Essais - Michel de Montaigne - E-Book

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Michel De Montaigne

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Beschreibung

Les Essais sont l'oeuvre majeure de Michel de Montaigne, à laquelle il consacre un labeur d'écriture et de réécriture à partir de 1572 continué pratiquement jusqu'à sa mort. Les Essais sont composés en trois livres rassemblant cent sept chapitres en tout, abordant des thématiques très variées, l'auteur voulant apprendre à mieux se connaître.

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Essais

EssaisAU LECTEURCHAPITRE PREMIERCHAPITRE IICHAPITRE IIICHAPITRE IVCHAPITRE VCHAPITRE VICHAPITRE VIICHAPITRE VIIICHAPITRE IXCHAPITRE XCHAPITRE XICHAPITRE XIICHAPITRE XIIICHAPITRE XIVCHAPITRE XVCHAPITRE XVICHAPITRE XVIICHAPITRE XVIIICHAPITRE XIXCHAPITRE XXCHAPITRE XXICHAPITRE XXIICHAPITRE XXIIICHAPITRE XXIVCHAPITRE XXVCHAPITRE XXVICHAPITRE XXVIICHAPITRE XXVIIICHAPITRE XXIXSONNETSCHAPITRE XXXCHAPITRE XXXICHAPITRE XXXIICHAPITRE XXXIIICHAPITRE XXXIVCHAPITRE XXXVCHAPITRE XXXVICHAPITRE XXXVIICHAPITRE XXXVIIICHAPITRE XXXIXCHAPITRE XLCHAPITRE XLICHAPITRE XLIICHAPITRE XLIIICHAPITRE XLIVCHAPITRE XLVCHAPITRE XLVICHAPITRE XLVIICHAPITRE XLVIIICHAPITRE XLIXCHAPITRE LCHAPITRE LICHAPITRE LIICHAPITRE LIIICHAPITRE LIVCHAPITRE LVCHAPITRE LVICHAPITRE LVIIPage de copyright

Essais

Michel de Montaigne

AU LECTEUR

C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit, dés l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent, plus altiére et plus vive, la connaissance qu’ils ont eue de moi. Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse été entre ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t’assure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi­ même la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc ; de Montaigne, ce premier de mars mil cinq cent quatre vingts.

CHAPITRE PREMIER

PAR DIVERS MOYENS ON ARRIVE À PAREILLE FIN

La plus commune façon d’amollir les cœurs de ceux qu’on a offensés, lorsque, ayant la vengeance en main, ils nous tiennent à leur merci, c’est de les émouvoir par soumission à commisération et à pitié. Toutefois, la braverie et la constance, moyens tout contraires, ont quelquefois servi à ce même effet.

– Edouard, prince de Galles, celui qui régenta si longtemps notre Guyenne, personnage duquel les conditions et la fortune ont beaucoup de notables parties de grandeur, ayant été bien fort offensé par les Limousins, et prenant leur ville par force, ne put être arrêté par les cris du peuple et des femmes et enfants abandonnés à la boucherie, lui criant merci, et se jetant à ses pieds, jusqu’à ce que passant toujours outre dans la ville, il aperçut trois gentilshommes français, qui d’une hardiesse incroyable soutenaient seuls l’effort de son armée victorieuse. La considération et le respect d’une si notable vertu reboucha a premièrement la pointe de sa colère ; et commença par ces trois, à faire miséricorde à tous les autres habitants de la ville.

Scanderberg, prince de l’Epire, suivant un soldat des siens pour le tuer, et ce soldat ayant essayé, par toute espèce d’humilité et de supplication, de l’apaiser, se résolut à toute extrémité de l’attendre l’épée au poing.

Cette sienne résolution arrêta sur le champ la furie de son maître, qui, pour lui avoir vu prendre un si honorable parti, le reçut en grâce.

Cet exemple pourra souffrir autre interprétation de ceux qui n’auront lu la prodigieuse force et vaillance de ce prince­là.

L’empereur Conrad troisième, ayant assiégé Guelphe, duc de Bavière, ne voulut condescendre à plus douces conditions, quelques viles et lâches satisfactions qu’on lui offrit, que de permettre seulement aux gentilles femmes qui étaient assiégées avec le duc, de sortir, leur honneur sauf, à pied, avec ce qu’elles pourraient emporter sur elles. Elles, d’un cœur magnanime, s’avisèrent de charger sur leurs épaules leurs maris, leurs enfants et le duc même. L’empereur prit si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu’il en pleura d’aise, et amortit toute cette aigreur d’inimitié mortelle et capitale, qu’il avait portée contre ce duc, et dès lors en avant le traita humainement, lui et les siens.

L’un et l’autre de ces deux moyens m’emporterait aisément. Car j’ai une merveilleuse lâcheté vers la miséricorde et la mansuétude. Tant y a, qu’à mon avis, je serais pour me rendre plus naturellement à la compassion, qu’à l’estimation ; si est la pitié, passion vicieuse aux Stoïques : ils veulent qu’on secoure, les affligés, mais non pas qu’on fléchisse et compatisse avec eux.

Or ces exemples me semblent plus à propos : d’autant qu’on voit ces âmes assaillies et essayées par ces deux moyens, en soutenir l’un sans s’ébranler, et courber sous, l’autre. Il se peut dire, que de rompre son cœur à la commisération, c’est l’effet de la facilité, débonnaireté et mollesse, d’où il advient que les natures plus faibles, comme celles des femmes, des enfants et du vulgaire, y sont plus sujettes ; mais ayant eu à dédain les larmes et les prières, de se rendre à la seule révérence de la sainte image de la vertu, que c’est l’effet d’une âme forte et imployable, ayant en affection et en honneur une vigueur mâle et obstinée. Toutefois les âmes moins généreuses, l’étonnement et l’admiration peuvent faire naître un pareil effet. Témoin le peuple thébain, lequel ayant mis en justice d’accusation capitale ses capitaines, pour avoir continué leur charge outre le temps qui leur avait été prescrit et pré­ordonné, absolut à toutes peines Pélopidas, qui pliait sous le faix de telles objections et n’employait à se garantir que requêtes et supplications ; et, au contraire, Epaminondas, qui vint à raconter magnifiquement les choses par lui faites, et à les reprocher au peuple, d’une façon fière et arrogante, il n’eut pas le cœur de prendre seulement les balotes en main ; et se départit l’assemblée, louant grandement la hautesse du courage de ce personnage. Denys l’ancien, après des longueurs et difficultés extrêmes, ayant pris la ville de Regium, et en elle le capitaine Phyton, grand homme de bien, qui l’avait si obstinément défendue, voulut en tirer un tragique exemple de vengeance. Il lui dit premièrement comment, le jour avant, il avait fait noyer son fils et tous ceux de sa parenté. À quoi Phyton répondit seulement, qu’ils en étaient d’un jour plus heureux que lui. Après, il le fit dépouiller et saisir à des bourreaux et le traîner par la ville en le fouettant très ignominieusement et cruellement, et en outre le chargeant de félonnes paroles et contumélieuses. Mais il eut le courage toujours constant, sans se perdre ; et, d’un visage femme, allait au contraire rametant à haute voix honorable et glorieuse cause de sa mort, pour n’avoir voulu rendre son pays entre les mains d’un tyran ; le menaçant d’une prochaine punition des dieux. Denys, lisant dans les yeux de la commune de son armée qu’au lieu de s’animer des bravades de cet ennemi vaincu, au mépris de leur chef et de son triomphe, elle allait s’amollissant par l’étonnement d’une si rare vertu et marchandait de se mutiner, étant à même d’arracher Phyton d’entre les mains de ses sergents, fit cesser ce martyre, et à cachettes l’envoya noyer en la mer.

Certes, c’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l’homme. Il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme. Voilà Pompée qui pardonna à toute la ville des Mamertins, contre laquelle il était fort animé, en considération de la vertu et magnanimité du citoyen Zénon, qui se chargeait seul de la faute publique, et ne requérait autre grâce que d’en porter seul la peine. Et l’hôte de Sylla ayant usé en la ville de Pérouse de semblable vertu, n’y gagna rien, ni pour soi ni pour les autres.

Et directement contre mes premiers exemples, le plus hardi des hommes et si gracieux aux vaincus, Alexandre, forçant après beaucoup de grandes difficultés la ville de Gaza, rencontra Betis qui y commandait, de la valeur duquel il avait, pendant ce siège, senti des preuves merveilleuses, lors seul, abandonné des siens, ses armes dépecées, tout couvert de sang et de plaies, combattant encore au milieu de plusieurs Macédoniens, qui le chamaillaient de toutes parts ; et lui dit, tout piqué d’une si chère victoire, car entre autres dommages il avait reçu deux fraîches blessures sur sa personne :

“Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Betis ; fais état qu’il te faut souffrir toutes les sortes de tourments qui se pourront inventer contre un captif.” L’autre, d’une mine non seulement assurée, mais rogue et altière, se tint sans mot dire à ces menaces. Alors Alexandre, voyant son fier et obstiné silence : “A­t­il fléchi un genou ? lui est­il échappé quelque voix suppliante?, Vraiment je vaincrai ta taciturnité ; et si je n’en puis arracher parole, j’en arracherai au moins du gémissement.” Et tournant sa colère en rage, commanda qu’on lui perçât les talons, et le fit ainsi tramer tout vif, déchirer et démembrer au cul d’une charrette.

Serait­ce que la hardiesse lui fut si commune que, pour ne l’admirer point, il la respectât moins? Ou qu’il l’estimât si proprement sienne qu’en cette hauteur il ne pût souffrir de la voir en un autre sans le dépit d’une passion envieuse, ou que l’impétuosité naturelle de sa colère fût incapable d’opposition ? De vrai, si elle eût reçu la bride, il est à croire qu’en la prise et désolation de la ville de Thèbes, elle l’eût reçue, à voir cruellement mettre au fil de l’épée tant de vaillants hommes perdus et n’ayant plus moyen de défense publique. Car il en fut tué bien six mille, desquels nul ne fut vu ni fuyant ni demandant merci, au rebours cherchant, qui çà, qui là, par les rues, à affronter les ennemis victorieux, les provoquant à les faire mourir d’une mort honorable. Nul ne fut vu si abattu de blessures qui n’essayât en son dernier soupir de se venger encore, et à tout a les armes du désespoir consoler sa mort en la mort de quelque ennemi. Si ne trouva l’affliction de leur vertu aucune pitié, et ne suffit la longueur d’un jour à assouvir sa vengeance.

Dura ce carnage jusqu’à la dernière goutte de sang qui se trouva épandable, et ne s’arrêta qu’aux personnes désarmées, vieillards, femmes et enfants, pour en tirer trente mille esclaves.

CHAPITRE II

DE LA TRISTESSE

Je suis des plus exempts de cette passion, et ne l’aime ni l’estime, quoique le monde ait pris, comme à prix fait, de l’honorer de faveur particulière. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience : sot et monstrueux ornement. Les Italiens ont plus sortablement a baptisé de son nom la malignité. Car c’est une qualité toujours nuisible, toujours folle, et, comme toujours, couarde et basse, les Stoïciens en défendent le sentiment à leurs sages.

Mais le conte dit que Psammenite, roi d’Égypte, ayant été défait et pris par Cambyse, roi de Perse, voyant passer devant lui sa fille prisonnière, habillée en servante, qu’on envoyait puiser de l’eau, tous ses amis pleurant et lamentant autour de lui, se tint coi sans mot dire, les yeux fichés en terre ; et voyant encore tantôt qu’on menait son fils à la mort, se maintint en cette même contenance ; mais qu’ayant aperçu un de ses domestiques conduit entre les captifs, il se mit à battre sa tête et mener un deuil extrême.

Ceci se pourrait apparier à ce qu’on vit dernièrement d’un prince des nôtres, qui, ayant oui à Trente, où il était, nouvelles de la mort de son frère aîné, mais un frère en qui consistaient l’appui et l’honneur de toute sa maison, et bientôt après d’un painé, sa seconde espérance, et ayant soutenu ces deux charges d’une constance exemplaire, comme quelques jours après un de ses gens vint à mourir, il se laissa emporter à ce dernier accident, et, quittant sa résolution, s’abandonna au deuil et aux regrets, en manière qu’aucuns en prirent argument, qu’il n’avait été touché au vif que de cette dernière secousse.

Mais à la vérité ce fut, qu’étant d’ailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre surcharge brisa les barrières de la patience. Il s’en pourrait autant juger de notre histoire, n’était qu’elle ajoute que Cambyse, s’enquérant à Psammenite pourquoi, ne s’étant ému au malheur de son fils et de sa fille, il portait si impatiemment celui, d’un de ses amis : “C’est, répondit­il, que ce seul dernier déplaisir se peut signifier par larmes, les deux premiers surpassant de bien loin tout moyen de se pouvoir exprimer.” À l’aventure reviendrait à ce propos l’invention de cet ancien peintre, lequel, ayant à représenter au sacrifice d’Iphigénie le deuil des assistants, selon les degrés de l’intérêt que chacun apportait à la mort de cette belle fille innocente, ayant épuisé les derniers efforts de son art, quand se vint au père de la fille, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvait représenter ce degré de deuil. Voilà pourquoi les poètes feignent cette misérable mère Niobé, ayant perdu premièrement sept fils, et puis de suite autant de filles, surchargée de pertes, avoir été enfin transmuée en rocher, pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transit, lorsque les accidents nous accablent surpassant notre portée.

De vrai, l’effort d’un déplaisir, pour être extrême, doit étonner toute l’âme, et lui empêcher la liberté de ses actions : comme il nous advient, à la chaude alarme d’une bien mauvaise nouvelle, de nous sentir saisis ; transis, et comme perclus de tous mouvements, de façon que l’âme se relâchant après aux larmes et aux plaintes, semble se déprendre, se démêler et se mettre plus au large, et à son aise.

En la guerre que le roi Ferdinand fit contre la veuve de Jean, roi de Hongrie, autour de Bude, Raïsciac, capitaine allemand, voyant rapporter le corps d’un homme de cheval, à qui chacun avait vu excessivement bien faire en la mêlée, le plaignait d’une plainte commune ; mais curieux avec les autres de reconnaître qui il était, après qu’on l’eut désarmé, trouva que c’était son fils.

Et, parmi les larmes publiques, lui seul se tint sans épandre ni voix, ni pleurs, debout sur ses pieds, ses yeux immobiles, le regardant fixement, jusqu’à ce que l’effort de la tristesse venant à glacer ses esprits vitaux, le porta en cet état roide mort par terre.

C’est brûler peu que pouvoir dire combien on brûle, disent les amoureux, qui veulent représenter une passion insupportable :.

Malheureux! Tous mes sens nues sont ravis. Dés que je t’aperçois, Lesbie, je ne puis plus parler, dans mon égarement ; ma langue est paralysée, une flamme subtile coule dans mes membres, mes oreilles tintent de leur propre bourdonnement, une double nuit couvre mes yeux. Plaintes et nos persuasions; l’âme est lors aggravée de profondes pensées, et le corps abattu et languissant d’amour.

Et de là s’engendre parfois la défaillance fortuite, qui surprend les amoureux si hors de saison, et cette glace qui les saisit par la force d’une ardeur extrême, au giron même de la jouissance. Toutes passions qui se laissent goûter et digérer, ne sont que médiocres. La surprise d’un plaisir inespéré nous étonne de même.

Outre la femme romaine, qui mourut surprise d’aise de voir son fils revenu de la route de Cannes, Sophocle et Denys le tyran, qui trépassèrent d’aise, et Talva qui mourut en Corse, lisant les nouvelles des honneurs que le Sénat de Rome lui avait décernés, nous tenons en notre siècle que le pape Léon dixième, ayant été averti de la prise de Milan, qu’il avait extrêmement souhaitée, entra en tel excès de joie, que la fièvre l’en prit et en mourut. Et pour un plus notable témoignage de l’imbécillité humaine, il a été remarqué par les Anciens que Diodore le Dialecticienio mourut sur­le­champ, épris d’une extrême passion de honte, pour en son école et en public ne se pouvoir développer d’un argument qu’on lui avait fait.

Je suis peu en prise de ces violentes passions. J’ai l’appréhension naturellement dure ; et l’encroûte et épaissis tous les jours par discours.

CHAPITRE III

NOS AFFECTIONS S’EMPORTENT AU­DELÀ DE NOUS

Ceux qui accusent les hommes d’aller toujours béant après les choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens présents et nous rasseoir en ceux­là, comme n’ayant aucune prise sur ce qui est à venir, Voire a assez moins que nous n’avons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs, s’ils osent appeler erreur chose à quoi nature même nous achemine, pour le service de la continuation de son ouvrage, nous imprimant, comme assez d’autres, cette imagination fausse, plus jalouse de notre action que de notre science. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au­delà. La crainte, le désir, l’espérance nous élancent vers l’avenir, et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus.

“Fais ton fait et te connais.” Chacun de ces deux membres enveloppe généralement tout notre devoir, et semblablement enveloppe son compagnon. Qui aurait à faire son fait, verrait que sa première leçon, c’est connaître ce qu’il est et ce qui lui est propre. Et qui se connaît, ne prend plus l’étranger fait pour le sien ; s’aime et se cultive avant toute autre chose ; refuse les occupations superflues et, les pensées et propositions inutiles. Comme la folie, quand on lui octroiera ce qu’elle désire, ne sera pas contente, aussi est la sagesse contente de ce qui est présent, ne se déplaît jamais de soi. Épicure dispense son sage de la prévoyance et sollicitude de l’avenir.

Entre les lois qui regardent les trépassés, celle­ci me semble autant solide, qui oblige les actions des princes à être examinées après leur mort. Ils sont compagnons, sinon maîtres des lois ; ce que la Justice n’a pu sur leurs têtes, c’est raison qu’elle l’ait sur leur réputation, et biens de leurs successeurs : choses que souvent nous préférons à la vie. C’est une usance qui apporte des commodités singulières aux nations où elle est observée, et désirable à tous bons princes qui ont à se plaindre de ce qu’on traite la mémoire des méchants comme la leur. Nous devons la sujétion et l’obéissance également à tous rois, car elle regarde leur office: mais l’estimation, non plus que l’affection, nous ne la devons qu’à leur vertu. Donnons à l’ordre politique de les souffrir patiemment indignes, de celer leurs vices, d’aider de notre recommandation leurs actions indifférentes pendant que leur autorité a besoin de notre appui. Mais notre commerce fini, ce n’est pas raison de refuser à la justice et à notre liberté l’expression de nos vrais ressentiments, et nommément de refuser aux bons sujets la gloire d’avoir révéremment et fidèlement servi un maître, les imperfections duquel leur étaient si bien connues, frustrant la postérité d’un si utile exemple. Et ceux qui, par respect de quelque obligation privée, épousent iniquement la mémoire d’un prince mes louable, font justice particulière aux dépens de la justice publique.

Tite­Live dit vrai, que le langage des hommes nourris sous la royauté est toujours plein de folles ostentations et vains témoignages, chacun élevant indifféremment son roi à l’extrême ligne de valeur et grandeur souveraine.

On peut réprouver la magnanimité de ces deux soldats qui répondirent à Néron à sa barbe. L’un, enquis de lui pourquoi il lui voulait du mal : “Je t’aimai quand tu le valais, mais depuis que tu es venu parricide, boutefeu, bateleur, cocher, je te hais comme tu mérites.” L’autre, pourquoi il le voulait tuer : “Parce que je ne trouve autre remède à tes continuelles méchancetés.” Mais les publics et universels témoignages qui après sa mort ont été rendus, et le seront à tout jamais de ses tyranniques et vilains déportements, qui de sain entendement les peut réprouver ? Il me déplaît qu’en une si sainte police a que la Lacé­démortienne se fût mêlée une si feinte cérémonie. À la mort des rois, tous les confédérés et voisins, tous les ilotes, hommes, femmes, pèle­mêle, se découpaient le front pour témoignage de deuil et disaient en leurs cris et lamentations que celui­là, quel qu’il eût été, était le meilleur roi de tous les leurs : attribuant au rang le los qui appartenait au mérite, et qui appartenait au premier mérite au postrême et dernier rang. Aristote, qui remue toutes choses, s’enquiert sur le mot de Solon que nul avant sa mort ne peut être dit heureux, si celui­là même qui a vécu et qui est mort selon ordre, peut être dit heureux, si sa renommée va mal, si sa postérité est misérable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par préoccupation où il nous plaît : mais étant hors de l’être, nous n’avons aucune communication avec ce qui est. Et serait meilleur de dire à Solon, que jamais flamme n’est donc heureux, puisqu’il ne l’est qu’après qu’il n’est plus.

Chacun ne s’arrache qu’à grand­mine de la vie jusqu’à la racine, mais à son insu même, et s’imagine qu’une partie de Mi­même lui survit ; et il ne peut se détacher et se libérer complètement de son corps abattu par la mort.

Bertrand du Guesclin mourut au siège du château de Rangon près du Puy en Auvergne. Les assiégés s’étant rendus après, furent obligés de porter les clefs de la place sur le corps du trépassé.

Barthelemy d’Alviane, général de l’armée des Vénitiens, étant mort au service de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant à être rapporté à Venise par le Véronais, terre ennemie, la plupart de ceux de l’armée étaient d’avis qu’on demandât sauf­conduit pour le passage à ceux de Vérone. Mais Théodore Trivolce y contredit ; et choisit plutôt de le passer par vive force, au hasard du combat : “N’étant convenable, disait­il, que celui qui en sa vie n’avait jamais eu peur de ses ennemis, étant mort fît démonstration de les craindre.” De vrai, en chose voisine, par les lois grecques, celui qui demandait à l’ennemi un corps pour l’inhumer, renonçait à la victoire, et ne lui était plus loisible d’en dresser trophée. À celui qui en était requis, c’était titre de gain. Ainsi perdit Nicias l’avantage qu’il avait nettement gagné sur les Corinthiens. Et au rebours, Agésilas assura celui qui lui était bien douteusement acquis sur les Béotiens. Ces traits se pourraient trouver étranges, s’il n’était reçu de tout temps, non seulement d’étendre le soin que nous avons de nous au­ delà cette vie, mais encore de croire que bien souvent les faveurs célestes nous accompagnent au tombeau, et continuent à nos reliques. De quoi il y a tant d’exemples anciens, laissant à part les nôtres, qu’il n’est besoin que je m’y étende. Edouard premier roi d’Angleterre, ayant essayé aux longues guerres d’entre lui et Robert, roi d’Écosse, combien sa présence donnait d’avantage à ses affaires, rapportant toujours la victoire de ce qu’il entreprenait en personne, mourant, obligea son fils par solennel serment à ce qu’étant trépassé, il fît bouillir son corps pour déprendre sa chair d’avec les os, laquelle fit enterrer ; et quant aux os, qu’il les réservât pour les porter avec lui et en son armée, toutes les fois qu’il lui adviendrait d’avoir guerre contre les Ecossais. Comme si la destinée avait fatalement attaché la

victoire à ses membres. Jean Zischa qui troubla la Bohême pour la défense des erreurs de

Wiclef voulut qu’on l’écorchât après sa mort et de sa peau qu’on fit un tambourin à porter à la guerre contre ses ennemis, estimant que cela aiderait à continuer les avantages qu’il avait eus aux guerres par lui conduites contre eux. Certains Indiens portaient ainsi au combat contre les Espagnols les ossements de l’un de leurs capitaines, en considération de l’heur qu’il avait eu en vivant. Et d’autres peuples en ce même monde, traînent à la guerre les corps des vaillants hommes qui sont morts en leurs batailles, pour leur servir de bonne fortune et d’encouragement.

Les premiers exemples ne réservent au tombeau que la réputation acquise par leurs actions passées ; mais ceux­ci y veulent encore mêler la puissance d’agir. Le fait du capitaine Bayard est de meilleure composition, lequel, se sentant blessé à mort d’une arquebusade dans le corps, conseillé de se retirer de la mêlée, répondit, qu’il ne commencerait point sur sa fin à tourner le dos à l’ennemi ; et, ayant combattu autant qu’il eut de force, se sentant défaillir et échapper de cheval, commanda à son maître d’hôtel de le coucher au pied d’un arbre, mais que ce fût en façon qu’il mourût le visage tourné vers l’ennemi, comme il fit. Il me faut ajouter un autre exemple aussi remarquable pour cette

considération que nul des précédents. L’empereur Maximilien, bisaieul du roi Philippe, qui est à présent, était prince doué de tout plein de grandes qualités, et entre autres d’une beauté de corps singulière.

Mais parmi ces humeurs, il avait celle­ci, bien contraire à celle des princes, qui, pour dépêcher les plus importantes affaires, font leur trône de leur chaise­percée : c’est qu’il n’eut jamais valet de chambre si privé, à qui il permit de le voir en sa garde­robe. Il se dérobait pour tomber de l’eau, aussi religieux qu’une pucelle à ne découvrir ni à médecin, ni à qui que ce fût les parties qu’on a accoutumé de tenir cachées. Moi, qui ai la bouche si effrontée, suis pourtant par complexion touché de cette honte. Si ce n’est à une grande suasion de la nécessité ou de la volupté, je ne communique guère aux yeux de personne les membres et actions que notre coutume ordonne être couvertes. J’y souffre plus de contrainte, que je n’estime bienséant à un homme, et surtout, à un homme de ma profession. Mais, lui, en vint à telle superstition, qu’il ordonna par paroles expresses de son testament qu’on lui attachât des caleçons, quand il serait mort. Il devait ajouter par codicille, que celui qui les lui monterait eût les yeux bandés. L’ordonnance que Cyrus fait à ses enfants, que ni eux ni autre ne voie et touche son corps après que l’âme en sera séparée, je l’attribue à quelque sienne dévotion. Car et son historien et lui, entre leurs grandes qualités, ont semé partout le cours de leur vie un singulier soin et révérence à la religion.

Ce conte me déplut qu’un Grand me fit d’un mien allié, homme assez connu et en paix et en guerre. C’est que mourant bien vieil en sa cour, tourmenté de douleurs extrêmes de la pierre, il amusa toutes ses heures dernières avec un soin véhément, à disposer l’honneur et la cérémonie de son enterrement, et somma toute la noblesse qui le visitait de lui donner parole d’assister à son convoi. À ce prince même, qui le vit sur ces derniers traits, il fit une instante supplication que sa maison fût commandée de s’y trouver, employant plusieurs exemples et raisons à prouver que c’était chose qui appartenait à un homme de sa sorte ; et sembla expirer content, ayant retiré cette promesse, et ordonné à son gré la distribution et ordre de sa montre. Je n’ai guère vu de vanité si persévérante.

Cette autre curiosité contraire, en laquelle je n’ai point aussi faute d’exemple domestique, me semble germaine à celle­ci, d’aller se soignant et passionnant à ce dernier point à régler son convoi, à quelque particulière et inusitée parcimonie, à un serviteur et une lanterne. Je vois louer cette humeur, et l’ordonnance de Marcus Emilius Lepidus, qui défendit à ses héritiers d’employer pour lui les cérémonies qu’on avait accoutumé en telles choses. Est­ce encore tempérance et frugalité, d’éviter la dépense et la volupté, desquelles l’usage et la connaissance nous est imperceptible ? Voilà une aisée réformation et de peu de coût. S’il était besoin d’en ordonner, je serais d’avis qu’en celle­là, comme en toutes actions de la vie, chacun en rapportât la règle à la forme de sa fortune. Et le philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis de mettre son corps où ils aviseront pour le mieux, et quant aux funérailles de les faire ni superflues ni mécaniques.

Je laisserai purement la coutume ordonner de cette cérémonie ; et m’en remettrai à la discrétion des premiers à qui je tomberai en charge. “C’est un soin qu’il faut totalement mépriser pour soi­même, mais ne pas négliger pour les siens.” Et est saintement dit à un saint : “Le soin des funérailles, le choix de la sépulture, la pompe des obsèques sont plutôt des consécrations pour les vivants que des secours pour les morts.” Pourtant Socrate à Criton, qui sur l’heure de sa fin lui demande comment il veut être enterré : “Comme vous voudrez”, répond­il. Si j’avais à m’en empêcher plus avant, je trouverais plus galant d’imiter ceux qui entreprennent, vivants et respirants, jouir de l’ordre et honneur de leur sépulture, et qui se plaisent de voir en marbre leur morte contenance. Heureux, qui savent réjouir et gratifier leur sens par l’insensibilité, et vivre de leur mort.

À peu que je n’entre en haine irréconciliable contre toute domination populaire, quoiqu’elle me semble la plus naturelle et équitable, quand il me souvient de cette inhumaine injustice du peuple athénien, de faire mourir sans rémission et sans les vouloir seulement ouïr en leurs défenses ses braves capitaines, venant de gagner contre les Lacédémoniens la bataille navale près des îles Arginuses, la plus contestée, la plus forte bataille que les Grecs aient donnée en mer de leurs forces, parce qu’après la victoire ils avaient suivi les occasions que la loi de la guerre leur présentait, plutôt que de s’arrêter, à recueillir et inhumer leurs morts. Et rend cette exécution plus odieuse le fait de Diomédon.

Celui­ci est l’un des condamnés, homme de notable vertu, et militaire et politique ; lequel, se tirant avant pour parler, après avoir ouï l’arrêt de leur condamnation, et trouvant seulement lors temps de paisible audience, au lieu de s’en servir au bien de sa cause et à découvrir l’évidente injustice d’une si cruelle conclusion, ne représenta qu’un soin de la conservation de ses juges, priant les dieux de tourner ce jugement à leur bien ; et afin qu’à faute de rendre les vœux que lui et ses compagnons avaient voués, en reconnaissance d’une si illustre fortune, ils n’attirassent l’ire des dieux sur eux, les avertissant quels vœux c’étaient. Et sans dire autre chose, et sans marchander, s’achemina de ce pas courageusement au supplice.

La fortune quelques années après les punit de même pain soupe. Car Chabrias, capitaine général de l’armée de mer des Athéniens, ayant eu le dessus du combat contre Pollis, amiral de Sparte, en l’île de Naxos, perdit le fruit tout net et comptant de sa victoire, très important à leurs affaires, pour n’encourir le malheur de cet exemple. Et pour ne perdre peu des corps morts de ses amis qui flottaient en mer, laissa voguer en sauveté un monde d’ennemis vivants, qui depuis leur firent bien acheter cette importune superstition. Tu veux savoir où tu seras après la mort ? Où sont les choses à naître ? Cet autre redonne le sentiment du repos à un corps sans âme :

“Qu’il n’ait pas de tombeau pour le recevoir, qu’il n’ait pas de port, où, déchargé du fardeau de la vie humaine, son corps repose en paix.”

Tout ainsi que nature nous fait voir que plusieurs choses mortes ont encore des relations occultes à la vie.

Le vin s’altère aux caves, selon aucunes mutations des saisons de sa vigne. Et la chair de venaison change d’état aux saloirs et de goût, selon les lois de la chair vive ; à ce qu’on dit.

CHAPITRE IV

COMME L’AME DÉCHARGE SES PASSIONS SUR DES OBJETS FAUX QUAND LES VRAIS LUI DÉFAILLENT

Un gentilhomme des nôtres merveilleusement sujet à la goutte, étant pressé par les médecins de laisser du tout l’usage des viandes salées, avait accoutumé de répondre fort plaisamment, que sur les efforts et tourments du mal, il voulait avoir à qui s’en prendre, et que s’écriant et maudissant tantôt le cervelas, tantôt la langue de bœuf et le jambon, il s’en sentait d’autant allégé. Mais en bon escient, comme le bras étant haussé pour frapper, il nous dit, si le coup ne rencontre et qu’il aille au vent ; aussi que pour rendre une vue plaisante, il ne faut pas qu’elle soit perdue et écartée dans le vague de l’air, ainsi qu’elle ait butte pour la soutenir à raisonnable distance, de même il semble que l’âme ébranlée et émue se perde en soi­même, si on ne lui donne prise ; et faut toujours lui fournir d’objet où elle s’abutte et agisse. Plutarque dit, à propos de ceux qui s’affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, à faute de prise légitime, plutôt que de demeurer en vain, s’en forge ainsi une fausse et frivole. Et nous voyons que l’âme en ses passions se pipe plutôt elle­même, se dressant un faux sujet et fantastique, voire contre sa propre créance, que de n’agir contre quelque chose.

Ainsi emporte les bêtes leur rage à s’attaquer à la pierre et au fer qui les a blessées, et à se venger à belles dents sur soi­même du mal qu’elles sentent, Quelles causes n’inventons­nous des malheurs qui nous adviennent ? À quoi ne nous prenons­nous à tort ou à droit, pour avoir où nous escrimer ?

Ce ne sont pas ces tresses blondes que tu déchires, ni la blancheur de cette poitrine que, dépitée, tu bats si cruellement, qui ont perdu d’un malheureux plomb ce frère bien­aimé : prends­t’en ailleurs Tite­ Live, parlant de l’armée romaine en Espagne après la perte des deux frères ses grands capitaines : “Tous de pleurer aussitôt et de se frapper la tête.” C’est un usage commun. Et le philosophe Bion de ce Roi qui de deuil s’arrachait les poils, fut­il pas plaisant : “Celui­ci pense­t­il que la pelade soulage le deuil ?” Qui n’a vu mâcher et engloutir les cartes, se gorger d’une balle de dés, pour avoir où se venger de la perte de son argent ? Xerxès fouetta la mer de l’Helles pont, l’enforgea et lui fit dire mille vilenies, et écrivit un cartel de défi au mont Athos, et Cyrus amusa toute une armée plusieurs jours à se venger de la rivière de Gyridés pour la peur qu’il avait eue en la passant. ; et Caligula ruina une très belle maison, pour le plaisir que sa mère y avait eus, Le peuple disait en ma jeunesse qu’un Roi de nos voisins, ayant reçu de Dieu une bas tornade, jura de s’en venger : ordonnant que de dix ans on ne le priât, ni parlât de lui, ni, autant qu’il était en son autorité, qu’art ne crût en lui. Par où on voulait peindre non tant la sottise que la gloire naturelle à la nation de quoi était le conte. Ce sont vices toujours conjoints, mais telles actions tiennent, à la vérité, un peu plus encore d’outre cuidance que de bêtise.

L’empereur Auguste, ayant été battu de la tempête sur mer, se prit à défier le dieu Neptune et en la pompe des jeux circenses fit ôter son image du rang où elle était parmi les autres dieux pour se venger de lui.

En quoi il est encore moins excusable que les précédents, et moins qu’il ne fut depuis, lorsqu’ayant perdu une bataille sous Quintilius Varus en Allemagne, il allait de colère et de désespoir, choquant sa tête contre la muraille, en s’écriant : “Varus, rends­moi mes soldats.” Car ceux­là surpassent toute folie, d’autant que l’impiété y est jointe, qui s’en adressent à Dieu même, ou à la fortune, comme si elle avait des oreilles sujettes à notre batterie, à l’exemple des Thraces qui, quand il tonne ou éclaire, se mettent à tirer contre le ciel d’une vengeance titanienne, pour ranger Dieu à raison, à coups de flèches, Or, comme dit cet ancien poète chez Plutarque, Point ne se faut courroucer aux affaires.

Il ne leur chaut de toutes nos colères.

Mais nous ne dirons jamais assez d’injures au dérèglement de notre esprit.

CHAPITRE V

SI LE CHEF D’UNE PLACE ASSIÉGÉE DOIT SORTIR POUR PARLEMENTER

Luclus MarcIusi, légat des Romains, en la guerre contre Persée, roi de Macédoine, voulant gagner le temps qu’il lui fallait encore à mettre en point son armée, sema des entrejets d’accord, desquels le Roi endormi accorda trêve pour quelques jours, fournissant par ce moyen son ennemi d’opportunité et loisir pour s’armer ; d’où le Roi encourut sa dernière ruine. Si est­ce que les vials du Sénat, mémoratifs des mœurs de leurs pères, accusèrent cette pratique comme ennemie de leur style ancien : qui fut, disaient­ils, combattre de vertu, non de finesse, ni par surprises et rencontres de nuit, ni par fuites apostées; et recharges inopinées, n’entreprenant guerre qu’après l’avoir dénoncée, et souvent après avoir assigné l’heure et lieu de la bataille. En cette conscience ils renvoyèrent à Pyrrhus son traître médecin, et aux Falisques leur méchant maître d’école. C’étaient les formes vraiment romaines, non de la grecque subtilité et astuce punique, où le vaincre par force est moins glorieux que par fraude. Le tromper peut servir pour le coup ; mais celui seul se tient pour surmonté, qui sait l’avoir été ni par ruse ni de sort, mais par vaillance, de troupe à troupe, en une loyale et juste guerre. Il appert bien par le langage de ces bonnes gens qu’ils n’avaient encore reçu cette belle sentence :

“Ruse ou valeur, qui s’en inquiéterait à propos d’un ennemi ?”

Les Achéens, dit Polybe détestaient toute voie de tromperie en leurs guerres, n’estimant victoire, sinon où les courages des ennemis sont abattus.

“L’homme vertueux et sage saura que mule est une véritable victoire celle qu’on gagne en gardant intacts loyauté et honneur.” dit un autre.

“Eprouvons par le courage, c’est à vous ou à moi que la Fortune, maîtresse des, événements destine le gouvernement.”

Au royaume de Temate, parmi ces nations que, si à pleine bouche, nous appelons barbares, la coutume porte qu’ils n’entreprennent guerre sans l’avoir premièrement dénoncée, y ajoutant ample déclaration des moyens qu’ils ont à y employer : quels, combien de flammes, quelles munitions, quelles armes offensives et défensives. Mais cela fait aussi, si leurs ennemis ne cèdent et viennent à accord, ils se donnent loi au pis faire et ne pensent pouvoir être reprochés de trahison, de finesse et de tout moyen qui sert à vaincre.

Les anciens Florentins étaient si éloignés de vouloir gagner davantage sur leurs ennemis par surprise, qu’ils les avertissaient un mois avant que de mettre leur exercité aux champs par le continuel son de la cloche qu’ils nommaient Martinella. Quant à nous, moins superstitieux, qui tenons celui avoir l’honneur de la guerre, qui en a le profit, et qui, après Lysandre, disons que où la peau du lion ne peut suffire, il y faut coudre un lopin de celle du renard, les plus ordinaires occasions de surprise se tirent de cette pratique ; et n’est heure, disons­nous, où un chef doive avoir plus l’œil au guet, et celle des parlements et traités d’accord.

Et pour cette cause, c’est une règle en la bouche de tous les hommes de guerre de notre temps, qu’il ne faut jamais que le gouverneur en une place assiégée sorte lui­même pour parlementer. Au temps de nos pères, cela fut reproché aux seigneurs de Montfort et de Lassigny, défendant Mousson contre le comte de Nassau. Mais aussi à ce compte, celui­là serait excusable, qui sortirait en telle façon, que la sûreté et l’avantage demeurassent de son côté : comme fit en la ville de Regdo le comte Guy de Rangon (s’il en faut croire du Bellay, car Guichardin dit que ce fut lui­même) lorsque le seigneur de l’Escut s’en approcha pour parlementer; car il abandonna de si peu son fort, qu’un trouble s’étant ému pendant ce parlement, non seulement monsieur de l’Escut et sa troupe, qui était approchée avec lui, se trouva la plus faible, de façon que Alexandre Trivuloey fut tué, mais lui­même fut contraint, pour le plus sûr, de suivre le comte et se jeter sur sa foi à l’abri des coups dans la ville.

Eumène en la ville de Nora, pressé par Antigonos, qui l’assiégeait, de sortir parler à lui, et qui après plusieurs autres entremises alléguait que c’était raison qu’il vint devers lui, attendu qu’il était le plus grand et le plus fort, après avoir fait cette noble réponse : “Je n’estimerai jamais homme plus grand que moi, tant que j’aurai mon épée en ma puissance”, n’y consentit, qu’Antigonos ne lui eût donné Ptolomée son propre neveu, otage, comme il demandait.

Si est­ce que encore en y a­t­il, qui se sont très bien trouvés de sortir sur la parole de l’assaillant. Témoin Henry de Vaux, chevalier champenois, lequel étant assiégé dans le château de Commercy par les Anglais, et Barthélemy de Bonnes, qui commandait au siège, ayant par­dehors fait saper la plupart du château, si qu’il ne restait que le feu pour accabler les assiégés sous les ruines, somma le dit Henry de sortir à parlementer pour son profit, comme il fit lui quatrième, et son évidente ruine lui ayant été montrée à l’œil, il s’en sentit singulièrement obligé à l’ennemi ; à la discrétion duquel, après qu’il se fut rendu et sa troupe, le feu étant mis à la mine, les étançons de bois venus à faillir, le château fut emporté de fond en comble. Je me fie aisément à la foi d’autrui. Mais malaisément le ferais­je lorsque je donnerais à juger l’avoir plutôt fait par désespoir et faute de cœur que par franchise et confiance de sa loyauté.

CHAPITRE VI

L’HEURE DES PARLEMENTS DANGEREUSE

Toutefois je vis dernièrement en mon voisinage de Mussidan, que ceux qui en furent délogés à force par notre armée, et autres de leur parti, criaient comme de trahison, de ce que pendant les entremises d’accord, et le traité se continuant encore, on les avait surpris et mis en pièges ; chose qui eût eu à l’aventure apparente en un autre siècle ; mais, comme je viens de dire, nos façons sont entièrement éloignées de ces règles ; et ne se doit attendre fiance des uns aux autres, que le dernier sceau d’obligation n’y soit passé ; encore y a­t­il lors assez affaire. Et a toujours été conseil hasardeux de fier à la licence d’une armée victorieuse l’observation de la foi qu’on a donnée à une ville qui vient de se rendre par douce et favorable composition et d’en laisser sur la chaude l’entrée libre aux soldats. L’Emilius Regillus, préteur romain, ayant perdu son temps à essayer de prendre la ville de Phocée à force, pour la singulière prouesse des habitants à se bien défendre, fit pacte avec eux de les recevoir pour amis du peuple romain et d’y entrer comme en ville confédérée, leur ôtant toute crainte d’action hostile. Mais y ayant quant et lui introduit son armée, pour s’y faire voir en plus de pompe, il ne fut en sa puissance, quelque effort qu’il y employât, de tenir la bride à ses gens ; et vit devant ses yeux fourrager bonne partie de la ville, les droits de l’avarice et de la vengeance suppéditant ceux de son autorité et de la discipline militaire.

Cléomène disait que, quelque mal qu’on pût faire aux ennemis en guerre, cela était par­dessus la justice, et non sujet à celle, tant envers les dieux qu’envers les hommes. Et, ayant fait trêve avec les Argiens pour sept jours, la troisième nuit après il les alla charger tout endormis et les défit, alléguant qu’en sa trêve il n’avait pas été parlé des nuits. Mais les dieux vengèrent cette perfide subtilité.

Pendant le parlement et qu’ils musaient sur leurs sûretés, la ville de Casilinum fut saisie par surprise, et cela pourtant aux siècles et des plus justes capitaines et de la plus parfaite milice romaine. Car il n’est pas dit, que, en temps et lieu, il ne soit permis de nous prévaloir de la sottise de nos ennemis, comme nous faisons de leur lâcheté. Et certes la guerre a naturellement beaucoup de priviléges raisonnables au préjudice de la raison ; et ici faut la règle : “Que personne ne cherche à profiter de la sottise d’autrui.” Mais je m’étonne de l’étendue que Xénophon leur donne, et par les propos et par divers exploits de son parfait empereur ; auteur de merveilleux poids en telles choses, comme grand capitaine et philosophe des premiers disciples de Socrate. Et ne consens pas à la mesure de sa dispense, en tout et partout.

M. d’Aubigny, assiégeant Capoue, et après y avoir fait une furieuse batterie, le seigneur Fabrice Colonne, capitaine de la ville, ayant commencé à parlementer de dessus un bastion, et ses gens faisant plus molle garde, les nôtres s’en emparèrent et mirent tout en pièces. Et de plus fraîche mémoire, à Yvoy, le seigneur Jullian Rommero, ayant fait ce pas de clerc de sortir pour parlementer avec M. le connétable, trouva au retour sa place saisie.

Mais afin que nous ne nous en allions pas sans revanche, le marquis de Pesquaire assiégeant Gênes, où le duc Octavien Fregose commandait sous notre protection, et l’accord entre eux ayant été poussé si avant, qu’on le tenait pour fait, sur le point de la conclusion, les Espagnols s’étant coqlés dedans, en usèrent comme en une victoire plénière. Et depuis, en Ligny­en­Barrois, où le comte de Brienne commandait, l’empereur l’ayant assiégé en personne, et Bertheuille, lieutenant dudit comte, étant sorti pour parler, pendant le marché la ville se trouva saisie.

Arioste, Roland furieux : “Vaincre est toujours chose glorieuse, que la victoire soit due à la fortune ou à l’adresse.” disent­ils. Mais le philosophe Chrysippe n’eût pas été de cet avis ; et moi aussi peu : car il disait que ceux qui courent à l’envi, doivent bien employer toutes leurs forces à la vitesse ; mais il ne leur est pourtant aucunement loisible de mettre la main sur leur adversaire pour l’arrêter, ni de lui tendre la jambe pour le faire choir.

Et plus généreusement encore ce grand Alexandre Polypercon, qui lui disait de se servir de l’avantage que l’obscurité de la nuit lui donnait pour assaillir Darius : “Point, fit­il, ce n’est pas à moi d’employer des victoires dérobées: “J’aime mieux avoir à me plaindre de la fortune qu’à rougir de ma victoire.”

“Mézence ne jugea pas digne d’abattre Orode en fuite, ni de le blesser d’un trait qu’il n’aurait pas vu. Il court à sa rencontre, l’attaque face à face, homme contre homme, et triomphe non par ruse, mais par le courage de ses armes.”

CHAPITRE VII

QUE L’INTENTION JUGE NOS ACTIONS

La mort, dit­on, nous acquitte de toutes nos obligations.

J’en sais qui l’ont pris en diverse façon. Henry septième, roi d’Angleterre, fit composition avec Dom Philippe, fils de l’empereur Maximilien, ou, pour le confronter plus honorablement, père de l’empereur Charles cinquième, que ledit Philippe remettait entre ses mains le duc de Suffolk, de la rose blanche, son ennemi, lequel s’était enfui et retiré aux Pays­Bas, moyennant qu’il promettait de n’attenter rien sur la vie dudit duc ; toutefois, venant à mourir, il commanda par son testament à son fils de le faire mourir, soudain après qu’il serait décédé.

Dernièrement, en cette tragédie que le duc d’Albe nous fit voir à Bruxelles les comtes de Homes et d’Egmont, il y eut tout plein de choses remarquables, et entre autres que ledit comte d’Egmont, sous la foi et assurance duquel le comte de Homes s’était venu rendre au duc d’Albe, requit avec grande instance qu’on le fît mourir le premier : afin que sa mort l’affranchît de l’obligation qu’il avait audit comte de Homes. Il semble que la mort n’ait point déchargé le premier de sa foi donnée, et que le second en était quitte, même sans mourir. Nous ne pouvons être tenus au­delà de nos forces et de nos moyens. À cette cause, parce que les effets et exécutions ne sont aucunement en notre puissance et qu’il n’y a rien en bon escient en notre puissance que la volonté : en celle­là se fondent par nécessité et s’établissent toutes les règles du devoir de l’homme. Par ainsi le comte d’Egmont, tenant son âme et volonté endettée à

sa promesse, bien que la puissance de l’effectuer ne fût pas en ses mains, était sans doute absous de sort devoir, quand il eût survécu au comte de Homes. Mais le roi d’Angleterre, faisant à sa parole par son intention, ne se peut excuser pour avoir retardé jusques après sa mort l’exécution de sa déloyauté ; non plus que le maçon de Hérodote, lequel, ayant loyalement conservé durant sa vie le secret des trésors du roi d’Égypte, son maître, mourant les découvrit à ses enfants, J’ai vu plusieurs de mon temps convaincus par leur conscience retenir de l’autrui, se disposer à y satisfaire par leur testament et après leur décès. Ils ne font rien qui vaille, ni de prendre terme à chose si pressante, ni de vouloir rétablir une injure avec si peu de leur ressentiment et intérêt. Ils doivent du plus leur. Et d’autant qu’ils payent plus pesamment, et incommodément, d’autant en est leur satisfaction plus juste et méritoire.

La pénitence demande à se charger.

Ceux­là font encore pis, qui réservent la révélation de quelque haineuse volonté envers le proche à leur dernière volonté, l’ayant cachée pendant la vie ; et font avoir peu de soin du propre honneur, irritant l’offensé à l’encontre de leur mémoire, et moins de leur conscience, n’ayant, pour le respect de la mort même, su faire mourir leur mal talent, et en étendant la vie outre la leur uniques juges, qui remettent à juger alors qu’ils n’ont plus de connaissance de cause.

Je me garderai, si je puis, que ma mort dise chose que ma vie n’ait premièrement dit.

CHAPITRE VIII

DE L’OISIVETÉ

Comme nous voyons des terres oisives, si elles sont grasses et fertiles, foisonner en cent mille sortes d’herbes sauvages et inutiles, et que, pour les tenir en office, il les faut assujettir et employer à certaines semences, pour notre service ; et comme nous voyons que les femmes produisent bien toutes seules des amas et pièces de chair informes, mais que pour faire une génération bonne et naturelle, il les faut embesogner d’une autre semence ; ainsi est­il des esprits. Si on ne les occupe à certain sujet, qui les bride et contraigne, ils se jettent déréglés, par­ci par­là, dans le vague champ des imaginations.

“Ainsi quand, dans un vase de bronze, une eau agitée réfléchit les rayons du soleil ou l’image de la lune, les reflets de lumière voltigent en tous sens s’élèvent dans les airs et vont frapper les lambris”.

Et n’est folie ni rêverie, qu’ils ne produisent en cette agitation, “Ils imaginent de vaines chimères, comme des songes de malade.” L’âme qui n’a point de but établi, elle se perd : car, comme on dit,

c’est n’être en aucun lieu, que d’être partout. “Celui qui habite partout n’habite nulle part.” Dernièrement que je me retirai chez moi, délibéré autant que je pourrai, ne me mêler d’autre chose que de passer en repos et à part ce peu qui me reste de vie, il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s’entretenir soi­même, et s’arrêter et rasseoir en soi : ce que j’espérais qu’il peut alors faire plus aisément, devenu avec le temps plus pesant, et plus mûr. Mais je trouve, “L’oisiveté toujours disperse l’esprit.”, qu’au rebours, faisant le cheval échappé, il se donne cent fois plus d’affaire à soi même, qu’il n’en prenait pour autrui ; et m’enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos, que pour en contempler à mon aise L’ineptie et l’étrangeté, j’ai commencé de les mettre en rôle, espérant avec le temps lui en faire honte à lui­même.

CHAPITRE IX

DES MENTEURS

Il n’est homme à qui il siège si mal de se mêler de parler de mémoire. Car je n’en reconnais quasi trace en moi, et ne pense qu’il y en ait au monde une autre si monstrueuse en défaillance. J’ai toutes mes autres parties viles et communes. Mais en celle­là je pense être régulier et très rare, et digne de gagner par là nom et réputation.

Outre l’inconvénient naturel que j’en souffre, car certes, vu sa nécessité, Platon a raison de la nommer une grande et puissante déesse, si en mon pays on veut dire qu’un homme n’a point de sens, ils disent qu’il n’a point de mémoire, et quand je me plains du défaut de la mienne, ils me reprennent et mécroient, comme si je m’accusais d’être insensé. Ils ne voient pas de choix entre mémoire et entendement. C’est bien empirer mon marché. Mais ils me font tort, car se voit par expérience plutôt au rebours que les mémoires excellentes se joignent volontiers aux jugements débiles. Ils me font tort aussi en ceci, qui ne sais rien si bien faire qu’être ami, que les mêmes paroles qui accusent ma maladie, représentent l’ingratitude. On se prend de mon affection à ma mémoire ; et d’un défaut naturel, on en fait un défaut de conscience. Il a oublié, dit­on, cette prière ou cette promesse. Il ne se souvient point de ses amis. Il ne s’est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l’amour de moi. Certes, je puis aisément oublier, mais de mettre à nonchaloir la charge que mon ami m’a donnée, je ne le fais pas. Qu’on se contente de ma misère, sans en faire une espèce, de malice, et de la malice autant ennemie de mon humeur.

Je me console aucunement. Premièrement sur ce que c’est un mal duquel principalement j’ai tiré la raison de corriger un mal pire qui se fût facilement produit en moi, savoir est l’ambition, car c’est une défaillance insupportable à qui s’empêche des négociations du monde ; que, comme disent plusieurs pareils exemples du progrès de nature, elle a volontiers fortifié d’autres facultés en moi, à mesure que celle­ci s’est affaiblie, et irais facilement couchant et allanguissant mon esprit et mon jugement sur les traces d’autrui, comme fait le monde, sans exercer leurs propres forces, si les inventions et opinions étrangères m’étaient présentes par le bénéfice de la mémoire ; que mon parler en est plus court, car le magasin de la mémoire est volontiers plus fourni de matière que n’est celui de l’invention ; si elle m’eût tenu bon, j’eusse assourdi tous mes amis de babil, les sujets éveillant cette telle quelle faculté que j’ai de les manier et employer, échauffant et attirant mes discours. C’est pitié. Je l’essaie par la preuve d’aucuns de mes privés amis : à mesure que la mémoire leur fournit la chose entière et présente, ils reculent si arrière leur narration, et la chargent de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en étouffent la bonté ; s’il ne l’est pas, vous êtes à maudire leur mémoire, ou le malheur de leur jugement. Et c’est chose difficile de fermer un propos et de le couper depuis qu’on est arrêté. Et n’est rien où la force d’un cheval se connaisse plus qu’à faire un arrêt rond et net. Entre les pertinents mêmes, j’en vois qui veulent et ne se peuvent défaire de leur course. Cependant qu’ils cherchent le point de clore le pas, ils s’en vont balivemant et traînant comme des hommes qui défaillent de faiblesse.

Surtout les vieillards sont dangereux à qui la souvenance des choses passées demeure et ont perdu la souvenance de leurs redites. J’ai vu des récits bien plaisants devenir très ennuyeux de la bouche d’un seigneur, chacun de l’assistance en ayant été abreuvé cent fois. Secondement, qu’il me souvient moins des offenses reçues, ainsi que disait cet Ancien ; il me faudrait un protocole, comme Darius, pour n’oublier l’offense qu’il avait reçue des Athéniens, faisait qu’un page à tous les coups qu’il se mettait à table, lui vînt rechanter par trois fois à l’oreille :

“Sire, souvenez vous des Athéniens” ; et que les lieux et les livres que je revois me rient toujours d’une fraîche nouvelleté.

Ce n’est pas sans raison qu’on dit que qui ne se sent point assez ferme de mémoire, ne se doit pas mêler d’être menteur. Je sais bien que les grammairiens font différence entre dire mensonge et mentir ; et disent que dire mensonge, c’est dire chose fausse, mais qu’on a pris pour vraie, et que la définition du mot de mentir en latin, d’où notre français est parti, porte autant comme aller contre sa conscience, et que par conséquent cela ne touche que ceux qui disent contre ce qu’ils savent, desquels je parle. Or ceux ici, ou ils inventent marc et tout a, ou ils déguisent et altèrent un fond véritable.

Lorsqu’ils déguisent et changent, à les remettre souvent en ce même conte, il est malaisé qu’ils ne se déferrent, parce que la chose, comme elle est, s’étant logée la première dans la mémoire et s’y étant empreinte, par la voie de la connaissance et de la science, il est malaisé qu’elle ne se représente à l’imagination, délogeant la fausseté, qui n’y peut avoir le pied si ferme, ni si rassis, et que les circonstances du premier apprentissage, se coulant à tous coups dans l’esprit, ne fassent perdre le souvenir des pièces rapportées, fausses ou abâtardies.

En ce qu’ils inventent tout à fait, d’autant qu’il n’y a nulle impression contraire, qui choque leur fausseté, ils semblent avoir d’autant moins à craindre de se mécompter. Toutefois encore ceci, parce que c’est un corps vain et sans prise, échappe volontiers à la mémoire, si elle n’est bien assurée. En quoi j’ai souvent vu l’expérience, et plaisamment, aux dépens de ceux qui font profession de ne former autrement leur parole, que selon qu’il sert aux affaires qu’ils négocient, et qu’il plaît aux grands à qui ils parlent. Car ces circonstances, à quoi ils veulent asservir leur foi et leur conscience, étant sujettes à plusieurs changements, il faut que leur parole se diversifie quand et quand a, d’où il advient que de même chose ils disent gris tantôt, tantôt jaune ; à tel homme d’une sorte, à tel d’une autre; et si par fortune ces hommes rapportent en butin leurs instructions si contraires, que devient ce bel art? Outre ce qu’imprudemment ils se déferrent eux­mêmes si souvent ; car quelle mémoire leur pourrait suffire à se souvenir de tant de diverses formes, qu’ils ont forgées à un même sujet ? J’ai vu plusieurs de mon temps, envier la réputation de cette belle sorte de prudence, qui ne voient pas que, si la réputation y est, l’effet n’y peut être.

En vérité, le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole.

Si nous en connaissions l’horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu plus justement que d’autres crimes : Je trouve qu’on s’amuse ordinairement à châtier aux enfants des erreurs innocentes très mal à propos et qu’on les tourmente pour des actions téméraires qui n’ont ni impression, ni suite. La menterie seule et, un peu au­dessous, l’opiniâtreté, me semblent être celles desquelles on devrait à toute instance combattre la naissance et le progrès. Elles croissent quant et eux.

Et depuis qu’on a donné ce faux train à la langue, c’est merveille combien il est impossible de l’en retirer. Par où il advient que nous voyons des honnêtes hommes d’ailleurs y être sujets et asservis. J’ai un bon garçon de tailleur à qui je n’ouïs jamais dire une vérité, non pas quand elle s’offre pour lui servir utilement.

Si, comme la vérité, le mensonge n’avait qu’un visage, nous serions en meilleurs termes. Car nous prendrions pour certain l’opposé de ce que dirait le menteur. Mais le revers de la vérité a cent mille figures et un champ indéfini.

Les Pythagoriciens font le bien certain et fini, le mal infini et incertain. Mille routes dévoient du blanc, une y va. Certes je ne m’assure pas que je puisse venir à bout de moi, à garantir un danger évident et extrême par un effronté et solennel mensonge.

Un ancien père dit que nous sommes mieux en la compagnie d’un chien connu qu’en celle d’un homme duquel le langage nous est inconnu.

“De sorte que l’étranger n’est pas un homme pour l’homme.” Et de combien est le langage faux moins sociable que le silence. Le roi François 1er se vantait, d’avoir mis au rouet par ce moyen

Francisque Taverna, ambassadeur de François Sforza, duc de Milan, homme très fameux en science de parlerie. Celui­ci avait été dépêché pour excuser son maître envers Sa Majesté d’un fait de grande conséquence, qui était tel. Le roi pour maintenir toujours quelques intelligences en Italie, d’où il avait été dernièrement chassé, même au duché de Milan, avait avisé d’y tenir près du duc un gentilhomme de sa part, ambassadeur par effet, mais par apparence homme privé, qui fit la mine d’y être pour ses affaires particulières ; d’autant que le duc, qui dépendait beaucoup plus de l’empereur, alors principalement qu’il était en traité de mariage avec sa nièce, fille du roi de Danemark, qui est à présent douairière de Lorraine, ne pouvait découvrir avoir aucune pratique et conférence avec nous, sans son grand intérêt.

À cette commission se trouva propre un gentilhomme milanais, écuyer d’écurie chez le roi, nommé Merveille.

Celui­ci dépêché avec lettres secrètes de créance et instructions d’ambassadeur, et avec d’autres lettres de recommandation envers le duc en faveur de ses affaires particulières pour le masque et la montre, fut si longtemps auprès du duc, qu’il en vint quelque ressentiment à l’empereur, qui donna cause à ce qui s’ensuivit après, comme nous pensons ; qui fut, que sous couleur de quelque meurtre, voilà le duc qui lui fait trancher la tête de belle nuit, et son procès fait en deux jours.

Messire Francisque étant venu prêt d’une longue déduction contrefaite de cette histoire.

— car le roi s’en était adressé, pour demander raison, à tous les princes de Chrétienté et au duc même.

— Fut ouï aux affaires du matin, et ayant établi pour le fondement de sa cause et dressé, à cette fin, plusieurs belles apparences du fait : que son maître n’avait jamais pris notre homme, que pour gentilhomme privé, et sien sujet, qui était venu faire ses affaires à Milan, et qui n’avait jamais vécu là sous autre visage, désavouant même avoir su qu’il fût en état de la maison du roi, ni connu de lui, tant s’en faut qu’il le prît pour ambassadeur ; le roi à son tour, le pressant de diverses objections et demandes, et le chargeant de toutes parts, l’accula enfin sur le point de l’exécution faite de nuit, et comme à la dérobée. À quoi le pauvre homme embarrassé répondit, pour faire l’honnête, que, pour le respect de Sa Majesté, le duc eût été bien marri que telle exécution se fût faite de jour. Chacun peut penser comme il fut relevé s’étant si lourdement coupé, et à l’endroit d’un tel nez que celui du roi de François, Le pape Jules second ayant envoyé un ambassadeur vers le roi d’Angleterre, pour l’animer contre le roi François, l’ambassadeur ayant été oui sur sa charge et le roi d’Angleterre s’étant arrêté en sa réponse aux difficultés qu’il trouvait à dresser les préparatifs qu’il faudrait pour combattre un roi si puissant, et en alléguant quelques raisons, l’ambassadeur répliqua mal à propos qu’il les avait aussi considérées de sa part et les avait bien dites au pape. De cette parole si éloignée de sa proposition, qui était de le pousser incontinent à la guerre, le roi d’Angleterre prit le premier argument de ce qu’il trouva depuis par effet, que cet ambassadeur, de son intention particulière, pendait du côté de France.

Et en ayant averti son maître, ses biens furent confisqués et ne tint à guère qu’il n’en perdît la vie.

CHAPITRE X

DU PARLER PROMPT OU TARDIF

Ou ne furent à tous, toutes grâces données.