des signes avec mes mains pour leur demander de la nourriture. Il faut dire qu’emmitouflée dans mes vêtements, mes cheveux emmêlés mouillés par la neige et graisseux, mes yeux rougis du manque de sommeil, je devais leur faire un peu peur !
Alors, je ramassais dans les poubelles du hall de gare des restes de sandwichs. Quoi faire de plus ! Ils ne comprenaient rien. Il a fallu que je m’évanouisse pour que l’on s’occupe de moi. Ce sont des policiers qui m’emmenèrent à l’hôpital. Les infirmières prirent le relais. Là, un miracle se produisit quand de l’eau coula sur mes lèvres. J’ai crié : « Maman, maman, ne m’abandonne pas ! ».
Au même moment, une voix s’est élevée en criant mon prénom. Les infirmières sont sorties dans le couloir et ont vu ma mère courant dans tous les sens, qui appelait « Suzanne, ma petite Suzanne ». Elles l’ont prise par le bras et amenée dans la salle où j’étais, afin de savoir si je correspondais à l’enfant qu’elle nommait.
Impossible de décrire l’émotion ni l’immense joie de nous retrouver à nouveau, l’une contre l’autre. Mon cauchemar prenait fin. Cette douce chaleur maternelle me faisait un bien immense.
J’appris par cet homme élégant qui était intervenu, qu’une mauvaise nutrition et le stress lui avaient fait perdre connaissance. Cela n’avait pas arrangé non plus les troubles dont elle souffrait déjà. C’était le médecin de l’hôpital. Il donna des ordres aux infirmières pour que nous soyons ensemble dans la même chambre jusqu’au complet rétablissement de maman.
À peine rétablie, ma mère décida de reprendre la route après avoir récupéré nos affaires malgré les supplications des infirmières, en raison de sa faiblesse et du froid qu’il faisait dehors. Nous partîmes quand même sur les routes enneigées.
Le froid est une chose terrible pour les pauvres et pour les enfants, mais surtout après ce qui venait de m’arriver, cela me poursuivit toute ma vie. Je garde encore les cicatrices des engelures aux pieds. Je les avais chaque hiver. Nous devions être de bonne constitution pour résister à cette vie rude et sans commodité où il fallait se laver dans une cuvette d’eau glacée, sans chauffage. Cela devint une habitude, puisqu’obligées de se contenter de ce « confort ». Le vent, la pluie, la neige étaient nos compagnons de route. Rien ne pouvait empêcher ce voyage sans destination. Il était inscrit dans sa tête ! Nous repartions fatiguées avec nos paquets. Les mois passèrent avec toutes sortes d’imprévus remplis de privations.
La réalité était bien là, elle se rappelait à moi par la faim et le froid.
Je n’ai jamais connu d’amis de toute mon enfance. Nous n’étions que toutes les deux. Je peuplais cette solitude avec mes rêves de petite fille. On ne peut se faire à l’idée de tout le bonheur qu’on y met. Des voyages imaginaires, des émotions, des surprises de toutes sortes commençaient à remplir ces rêves. Dans les trains, j’imaginais que je les conduisais, que les fermes avec leur feu de cheminée qui défilaient devant mes yeux nous appartenaient, que les chiens se précipitaient lors du passage du train et qu’avec eux, les enfants nous saluaient majestueusement, mais le plus précieux pour moi était que nos amis nous attendaient. Je rendais visite à ma « grande famille », à « mes amis », je faisais signe à tout le monde, ce monde que j’imaginais. Néanmoins, ce que je désirais le plus, c’était d’avoir chaud, de manger chaud. Y penser me déclenchait des frissons, aussitôt mes rêves s’envolaient.
Un jour, ma mère m’annonça que grand-mère Marie était décédée et que nous porterions le deuil pendant trois ans. Elle apprit cette triste nouvelle en essayant d’appeler son frère au téléphone. Pour la première fois, je me blottis dans ses bras, juste quelques minutes, mais aucune larme ne coulait ! Je ne disais rien, je me retenais.
Dès que ma mère ne faisait plus attention à moi, je partais me réfugier dans un coin pour pleurer, j’étais désemparée. J’avais vraiment un gros chagrin. Je savais que je ne reverrais plus ma grand-mère, fini la maison chaude, les mille et mille bisous qu’elle me donnait sur la joue ou sur le front, le semblant de foyer de temps en temps pour nous. J’avais honte de pleurer devant maman, même lorsque j’étais malade. Une sorte de pudeur m’empêchait de montrer ma faiblesse, de me laisser aller. Peut-être, je comprenais déjà que nous avions assez de malheur quotidien et que je ne devais pas ajouter encore mon chagrin personnel. L’enfant commençait à laisser sa place ou plutôt à raisonner comme une adulte.
Je ne me confiais jamais à personne, ni aux instituteurs de l’école lorsque j’avais l’occasion d’y aller, ni à mes camarades de classe. Je me méfiais. J’inventais plutôt des moments heureux afin de donner le change aux autres sur ma vie. Je ne tolérais pas que l’on dise de mauvaises choses sur ma mère, même si j’étais consciente de ne pas être comme les autres. J’étais malheureuse. Il ne fallait pas que quelqu’un s’avise de dire quoi que ce soit sur ma mère, ce fut le cas un jour.
— Pauvre petite fille, comme je te plains ! Et puis ta mère n’a pas l’air normale !
Je me hérissais. Je répondis fermement qu’elle était très bien. Que nous avions tout ce qu’il nous fallait ! Je leur tournais le dos et je partis.
Je n’ai jamais joué dans la rue avec d’autres enfants, et dire, si j’en avais envie, si cela me manquait ? Oui, cela me manquait ! Mon cœur se serrait, des larmes coulaient, je ne saurais jamais ce que l’on pouvait ressentir d’être un enfant jouant avec d’autres enfants.
Jamais ma mère ne me le permit.
Un matin, quelle ne fut pas sa surprise quand, à son réveil, elle ne trouva plus nos maigres bagages. Plus rien ! Ma mère se tenait la tête, courant partout, dans tous les sens, en criant au cas où quelqu’un les aurait vus quelque part.
Ma mère s’écria à haute voix :
— Ma petite Suzanne comment allons-nous faire ? Il ne nous reste plus rien… juste ce que nous avons sur nous !
Je la regardais, les yeux encore mi-clos, je sortais de mon sommeil, je ne comprenais pas. Maman pleurait rarement devant moi, mais cela lui arrivait quand elle était à bout de forces. C’était terrible pour moi qui ne voulais pas pleurer non plus. Cette fois-ci, cela devait être très important.
Je lui dis en prenant son visage dans mes petites mains :
— Ne pleure pas, maman, demain tu verras, nous aurons de l’argent et nous partirons plus loin !
Elle me regarda avec ses yeux rougis et s’arrêta net de pleurer. Ma petite phrase l’avait-elle calmée ? Ou bien avait-elle eu honte de cette faiblesse ? Elle détourna son regard du mien et s’éloigna. Elle fuyait je ne sais quoi ! Et les sanglots m’envahirent d’un coup. Le mauvais sort s’acharnait une fois de plus sur nous. Je serrais très fort la clef de grand-mère. J’avais l’impression de me recharger en courage.
Je dus prendre momentanément ma mère en charge. Je me sentais responsable. À dix ans, je crois bien que je commençais vraiment à comparer ma vie à celle d’un adulte. Elle n’avait pas toujours sa présence d’esprit, je devais vite réagir pour l’aider. J’essayais de gagner de l’argent en aidant les personnes chargées de lourds ou encombrants bagages. Je ne savais rien faire d’autre. En récompense, je reçus quelques pièces que je glissais dans le fond de ma poche.
Ma mère avait eu un beau trousseau, de belles chemises de nuit et du linge très élégant qu’elle lavait, mais ne repassait jamais. Après la disparition de nos bagages, il ne lui restait plus rien. Pourtant, la vie devait continuer. Oui, bien sûr, mais dans quelles conditions ? Que nous réservait encore l’avenir ? Le petit pécule que j’avais gagné nous aiderait à subsister quelque temps. Enfin, c’est ce que je pensais dans ma tête d’enfant.
Elle prit la décision de revenir dans son foyer à Rodez. Jamais je ne l’entendis dire du mal de sa famille qui ne s’occupait plus de nous. Elle les excusa, moi pas !
Tante Louise, le jour où nous revînmes en ville, n’ouvrit qu’à demi la porte en nous disant que « nous étions les bohémiennes de la famille » et la referma aussitôt. Avant qu’elle ne nous claque la porte au nez, j’eus le temps d’apercevoir dans le hall d’entrée les commodes de grand-mère. En la regardant droit dans les yeux, je lui criais tout en donnant des coups de pied violents dans cette porte qui se refermait :
— Oooh ! Tante Louise, pourquoi tant de méchancetés envers nous ?
Revoir ces commodes avait déclenché une colère en moi. En même temps, j’étais complètement bouleversée. Pourquoi les avait-elle chez elle ? Cela me trottait désormais dans la tête.
Ma mère me serra la main à me faire mal. Je vis que ses lèvres se pinçaient, elle retenait ses larmes. Mon cœur de petite fille eut très mal, je laissais couler les miennes sans essayer cette fois de les retenir.
Je compris que tante Louise n’avait pas de sentiments pour nous, qu’elle n’avait pas de cœur !
— On appelle cela de l’égoïsme, chevrota ma mère, en refoulant toujours ses larmes.
— Et moi, je n’aime pas l’égoïsme, tante Louise non plus, elle est méchante !
Nous étions marquées par cette sécheresse de cœur de la famille, mais nous avions appris à vivre sans elle. Cela devait être plus dur pour maman que pour moi de voir cette indifférence, elle avait toujours eu une famille, un foyer, moi non…
Je devinais qu’elle méprisait la société à travers cette famille, n’espérant plus rien de personne. Dans ses moments de lucidité, elle avait du courage et travaillait. Quand ses crises la reprenaient, elle sombrait dans sa dépression, je restais là debout, attendant que tout redevienne normal pour elle. Sa crise passée, elle reprenait le dessus. Je me blottissais alors contre elle en lui souriant. Elle en faisait de même. Quand je frissonnais de peur, je serrais fortement la clef que m’avait confiée grand-mère. J’avais l’impression de retrouver des forces, mais maintenant je devais savoir pourquoi tante Louise avait « mes commodes ». Elles m’appartenaient puisque je possédais la clef. Je me les étais octroyées.
Afin de pouvoir nous acheter quelques vêtements essentiels, ma mère chercha un petit travail pour quelque temps. Et nous reprîmes notre route. Cette fois, ce fut le train qui remplaça nos jambes.
Quel émerveillement de prendre le train, un train qui roulait ! Jusqu’à maintenant, il ne nous servait que d’abris. Je me rendis compte que j’adorais les voyages. Les trépidations du train me secouaient et me faisaient rire. Je ne me tenais pas, aussi, je tombais et j’éclatais de rire. Il y avait bien longtemps que je n’avais pas ri autant ! Un bien immense, je riais tellement que je pris mal au ventre. Tous ces paysages, qui se dessinaient sur les fenêtres vitrées comme au cinéma, défilaient vite. Mes yeux avaient peine à suivre. C’était magique pour moi. Mon premier voyage à Paris.
Nous descendîmes à Paris chez la cousine germaine de maman, Célestine. Elle avait épousé un homme de situation aisée et habitait un bel appartement au premier étage d’un immeuble de l’avenue de Vaugirard. Son accueil fut très chaleureux. Elle n’avait pas d’enfants parce qu’elle ne les supportait guère. Sa petite chienne, Mirka, petit loulou orange adorable et joyeux, sautait tous les matins dans mon lit. Elle me léchait le visage en glapissant joyeusement pour me réveiller. Je la repoussais sans cesse, mais elle revenait à la charge jusqu’à ce qu’elle me fasse tomber du lit.
Cousine Célestine réussit à convaincre ma mère de me mettre en pension afin qu’elle soit libre de travailler plus facilement. Ma mère n’osant pas refuser me confia à un couvent dans le quartier.
Déjà à cet âge, j’avais le goût de la liberté, et pour cause, toujours sur la route. Je ne pus me faire à cette discipline, être enfermée, cette mascarade de vêtements, un tablier noir très long et les cheveux serrés sur la tête avec une barrette. Je pleurais nuit et jour, si bien que je passais tous mes moments libres au parloir. Je regardais passer les gens dans la rue par la fenêtre ouverte.
Un jour où la sœur « portière » s’absenta quelques minutes, je me mis à sangloter en me cramponnant aux barreaux de la fenêtre en criant fortement :
— Je veux partir voir ma maman, Monsieur ! Je vous en prie, aidez-moi !
Inquiet, un monsieur, qui passait à ce moment-là, se demanda ce qu’il m’arrivait. Il sonna à la grande porte, une sœur vint lui répondre en lui expliquant :
— Mais rien de particulier, Monsieur. Seulement cette enfant ne peut s’habituer à notre institution !
Et le monsieur repartit en secouant la tête et me jeta un dernier regard. Avec lui s’envolait mon ultime espoir de partir d’ici. Il fallait absolument que je trouve une autre solution. Elle se présenta quelques jours plus tard.
Lors d’une visite de cousine Célestine au couvent, j’en profitais pour pleurer toutes les larmes de mon corps, lui faisant part du souhait de revenir chez elle. Elle céda à mon grand étonnement. Mon souhait fut exaucé. Je sautais de joie partout, lui embrassant les mains, allant et venant en répétant à chaque fois mon geste. Elle dégagea vite ses mains, mais m’adressa un petit sourire. Elle avait été touchée affectivement.
Je retrouvais Mirka et une vie plus agréable. Bien sûr, il fallait que je reste des heures sans faire de bruit à jouer toute seule avec la chienne, cela ne me gênait pas. Je passais ces heures-là à lire, mais aussi à essayer de savoir ce que pouvaient contenir les commodes du fait que grand-mère passait de longues heures devant. Et pourquoi tante Louise les avait ? Aujourd’hui, j’avais la clef, mais pas les commodes ! Je revins dans la réalité brutalement lorsque cousine Célestine m’appela pour le goûter. Un grand sourire sur ses lèvres… Ce sourire s’adressait à moi. Une joie immense m’envahit. Je me suis levée en courant vers elle. L’entourant de mes petits bras, je lui réclamais un bisou. Elle céda volontiers, je crois sans contrainte.
Ma mère travailla quelque temps. À mon grand regret, le démon du départ la reprit. Nous repartîmes une fois de plus vers une direction inconnue.
Juste avant notre départ, maman m’avait fait faire la première communion suivant le vœu de grand-mère dans le couvent où j’allais à l’école. La directrice avait gentiment accepté. Une couronne de fleurs blanches et une robe tout aussi blanche m’avaient été prêtées. C’était tout de même original, un 24 décembre, très émouvant. J’ai toujours préféré cette fête à toutes les autres. Peut-être ai-je été marquée par cette communion ? Mais, ce jour-là, ma foi se fortifia.
Dès mes douze ans, maman me fit travailler à l’imprimerie de Rodez comme « petites mains » avec l’accord gracieux du responsable et du directeur qui furent émus par notre triste histoire. Maman expliqua ses moments de crise. Élever seule un enfant n’était pas chose facile. Il avait cédé par compassion. Fini l’école à mon grand désespoir. Levée à six heures tous les matins, même les jours où il gelait, je partais tout emmitouflée et grelottante, souvent sans déjeuner, je n’aimais pas le café. Maman qui en buvait toute la journée ne comprenait pas mon refus. Elle pensait à un caprice.
Nous avions réussi à économiser un peu d’argent, petit à petit. Cela nous réjouissait. Enfin quelque chose bien à nous !
Le dimanche lorsqu’elle était bien, nous avions droit au bol de chocolat au lait chaud pour le petit-déjeuner et restions au lit, blotties l’une contre l’autre jusqu’à huit heures. Nous allions aussi au cinéma l’après-midi, mais pas tous les dimanches, seulement s’il nous restait un peu d’argent.
Le temps passait avec les mêmes misères. Mal nourrie, je ne grandissais pas très vite. Qu’importe, les femmes n’étaient pas très grandes dans la famille. Je l’avais remarqué. Je ne me plaignais jamais de ma petite taille. J’avais le plus précieux des biens : la santé. Tout au moins pour l’instant.
Quelques années s’écoulèrent. La petite fille que j’étais devint une jeune fille. Nous continuions nos voyages.
À l’âge de dix-sept ans, je rencontrais un mécanicien. Ses parents possédaient un garage à Orléans. Notre relation platonique ne dura pas longtemps. Bien sûr, il m’a laissée tomber.
Eh oui, faute d’argent, pas de mariage ! Grande déception pour moi qui pensais déjà à la liberté. Je pris une décision très importante, celle de quitter ma mère et de faire ma vie à ma façon. Et je le fis !
Je vécus plusieurs mois très difficiles, n’ayant aucun diplôme, ni métier, ni argent. Je dormais dans des cartons empilés qui me servaient de refuge, mais surtout m’abritaient du regard des autres. Je mendiais pour me nourrir. J’avais honte. Un jour, j’eus la chance de trouver du travail. Je communiquais l’adresse à maman. Mal m’en a pris ! Elle est venue sermonner mon employeur qui soi-disant m’exploitait. Elle prit l’argent que j’avais gagné. Certainement pour m’obliger à rentrer avec elle puisqu’à nouveau, je me retrouvais sans argent. J’étais consternée. Je ne perdis pas espoir, je voulais garder ma liberté. Cette liberté tant attendue, je la voulais. Je refusais de repartir avec elle, à son grand étonnement. J’avais remarqué qu’elle avait l’air d’aller mieux, du moins je le pensais.
En allant voir les avions au Bourget, je fis la connaissance d’un pilote, aux cheveux blonds et frisés, qui se prénommait Fabien. Beau garçon, grand, une musculature à faire rêver, il avait le double de mon âge… j’étais si jeune encore ! Je m’épris de ce bel homme qui avait le cœur sur la main, prêt à rendre service à tout le monde. Il aidait sa mère qui était veuve et beaucoup de ses amis.
Son regard me suppliait de venir vivre avec lui. Sans hésitation, j’ai accepté et suis venue habiter dans sa maison, un meublé. Je me sentais en sécurité avec lui, et le week-end, je me levais tard. Je faisais ce que je voulais dans la journée. La liberté que je désirais tant… elle me tendait enfin les bras.
La mère de Fabien, qui venait souvent nous voir, me reçut un samedi chez elle pour me parler de son fils. Cela devint une habitude. Ses discussions, voire ses conseils, m’étaient très agréables. J’appris à dix-huit ans à tenir un intérieur, à faire la cuisine, trop heureuse de pouvoir accomplir quelque chose en remerciement de ce que me donnait Fabien, de tout ce qu’il m’apportait, mais aussi de devenir une femme.
Tout a commencé par des mots, des mots qui sont devenus pour moi insistants et doux à la fois. J’étais fascinée par ce visage rempli de douceur qui se penchait sur moi. Ses lèvres qui dévoraient les miennes. Une impression de vertige m’emportait. Cela devint difficile de résister à ce corps brûlant qui se posait sur moi. Je voulais tenter de parvenir à ce qui était pour moi inexplicable encore, mais que je désirais tant. Il avait la maîtrise, moi, l’envie. Incapable de résister plus longtemps, je lui donnais « la permission » de faire de moi « sa femme ». D’un mouvement net, mais non brutal, il fit de moi quelqu’un d’autre, par une douce jouissance qui envahit tout mon corps.
La jeune fille avait fait place désormais à la femme. Un bonheur recherché et aujourd’hui acquis. Je vivais des moments heureux, remplis de joie et d’amour.
Quelque temps après, je recueillis une petite chienne errante, Nora, petite fox très intelligente et reconnaissante. Durant de longues années, elle fit ma joie.
Je voyageais beaucoup avec mon ami Fabien. Les gens finirent par penser que nous étions mariés, tant notre couple était parfait. J’avais même un passeport au nom de mon compagnon. On pouvait lire sur mon visage cette expression de femme nouvellement « mariée ». Certes, je ne l’étais pas, mais cela me confortait dans cette liberté de vivre sans contrainte.
Lui était séparé de sa femme. Moi, je m’étais séparée de ma mère afin de pouvoir goûter à la liberté. Cette chère liberté, j’en profitais à pleins poumons !
Enfin un vrai foyer, une affection solide. Pour moi, le bonheur existait à ce moment-là.
Nous vécûmes à Clermont-Ferrand. Fabien me gâtait beaucoup. Il m’offrit mon premier manteau de fourrure. Ce fut une immense joie ; je me rappelais avec un petit sourire malicieux « le manteau de fourrure » de tante Louise. Une revanche en quelque sorte ! Nous étions dans un appartement meublé avec salon, salle de bains et chambre. Un vrai luxe pour moi qui n’avais jamais connu tout cela.
La propriétaire était une femme étonnante qui me surprenait par ses vives décisions. Elle avait un vice, elle jouait au casino et souvent m’emmenait avec elle, me confiant son sac pendant qu’elle était à la table de jeu. Quand elle venait le chercher, je ne voulais pas le lui rendre, je savais qu’elle perdrait tout. Hélas, nous rentrions « nettoyées » comme elle disait ! Je ne comprenais pas que l’on puisse gaspiller ainsi l’argent. J’avais vécu tant de privations. Je lui en fis part.
Elle me répondait en riant :
— Ah ! Ah ! Ah ! Pour Jean, nous venons de faire des courses ! N’est-ce pas ?
Lui, pendant ce temps, nettoyait la maison, faisait la vaisselle, la cuisine. Il l’aimait… Cet homme âgé avait eu une grande fortune qu’elle avait jouée et perdue. Elle n’avait plus les moyens d’avoir une domestique et le regrettait. C’est pourquoi elle nous louait une partie de son appartement pour avoir un peu d’argent tous les mois. À part cela, c’était une femme charmante. J’appris énormément auprès de cette femme cultivée.
Elle avait une liaison. Du fait que son mari ne lui apportait plus ce qu’elle désirait, le médecin devint son amant. Plus jeune qu’elle, il assouvissait ses envies et venait la « soigner » à domicile.
Parfois, elle m’appelait :
— Venez, mon petit, téléphonez au docteur, dites-lui que je suis souffrante !
C’est ainsi que je compris son manège, surprenant, mais très stratégique, il faut dire. Elle se couchait avec une bouillotte. Quelques heures après mon appel, le médecin arrivait. Il n’était pas dupe bien sûr, il connaissait ses feintes. Mais on voyait que cette liaison commençait à lui peser. Il essaya donc de me faire la cour, mais aucune chance avec moi. J’étais trop honnête, l’idée ne me venait même pas de tromper Fabien. J’oubliais donc cet incident et lui aussi. Fabien se préparait à partir pour le Gabon. Je devais le rejoindre par la suite. Je n’avais pas l’argent pour ce déplacement. Je décidais de rendre visite à mon père afin de lui emprunter la somme nécessaire au voyage. Je ne l’avais pas revu depuis mes sept ans, l’accueil fut froid. Par conséquent, un refus catégorique sur ma demande d’aide pécuniaire pour aller en Afrique me fut signifié. Seule l’hospitalité de sa maison m’était offerte.
Désorientée, mais non découragée, je suivis mon envie avec l’incroyable désir de partir au plus vite. Je vendis quelques-unes de mes affaires, ainsi que des bijoux, un manteau de fourrure, des tableaux et des meubles. L’argent récolté de cette vente me permit d’aller jusqu’à Casablanca en bateau. Après, je verrais bien. Je suivais toujours mon intuition. Je l’avais en moi.
J’avais vingt ans lorsque j’arrivais à Casablanca. J’étais anxieuse dans cette ville magnifique que je voyais pour la première fois. Je restais pourtant méfiante et distante. Mes moyens étant très limités, je pris une minuscule chambre avec ma chienne Nora dans un petit hôtel sérieux. J’envoyais un télégramme à Fabien afin de lui donner l’adresse. Je fis la connaissance d’une demoiselle d’un certain âge qui avait une chambre dans le même hôtel et de petits moyens comme moi. Fille de gouverneur ruiné, elle vivait très modestement, mais d’une moralité à toute épreuve et avec un cœur d’or. Nous devînmes amies et réunîmes nos maigres ressources. Elle avait un réchaud à alcool pour préparer les repas qu’elle partageait avec moi, un réel moment de complicité et de partage. Cela me rappelait ma petite enfance avec ma mère, mais avec un peu plus de confort et de chaleur. Je cherchais du travail. Très rapidement, je trouvais une place d’ouvreuse dans un cinéma. J’étais payée au pourboire ; les gens étaient généreux, fort heureusement pour moi. Mon amie venait souvent me chercher à la sortie du cinéma qui finissait vers minuit. Certains hommes m’invitaient parfois, mais je répondais toujours le sourire aux lèvres :
— Non, merci, mais ma tante ne me le permettrait pas !
Ils n’insistaient pas. Il arrivait fréquemment que je sois suivie à la sortie du travail. Je continuais ma route en me retournant sans cesse. Je voyais ces hommes presser le pas et disparaître d’un coup laissant en moi ces craintes dont je ne pouvais plus me défaire. Je cherchais des repères pour ne pas céder à la panique. L’absence de Fabien commençait à me peser. Je passais plusieurs mois ainsi dans l’angoisse, mais aussi dans l’attente de l’argent du voyage pour le Gabon. Mes économies n’augmentaient pas très vite. Le courrier acheminé par bateau mettait de longues semaines à nous parvenir. J’attendais avec impatience de revoir mon bien-aimé. J’avais l’impression que le temps qui s’écoulait lentement me prenait en otage. Le soir, en me couchant, je rêvais de lui. Il était allongé près de moi et mon imagination continuait ma nuit.
Quand je recevais des nouvelles de Fabien, je reprenais courage. L’espoir de bientôt le rejoindre me faisait revivre. Je n’avais aucune appréhension du voyage ni de l’Afrique. J’avais hâte de le retrouver.
Le grand jour arriva, je reçus enfin l’argent du voyage. Fort heureusement mon père avait cédé à ma demande. Le billet en main et toute excitée, je montais à bord du bateau avec Nora, ma petite chienne. Mon amie sanglotait en me voyant partir si loin d’elle. Je retenais moi aussi mes larmes, je l’aimais bien. Elle m’avait souvent aidée moralement. Je lui garderais une grande reconnaissance. Longtemps, nous nous sommes écrit et puis, un jour, plus de nouvelles. Une tristesse m’envahit. Plus de lettres, plus d’amie ! S’était-elle éteinte, seule, sans personne pour ses derniers moments de vie sur terre ? Cela restera toujours en moi, sans réponse.
J’étais tellement heureuse de changer de vie que l’Afrique, pour moi, devenait le paradis. Une autre page de ma vie se tournait, mon courage venait tenir compagnie à mon instinct.
À bord du Brazza, paquebot qui faisait la ligne Libreville/Port-Gentil/Pointe-Noire, je me mis à penser à Fabien qui devait venir m’accueillir à mon arrivée à Libreville. Des émotions remontaient du plus profond de mon être. Enfin, j’allais être dans ses bras. Je freinais les élans pulsionnels qui parcouraient mon corps. Le bonheur de le retrouver faisait perler mes yeux. J’imaginais nos retrouvailles amoureuses.
Sur ce paquebot, de nombreuses animations étaient prévues tous les soirs. Vingt et un jours en mer, c’est long ! Je partageais ma cabine avec une autre jeune femme. Au cours de ce séjour, j’appris à danser. C’était génial de glisser sur les parquets de cette grande salle, j’avais l’impression de voler de bras en bras. Je fis aussi beaucoup de connaissances qui, comme moi, partaient en Afrique retrouver leur situation ou rendre visite à des parents. Les conversations de tout et de rien allaient bon train, de même que les invitations au bar du paquebot.
Pendant la traversée, j’ai attrapé un coup de soleil sur le visage, mes yeux furent atteints puisque je ne portais pas de lunettes de soleil pour les protéger. L’obligation de rester en cabine deux jours dans l’obscurité me fut signifiée, mais avec des maux de tête accompagnés de nausées, je fus incapable de passer outre cette consigne. Lors de ma première sortie au grand jour, on me mit un casque colonial sur la tête, casque que je ne quittais désormais plus lorsque je sortais, en me disant qu’il me protégerait des rayons ultraviolets et m’éviterait de porter des lunettes, ce dont j’avais horreur.
Le bateau n’accostait pas. Seules des chaloupes mises à la mer faisaient la navette entre le bateau et le quai.
Lors d’une escale, je descendis dans une de ces chaloupes par un panier en fer à cause d’une mer quelque peu démontée. Je ne savais pas ce qui m’effrayait le plus, regarder le fond de la chaloupe sur laquelle j’avais pris place afin de voir si elle ne se remplissait pas d’eau, ou être surprise par une grosse vague qui m’emporterait jusqu’au port ! Rien ne me sécurisait. J’avais peur, mes mains étaient crispées sur le bord de la chaloupe, mais cela faisait partie de mon aventure. N’était-ce pas ce que je voulais ? Vivre chaque moment de ma vie ! J’étais seule pour avancer dans l’inconnu. La peur me visitait sans cesse, dirais-je plutôt. Allez, courage, je dois y arriver !
Arrivée non sans mal à terre, je restais émerveillée par tout ce que je découvrais. Une charmante ville sous un soleil fit son apparition comme par enchantement. J’étais curieuse de tout. Tout me paraissait extraordinaire, la chaleur que j’avais tant recherchée dans mes jeunes années m’enveloppait. Ce soleil qui brillait rendait la moindre chose étincelante, même la poussière qui dansait dans les rayons du soleil. J’étais éblouie. Ravie de voir tout ce monde qui s’agitait dans cette abondance de végétations.
Nous portions presque tous des vêtements blancs en raison de ce puissant soleil, le blanc repoussait la chaleur. Je portais une robe blanche en soie plissée et le casque bien sûr. Mon fidèle casque ! Je me mêlais au petit groupe descendu à terre pour visiter les alentours, mais surtout pour ne pas me perdre.
Les paquebots restaient un jour ou deux dans les ports pour décharger leurs marchandises. C’est à ce moment-là que les passagers profitaient pour visiter les alentours du port. Les forestiers montaient dîner à bord pour ne repartir qu’à la pointe du jour. Ils dépensaient beaucoup d’argent. Le champagne coulait à flots. Des bains de pieds au champagne leur étaient proposés. Il est vrai que c’était la seule distraction dans ce pays et les journaux vieux d’un mois contentaient ces travailleurs.
À bord se trouvait un coiffeur chez qui l’on pouvait acheter des robes, des produits de beauté, des bijoux et plein d’autres choses. Les hommes gâtaient beaucoup leur femme ou leur servante noire que l’on appelait « les ménagères » et qui, parfois, pour ne pas dire très souvent, étaient leurs maîtresses. Elles avaient l’art et la manière de leur faire dépenser tout leur salaire et ceux-ci se retrouvaient souvent démunis de leur argent quand ils retournaient dans leur famille.
Enfin nous arrivions à Libreville, petite ville du Gabon peuplée d’une soixantaine de blancs à l’époque. Sur le pont du bateau, je me demandais si Fabien n’avait pas changé à mon égard depuis ces longs mois de séparation, huit exactement. J’avais acquis pendant ma rude jeunesse la patience, le courage et l’honnêteté. Fabien monta à bord pour m’accueillir. Je ne me posais plus de questions, ses yeux parlaient pour lui. Son étreinte et ses baisers n’ont fait que me conforter dans la nature des sentiments qu’il avait pour moi. Nous avons même dansé et dîné sur le bateau. J’étais enchantée d’être enfin arrivée après toutes ces attentes et ces difficultés. D’être dans ses bras m’emportait dans ma joie de vivre, ces instants de bonheur présent étaient comme une récompense.
Pour la première fois, je foulais le sol du Gabon. Une multitude de noirs grouillaient sur le quai comme des fourmis, allant dans tous les sens portant sur leur tête toutes sortes d’objets, riant, hurlant. Je découvrais mille choses qui m’étaient inconnues et je savourais les nouveaux épisodes de ma vie avec frénésie et étonnement.
Fabien habitait sur une exploitation forestière mitoyenne avec un terrain d’aviation. Je vécus quatre années consécutives sur cette exploitation, dans une « paillote », en pleine jungle, avec le minimum de confort, où les cafards abondaient. L’eau potable était stockée dans de gros bidons, plein de bestioles stagnaient dessus. Malgré les précautions d’hygiène, je fus souvent contaminée par des amibes, des filaires. Je ne m’en suis jamais plainte. J’avais la liberté. Une grande autonomie.
Pas de médecin à plus de cent kilomètres à la ronde ni d’avion disponible puisque Fabien était souvent absent, c’est pourquoi nous étions obligés de prendre durant deux jours entiers la pinasse, cette embarcation dont l’état laissait à désirer, sans être sûrs d’arriver au dispensaire. Nous n’osions pas bouger à cause du risque de tomber dans cette eau qui regorgeait de toutes sortes de reptiles. Pourtant, cette vie ne me faisait pas très peur, même si les orages étaient terribles, voire très violents, pendant lesquels l’angoisse s’ancrait dans les tripes. Avec ces véritables pluies diluviennes, il fallait arriver à s’adapter, à survivre. Un sérieux équilibre mental pour vivre dans cette jungle était de rigueur.
J’avais réussi à aménager une cabane près de la « paillote » pour abriter une petite basse-cour. Cela prenait de mon temps. Tous les matins, je soignais ce petit monde avec beaucoup de plaisir. Puis, je me rendais en cuisine afin de préparer le repas avec « Mardi », à qui j’appris à confectionner des plats tout en apprenant moi-même à cuisiner, à l’aide d’un livre de cuisine, naturellement. Cela devenait comique quelquefois lorsque nous rations les recettes. Immangeables ! De vrais fous rires envahissaient la cuisine. Une réelle complicité.
Fabien partait plusieurs jours. Son absence m’attristait. Il faisait la ligne Libreville (Gabon)/Pointe-Noire (Congo). Je me sentais bien seule par moments dans cette forêt. Il n’y avait à l’horizon que des arbres, des okoumés, des bois précieux comme l’acajou. On abattait des centaines d’arbres que l’on faisait basculer avec des perches dans la mer pour les embarquer ensuite sur des cargos. Je profitais de ces moments de solitude pour me rendre au village le plus proche pour apprendre la coutume des indigènes afin de m’adapter plus facilement et passais mon temps à photographier la vie du village. La photo était une passion, mais je constatais que ces indigènes avaient peur de l’appareil.
Ils pensaient probablement à de la magie noire, et que leurs âmes seraient emportées. Tout en leur souriant, je continuais cependant à les photographier sans trop me soucier de leur crainte. Je les sentais derrière moi, marchant en levant leurs bras et tapant dans leurs mains. Ce son résonnait lugubrement dans ma tête. Je reprenais le chemin du retour, mais sans trop me presser afin qu’ils ne devinent pas que la panique commençait à s’emparer de moi.
Dans ma paillote sur pilotis régnait une atmosphère humide. Je cohabitais avec beaucoup d’insectes rampants et m’amusais à les regarder. Les boys remplissaient les petits réservoirs d’eau tiédie lorsque je me douchais dans le bungalow à claire-voie construit à l’extérieur. Je gardais toujours sur moi mes sous-vêtements de peur que l’on me regarde au travers de ces murs en bois très aérés. Cette atmosphère moite finissait par moisir toutes les affaires qu’il fallait régulièrement laver et faire sécher.
L’après-midi, j’allais quelquefois chez des voisins à six kilomètres, sans oublier mon appareil photo, accompagnée du boy. Nous devions traverser la forêt avant d’arriver dans la brousse où la végétation tropicale était faite de petits buissons et de certains épineux. Je profitais de cette traversée pour mémoriser tout ce que mes yeux dévoraient. Je rangeais ensuite soigneusement mon appareil et continuais ma route.
Pour atteindre l’autre rive, il nous fallait chevaucher un tronc d’arbre mis au-dessus du cours d’eau afin de pouvoir le franchir, heureusement parce que nous ne savions pas nager ni l’un ni l’autre. Nous avancions tous les deux à califourchon, aucune moquerie ou autre ne traversait nos esprits, nous étions trop absorbés par garder l’équilibre afin de ne pas tomber dans l’eau, cela aurait été une catastrophe… parce que qui aurait sauvé l’autre ? Nous arrivions enfin dans cette plaine réputée dangereuse par les nombreux passages de bêtes sauvages. L’insouciance nous faisait avancer sans crainte quand, subitement une antilope-cheval, appelée ainsi à cause de sa taille et de sa crinière comme le cheval, effrayée certainement par notre conversation à haute voix, se dirigeait vers nous. Aucun abri, aucun arbre pour me protéger, je courais, mais pas assez vite, je trébuchais et restais là, sans défense, incapable de me relever tant cette peur me paralysait, mais le rapide coup d’œil de Guélé jugea la situation et lança sa sagaie d’un geste sûr pour dévier la route de cet animal sauvage. Cela réussit. Il me tendit la main. Je me relevais gênée d’avoir montré cette peur. Guélé me fit un grand sourire en me disant :
— Dommage, moi pas pris photo ! Et tous les deux, nous éclatâmes de rire.
Un peu plus rassurés, nous reprîmes le chemin qui nous menait chez nos plus proches voisins. Je leur racontais mes péripéties. Nous en avons bien rigolé. À mon grand étonnement, ils m’informèrent qu’il existait un autre chemin plus facile et moins dangereux. Pourtant, malgré cette information, le soir venu, nous refîmes le même trajet. Cette fois-ci, j’étais aux aguets, je regardais partout, j’écoutais et analysais le moindre bruit. Je n’avais pas voulu prendre l’autre chemin, surtout à la tombée de la nuit, je ne le connaissais pas. Enfin, les lumières de l’exploitation au loin me rassuraient ! La maison se dessinait là, tout près, je pouvais me détendre.
Au printemps, je fus prise de violentes douleurs à l’estomac. Je pensais que j’avais été empoisonnée par les domestiques. N’ayant pas de médecin à disposition, ce fut l’infirmier de l’exploitation qui me soigna.
De mauvaises pensées allaient vers eux, parce que souvent, le soir, je voyais des ombres passer devant la « paillote », se faufiler d’une cabane à l’autre, furtivement, des chuchotements me parvenaient aux oreilles. Cela ne faisait que nourrir mes craintes !
J’avais mangé des champignons mélangés avec des racines cueillies par les boys, des doutes s’immiscèrent profondément en moi. Ces coliques m’avaient beaucoup secouée. Je restais dans l’incertitude. Je ne pouvais savoir ni les accuser.
Entre eux, c’était courant qu’ils utilisent du poison, « le bilango », disaient-ils. C’est pourquoi j’avais pensé à un empoisonnement. D’autant, qu’un matin, j’avais demandé où était partie la femme d’Oubianga que je ne voyais plus depuis plusieurs jours. Quand j’ai posé cette question, la réponse fut directe :
— Madame, elle, morte !
— Pourquoi ? Comment ? lui dis-je.
— Elle, diable dans corps !
Il m’expliqua qu’il fallait qu’elle meure pour « le » faire partir. Son mari lui avait fait boire « le bilango » afin de tuer « ce diable », deux semaines après, il achetait une autre femme plus jeune. Voilà l’Afrique à ce moment-là. Ce n’était pas très rassurant, moi qui étais souvent seule.
Plus tard, la paye volée d’un forestier de notre exploitation ne fit qu’augmenter l’insécurité que je pressentais depuis quelque temps. À la demande du chef de chantier, les blancs ont fouillé toutes les paillotes des Africains. Dans la paille d’un toit, ils ont découvert dans un papier sale des cheveux m’appartenant. Tout le monde fut surpris, on demanda au type qui balayait devant les paillotes des Européens, d’où venaient ces cheveux. La réponse fut donnée sans crainte, mais surprenante. Il les ramassait devant ma fenêtre lorsque je nettoyais mes brosses. Il les conservait précieusement cachés. D’après lui, c’était censé lui porter chance et argent. Le grand sorcier l’avait dit ! Alors, il fallait l’écouter.
Je ris jaune, il faisait tellement de sorcellerie que j’en avais la chair de poule. J’avais le sentiment qu’un jour, il s’en servirait contre moi ! Le sorcier les incitait à respecter leurs coutumes, à ce qu’ils devaient faire pour ne pas être possédés et chassés du village. Ils suivaient scrupuleusement ce qu’il leur disait, en bien ou en mal, pour « résister » aux Blancs et être forts. Quand ils s’avançaient vers moi, leur regard noir me fixait un moment et se détournait de moi après avoir posé leurs mains sur moi. Leur grand sourire figé me donnait des frissons !
Les Blancs les menaient durement avec des « chicotes », fouet de lanières faites en peau d’hippopotame, souvent des coups secs sur les jambes ou le dos. Au début, j’étais horrifiée de cette façon de travailler et de traiter ces êtres humains, mais pour faire marcher deux ou trois cents Noirs, il fallait de la dureté, d’après les contremaîtres, pour le fonctionnement des grandes exploitations. Peut-être que ce que j’appelais « maltraitances » les rendait méchants et qu’ils cherchaient une vengeance. J’ignorais leurs coutumes et je ne leur avais rien fait ! Il me fallait enlever cette idée de la tête ! Ils n’en avaient pas après moi.
Le vol commis probablement par Mardi, mon cuisinier en qui j’avais toute confiance, m’ouvrit les yeux sur leur façon d’agir. Tout s’est passé mystérieusement. Je ne pouvais le croire. Il avait dû prendre l’argent dans mon sac déposé dans l’armoire. L’idée me vint de demander au gérant du comptoir du chantier si l’un de mes boys n’était pas venu acheter quelque chose. Il me fallait une certitude.
Le vendeur me répondit :
— Madame, ton cuisinier Mardi, venu payer dette pas payée depuis trois mois.