Entrelacs - Agnès Gougerot - E-Book

Entrelacs E-Book

Agnès Gougerot

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Beschreibung

Deux femmes, aux vies si différentes, ont pourtant un destin lié par des liens forts et profonds.

À Deauville, Anna, médecin de province, traîne sa vie comme un boulet. Sa mélancolie finit par éloigner d’elle ses amis et ses amours. À Paris, Isabelle, belle galeriste prête à tout pour être reconnue, court après les succès et la reconnaissance. Quels sont les liens entre ces deux femmes ? Paul et Max, leurs amis communs ? Leurs mères, accidentées le même jour ? Leur passé familial, émaillé d’événements tragiques ? Les chemins de leurs vies s’entrelacent dans le jeu du destin.

Entre un milieu médical en province et la vie de galeriste parisienne, Anna et Isabelle vivent des vies entrelacées dans le jeu du destin.

EXTRAIT

Anna et Paul s’étaient rencontrés trois étés auparavant lors d’une vente prestigieuse de tableaux à Deauville.
La maison de ventes Montambert & Fils y avait un second bureau, géré par la mère de Paul, sous l’œil vigilant de son père qui en était le créateur. Ce dernier avait, hélas, dû interrompre son activité professionnelle à la suite d’un infarctus, heureusement minime. Depuis, Solange de Montambert y gouvernait d’une main de fer, ce qui nécessitait de la part de Paul une grande vigilance pour que le personnel ne fuie pas devant le caractère trempé et les crises d’autorité de Madame.
Anna n’avait pas les moyens d’enchérir sur une quelconque pièce de la vente, mais elle aimait la peinture abstraite et était abonnée à une revue spécialisée. Elle avait repéré dans le catalogue de la vente deux grandes toiles aux teintes heurtées de Zaō Wou-Ki. Son meilleur ami, Max, expert en art contemporain, qui travaillait avec l’étude Montambert, lui avait conseillé de venir à l’exposition précédant la vente, juste « pour le plaisir des yeux ». Ignorante de la biographie de l’artiste, elle cherchait tout simplement à en connaître un peu plus. Timide, et sans assurance, elle n’osait y aller seule. Aussi Max l’avait-il accompagnée et introduite auprès de Paul, à qui il l’avait vivement recommandée.
– Paul, je te présente Anna Réaumont, une de mes très bonnes amies. Si tu es malade, je te la recommande. C’est un médecin formidable !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Agnès Gougerot est médecin, elle est passionnée de voyages, en particulier en Afrique. Photographe, peintre et sculpteur, elle écrit ce qu’elle ressent, elle décrit ce qu’elle observe. Elle a déjà publié L’Ombre rayée du zèbre aux Éditions Glyphe.

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Couverture

Page de titre

Du même auteur

L’ombre rayée du zèbre

Ce roman est une fiction. Toute ressemblance avec des événements ou des personnages réels serait une coïncidence.

« L’imagination la plus folle a moins de ressources que le destin. »

Claude AVELINE

« Changer de nom, c’est changer de destin. »

Marek HALTER

À mes enfants, Manon et Lucas

1

C’ÉTAIT UN MATIN PLUVIEUX comme il en existe sur la Côte Fleurie, qui, en ce jour de novembre, portait bien mal son nom. Les arbres couleur de rouille perdaient leurs premières feuilles, les fleurettes des jardinières faisaient grise mine. Deauville semblait encore endormie dans la grisaille. Les parapluies bruns et noirs avaient remplacé le rouge et le bleu roi des parasols des Planches. C’était un jour empreint de tristesse et de mélancolie. De ces jours dont on dit que leur humidité vous transperce jusqu’à l’os et où l’on aimerait bien rester au lit ou, mieux encore, au coin du feu, lire un bon roman. Un jour à avoir le cafard et c’est précisément ce qui submergeait Anna au volant de sa petite voiture, grise, comme le temps.

Le vent soufflait fort sur la chaussée. Les voitures, tous phares allumés, soulevaient des gerbes d’eau sale sur les trottoirs et aspergeaient les passants. Mêlée au bruit des essuie-glaces, la radio diffusait les informations du jour : hausse des impôts, délocalisations et fermetures d’usines, nouveau déraillement d’un train (c’était le deuxième en un mois).

Anna, dans ses pensées, freina juste à temps au feu rouge. Heureusement, derrière elle, le conducteur en 4 x 4 freina aussi.

– Quel imbécile celui-là ! Il a failli me rentrer dedans…

Ignorant sa mauvaise foi, elle en profita pour jeter un coup d’œil dans son miroir. Mon Dieu qu’elle se trouvait moche ! Même en remettant du rouge à lèvres et un peu plus de rimmel, rien n’y ferait. Il y a des matins où rien ne va : Anna se reprochait ses cheveux trop frisés, sa bouche marquée par des plis d’amertume qui lui donnaient un air sévère, ses paupières tombant un peu plus chaque jour, son teint vaguement brouillé. Pourtant, il n’y avait là aucun défaut majeur et ce qui la fâchait pouvait sans problème trouver remède. Encore fallait-il le vouloir, encore fallait-il que dans sa tête elle s’aime un peu… Ce n’était pas le cas. Surtout en ce moment, après ce dernier jour passé avec Paul qui lui laissait un goût amer. Il n’avait cessé de lui faire des reproches. Elle ne retenait que ses critiques : elle ne savait rien faire, ou, ce qu’elle savait faire, elle le faisait mal. Elle se sentait si nulle et sans doute l’était-elle, du moins, c’est ce que Paul lui faisait comprendre. Et pourtant, comme elle l’aimait. Elle se sentit terriblement seule et abandonnée. Son moral était nettement en dessous de zéro.

Anna était une belle femme. À tout juste 30 ans, elle n’avait pas une ride, même aux coins de ses yeux. S’il est vrai que ses paupières fermaient un peu son regard et que les coins de sa bouche filaient légèrement vers le bas, ces traits lui donnaient un charme certain. Avec son teint de pêche des bons jours, son port de tête un rien fier, ses beaux yeux d’un bleu très pâle et une magnifique chevelure blond vénitien tombant en grandes boucles souples, elle ressemblait à une madone. Sa grande taille, qui compensait des rondeurs harmonieuses, lui conférait une grâce naturelle qu’elle semblait ignorer. Son seul défaut, sans doute, était son manque de goût pour s’habiller. En réalité, personne ne lui avait enseigné les règles vestimentaires élémentaires, les associations de couleur, et encore moins les tenues qui pouvaient la mettre en valeur. On aurait dit qu’elle cachait volontairement ses belles jambes, qu’elle attirait l’attention sur une poitrine généreuse qui lui donnait l’air plus ronde qu’elle n’était. Avec ses cheveux serrés dans des catogans mal attachés et ses grosses lunettes de myope sur le bout de son nez, elle avait l’air d’une maîtresse d’école revêche que l’on n’avait pas envie de contrarier. Surtout, elle portait des oripeaux dans toutes les nuances de gris, de beige, de taupe et de noir sur des pantalons sans forme et des boots usées. Jamais une touche de couleur, pas le moindre colifichet, foulard ou bijou pour égayer un style passe-partout et un peu nonchalant. Elle disait que cette présentation lui permettait d’inspirer confiance et d’afficher la décontraction de ceux qui ont de l’expérience, qui ont bourlingué et n’ont plus rien à prouver… Elle éprouvait, en fait, le besoin de se vieillir pour être plus rassurante.

Il faut dire qu’Anna avait terminé très jeune ses études de médecine. Diplômée à 25 ans, elle s’était installée très vite dans un petit cabinet de Deauville comme généraliste et ne s’était pas donné vraiment le temps de profiter d’une jeunesse insouciante. Ses premiers patients n’en croyaient pas leurs yeux quand ils découvraient cette toute jeune femme à laquelle ils devaient confier leur santé. On lui demanda même plusieurs fois « où était le docteur ? » ce qui la faisait rougir. Il avait fallu deux ans pour qu’une petite clientèle lui permette de gagner correctement sa vie. C’est pourquoi elle avait tenu, en parallèle de ses consultations, à conserver une activité à la permanence médico-chirurgicale de la polyclinique de Deauville, pour arrondir ses fins de mois.

En ce début de matinée, la place Morny, encore éclairée par les lampadaires, était encombrée et les conducteurs commençaient à klaxonner. Anna, coincée entre un bus et une camionnette, essayait de se dégager en vain. Elle sentait monter en elle une bouffée d’angoisse. Elle serait en retard à son cabinet, ferait attendre ses patients, lutterait ensuite toute la matinée pour rattraper le temps. Et surtout, bien qu’elle désirât chasser Paul de sa tête, leur dispute d’hier revenait sans cesse à l’assaut de ses pensées. Revivre ces instants, tenter d’expliquer pourquoi ils en étaient arrivés là, remonter les fils de leur conversation, toutes ces évocations faisaient naître en elle une vague de stress, une boule dans la gorge, des brûlures d’estomac.

Tout avait commencé lorsqu’elle avait voulu soumettre à Paul son idée de créer, au sein de son cabinet, des cabines de soins esthétiques. Anna en entendait parler tous les jours dans sa salle attente. Toutes les femmes ne pensaient qu’à rajeunir. Cela lui avait paru longtemps n’être que futilités et vanités de poupée Barbie. Toutes celles qui y avaient goûté finissaient par se ressembler avec leurs lèvres gonflées, la perte de leurs mimiques, des sourcils relevés et parfois même des petits nez en trompette. Un petit coup de botox par-ci, un peu d’acide hyaluronique par-là, et à force de peelings et d’euros, l’affaire était faite. Seulement voilà, ces petites interventions rapportaient gros, car les tarifs étaient élevés et sans remboursement. Bien qu’elle dût lutter contre ses convictions d’éthique médicale, réfutant des actes non indispensables, Anna se rendait à l’évidence : acquérir une compétence en médecine esthétique était sûrement un bon moyen de rentabiliser son activité professionnelle et de sortir des rhumes et de l’hypertension…

Paul trouvait ce projet ridicule et l’avait brutalement rembarrée :

– Toi ! De l’esthétique ! Ma pauvre Anna, pour avoir des clientes, il faudrait d’abord que tu t’arranges un peu, que tu te maquilles correctement, que tu te mettes en valeur. Il faut également que tu apprennes les techniques, que tu t’inscrives aux formations spécialisées, que tu sortes de ton trou !

Paul avait touché là un point sensible. Prise dans ses activités quotidiennes et ses gardes aux urgences, Anna n’avait pas suivi une session de formation continue depuis deux ou trois ans. Certes, elle lisait des revues, allait aux réunions locales des médecins de la Côte Fleurie, mais elle manquait de modernité et elle le savait bien.

– Ce n’est pas parce que tu n’y comprends rien qu’il faut que tu me critiques tout le temps. Sais-tu seulement en quoi consiste la médecine esthétique, toi qui ne connais comme canons esthétiques que les critères de beauté des statues antiques ?

Anna s’était sentie bafouée, dévalorisée, reléguée à une condition de petite fille à laquelle ses parents interdisaient de faire quelque chose de nouveau. Plus encore, elle était vexée du jugement de Paul. Il la jugeait incapable de s’aventurer dans une autre voie. Et puis il y avait ces attaques contre sa présentation, les remarques de Paul sur son manque de féminité étaient insupportables.

– Me regardes-tu vraiment ? lui avait demandé Anna.

– Oh oui, et je vois que tu ne t’arranges pas. Tu te trouves sexy avec tes tenues de grand-mère ?

– Tu préférerais peut-être que je me balade avec des robes ras les fesses et des décolletés plongeants ? Ce serait top pour mes patients !

– Tu exagères tout. Ce n’est pas ce que je te dis. Je te préviens seulement que tu te laisses aller et que c’est dommage.

– Et en plus tu te prends pour Aznavour !

– Oh, et puis zut. Tant pis pour toi…

Leurs échanges tournaient de plus en plus souvent au vinaigre.

Du coup, Anna se sentait encore plus laide et surtout délaissée. C’était la faute de Paul, après tout. Il n’écoutait pas. Il ne cherchait pas à comprendre, à la comprendre. Il n’était pas capable de lui accorder dix minutes d’attention, lui coupait sans arrêt la parole, et ne lui laissait guère le temps d’exposer ses idées.

Elle n’en finissait pas de se torturer avec mille questions. Comment me regarde-t-il ? Avec des yeux d’amant ou un regard de grand frère protecteur. Quelle sorte de compagne veut-il à ses côtés ? Une femme fatale, une aguicheuse, une gravure de mode ?

Au début de leur rencontre, il s’extasiait sur son allure naturelle, son côté non apprêté, sa décontraction intemporelle… Et voilà qu’il la critiquait maintenant sans ménagement.

Injuste ! Il était injuste… et dur. Elle en avait eu les larmes aux yeux.

Ses larmes, habituellement, faisaient chavirer Paul, qui ne pouvait rester insensible au désarroi d’une femme. Pourtant, cette fois, il était demeuré de marbre. Elle eut envie de crier, de le frapper, de l’insulter… Ils s’étaient quittés ainsi : fâchés, aigris, indignés.

Bien qu’elle fût en retard, Anna ressentait le besoin urgent de compenser son état dépressif. Soudain, sans même prendre le temps de mettre son clignotant, elle se rangea sur le bas-côté, quasiment sur le trottoir et déclencha un concert de klaxons. Elle pila et s’immobilisa devant la boulangerie-pâtisserie de la place Morny. Quel bonheur, cette odeur de pain brioché ! Les yeux brillants de gourmandise, Anna inspectait les rayons de viennoiseries, de macarons multicolores, les chocolats de toutes les formes. Insensible au salut enjoué de la boulangère, elle répondit à peine. Énervée, pressée, Anna trépignait en attendant son tour. Lorsqu’on s’adressa enfin à elle, elle demanda une brioche, non, un pain au raisin, non, deux croissants…

– Au beurre, s’il vous plaît !

Comme s’il y avait autre chose ici, pensa la boulangère…

C’était une attitude classique chez elle. La difficulté à choisir toutes choses et en tout temps… Se décider était un exploit. Dans les magasins, au restaurant, et même dans la rédaction de ses ordonnances…

Elle exaspérait son entourage avec ses constantes hésitations, et Paul n’était pas en reste pour la bousculer et aggraver du même coup ses incertitudes.

Qu’ils étaient bons ces croissants, croquants, parfumés ! Manger – se goinfrer plutôt – voilà un acte de désespoir qui n’allait sûrement pas arranger son poids, et qui reflétait parfaitement le désarroi d’Anna. Sur le pas de la boutique, elle heurta un passant.

– Vous ne pouvez pas regarder devant vous ?

– Excusez-moi, mais c’est vous qui m’êtes rentrée dedans…

– Oh, ça va ! Dégagez, je suis en retard.

Le ton était presque hargneux, agressif en tout cas. Le jeune homme boutonneux qu’elle venait de bousculer était stupéfait. Il rétorqua, cinglant :

Eh là, vous devez être bien malheureuse pour être aussi méchante !

– Pauvre type, va… Garde tes réflexions idiotes pour toi !

Lorsqu’elle regagna sa voiture, Anna avait retrouvé son énergie. À voix haute, elle inventoria ses qualités : organisée, précise, intelligente, efficace… Dieu merci pour ses patients et les blessés qu’elle avait sauvés grâce à son sang-froid !

Elle commuta le bouton de son navigateur sur la fonction téléphone et le tourna jusqu’à la lettre « P ». Elle choisit le troisième nom sur la liste : Paul, portable.

Quatre sonneries, et le répondeur se déclencha, avec sa voix chaude et d’ordinaire si rassurante. Était-il vraiment indisponible ou ne voulait-il pas lui répondre ? Rassemblant son courage Anna se décida à lui laisser un message « d’adulte », sans pleurnicher, sans se plaindre, sans crier :

– Paul chéri, j’aimerais tant entendre ta voix et effacer nos désaccords. Excuse-moi pour mes propos d’hier, mon énervement. Tu as certainement raison sur bien des points. Parlons-en. Mais surtout, ne me laisse pas tomber. Ne m’abandonne pas. Protège-moi encore comme tu l’as fait jusqu’à présent. J’ai besoin de toi. Rappelle-moi vite. Avant ce soir, sinon je vais encore passer une mauvaise nuit. Oh, rappelle-moi, s’il te plaît. Je tiens à toi, je t’aime.

Ce qu’elle venait de faire n’était pas si facile. En se mettant ainsi « à nu », en s’excusant, elle avait l’impression de s’abaisser, de se laisser prendre au jeu d’un amant qui n’était pas tendre et qui prétendait que son attitude très dure avait pour but de la bousculer, de la faire avancer, de stimuler sa combativité… De son côté, Anna pensait « qu’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre » et que, lorsque Paul la mettait plus bas que terre, ainsi qu’il l’avait fait, il la démoralisait plus encore et réduisait sa capacité à être positive et à aller de l’avant. Anna se sentait encore plus nulle et baissait les bras. Ses pensées négatives ne la quittaient pas : à quoi bon faire des efforts puisque, de toute façon, je ne fais rien de bien… Ça ne sert à rien que je me donne du mal puisque je ne serai pas reconnue… Quand on est moche, on a beau s’habiller avec des marques griffées, on reste laide, un point c’est tout…

Son défaitisme contribuait à l’état dépressif d’Anna qui, pourtant, ne manquait pas de ressources. L’abattement qui la tenaillait lui ôtait ses forces, sa gaîté, sa joie de vivre. Elle sentait que la petite flamme qui était en elle s’éteignait peu à peu. Fallait-il penser pour autant que Paul était le seul responsable ?

Heureusement, il lui restait son métier. Tournée vers le mal des autres, elle en oubliait, pour un temps, le sien. On pouvait ainsi comprendre qu’elle y consacre toute son énergie et tout son temps.

2

SOUS LE TUNNEL de La Défense, Paul de Montambert vit le voyant de son téléphone afficher « Anna » et décida que, sous un tunnel, il avait une excuse pour ne pas décrocher puisque de toute façon la communication passerait très mal. Assez de ses pleurnicheries, de ses niaiseries, de ses plaintes incessantes. Il en avait assez. Pris dans les embouteillages du matin, il éprouvait le besoin de rester serein et d’oublier les récriminations de sa maîtresse. Il augmenta le volume du Concerto pour piano n° 1 de Chopin diffusé par la chaîne Hi-Tech de sa Porsche 911 blanche, comme pour s’isoler du monde et de ses tracas. Paul de Montambert aimait les jolies choses.

Mon Dieu, quel affreux week-end il venait de passer ! Un temps épouvantable à Deauville, où il était venu pour voir ses parents dans leur sinistre manoir, pour se disputer avec Anna, et pour licencier une jeune femme en charge de la logistique de son bureau de Normandie. Tout avait été réuni pour l’énerver !

Bien que l’agitation et le bruit de Paris l’insupportent, il savait qu’en ce lundi matin il allait retrouver son monde : un magnifique bureau rempli d’œuvres d’art, son loft au cœur du Marais, une secrétaire efficace et dévouée, un métier passionnant qui lui permettait de rencontrer des gens intéressants, et souvent fortunés…

Paul de Montambert, commissaire-priseur reconnu et influent, était une personnalité à part du Tout-Paris et du monde des Arts. Son étude – l’Étude Montambert & Fils depuis deux générations – traitait tous les sujets, avec une prédilection pour l’Art moderne et le Contemporain. Lui-même, expert en Vlaminck, exerçait de façon magistrale son activité avec beaucoup d’humour et une apparente désinvolture. Dandy des temps modernes, Paul était plein de paradoxes. Il rechignait à paraître, mais avait besoin de se sentir respecté. Très attentif à sa présentation, il portait avec panache les vestes les plus originales, variant l’éventail des carreaux de toutes tailles, des tweeds de laine et des cachemires extraordinaires, sur des pantalons de couleur vive, tout en conservant un style très viril et affirmé. Ses mocassins Berluti, ses nœuds papillon impeccablement noués et sa petite moustache très anglaise lui donnaient ce juste ton raffiné de la vieille Angleterre qui était fait pour rassurer les riches clients âgés.

Oui, Paul de Montambert était un fort bel homme qui aurait pu être un grand séducteur s’il fréquentait plus les milieux huppés, les célébrités, hommes et femmes qui ne demandaient qu’à faire partie de son cercle de relations. Seulement voilà, il n’appréciait pas les mondanités indispensables à son exercice. Il n’était pas comme on l’attendait. D’un caractère plutôt réservé, d’une grande rigueur et d’une éducation irréprochable, il n’avait pas assez d’ambition. Les affaires prospéraient presque sans lui, sur la foi de son patronyme. Son père, Alexis de Montambert, qui avait fondé sa maison de ventes à Paris et en avait fait une charge de commissaire-priseur réputée et recherchée, s’en voulait de ne pas avoir réussi à faire de son fils une personnalité plus extravertie, plus sociable, plus ouverte. C’était ainsi. Paul, sous ses grands airs distingués de la noblesse, était un homme simple, pas snob pour deux sous. Il aimait la nature, les animaux et les vastes espaces. Son attirance pour les beaux meubles et les beaux objets, les tableaux rares et les sculptures antiques et modernes étaient l’essence même de son activité et non une marque de distinction. La foule l’oppressait, les conversations de salon l’ennuyaient et les femmes ne l’intéressaient guère que pour leur vendre un bien exceptionnel. Dans la salle des ventes, quand il présidait, il ne voyait pas le public. Tel un artiste en scène, il maîtrisait son spectacle, avec ses moqueries, ses calembours, sa science, ses tocades, et faisait la pluie et le beau temps sur l’adjudication des lots. « Comme en amour, il faut aller parfois très vite, parfois très lentement »… disait-il. Le jeu des enchères était son jouet, le jouet d’un enfant gâté avec lequel il jonglait à merveille.

À l’encontre des espoirs de la famille Montambert qui espérait une belle-fille chic et huppée, très parisienne, c’était à Deauville que Paul avait eu son premier choc amoureux avec Anna. Il n’avait connu auparavant que des aventures sans lendemain, des amourettes d’adolescent, ou des conquêtes intéressées par sa situation aisée. Aussi était-il réceptif à une relation plus sérieuse et durable.

3

ANNA ET PAUL s’étaient rencontrés trois étés auparavant lors d’une vente prestigieuse de tableaux à Deauville.

La maison de ventes Montambert & Fils y avait un second bureau, géré par la mère de Paul, sous l’œil vigilant de son père qui en était le créateur. Ce dernier avait, hélas, dû interrompre son activité professionnelle à la suite d’un infarctus, heureusement minime. Depuis, Solange de Montambert y gouvernait d’une main de fer, ce qui nécessitait de la part de Paul une grande vigilance pour que le personnel ne fuie pas devant le caractère trempé et les crises d’autorité de Madame.

Anna n’avait pas les moyens d’enchérir sur une quelconque pièce de la vente, mais elle aimait la peinture abstraite et était abonnée à une revue spécialisée. Elle avait repéré dans le catalogue de la vente deux grandes toiles aux teintes heurtées de Zaō Wou-Ki. Son meilleur ami, Max, expert en art contemporain, qui travaillait avec l’étude Montambert, lui avait conseillé de venir à l’exposition précédant la vente, juste « pour le plaisir des yeux ». Ignorante de la biographie de l’artiste, elle cherchait tout simplement à en connaître un peu plus. Timide, et sans assurance, elle n’osait y aller seule. Aussi Max l’avait-il accompagnée et introduite auprès de Paul, à qui il l’avait vivement recommandée.

– Paul, je te présente Anna Réaumont, une de mes très bonnes amies. Si tu es malade, je te la recommande. C’est un médecin formidable !

– Enchanté, Mademoiselle. J’espère ne pas avoir besoin de vos compétences, mais je suis heureux de faire votre connaissance.

– Paul, Anna est très intéressée par la peinture et voue une grande admiration à Zaō Wou-Ki. Je crois qu’elle aimerait te poser quelques questions sur son œuvre et les deux tableaux de la vente.

Anna se sentit rougir et, gênée, bafouilla une phrase d’une banalité affligeante…

– Monsieur de Montambert, je vous remercie de m’accorder quelques minutes. Je n’ai, en fait, pas vraiment de questions, mais simplement le désir de vous entendre parler de l’œuvre de l’artiste et de cette grande toile bleue et verte que j’admire.

Paul n’avait que peu de temps, et ne pouvait rentrer dans un exposé analytique. Il se laissa quand même prendre au piège de la sincérité et de la curiosité fraîche d’Anna. Sa dernière question n’avait pas manqué de l’étonner, elle avait un petit côté naïf qui ne lui déplaisait pas :

– Est-il vrai qu’à la fin de sa vie Zaō Wou-Ki était atteint de démence ? J’ai lu que sa femme avait tenté de le faire interner, c’est affreux !

Paul faillit lui répondre que l’intérêt prime parfois sur l’amour, mais à quoi bon lui faire perdre ses illusions…

Il était conquis par la simplicité de cette femme, sa modestie, sa spontanéité, son humilité et surtout son charme naturel et son allure racée. Elle ne ressemblait pas à ses clientes habituelles, et pour cause, elle ne faisait pas partie de ce milieu parfois un peu surfait des connaisseurs en art. Anna partageait avec lui les mêmes qualités d’honnêteté et d’authenticité. Paul sentit qu’en sa compagnie il pourrait exercer sans fard sa franchise habituelle. Il n’aurait pas besoin de se composer un personnage et il en était ravi. Et puis, Anna vivait à Deauville, ne voulait pas exercer à Paris, ce qui arrangeait Paul. Lui, de son côté, souhaitait garder son indépendance, ne la voir « que pour le meilleur », sans que les habitudes du quotidien ne viennent ternir leur amour. Leurs séparations récurrentes avaient contribué à faire de leur choc amoureux un grand événement en introduisant un désir de l’autre sans cesse ravivé, et cette relation promettait de se transformer en amour.

Effectivement, passé le moment de la découverte, s’installa entre eux une entente profonde et stable. Leurs sentiments étaient francs, la vision de leur couple réaliste. Ils se voyaient surtout durant les week-ends et cette périodicité leur convenait. Anna faisait parfois un saut à Paris pour voir une exposition et rencontrer Paul. Ils sortaient un peu au théâtre, choisissaient avec soin un bon restaurant, se promenaient le soir sur les quais de Seine, et dans l’île Saint-Louis, qu’affectionnait particulièrement Paul.

À Deauville, lorsque Paul pouvait se soustraire à ses obligations, ils marchaient des heures le long de la plage, en admirant les chevaux fougueux qui foulaient le sable avec légèreté, les couleurs changeantes de la mer, la course des nuages dans lesquels ils se plaisaient à imaginer des animaux fantastiques.

Malgré tout, une incompréhension réciproque s’insinuait dans leur amour. Leurs travers se révélaient petit à petit et l’absence de communication, liée à la brièveté de leurs rencontres, finissait de gangrener leur histoire. Certes, ils avaient évité les pièges classiques : habitudes, contraintes, usure du temps ; toutefois les moments uniques et intenses de l’amour naissant s’étaient enfuis pour faire place à des souhaits ordinaires. Depuis environ un an, Anna voulait s’installer dans la vie de Paul, mais celui-ci n’avait pas très envie d’abandonner sa manière de vivre, sa routine bien huilée, ni de faire des concessions ou des efforts pour plaire à Anna. De son côté, Anna, qui croyait que Paul ne la quitterait jamais, ne cherchait plus vraiment à le conquérir et se laissait aller à son lymphatisme naturel. C’était une situation des plus courantes, mais ils pensaient ne jamais y être confrontés.

Dans l’esprit de Paul, il lui semblait qu’il y avait des siècles qu’il avait rencontré Anna. Son jugement était sans appel : leur relation s’étiolait par la faute d’Anna. Depuis leurs premiers moments d’éblouissement, elle avait tellement changé ! Dans son physique d’abord. Elle avait pris de l’embonpoint et faisait un peu négligée… Dans son caractère également, elle avait évolué. Au début, elle était ferme, énergique et sans détour. À présent, elle était devenue compliquée, triste, molle, nonchalante et surtout hésitante à tous propos…

Sa seule conviction, elle la ressassait à l’envi : être aux côtés de Paul, la femme de sa vie. Or, lui n’était pas si sûr de vouloir s’engager dans une relation conjugale qui s’annonçait déjà houleuse. Au bout du compte, elle le saoulait avec son besoin de se caser.

4

DANS L’HABITACLE FEUTRÉ de sa voiture de sport, le téléphone se mit à sonner, coupant le troisième mouvement rondo vivace du concerto de Chopin. Cette fois, c’était le bureau.