Evanne... De l'autre côté - Christelle Prandini - E-Book

Evanne... De l'autre côté E-Book

Christelle Prandini

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Beschreibung

Si j’avais espéré vivre un rêve à trois, jamais je n’aurai imaginé que tout puisse basculer en un instant. On croit toujours que ça n’arrive qu’aux autres et tout à coup on se retrouve… De l’autre côté… L’impensable frappe de plein fouet par un de ces coups du sort impossible à contrôler et je me suis vu glisser jusqu’à toucher le fond. Là, rien ne va plus, le destin décide du cours de ma vie. Ce livre parle de l’impuissance face au combat de la maladie. Pire encore, quand c’est un bébé… mon bébé. Maternité, hôpital, joie, larme, vie, mort, folie, dépression, voici l’histoire du premier mois de notre vie ensemble, Evanne et moi.


À PROPOS DE L'AUTEURE

Christelle Prandini est née dans les Ardennes en 1978. Elle se découvre une passion pour la lecture et l’écriture pendant ses années collège et a déjà publié un recueil de poésie en 2011. « Un ange passe ». En 1999, alors qu’elle n’a que vingt-et-un ans, elle devient mère et la maladie de son bébé la propulse dans la vie d’adulte bien avant d’avoir pu profiter de sa jeunesse. Marquée par le dérapage du premier mois d’existence de sa fille, elle ressent le besoin de coucher sur papier cette période de sa vie qui l’a marquée à jamais pour en faire sa thérapie, sans détours ni faux-semblants. Le temps a bien fait les choses, forte de cette expérience elle a su rebondir. Aujourd’hui mariée, Christelle Prandini a eu une deuxième fille, Mélinne qui vit au sein d’une famille heureuse dans le sud de la France.

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Prandini Christelle

EVANNE De l’autre côté…

 

I. L’attente

Nous pouvons dire que c’est devenu un rituel, tous les soirs depuis un certain temps, allongés sur le lit, nous attendons un petit signe de vie, semblables à deux enfants impatients devant un cadeau à déballer.

Les manifestations ne se font pas trop attendre, nous nous retrouvons face à un spectacle inoubliable, de déformations impressionnantes de mon ventre. Il faut dire que je suis dans mon neuvième mois de grossesse et que la petite fille que j’attends n’a plus beaucoup de place. Par moments avec un peu d’agilité, j’arrive à lui attraper un pied qu’elle s’empresse bien vite de faire disparaître. Devant autant d’agitation, le papa ne se fait pas désirer, le sourire aux lèvres, il pose sa main sur mon ventre. Le mouvement s’arrête aussitôt, comme si le bébé se posait des questions. Peut-être lui cache-t-il la lumière ? Ou bien la dérange-t-il dans son jeu ? Dans tous les cas, elle tape, et même fort, et s’il déplace sa main, elle recommence. Voici un nouveau jeu qui nous émerveille. Oui, chaque soir c’est le même rituel, mais à chaque fois nous découvrons de nouveaux petits moments de plaisir.

Au pied de mon chevet se trouve un petit dalmatien musical, je tire sur ses pattes, une berceuse s’active, alors je le pose sur mon ventre. Naïvement, j’espère que quand elle sera là, elle se rappellera de cette musique, mais pour l’instant on dirait plutôt qu’elle tente de le toucher de l’intérieur. La peluche bouge légèrement et tout à coup fait un bond et tombe sur le lit. La fatigue prend vite le dessus, même pour mes activités les plus minimes. De plus, je redoute un peu l’heure du coucher ; il m’est très difficile de trouver une position confortable pour dormir. Constamment, la nuit, bébé me réveille toujours à la même heure. Depuis plus d’un mois, de douloureuses crampes me font presque crier. Tout cela fait, que le matin, je suis épuisée. Mes nuits ne sont plus du tout bénéfiques et j’ai l’impression, qu’inconsciemment, les changements de mon corps et tous ces événements m’habituent à m’occuper d’un enfant. Peut-être est-ce l’instinct, mais de toute façon, je suis toute déréglée ou plutôt devrais-je dire que tout se règle pour une nouvelle partie de ma vie.

Les jours passent, je suis de plus en plus impatiente, j’ai hâte d’être enfin soulagée, délivrée. Il m’est très pénible de monter les escaliers, de m’asseoir et je suis incapable de marcher sans me tordre les chevilles tous les deux ou trois pas. Je ne me suis jamais sentie aussi maladroite. Mon dos me fait atrocement souffrir, je ne peux garder la même pose trop longtemps. Mon amie du cours de sophrologie a accouché quinze jours avant terme, alors moi aussi, j’espère que bébé arrivera plus tôt. D’ailleurs, la valise est déjà prête, la petite chambre est refaite du sol au plafond, décorée de mille et un bibelots et nounours. Mais bébé ne veut apparemment pas montrer le bout de son nez. L’impatience est là, reculant sans doute ma délivrance. Puis il y a aussi cette pulsion, celle qui nous prévient sans aucun doute, environ douze heures avant les premières contractions. Pour certaines, c’est le relooking chez le coiffeur, pour d’autres, le grand nettoyage de printemps, d’autres encore partent dépenser des sommes extravagantes en objets inutiles. Mais en aucun cas, ce signe insolite ne laisse présager l’avènement. Pour ma part, ma maison est briquée depuis un petit moment, mais chaque jour, je trouve une nouvelle chose à nettoyer : le four, le frigo, la gazinière, les placards, etc.

À chaque fois, je me dis qu’avec tout ce que j’ai fait aujourd’hui, c’est pour ce soir ou demain. La maison brille à présent jusque dans le moindre recoin. Je possède une énergie de tous les diables, mais également, un gros ventre et toujours pas de contractions. Ma mère, qui retarde de jour en jour son départ en cure, a l’air d’être plus impatiente que moi. J’ai droit à un coup de fil tous les matins, et si je ne lui donne pas signe de vie toutes les deux heures, elle m’appelle pour s’assurer que je ne suis pas tombée dans les escaliers, ou peut-être incapable d’appeler à l’aide, bref que rien de grave ne me soit arrivé.

II. Le Départ

25 septembre 1999

 

Le jour « J » prévu est là mais toujours aucune contraction. J’appelle mon gynécologue qui me conseille d’aller à la maternité pour faire un monitoring par sécurité. Aussitôt dit, aussitôt fait, maman nous propulse à la maternité que j’avais soigneusement choisie il y a maintenant plusieurs mois, et je me retrouve en deux temps, trois mouvements, allongée sur une table de travail, le ventre sanglé, avec l’impression d’avoir tout juste raccroché le téléphone.

– Bip ! Bip !… Bip ! Bip !

J’entends les battements du cœur de « Mon enfant »…

On m’abandonne ainsi pendant une demi-heure pour voir si bébé présente ou non des signes de faiblesse. Plus les battements de son petit cœur tambourinent, plus je me sens heureuse. Je savoure pleinement les précieuses minutes que m’offre cet appareil.

– Alors bébé tu ne veux pas sortir ? Papa et maman t’attendent, si tu voyais la jolie chambre que nous t’avons préparée, tous les nounours et les jouets, tu serais un peu plus pressée de te montrer !

Je me sens ridicule de parler à mon ventre, et je jette un coup d’œil vers la porte, en priant que personne ne me surprenne, j’en serais trop honteuse.

Le temps s’est écoulé, la sage-femme revient près de moi, regarde attentivement le tracé recraché par la machine et ne constate aucune contraction. Le pouls du bébé est correct donc ce n’est pas l’heure. Je dois me représenter après-demain pour refaire un nouvel enregistrement. Après un rapide examen, elle me dit que mon col n’est même pas effacé. Je rejoins alors maman dans le hall.

– Hé bien ! Elle se sera fait désirer jusqu’au bout ! soupire-t-elle.

Nous rentrons donc à la maison, un peu déçues et tout de même inquiètes.

Le soir, je suis restée enfermée des heures dans la salle de bains. Je me suis rasée de la tête aux pieds, et j’ai pris une longue douche comme si je ne m’étais pas lavée depuis des mois.

Je m’étais rêvée « trois », et je me couche « une », impatiente et déçue.

 

26 septembre 1999

 

À sept heures du matin, une douleur inhabituelle au ventre me réveille et me coupe le souffle, comme une très forte crampe, qui s’atténue, puis disparaît. Une demi-heure plus tard ça recommence, la douleur dure moins d’une minute, puis une autre survient au bout de quatre minutes, puis une autre, et encore une autre…

Cela ne ressemble en rien à ce que l’on m’avait expliqué et puis surtout, ça ne passe pas.

Je réveille David, et en moins d’une heure nous sommes prêts à partir. J’envoie un rapide coup de fil à maman pour l’avertir. Il est neuf heures, les contractions commencent à être insupportables, les valises en main, je presse le pas vers la voiture. On ne roule pas très vite mais pourtant à chaque contraction, les vibrations de la route me crucifient. David à l’air serein, comme ailleurs, pourtant je crois deviner une petite larme dans son œil, et j’essaie de retenir les miennes, par respect pour lui, ou par honte pour moi… Une nouvelle contraction arrive, je m’agrippe aux accoudoirs de la voiture, je ne dois pas mais j’ai envie de pousser.

– Va plus vite s’il te plaît, j’ai peur de la faire dans la voiture !

[Suit un mot entre l’insulte et le cri de douleur]

 

Cette route me paraît interminable, je n’en vois plus la fin. Il y a eu encore beaucoup de contractions avant d’arriver et toutes m’ont donné envie de pousser.

 

Nous arrivons enfin, je sors péniblement du véhicule, je me tiens le ventre comme s’il allait se décrocher et tomber. Il me fait mal, j’ai l’horrible impression qu’il va se déchirer.

Je m’avance le dos courbé, souffreteuse, la caricature d’une misérable bossue.

David me rejoint, me tend son bras, et nous nous dirigeons vers l’entrée de…

III. La Maternité

Arrivés dans le hall, silence…

David sonne, personne…

Une nouvelle contraction se déclenche, je m’assois sur la première chaise venue, et même bienvenue, pour me soulager un peu.

À côté de moi un écriteau sur une grande porte :

 

INTERDIT MATERNITÉ

 

David frappe à plusieurs reprises mais personne n’ouvre, perdant patience, je me lève et pousse violemment les battants.

– Nous n’allons pas rester ici éternellement, dimanche ou pas, il doit quand même y avoir quelqu’un !

 

Devant nous, d’immenses couloirs à droite et à gauche, une longue enfilade de portes, mais pas âme qui vive. Au bout de quelques pas, nous rencontrons enfin une infirmière qui nous indique le bureau des sages-femmes. Elles sont toutes là, assises, sirotant un café tout en caquetant. L’une d’elles daigne tourner la tête et, me toisant de la tête aux pieds, me demande si je viens pour accoucher. J’aurais bien voulu répondre que je cherchais le club de tricot, mais, agacée et à bout de souffle, je n’ai pu qu’émettre un grognement. Devant ma détresse évidente, elle se leva et nous conduisit en salle de travail.

Contre un mur du couloir, une femme, en plein travail justement, hurle de douleur, elle se tient à peine debout aidée par deux infirmières puis s’écroule à genoux en criant et appelant sa mère.

– Allez, relevez-vous, un peu de courage ! lui intime une sage-femme visiblement agacée.

– Mais j’ai mal ! Mon Dieu, MAAAAAAAMAN…

Soudain, je m’affole, je crois reconnaître cette femme, elle était déjà là hier à mon admission, et elle criait déjà, et même très fort. Notre guide nous ouvre la porte d’une pièce libre, m’attache comme une bête de trait à la table d’examen et la machinerie attaque son concerto de « Bip ! bip ! » et de « Tut ! tut ! » en cadence. Je ne sais plus ce que l’on me fait. Tétanisée, effrayée, je ne peux détourner mon regard de cette femme qui s’égosille, et, pour tout dire, me fiche la trouille. Une fois que la patiente hystérique fut ramenée dans une salle face à la mienne, j’ose une remarque mal assurée :

– Cette femme, en face, dans l’autre salle, elle crie beaucoup, hein ?

– Ha ! Celle-là ? Oui, elle est à huit centimètres, c’est la fin, ce n’est qu’une question de minutes maintenant.

Loin de dissiper mes craintes, j’ajoute à sa réponse :

– Mais je crois déjà l’avoir croisée là hier matin, non ?

– Ne vous inquiétez pas, c’est surtout une grande comédienne !

Alors j’avais raison, c’est bien elle, et déjà m’imaginant à sa place, je laisse la panique me submerger.

 

(Ça y est, je vais mourir !)

 

Dix minutes plus tard.

Branchée au « Monitoring », je tente d’interpréter les courbes. Petits traits, hachures régulières, ce doit être les battements du cœur de mon bébé et l’autre graphique correspond aux contractions. À chaque douleur, son cœur accélère et les traits deviennent moins réguliers. David regarde ces gribouillis et imagine des montagnes, et moi… Moi, j’ai juste mal, mais… très mal. J’arrête de me retenir de pousser, la tentation est trop forte, ma respiration s’arrête net, mon ventre se relâche, j’arrive enfin à respirer en haletant. Au bout de trente minutes extrêmement pénibles qui m’en ont paru cent, la sage-femme entre dans la pièce. Elle regarde la feuille qu’elle découpe de la machine et m’examine. D’un air le plus décontracté du monde et avec un sourire très sage, elle m’assure que tout se passe très bien, que mon col est effacé. Je ne suis qu’en tout début de travail et ces petites contractions indiquent que ce n’est pas vraiment pour tout de suite.

– Comment ?… Des toutes petites… ! pas tout de suite… !

Mais je crois rêver, je suis sur le point de céder à la panique, ce que je fais, quand elle rajoute que ce que je ressens est à peine le quart d’une contraction finale. Là, je suis fichue, et en plus avec cette folle qui hurle toujours, m’invitant à la rejoindre dans son hystérie, oui, je suis vraiment fichue. Pourtant, l’infirmière nous conduit dans une chambre individuelle où se trouve une grande baie vitrée qui donne sur une petite terrasse avec un salon de jardin blanc. Un havre de paix.

Vient-on de me mettre en file d’attente ?

Je saute sur le téléphone pour appeler maman et lui raconte tous mes petits malheurs. Une enfant de dix ans se serait certainement moins plainte que moi ! Elle me rassure un peu et me dit qu’elle viendra entre midi et une heure sans vraiment préciser. David va chercher les valises dans la voiture, moi pendant ce temps, je jette un coup d’œil à la chambre : petite, un placard, une tablette à roulettes, une table de nuit et une salle d’eau. Le tour est vite fait et je m’allonge avant qu’une nouvelle contraction ne me surprenne. Tout à coup la porte s’ouvre, deux infirmières entrent en poussant le lit d’une femme endormie. Étonnées, elles me demandent de sortir car cette femme a eu une césarienne, il lui faut du repos et une chambre individuelle. Je me retrouve seule, au milieu du couloir, à suffoquer péniblement, le dos contre le mur. Je demande à…, personne en fait, intérieurement, puisqu’on m’a abandonnée là toute seule :

 

(Où j’suis ? Qu’est-ce qui s’passe ? C’est quoi c’t’embrouille ?)

 

Cette maternité ne m’inspire plus vraiment confiance. Je me laisse glisser contre le mur jusqu’au sol où j’ai l’impression d’être le mieux.

– Ça va ?

Je lève les yeux et le temps de reprendre mes esprits, je reconnais une camarade de cours de sophrologie. Elle me dit qu’elle a accouché d’une jolie petite fille vendredi dernier. Elle papote un instant, elle est heureuse, posée, calme. Cet instant irréel dans mon affolement me fait penser que je pourrais être comme elle dans quelque temps, mais pour l’heure…

– Houuuu !

 

Les infirmières sortent enfin de la chambre, puis elles m’accompagnent dans une autre, plus grande cette fois-ci, avec deux lits. Je choisis celui près de la fenêtre, j’y pose mon sac et retourne dans le couloir pour y attendre David…

Il met un temps fou à arriver, il doit probablement me chercher. Peut-être ne va-t-il pas me trouver ? Ne paniquons pas, il a dû certainement s’arrêter boire un petit café ou fumer une cigarette, tranquille quoi !

Lui, enfin arrivé et les valises définitivement posées, je l’emmène voir ma copine de sophrologie pour retrouver cet instant de calme qui m’avait finalement soulagée dans ma panique. Donc, sa petite s’appelle Emma, c’est très joli, nous parlons un petit moment, elle nous apprend que son accouchement lui a été très difficile car l’enfant s’est présentée dans une position assez peu banale, la tête la première et un pied ; si bien que sa petite hanche s’est déboîtée et la voilà avec une attelle pour quelques semaines.

À nouveau saisie par la douleur, je suis obligée d’écourter notre discussion, tétanisée, je pousse un petit cri étouffé.

– Oui, retourne vite dans ta chambre et repose-toi, nous avons tout le temps de nous revoir !

Compréhensive ma copine me libère.

Le dos voûté j’essaye de retourner dans ma chambre, les douleurs se font de plus en plus intenses, toujours toutes les quatre minutes avec cette irrésistible envie de pousser. Dans mon lit, je ne trouve aucune position confortable. Le temps est horriblement long et ces maux de ventre commencent à me donner la nausée.

Maman arrive enfin. Rien que de la voir c’est déjà un soulagement, je suis perdue sans elle. Mais la nature reprend vite ses droits, ma gorge gronde, ma respiration s’arrête, j’ai mal au cœur, je fonds en larme et je baisse les bras. Je n’arrive pas à me calmer. Voilà maintenant presque cinq heures que je souffre sans avoir un moment de repos, c’est trop. Je me lève et fonce aux toilettes ; il faut que quelque chose sorte… Mais rien. Panique, spasmes et tremblements incontrôlables, les contractions s’intensifient, mon soulagement n’aura été que de courte durée.

Il est quatorze heures, je n’en peux plus. Alors maman prend les directives, elle fait venir les infirmières et propose de faire un point sur la situation. Sa fille souffre. Sur la table d’accouchement, je tremble de douleur, chaque contraction me donne la nausée, une infirmière me tend un bac à urine, hélas, trop tard ! Littéralement épuisée, je n’ai même plus la force de pleurer. Maman décide de me laisser, encouragée par la sage-femme qui lui annonce que ce sera long et que je n’accoucherai pas avant vingt heures. Près de moi, David, dépassé par les événements perd tous ses moyens et semble attendre on ne sait trop quoi… Le monitoring confirme bien le début du travail, on décide de me garder dans cette salle et on me déshabille pour m’enfiler une petite chemise d’hôpital. Après une rapide auscultation, on me dit que je ne suis qu’à un centimètre et on me laisse.

– On repassera dans une demi-heure.

Tous mes espoirs s’écroulent… rien qu’un petit et malheureux centimètre.

IV. Le Travail

Je crois que je ne me suis jamais sentie aussi perdue, je ne contrôle rien, tout m’est inconnu. Je n’ai qu’une envie, c’est de pleurer, mais aucune larme ne sort.

Je suis sèche.

Alors je fais « comme si… » avec l’infime conviction que cette simulation déclenche ma peine réelle, en vain. Je me sens honteuse, j’ai peur que l’on m’entende, surtout une autre femme enceinte. Au bout d’une petite heure, nouvelle visite, on demande au futur papa de sortir.

Je ne suis qu’à environ trois centimètres mais j’explique que je souffre énormément, que je suis très fatiguée et que cette lenteur m’use à petit feu.

Il est alors décidé de percer la poche des eaux.

– Vous verrez, me dit-on, vous ne sentirez rien du tout et en plus ça accélérera le travail.

Je suis prête à tout croire pourvu que ça s’arrête…

Munie d’une grande pince et d’une paire de gants, la sage-femme attrape quelque chose au fond de moi, puis le tire fortement. Je serre les dents et tout à coup, je me sens chaude, comme si je venais de me soulager par erreur.

– Ça y est, me dit-elle, ça coule, le liquide est très beau, il n’est pas trouble, il est même d’une très belle couleur, regardez.

Heureusement que l’on dit que c’est incolore car si j’avais perdu les eaux en voiture, la tache ne serait jamais partie. C’est comme de l’eau, un peu marron avec des filets de sang et en plus, ça sent… une drôle d’odeur que je ne peux pas définir.

[Plus tard, j’apprendrai que la couleur de ce liquide aurait dû l’alerter.]

Je demande que l’on me fasse une péridurale, mais ce n’est pas si simple, suivant les conseils de ma sophrologue, je n’ai pas fait la visite chez l’anesthésiste, alors elle m’est refusée malgré mon insistance.

– Aujourd’hui c’est dimanche ! me dit-elle, je crains ne pas trouver d’anesthésiste mais je vais faire de mon mieux.

Elle sort de la pièce, David revient et me passe la main dans les cheveux, il voit bien que je souffre et compatit comme il peut. Je lui explique ce qui s’est passé et que j’ai demandé la péridurale. Je suis toute en sueur et mes crises de vomissement reviennent à chaque contraction. Dépassé par les événements, il décide de rappeler maman et en profite pour aller fumer une cigarette : il est exactement comme ces futurs pères que l’on voit à la télévision, blanc comme un linge, faisant les cent pas dans le hall, une cigarette dans chaque main ne sachant pas laquelle mettre dans sa bouche.

À nouveau seule dans cette salle, j’injurie tout ce que je vois. Je prie le ciel que tout s’arrête, stop, fini, plus rien… Je veux rentrer à la maison et remettre tout ça à demain, mais je suis bien consciente que ce n’est pas possible et cela me décourage encore plus. Je n’arrive toujours pas à pleurer. Je ressens une énorme boule dans le fond de ma gorge. Je souffre à chaque fois que j’essaie d’avaler ma salive. Les douleurs commencent à se déplacer vers le dos, je cherche une position plus confortable, hélas la table sur laquelle je me trouve n’est pas très large, je manque de tomber à chaque mouvement. Les contractions sont de plus en plus fortes, je suis à chaque fois prise de panique, je crie, je pousse, j’halète… je m’épuise.

Pour ne rien arranger à mon désarroi, dans la salle d’à côté j’entends toujours cette femme qui crie. Une sage-femme lui demande de pousser et je l’entends lui répondre en hurlant :

– NOOOOOOOOON !

Cette femme s’égosille à en perdre haleine, elle appelle sa mère, son père, elle pleure, crie de nouveau et hurle encore. Sa souffrance me paraît interminable… Puis, finalement j’entends les pleurs d’un bébé et je rêve d’être à sa place. Elle a fini, elle, au moins. Mais aussitôt, elle remet ça, elle hurle qu’elle a mal, elle appelle de nouveau sa mère. Me voilà reprise de panique. Mais combien de temps dure un accouchement ? Je croyais qu’après la délivrance tout était fini.

M’a-t-on caché la vérité ?

Alors, je décide une bonne fois pour toutes d’installer le travail de respiration que m’a appris la sophrologue : je gonfle mes poumons d’air, je bloque le temps de compter jusqu’à trois et je relâche doucement. Je respire calmement, je suis prête pour la prochaine contraction. Ça y est, elle est là. J’inspire profondément puis je souffle par la bouche, en m’imaginant que je libère la douleur avec l’air. Puis je répète l’opération en restant concentrée pour que la douleur ne prenne pas le dessus. C’est dur, très dur, je m’emmêle dans la respiration, je l’accélère, je l’arrête, je laisse échapper un petit cri, elle passe. Alors je respire à nouveau profondément et ferme les yeux, et là, c’est comme un miracle, je m’endors. Entre deux contractions, il n’y a que quatre minutes et j’arrive à m’endormir.

Quand tout à coup la douleur me réveille brutalement, pas le temps de comprendre où je suis, ni ce que je fais là, je me redresse, la nausée, le vomissement.

L’inespéré anesthésiste entre dans la salle, me pose quelques questions banales puis installe sur un boîtier vert une grosse seringue. Il me demande de m’asseoir et me désinfecte le bas du dos. Il pique, je ne sens rien puis je m’allonge.

– Cela fera effet dans une vingtaine de minutes.

– Merci beaucoup docteur, vous êtes mon sauveur !

Les minutes sont longues et je languis que la douleur s’efface. Au bout d’un certain temps, une contraction arrive, je ne sens qu’une toute petite douleur dans le ventre, puis un violent élancement dans la jambe gauche, une crampe terrible à la hanche qui me fait hurler de douleur.

J’ai beau tirer, bouger, faire n’importe quelle acrobatie, ça ne passe pas. Je me rends compte que toute la douleur de la contraction est devenue une crampe, mais l’anesthésiste ne veut pas augmenter la dose en prétextant qu’il faut que je sente quelque chose pour savoir à quel moment je dois pousser. Moi, je ne pense qu’à la douleur présente, je n’en ai rien à faire de savoir quand pousser, ça fait neuf heures que je suis là, je souffre et je veux que ça cesse, à tout prix. Alors je lui demande la césarienne, je le supplie même, mais il ignore ma plainte, dit que ça va aller, laisse quelques consignes à la sage-femme et se retire.

David revient, je lui explique que l’on m’a fait la péridurale, que j’ai toujours mal, mais ailleurs, mon ventre s’est calmé mais c’est ma hanche qui a pris le relais, quant à la césarienne, c’est mort. Tout rassuré, mais n’ayant apparemment rien enregistré, il me demande alors si j’ai quand même moins mal.

– Mais non…, c’est pire !

– Ce n’est qu’un mauvais moment à passer, ça va aller vite, j’ai appelé ta mère, elle arrive !

Ouf ! Une petite nouvelle, comme un souffle d’apaisement dans cet océan de douleur, ma mère arrive…

Il est dix-sept heures trente, voilà plus d’une demi-heure que la péridurale est en place. Les contractions sont bizarres, elles sont situées sur le côté gauche du bassin. Ce sont à chaque fois d’énormes crampes que je ne peux arrêter. Les muscles de ma cuisse se contractent, ma jambe se raidit, j’ai l’impression que tout va se déchirer, qu’elle va exploser.

Maman arrive, je ne dois pas être belle à voir, en sueur, les cheveux collés sur le front, je crie, je hurle, j’essaie de pleurer, sans résultat. Elle me regarde et je vois qu’elle souffre aussi. Je suis à bout de souffle, épuisée, je voudrais dormir. Maman ajoute au tableau que j’ai des grosses poches sous les yeux. Mes cours de sophrologie sont très loin maintenant. J’ai soif mais je n’ai pas le droit de boire et en plus, j’ai envie de vomir.

David a disparu de la circulation, lui aussi ne se sent pas bien.

Une sage-femme entre et demande à maman de sortir pour me faire un nouvel examen puis une autre la suit, me pose les questions d’usage sur le futur bébé : âge, sexe, prénom, nom de maman et papa, profession de l’un, de l’autre. Pendant ce temps, la première sage-femme sort les étriers du côté de la table et me dit que nous allons pouvoir commencer le travail d’expulsion. Allongée sur le dos, les mollets posés très haut sur les étriers, la position est affreuse pour les contractions, ma jambe me fait encore plus mal. David arrive et il se place à hauteur de ma tête. Les infirmières débranchent le monitoring. Ma mère veut assister à l’accouchement et ce fut grâce à beaucoup d’insistance et de supplications que nous arrivons à obtenir qu’elle puisse passer la tête par l’entrebâillement de la porte.

Tout le monde est là !

V. La délivrance

La sage-femme assise face à moi sur son tabouret m’explique comment vont se dérouler les opérations, à chaque contraction il me faudra pousser très fort sans m’arrêter jusqu’à ce qu’elle passe et en quelques minutes, bébé sera là. Une contraction arrive, je remplis mes poumons, je bloque et je pousse très fort. Pendant toute la poussée, il sort un bruit roque du fond de ma gorge, en plus, ma crampe est toujours là et me force à me cambrer. La douleur est trop forte à supporter pour pouvoir pousser en même temps.

Une fois la contraction passée, la sage-femme m’explique que la poussée n’a servi absolument à rien, tout l’effort est passé par ma gorge et n’a pas servi à l’expulsion.

David m’asperge le visage avec un aérosol d’eau minérale. J’ai beau tirer la langue, il n’a pas encore compris que je préférerais l’avoir dans la bouche pour me désaltérer un peu. Je suis très fatiguée mais ce n’est pas trop le moment de penser à dormir. Tout est calme, les deux sages-femmes l’une à côté de l’autre discutent entre elles de la pluie et du beau temps quand tout recommence.

– Allez poussez, poussez, poussez !… Non pas avec la gorge ! Poussez comme si vous alliez à la selle ! Poussez, poussez, poussez…

La sage-femme, sa main posée sur mon ventre me fait remarquer que j’ai encore poussé avec ma gorge et que ce n’est pas bien du tout. Je ne comprends pas, j’ai pourtant l’impression de pousser comme jamais je n’ai poussé de toute ma vie. Les effets de la péridurale n’agissent plus, et j’ai de nouveau mal au ventre et au dos.

Dix-neuf heures, troisième contraction, je pousse aussi fort que je le peux, avec toute l’énergie que je trouve et enfin, on aperçoit les cheveux du bébé. À partir de ce moment, en trois ou quatre poussées, bébé devrait être là. David m’asperge le visage d’eau mais moi, insatisfaite, je reste la bouche grande ouverte, ma langue et mes lèvres sont sèches et ma gorge me fait très mal. J’ai presque envie de l’insulter et de lui dire de viser.

 

(Merde, tu m’arroses là !)

 

Arrive une nouvelle contraction, les sages-femmes toutes à leurs causeries en sont surprises, mais rien à faire, après plusieurs contractions, les poussées n’ont aucun effet positif sur l’expulsion. De plus, ma jambe, sous l’effet de la crampe, se raidit et bloque la sortie. Il est dix-neuf heures trente, je perds courage, elle est là depuis un petit moment entre mon bassin et la sortie, mais je n’arrive pas à la pousser plus loin. Une sage-femme se lève et va chercher un gynécologue-accoucheur. C’est un homme assez âgé, petit et gros, il s’assoit sur le tabouret devant moi à la place de la femme qui dirigeait la manœuvre jusqu’à présent. Il commence à me manipuler, très indélicatement, je crie, il me fait très mal. Alors il se relève, les deux mains en l’air, s’excusant presque, signalant que tout va bien et repart aussi vite qu’il était venu en laissant quelques brèves et inaudibles consignes.

Une nouvelle contraction, je pousse fort, mais rien. Il est dix-neuf heures quarante-cinq, une sage-femme entre dans la salle, se place à ma droite et place ses mains sur mon ventre. J’ai toujours aussi mal à la jambe, David m’hydrate à nouveau, je n’en peux plus. Encore une, je pousse fort, la sage-femme à ma droite s’affale de tout son poids sur mon ventre, celle sur le tabouret écarte le passage avec ses doigts afin d’attraper la tête du bébé et enfin la troisième se précipite pour s’appuyer sur le dos de la première.

 

(Qu’est-ce qu’il m’arrive, que font-elles ? Dois-je paniquer ?)

 

Cette manœuvre, sûrement mille fois répétée, réussit tout de même à m’affoler.

Enfin, la tête sort.

Je me redresse, je l’aperçois, toute petite, avec des tout petits cheveux.

Tout s’arrête.

Cette vision est un immense soulagement.

Je lâche prise.

Mais les sages-femmes me rappellent vite à l’ordre en hurlant de continuer à pousser. Ce n’est pas fini.

Je laisse retomber ma tête en arrière et repousse de toutes mes forces. Tout à coup, je la sens glisser, toute seule, en douceur, et…

– Aiiiiiie…

Ça pique, ça brûle, j’ai l’impression que bébé me déchire. Je ressens cette douleur monter jusqu’au fond de moi. C’est une épisiotomie, un geste pour aider.

Elle se présente enfin, toute gluante, les bras écartés, les jambes toutes recroquevillées, on me la pose sur le ventre en proposant au papa de couper le cordon ombilical.

VI. Les premières heures

Je n’ai pas le temps de la toucher qu’aussitôt on me l’enlève. Elle est dans une pièce à côté, je l’entends beaucoup pleurer mais je ne vois rien.

Le gynécologue-accoucheur revient, il appuie très fort sur mon ventre pour faire sortir le placenta puis une sage-femme me recoud.

– Allez, Madame, serrez les dents encore quelques secondes, c’est bientôt fini.

Je me sens enfin soulagée. Il n’y a plus aucune douleur ou du moins rien de comparable aux minutes précédentes. Je regarde David, il me sourit. Ma mère est auprès de bébé, puis David prend le relais pour qu’elle puisse me rejoindre. Au bout d’un moment, il revient avec la petite blottie contre lui.

Elle mesure 52 cm, pèse 3kg520. Elle est née à 19 h 55 et s’appelle Evanne.

Entre ma mère et son gendre, elle passe de bras en bras mais je ne l’ai toujours pas vue. Je distingue de temps à autre un genre de petit pompon de fortune tenu avec du sparadrap.

David se penche sur moi pour me la montrer mais je ne vois rien.

– Elle est belle hein ? me dit-il.

– Mais je ne l’ai pas vue, montre-la-moi, enfin !

Une puéricultrice entre avec un couffin en plastique transparent sur roulette puis récupère Evanne pour me la mettre au sein. Enfin je la vois, elle est dans une grande couverture blanche avec son petit bonnet artisanal sur la tête, elle a ses yeux grands ouverts, des cheveux sur le front qui rejoignent presque ses sourcils, une petite grenouillère bleu nuit et se tient toute en boule. Je suis tout émue, aucun mot ne sort de ma bouche. Au bout de quelques secondes, elle relâche mon sein. La puéricultrice me la reprend, la met dans le couffin juste à côté de moi puis la recouvre d’une petite couverture. Il se fait tard, il faut que David et maman partent, ils reviendront demain. En une fraction de seconde, je me retrouve seule avec mon bébé.

J’essaye de me relever pour mieux la voir, mais elle est trop bien cachée par sa couverture, alors avec un effort très douloureux, j’arrive à dégager son visage. Elle a toujours les yeux ouverts, j’essaye d’approcher le couffin vers moi. Je me sens frustrée de ne pas l’avoir assez eue, j’ai envie de l’avoir enfin avec moi dans mes bras. Il me faut faire deux tentatives acrobatiques avant de pouvoir saisir un de ses bras, puis je tire et passe ma main sous son flanc, la soulève, manque de perdre équilibre sur cette maudite table d’accouchement, et arrive enfin à la caler dans le creux de mon bras. Je la découvre un peu, je suis quand même surprise par son poids elle n’est pas si légère que ça finalement. Elle a de toutes petites mains chaudes, je trouve mes doigts géants à côté des siens. J’ai la sensation de tenir une inconnue, je me surprends à penser qu’elle me fait peur. Son menton contre sa poitrine, on dirait qu’elle boude. Elle a toujours ses yeux grands ouverts, mais elle ne me regarde pas.

Hélène, la sophrologue, nous avait dit qu’il fallait parler aux bébés, mais les paroles me manquent, comment dire je t’aime alors que bébé ne comprend rien. C’est ridicule !

 

(Est-ce que je l’aime d’abord ?)

 

Alors je la caresse, du bout de mon doigt. Je commence de la tête vers la nuque, en passant derrière l’oreille. J’adore ses cheveux, ils sont si doux. Mais je me sens de plus en plus fatiguée et tout à coup, je sursaute ; je suis en train de m’endormir. Je panique, et si je la laissais tomber ? Il me faut lutter contre la fatigue, je n’ai pas la force de la remettre dans le couffin, alors avec mon autre main, je me tiens le bras pour ne pas la lâcher. Une aide-soignante entre enfin dans la salle, ça fait longtemps que je lutte, j’ai bien cru perdre conscience, elle me conduit dans ma chambre où un repas tout chaud m’attend. Evanne dort près de moi, plus je la regarde et plus j’ai sommeil. C’est l’heure de la dernière ronde des infirmières, Evanne se retrouve en nurserie et moi je m’effondre. Dans la nuit, on me la ramène, j’ai perdu la notion du temps, elle pleure beaucoup, elle doit mourir de faim, mais au bout de deux succions elle se rendort aussitôt. J’ai beau la secouer, lui remettre mon sein dans la bouche, inutile, elle dort. Après plusieurs tentatives, j’abandonne et rappelle les infirmières en appuyant sur le bouton afin qu’elles viennent la récupérer.

– Alors elle a bien mangé ?

– Pffff ! Non, rien du tout, répondis-je.

Elles repartent.

Je me rendors.

VII. Premier jour

Ce matin, les aides-soignantes me réveillent avec le petit déjeuner. J’ai beaucoup de mal à me redresser et à m’asseoir sur le lit, il me faut de l’aide pour y parvenir.

Puis, à huit heures, on frappe à la porte.

– Bonjour madame, je vous apporte votre bébé.

Une puéricultrice entre dans ma chambre en poussant le petit couffin transparent qu’elle place près de mon lit.

– Bonne journée !

Ni plus, ni moins. Elle s’en va, en me laissant avec ma fille, comme ça. Une dizaine de couches, pas un mot d’explication, aucun mode d’emploi. Je me retrouve face à une machine merveilleusement sophistiquée que je suis censée connaître, puisque c’est moi qui l’ai créée.

Et là, il me vient une idée, j’avais amené un appareil photo et… « Clic » sa PREMIÈRE photo, je tire un peu sa couverture et « Clac » la deuxième. Je la recouvre doucement, elle dort paisiblement, allongée sur le côté. Je passe mon doigt sur ses cheveux.

 

(Comme c’est doux !)

 

Elle ouvre les yeux mais ne me regarde pas.

Les mots me manquent, je ne sais vraiment pas quoi lui dire. La sophrologue m’a dit que l’enfant, dans le ventre, entend la voix de sa mère. À la naissance il l’a reconnait, se rassure et s’apaise. C’est pourquoi il faut beaucoup leur parler. Alors, je me force un peu mais que pourrais-je bien lui dire ? Il faut vraiment qu’elle m’entende.

– Bééébééé !

Elle pousse un souffle et referme les yeux.

 

(Mon Dieu, qu’ai-je fait ? Pourquoi n’ai-je pas attendu un peu avant de faire un enfant ? Maintenant qu’elle est là, je n’ai pas le choix. Je suis trop jeune, je vais le regretter toute ma vie !)

 

Je ne peux rejeter la faute sur une autre personne, j’ai fait une sacrée connerie. Toutes ces vilaines pensées me viennent en la regardant. Elle est pour moi une inconnue et je crois sincèrement que je n’ai pas du tout envie de faire sa connaissance.

– Mais qu’est-ce qu’elle fait là ? Comment je vais faire… pour l’aimer ? dis-je à voix basse.

Alors je pose la main sur mon ventre, quand elle était dedans, je pouvais la toucher sans avoir peur au moins, je jouais même avec elle parfois, mais là, je suis gênée, intimidée, ridicule, bête, comme face à une personne virtuelle qui aurait soudain pris corps. Je me décide à lui parler, de toute façon elle dort, j’ouvre la bouche mais rien ne sort, à part un simple : « Bébé ! »

Une sage-femme entre.

– Bonjour madame, comment allez-vous ce matin ?

– Bien, merci.

Je regarde mon bébé, elle parle fort, elle va la réveiller.

– Vous êtes-vous levée aujourd’hui ?

– Non madame, parce que j’ai très mal, je n’arrive même pas à m’asseoir toute seule.

– Ah ! Ben il faut madame, j’ai une maman qui a eu une césarienne hier et elle est déjà debout.

– Bien, bien, je vais me lever, de toute façon, j’ai besoin d’aller dans la salle de bains.

– Voulez-vous que je vous aide ?

– Oh ! Oui alors, avec plaisir !

 

Elle me saisit et m’aide à m’asseoir, je souffre, j’ai l’impression d’avoir des milliers de clous dans le bas-ventre et l’entre jambe, qui me déchirent et me piquent. Je prends mon souffle et me redresse, cela me demande un énorme effort mais malgré tout, je reste voûtée, une main sous le ventre, je soutiens son poids, comme s’il pouvait se déchirer plus encore. La sage-femme me tend le bras, alors que de l’autre main je prends appui sur le matelas, son aide ne m’est pas d’un grand secours, car elle me quitte aussitôt pour une urgence. De toute façon, rien ne peut m’arriver, je ne vais qu’aux toilettes après tout, à un ou deux mètres de moi. Je m’aide du pied de lit et me redresse, mais une douleur violente me force à me courber, j’ai l’impression, que mes entrailles ont rétréci, qu’elles vont se déchirer. Je m’agrippe à tout ce qui passe sous mes mains, le lit, les baguettes du mur, la desserte, une chaise… Je marche avec beaucoup de peine comme une petite mémé mais sans déambulateur, je traîne les pieds et à chacun de mes pas, je souffle comme un coureur. J’arrive enfin, devant la porte de la salle de bains, plus loin que je ne croyais. Comme c’est intelligent et bien pensé, je découvre avec bonheur des poignées sur tous les murs, la porte, dans la douche près des toilettes, je suis admirative, il y en a vraiment de partout. J’arrive plus facilement au but. Impossible de m’asseoir correctement, je me laisse complètement tomber sur la lunette, les muscles de mes jambes ne me tiennent plus. J’ai juste le temps de me rhabiller que la tête me tourne, la pièce change de couleur, je sens que je vais partir, je m’accroche à une de ces poignées, je cherche à tâtons la sonnette d’alarme, je ne sens plus aucune douleur, j’entends juste un bruit sourd : ma chute.

– Vous avez appelé madame ? Où êtes-vous ?… Et Mince ! VITE ! J’AI BESOIN D’AI… Cette voix déformée me semble venir de très, très loin.

Je rouvre les yeux, secouée par de petites tapes énergiques sur la joue. Je reprends petit à petit mes esprits. Ma première tentative a échoué, lamentablement affalée derrière la porte de la salle de bains que les sages-femmes ont eu du mal à ouvrir pour me dégager.

 

La matinée passe assez vite, petit coup de fil de maman, puis de David, le reste du temps, je broie du noir.

 

(Pourquoi l’ai-je faite ?

Je n’aurais pas dû la faire !

Et maintenant comment vais-je faire ?…)

 

Un défilé incessant commence alors dans ma chambre : pédiatre, aide-soignante, femme de ménage, médecins, etc…

– Alors, elle a bien mangé cette petite ?

– Vous n’avez besoin de rien ? Je vous laisse votre traitement ici.

– Vous pouvez vous lever, je vais faire votre lit ?

– Non pas beaucoup, non, oui merci, oui, s’il vous plait… Pffff !

 

Mon repas arrive. J’ai à peine le temps de finir, que j’ai à nouveau de la visite. Les bras chargés de paquets et de cadeaux, maman entre dans ma chambre suivie de près par ma tante d’Italie. Une couverture jaune et verte faite main, des soutiens-gorge d’allaitement, une grenouillère et quelques nécessaires pour la toilette de bébé. Ils ne fournissent rien ici, à part les couches. Ma tante est en admiration devant le couffin, je n’ai que des compliments par dizaine. Devant toute cette agitation, Evanne se réveille et là, début des séances photos. Dans le couffin, puis mes bras, ceux de maman, ma tante, ça ne s’arrête plus. La petite se met finalement à pleurer.

– Oh, ben qu’est-ce qu’il a le pauvre titi ?

– Ben je ne sais pas moi ! Elle était gentille jusqu’à maintenant !

– Tu l’as changée ? demande maman.

Aïe, j’ai oublié ce petit détail. Je passe un peu pour une négligente. En plus il était temps, la couche est à la limite de ses capacités. La petite pleure de plus en plus fort.

– Elle a peut-être faim ? dit ma tante.

– Mais elle vient de manger il y a une heure et demie !

– Quand dois-tu lui donner la prochaine tétée ?

– Je ne sais pas moi, on ne m’a rien dit.

– Bizarre ça, je vais aller me renseigner ! dit maman.