Exilium - Livre 2 : Les legs noirs (deuxième partie) - Frédéric Bellec - E-Book

Exilium - Livre 2 : Les legs noirs (deuxième partie) E-Book

Frédéric Bellec

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Beschreibung

L'histoire reprend le lendemain de la première partie. « C'était il y a quatre mois, lors de mon premier face-à-face avec les rigueurs de l'hiver saint-amandois. Trois discrets élèves du lycée où j'exerce comme pion m'ouvraient les yeux sur leur étrange faculté de se transformer en une improbable et redoutable créature. Je fus terrorisé. Mais ils m'aidèrent à surmonter mes peurs pour comprendre leur place dans l'ordre naturel des choses. Je devins leur meneur, et l'un d'entre eux mon gardien. Partager cette expérience dans mon premier témoignage fut éprouvant mais me servit de thérapie post-traumatique. Je restai convaincu qu'après cela plus rien ne pourrait m'effrayer. Jusqu'à ma confrontation avec quelque chose de plus grand, plus fort, imprévisible. Et pour la première fois : maléfique ! Cet ouvrage relate les événements survenus après ceux rapportés dans mon premier témoignage. »

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Veröffentlichungsjahr: 2017

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Chronologie

Semaine 1 : Samedi matin

Semaine 1 : Samedi soir

Semaine 1 : Dimanche matin

Semaine 1 : Dimanche soir

Semaine 2 : Lundi

Semaine 2 : Lundi après les cours

Semaine 2 : Mercredi midi

Semaine 2 : Nuit de mercredi à jeudi

Semaine 2 : Vendredi matin

Déjà parus :

CHAPITRE 8

Semaine 1 : Samedi matin

« La vérité n’est aussi difficile à connaître que parce que nous la craignons. »

Vicomte de La Rochefoucauld, Pensées et maximes

— Quand le lui annonces-tu, Paul ?

— Demain, mon cher Günter, demain. Il saura tout !

— Comme j’aimerais que nous soyons dans l’erreur…

— Pas moi ! L’erreur n’est qu’une porte ouverte au pire.

Une semaine plus tôt

Lumineux et aérien ! On aurait dit un appartement-témoin de luxe aménagé pour des anges surmenés en cure de repos. Par son dépouillement poussé à l’extrême, l’immense salle dans laquelle s’étaient réunis les neuf compagnons inscrits à l’Ordre de Mariawald dégageait un sentiment de liberté qui encourageait au lâcher-prise. En comparaison, avec ses tubes lumineux jaunâtres crépis de chiures de mouches, l’étriqué bureau de la vie scolaire faisait figure de cachot.

Au centre du cube traversé par un puits de lumière, le mobilier semblait avoir poussé là, comme des racines trop à l’étroit. De confortables fauteuils de direction en cuir blanc brillant ceinturaient une longue et massive table rectangulaire au revêtement tout aussi immaculé, vitrifiée à la résine. Pas très loin, calé contre un mur orné de pierres apparentes blanchies à la chaux, un bureau d’appoint en verre cassait la sobriété des lieux. Dessus, quelques classeurs et un ordinateur relié à internet venaient rappeler l’unique fonction de cette pièce isolée en plein centre de l’abbaye allemande de Mariawald : un lieu de réunion dédié à la réflexion. Rôle confirmé par les petites bouteilles d’eau disposées de part et d’autre de la table de conférence. Dénuée de toute distraction, la pièce était agencée pour se concentrer sur l’essentiel, loin des futilités de ce monde ballotté comme des vagues sur l’océan.

Debout derrière leur siège respectif, ceints de leur tunique écrue cerclée d’une large cordelière rouge, les neuf dont le cumul d’âges frôlait le demi-millénaire attendaient l’ouverture de la séance par le président. L’Abbé Paul, tunique blanche, entra dans la pièce avec solennité et prit place au bout de la table.

— Chers amis, merci de votre présence à cette session inhabituelle. (Il leva la main.) Vous pouvez vous asseoir.

Le bruit feutré des roulettes sur la moquette rase et des dossiers posés sur la table brouilla quelques secondes le silence religieux qui dominait l’endroit. Puis Paul, resté debout face à la confrérie, reprit la parole :

— Je ne vous infligerai pas l’affront de vous rappeler le haut niveau de confidentialité qui entoure les dossiers évoqués dans cette salle, avec une priorité sur tout ce qui a trait au fonctionnement de la communauté des légatis. À ce titre, j’aimerais une fois de plus vous remercier et vous féliciter chaleureusement pour la discrétion avec laquelle vous assurez votre mission en tant que gardiens de l’Ordre. Je mesure combien il est parfois complexe et délicat pour certains de conserver cette couverture d’un ministère spirituel pour mener à bien leur fonction de protection des légatis. Mais nous sommes conscients que ce monde devenu malade sous bien des aspects n’est pas encore prêt à accepter toutes les connaissances qui pourraient pourtant le libérer. Enfin, les maîtres des lieux vous expriment à nouveau leur reconnaissance pour l’aide que vous leur apportez en réponse à l’hospitalité qu’ils nous manifestent depuis tant de décennies. Vous restez des éléments précieux, pas seulement en raison de vos compétences et de votre dévouement, mais aussi par l’amitié et l’affection que je vous porte. Merci pour ce que vous êtes !

Les neuf compagnons, touchés par ce discours d’introduction, se levèrent pour applaudir les propos de leur président et témoigner de leur affection mutuelle.

— Mes frères et amis, il est désormais temps de nous mettre au travail. Nous avons tous répondu présents à l’appel, je déclare la séance ouverte.

Paul s’installa au fond de son confortable fauteuil pour entrer dans le vif du sujet au travers de l’ordre du jour :

— Il y a quelques mois de cela, immédiatement après les événements survenus en France sur le lieu de travail de notre nouveau meneur Frédéric, j’ai missionné certains d’entre vous pour définir les contours de ce qui s’est apparenté à une manifestation inhabituelle de légati, à en juger par les informations collectées. Ce légati, si toutefois c’en était un, disposait de la faculté de parole. Un cas unique à notre connaissance. Frédéric a été quelque peu ébranlé par la situation, sentiment bien compréhensible quand on sait que quelques jours plus tôt, il n’avait jamais entendu parler des légatis. Ce premier contact avec eux fut d’ailleurs déstabilisant pour lui, mais il a vite appréhendé ce nouveau paradigme.

— Et aujourd’hui, se porte-t-il bien ? interrompit Sebastian avec délicatesse et empathie.

— Si complication il y avait, nous en serions informés dans la minute par les légatis sur place. Donc oui, il va bien, il est très bien entouré. Merci de t’en inquiéter mon ami. Mais notre vrai souci est ailleurs. (Il ouvrit le dossier posé face à lui.) Nous avons affaire à une manifestation furtive et publique du présumé légati, en l’occurrence au sein d’un établissement scolaire. Un lycée, pour être précis. Mais nos recherches entreprises portent sur deux grandes questions, intimement liées. Premièrement : existe-t-il des documents historiques ou des indices dans des légendes locales qui nous permettraient d’affirmer que des légatis seraient dotés de la parole après avoir effectué une transition complète ? Et si oui, s’agit-il d’une simple facilité accordée à quelques-uns ou avons-nous à affronter autre chose ? Konrad a été mandaté pour obtenir des réponses. Deuxièmement : nous connaissons le tempérament pacifique et la conscience plus éveillée des légatis, en raison du rôle naturel qui leur a été confié. Mais peut-on envisager l’existence d’un contre-courant qui parasiterait cet état de fait ? Et dans ce cas, à quoi ferions-nous face, quelle en serait l’origine, et surtout, est-ce dangereux ? J’ai demandé à Günter de creuser le sujet. Je vois d’ici que leurs dossiers sont épais. Konrad et Günter, j’imagine que vous êtes impatients de nous livrer le fruit de vos recherches !

— Je ne m’attendais pas à tant de difficultés dans cette mission, confessa Konrad. La quête m’a pris plus de temps qu’estimé au départ, mais les éléments en ma possession sont pertinents.

— Je partage le sentiment de mon compagnon, poursuivit Günter. Le Vatican a été très frileux et accéder à certains rayons de sa bibliothèque m’a demandé…comment dire…un niveau de négociation auquel je n’étais pas coutumier. Mais je vous concède que cette situation a été très formatrice.

— Tu nous raconteras ton périple dans un instant, sourit Paul. Si vous êtes tous réunis ici en cet instant, c’est qu’est venu le temps de franchir une nouvelle étape dans l’acquisition de nos connaissances sur les règles qui régissent le monde des légatis. À tous ceux que je n’ai pas missionnés parce que je les savais chargés d’autres dossiers, sachez que je vais découvrir en même temps que vous les détails découverts par Konrad et Günter, bien qu’ils m’en aient présenté les grandes lignes avant que nous nous réunissions. Mais avant qu’ils ne prennent la parole, avez-vous une recommandation à émettre sur l’ordre du jour ?

Otto leva le bras, sérieux comme un ministre.

— Je sais que ce n’est pas très en lien avec les légatis, mais mon siège a tendance à s’affaisser un peu plus chaque session. Lors de la prochaine réunion du conseil d’administration, peut-on envisager de discuter de la possibilité d’un soulagement à court ou moyen terme pour mon saint popotin ?

La communauté éclata de rire devant l’exposition d’un souci dont nul n’ignorait la source.

— Mon cher et tendre Otto, sourit Paul avec compassion. Tu peux compter sur tout l’amour que nous te portons pour un remplacement du fauteuil dans les meilleurs délais. Et pour ta propre édification, puisque tu lances le sujet, puis-je dans le même temps te suggérer de repenser ta définition du péché de gourmandise, ou devrons-nous opter pour un modèle renforcé adapté à ton amour des plaisirs de la table ?

— Je promets de méditer sur tes sages paroles, rebondit le plaintif sous les rires de ses compagnons, mais tu sais ô combien la chair est faible malgré l’ardeur de mon esprit. J’ai donc la faiblesse de croire qu’un bon gros fauteuil adapté à ma corpulence serait davantage un choix plein de sagesse.

— Je te promets un nouveau fauteuil pour notre prochaine session. Sur ce, puisque nous avons résolu le souci de notre cher Otto, je réclame de votre part une attention soutenue aux développements qui vont vous être présentés. Certains seront longs, mais fondamentaux. N’hésitez pas à poser toutes les questions que vous jugerez utiles et exprimez-vous librement, l’isolation électromagnétique de la pièce est activée pour préserver la confidentialité des propos. Sur ce, je cède la parole à Konrad.

Paul s’assit et entama sa petite bouteille d’eau.

Konrad ouvrit sa chemise cartonnée gonflée de photocopies pour en sortir un document de synthèse.

— Comme je le précisais il y a quelques minutes, déterminer si oui ou non certains légatis sont dotés de la faculté de parole, même sous couvert d’une transition totale, fut une tâche problématique. Pour une raison fort simple : les contes pour enfants, les légendes et même certains écrits sacrés regorgent de récits mettant en scène des animaux prolixes. La hauteur de ma pile de documents est là pour en témoigner. J’ai toutefois éliminé les histoires tombées dans la tradition. Comme l’ânesse de Balaam citée dans la Bible, à qui un ange donna miraculeusement la parole le temps qu’elle se plaigne de la méchanceté de son propriétaire. Je pourrais aussi parler des animaux des Fables de La Fontaine. À côté de ces récits, ceux mettant en scène des lycanthropes les décrivent également comme loquaces. Il est impossible de savoir si à l’origine ce don de la parole n’a été qu’une invention de plus pour effrayer la population, ou la simple réinterprétation de faits, en l’occurrence ceux relatifs aux légatis. Nous sommes bien placés pour savoir que beaucoup de légendes sont nourries au terreau de la réalité, qui n’est pas moins étonnante, mais que penser du légati qui parle ? Devant l’impossibilité de trancher, j’ai contourné le problème. (Il s’autorisa une pause pour se réhydrater.) Au lieu de fouiller le passé à la recherche de spécimens bavards, je me suis demandé si d’un point de vue anatomique un légati peut parler. Parce que si c’est le cas, alors il n’existe aucune raison de ne pas croiser un légati bavard, même si à ce jour aucun meneur n’a rapporté de cas. Et ce ne sont pas les trois ici présents qui me contrediront.

— Xaver, Anton, vous confirmez ? coupa Paul.

— Sous réserve que nos protégés ne nous cachent rien, aucun d’entre nous n’a entendu un légati parler, commenta Xaver, le plus jeune des dix.

— Tout au plus, ils sifflent, grognent et râlent, ajouta Anton, mais la parole ne leur est pas indispensable puisque leur mode de communication avec les animaux est tout autre.

— Et je confirme vos propos avec ma propre expérience, compléta Paul, le plus ancien des trois meneurs. Maintenant, Konrad, qu’en est-il au niveau de la morphologie du légati ?

— Ma réponse sera plus nuancée. Nous savons déjà que la transition d’un légati est tributaire à la fois de sa volonté et de sa maîtrise dans le temps du processus de transformation. Ce qui signifie qu’un légati qui s’endort, ou qui meurt, reprend sa forme humaine dans l’instant, ou presque. A contrario, les mécanismes naturels de protection qui paralysent le corps pendant les rêves les empêchent aussi de se transformer durant leur sommeil. Seul le mode de veille d’un légati lui donne l’impression de dormir tout en conservant sa forme seconde. Tout cela pour expliquer pourquoi il n’existe aucun fossile ou squelette de légati. Le seul moyen de pouvoir étudier en profondeur l’anatomie d’un spécimen métamorphosé serait d’en trouver un congelé brutalement, comme le furent certains mammouths laineux. Je vous laisse deviner le ridicule pourcentage de réussite d’une telle trouvaille ! Quant aux techniques d’imagerie médicale sur des individus vivants, elles ne sont absolument pas adaptées pour ce type de recherches. Les contraintes sont trop nombreuses, telle la perfusion du produit de contraste. Et je ne parle même pas des dimensions et de la forme du scanner qu’il faudrait construire pour l’occasion. Bref, ce que nous connaissons du fonctionnement des légatis vient des légatis eux-mêmes. Pour notre plus grand bonheur, ils échangent volontiers sur le sujet. Maintenant, je reviens sur ce problème de la parole… (Il but une nouvelle gorgée.) Et pardonnez-moi d’être si bavard.

— Nous apprécions tes explications claires, Konrad. Tu sauras si tu es trop bavard à notre premier bâillement.

Des commentaires amusés parcoururent l’assemblée.

— J’en viens donc à la faculté de parler. La production de son est rendue possible par l’air en provenance des poumons, et la vibration qui définit la couleur tonale est fournie par les plis vocaux. Mais il suffit qu’une transition, même partielle, touche le haut du buste, pour que les plis vocaux du légati s’atrophient, au même titre que d’autres parties de leur corps, comme les attributs sexuels. Il reste les mouvements de la langue et des lèvres pour colorer les sons émis, mais là aussi, l’anatomie des légatis, avec leur gueule impressionnante, ne permet pas de miracles. Il ne leur pousse pas plus un organe de phonation interne analogue à la syrinx de certaines espèces de perroquets. Maintenant, et je touche à l’essentiel, un organe diminué n’est pas mécaniquement inerte ! Chez le légati, il est de nouveau fonctionnel dans la seconde qui suit la réversion, dès que les caractères humains sont recouvrés.

— Que faut-il comprendre ? souleva Paul.

— Qu’il serait tout à fait possible, en théorie du moins, de développer les plis vocaux par l’exercice, tout comme les amoindrir par un défaut de stimulation, grâce à une sorte de loi de l’économie qui s’applique aux fonctions du corps. Cette gestion biologique veut que la stimulation exagérée d’un organe s’opère toujours au détriment d’un ou plusieurs autres. On peut illustrer ce principe avec l’aveugle qui développe dans des proportions étonnantes son sens de l’ouïe pour compenser l’absence de vision. Les plis vocaux ne sont qu’un des organes de vocalisation, ils arrivent en bout de chaîne. Je crois que leur stimulation est rendue possible suivant cette loi de l’économie qui répartit atrophie et hypertrophie.

L’annonce avait de quoi surprendre. Les dix étaient aguerris aux dossiers les plus étonnants, mais envisager des légatis dotés de la parole ouvrait grand la porte à de folles extrapolations sur leurs aptitudes réelles. Sans présumer de l’usage — bon ou mauvais — qui pourrait en être fait !

— Donc, éclaircit Paul, un légati pourrait parler s’il en émettait le désir, l’anatomie de sa seconde nature ne s’y oppose pas, c’est bien cela ?

— En théorie ! confirma Konrad qui referma son dossier. Même si sa morphologie doit quelque peu rouiller la voix.

— Nous te remercions, Konrad. C’est une théorie d’autant plus pertinente que notre meneur Frédéric a apparemment découvert sa faisabilité l’hiver dernier, toujours sous réserve qu’il ait bien été confronté à un légati, pas à une autre forme de vie dont il resterait à déterminer la nature.

Tous furent attentifs à l’exposé de Konrad. Mais Gregor, perfectionniste et soucieux des implications qui découlaient de cette découverte, manifesta un supplément de curiosité :

— Dans la même logique, les légatis pourraient-ils aussi se livrer à des activités d’ordre sexuel s’ils en émettaient le simple désir, même avec des attributs atrophiés ?

— Non ! répondit Konrad de façon catégorique. La complexité des processus physiologiques engagés dans l’activité sexuelle est sans commune mesure avec la production purement mécanique de sons. Et de toute façon, comme seuls les individus de sexe masculin sont concernés par la transition, l’activité sexuelle, s’il y avait, ne serait que fantaisie. Après transition, les légatis n’ont pas vocation à se reproduire.

Paul poursuivit le développement du dossier :

— Quels facteurs pourraient déclencher la stimulation du processus de vocalisation chez un légati ?

— On y vient ! Avant le début de la séance, je me suis entretenu avec Günter sur ma théorie, et je pense qu’elle peut être corroborée par ce dont il va vous parler.

— Merci, Konrad, de nous avoir éclairés. Nous retenons de tes recherches qu’un légati peut en théorie être doté de la faculté de parler, dans la mesure où sous sa forme humaine première ses organes de vocalisation sont fonctionnels. Maintenant, Günter, nous t’écoutons.

Konrad referma son dossier et se réhydrata, pendant que Günter étalait ses documents.

— Merci Paul ! Le travail de recherche qui m’a occupé ces derniers mois est de loin le plus difficile qui m’ait été confié à ce jour. Comme vous pouvez le constater, contrairement au dossier de Konrad, ma pile de documents est moins impressionnante. Non que ma quête s’avéra être un échec, loin de là, mais les obstacles rencontrés furent nombreux et complexes. Ma mission était pourtant simple et pouvait se résumer ainsi : le légati est-il sujet à la tentation du mal dans sa seconde nature ? Et qui dit légati méchant, dit…

— Légati noir ! souffla Michael, habitué à gérer les dossiers liés aux affaires occultes, paranormales, et d’une façon générale à tout ce qui fait aujourd’hui peur au commun peuple et que la science qualifiera demain, affirmait-il, de « découvertes révolutionnaires ».

— Le légati noir, effectivement, confirma Günter. Abrégé leg noir par les jeunes légatis. Et par souci de simplification, c’est ainsi que je l’appellerai désormais. Nous partageons tous la conviction que le leg noir n’est qu’une créature née d’histoires à faire peur racontées les soirs de pleine lune. Le leg noir est au légati ce que Krampus est au père Noël : son pendant malfaisant, l’incarnation du mal, la démonstration que le libre arbitre autorise aussi des choix destructeurs. À ceci près que le père Noël n’existe pas, n’en déplaise à notre doyen Stefan qui a conservé son âme d’enfant.

— Ce n’est qu’une stratégie pour recevoir des cadeaux ! répliqua l’intéressé qui amusa l’assemblée.

— Comme je ne savais pas par où commencer mon enquête, j’ai postulé que le leg noir existait, peu importe sa forme. Je suis donc parti à la recherche de manuscrits qui pourraient en attester l’existence, en définir l’origine et expliquer ses motivations. Ma première action a été de me plier au lourd protocole d’accès aux Enfers de la Bibliothèque vaticane, avec une prédilection pour les incunables, ces livres imprimés avant 1500. J’ai d’ailleurs rapidement reçu du Vatican un accord de principe dans un email me demandant de préciser le thème de mes recherches. Ce que j’ai communiqué en retour : legati nero. Quelques jours plus tard, ma valise était prête. Mais j’ai reçu un nouvel email, que je pensais être mon autorisation officielle. À la place, un message laconique : Questo tipo di ricerca non è consentito.

— Recherches interdites ? s’étonna Michael. J’ai pourtant sollicité avec succès le Vatican sur des sujets autrement plus sulfureux. Quel motif de refus ont-ils fourni ?

— Il m’aura fallu attendre une grosse semaine et une demi-douzaine de messages supplémentaires pour sortir des copier-coller administratifs et obtenir une première vraie réponse, bien que toujours signée du bureau conservateur. (Il sortit une feuille de sa pile.) Je vous la traduis depuis l’italien :

« Nous vous remercions pour l’intérêt manifesté dans la richesse de notre Sainte Bibliothèque et comprenons votre détermination à vouloir effectuer un travail de recherche sur le thème susmentionné (réf. : les legs noirs). Nous connaissons également le sérieux de l’Ordre de Mariawald avec qui nous avons toujours entretenu des relations spirituelles et amicales d’un haut niveau. Cependant, nous ne pouvons accéder à votre demande en raison de la nature sensible des informations susceptibles d’être recueillies qui, si elles venaient à être révélées au public ou faire l’objet d’un partage non maîtrisé, nuiraient aux entités qu’elles concernent. Seul le Saint-Père est habilité à fournir des autorisations de consultation exceptionnelles, dans le cadre et les limites qu’il estime appropriés. »

— Je vous rappelle que ma demande ne portait que sur l’étude d’une simple créature imaginaire, censée ne déclencher aucune alerte. Suit tout un chapelet de formules de politesse destinées à me démontrer l’utilité de documents sans intérêt pour mes recherches. J’ai alors compris que j’avais posé le doigt là où ça fait mal. J’ai établi une demande auprès de Sa Sainteté. Et croyez-moi, le protocole est étudié pour décourager les moins tenaces. Mais la détermination a payé. Cinq jours plus tard, je partais pour Rome !

— Quels arguments as-tu utilisés pour que ta requête de consultation soit finalement acceptée ? demanda Michael.

— J’ai quelque peu exagéré le propos. J’ai précisé que les informations recherchées sont encore plus sensibles que ne le suggèrent leurs mesures de protection, et que leur mise au secret permanent nuira bientôt aux « entités qu’elles concernent », pour citer leurs termes. J’ai conclu aimablement en précisant que je n’étais pas pressé de connaître Harmaguédon.

— Je ne sais pas si ta dernière idée est celle qui a orienté leur décision, fit remarquer Paul, mais j’espère pour nous qu’elle n’avait rien d’excessif.

— Je vous passe le voyage à Rome et les nombreuses contraintes de sécurité pour atteindre les rayonnages de la bibliothèque. Direction légendes, faits non résolus puis meneurs de loups. Les photocopies n’étaient pas autorisées. Les notes manuscrites, si ! J’étais seul, personne n’a pu me remarquer, moi, inoffensif visiteur, photographier les documents avec mon smartphone. C’est un peu de travers, mais très lisible. J’ai donc sous la main une centaine de récits, de témoignages et de rapports officiels, toutes sources et époques confondues. Mes nuits y sont passées, mais le résultat en valait la peine, parce que les histoires de legs noirs sont nombreuses et inquiétantes, malgré le flou qui persiste à les entourer.

— Faut-il en conclure que les legs noirs ne sont ni des fables ni des allégories ? s’étonna le meneur Anton.

— Trop de détails similaires existent dans les manuscrits qui évoquent ces créatures, régulièrement étiquetées de « mal noir » ou « démon noir ». Leurs auteurs ne se connaissaient pas et n’avaient aucun moyen de partager leurs informations, et pourtant leurs récits convergent vers un même type d’entité, au comportement destructeur et à la nature portée vers le tourment des populations. J’ai fini par comprendre pourquoi l’accès à l’information est verrouillé, pourquoi le leg noir est déconsidéré : il est le meilleur candidat pour dominer la planète, j’entends le genre humain. Il en a le potentiel. De là à voir en lui l’épée de Dieu lors d’Harmaguédon, l’instrument parfait pour purifier la planète, il n’y a qu’un pas !

L’assistance s’émeut. Chacun allait de ses commentaires à voix basse pour manifester sa surprise à ses deux plus proches voisins. Paul intervint pour dissoudre l’agitation :

— Chers amis, je comprends votre trouble sur ce sujet délicat. S’il vous plaît, reprenez-vous et laissons Günter nous apporter plus de précisions.

L’orateur attendit avec patience que le bourdonnement d’interrogations s’estompe pour reprendre son exposé :

— La bonne nouvelle, si je puis dire, est que le leg noir ne serait pas une catégorie de légati que nous n’aurions pas encore identifiée, mais un légati à part entière. Vous notez ma réserve par l’utilisation du conditionnel, jusqu’à ce qu’un leg noir coopératif daigne confirmer mon analyse. La mauvaise nouvelle est que son appellation viendrait des transformations inhabituelles qui affecteraient son corps.

— Son apparence humaine ? précisa Michael.

— Non, l’organisme après transition. Ainsi que Konrad nous l’a expliqué, le maintien de la nature animale d’un légati est entièrement soumis à sa volonté, ainsi qu’à son alimentation pour nourrir toute cette masse, cela va de soi. Sans cette exigence cérébrale consciente, par exemple lors du sommeil, il y a retour à la normale pour rééquilibrer le métabolisme. Dame Nature a bien conçu le système. Mais il semblerait que si l’état de conscience peut rester permanent, par un procédé qui reste à découvrir, le maintien du corps en état second provoque à terme de profondes modifications dans l’organisme, à tous les niveaux. Les facultés seraient transcendées, mais au détriment d’une forme accentuée de dégénérescence physique qui expliquerait la noirceur dont seraient affligés les legs noirs. D’un point de vue un peu plus technique, il s’agirait d’une involution, une autre transformation, mais dans le sens d’une régression spontanée par dégénérescence. Avec ici dégradation de la personnalité, mais augmentation des performances. Un peu comme ce que produisent les drogues de synthèse sur les humains.

Un léger brouhaha envahit de nouveau la communauté que les informations présentées inquiétaient. Paul ramena le silence d’un geste. Otto intervint :

— Comment concilier l’appel de la nature qui pousse de façon irrépressible vers la transition, et le fait que s’établir en permanence dans ce second état conduit à l’altération de la personnalité ? N’est-ce pas paradoxal ?

— Je répondrai par une question que tu saisiras parfaitement, avec tout le respect et l’amitié que j’ai pour toi : comment concilier la gourmandise avec le fait que trop manger rende malade ? (L’assemblée s’esclaffa.) À cette différence près que la crise de foie dégoûte le malade du chocolat, contrairement au leg noir qui persévère dans son inclinaison.

— Réponse complète, sourit Otto. Mais alors comment un légati peut-il s’imposer une transition permanente ? Moi, après un bon repas, c’est direct au lit pour une bonne sieste. Il faut bien que le légati dorme un moment ou un autre.

— Peut-être par un état de veille profonde, ou alors en s’imposant des microsommeils, comme le font certains humains sur leur lieu de travail pour récupérer plus vite. Je n’ai pas de réponse définitive. Il pourrait aussi s’agir de transitions prolongées dont la durée cumulée dépasse celle consacrée à conserver une apparence humaine.

Si Sebastian découvrait le dossier en même temps que ses compagnons, un point particulier l’absorbait davantage :

— Günter, quand tu parlais de facultés transcendées, auxquelles pensais-tu ?

— Force et habileté physiques décuplées, vitesse et réflexes accrus, capacité de camouflage améliorée. L’altération de leur organisme laisse la porte ouverte à bien des conjectures. Les récits auxquels j’ai eu accès mentionnent des créatures bien plus sauvages et redoutables que nos charmants et inoffensifs légatis. C’est un peu comme si les transitions forcées obligeaient les métabolismes malmenés à se protéger en produisant certaines endorphines. Après une période indéterminée, ces endorphines feraient basculer l’individu dans un état d’euphorie extrême et incontrôlable. Une réaction en chaîne s’en suivrait jusqu’à générer ces legs noirs. Et dans ce cas, le processus de réversion se corromprait pour céder la place à un épouvantable mécanisme de régression.

— Je ne vous cache pas mon inquiétude, avoua Paul. Günter, existe-t-il un point de non-retour à cette régression, au-delà duquel le légati ne pourrait plus reprendre sa forme humaine tant son métabolisme a été altéré ?

— C’est une grande inconnue. Je propose qu’on en capture un pour en savoir davantage, ironisa-t-il. Et je me pose d’autres questions : ce phénomène altère-t-il aussi le cœur et l’intelligence, au point que les legs noirs n’aient plus conscience de leur propre personnalité ? Existe-t-il effectivement un point de non-retour au-delà duquel l’euphorie est si puissante que le retour dans le monde des hommes est physiologiquement impossible ? Je n’ai aucune réponse à proposer, uniquement des suppositions. Mais si tel devait être le cas, c’est un cycle dangereux qui se mettrait en place, une sorte d’insatiabilité dévastatrice. Jusqu’à quel point ? Je n’en sais rien. En extrapolant, je dirais surconsommation, surcapacités… et la folie destructrice qui ne manquerait pas de s’installer avec ! Peut-être que les legs noirs sont responsables de la disparition inexpliquée de certaines sociétés. Comment savoir ? (De la sueur perla sur son front. Il but une gorgée.)

Michael, pourtant accoutumé aux dossiers extraordinaires, exprima sa crainte :

— Tes suppositions sont terrifiantes, Günter. J’ai même du mal à mesurer les conséquences qui découleraient de tes conclusions si elles se vérifiaient. Qu’est-ce qui peut motiver des légatis dans leur volonté de prolonger leurs transitions ? Et pourquoi n’en voit-on pas plus s’ils deviennent si redoutables ? Où se terrent-ils s’ils ne vivent plus dans la société ? Sont-ils même dangereux pour l’homme ?

— Tu poses beaucoup de questions à la fois, Michael. Je veux bien essayer d’y répondre, mais gardez à l’esprit qu’il existe une marge d’incertitude dans mes propos. Après, ce qui peut motiver les légatis à casser des freins naturels repose, je crois, sur le libre arbitre. La nature n’impose pas, elle est juste généreuse. La question est de savoir que faire de ses cadeaux ! La liberté elle-même est un cadeau. La griserie provoquée par le sentiment de puissance en est un autre. Ce sont nos choix dans l’utilisation de cette liberté aux multiples facettes qui déterminent les conséquences de nos actes. Le bonheur et l’édification, ou le drame et la destruction. Il existe peut-être quantité de legs noirs sur la planète, mais terrés loin du monde des hommes. Et rien ne dit que les disparitions jamais élucidées d’humains ou de bêtes ne soient pas de leur fait.

— Tu confirmes donc que les légatis qui ont basculé en legs noirs sont dangereux pour l’homme ? insista Michael.

— Je dis que la probabilité est grande, parce qu’aucun des nombreux manuscrits consultés ne vient me contredire. Il serait intéressant que nos meneurs ici présents demandent aux légatis qu’ils protègent de détailler davantage les processus biologiques et physiques mis en place après leurs transitions. Comme savoir comment s’exprime leur besoin de retourner à leur état initial, connaître la durée maximale d’un état de transition avant de ressentir la nécessité d’une réversion, et ce genre de choses.

— Je pense que c’est une excellente suggestion, appuya Paul. Nous nous réunirons ensuite sur le propos. Mais ce qui m’inquiète au vu de tout ce qui vient d’être dit sur les legs noirs, c’est qu’il n’est pas impossible que nous en ayons un en liberté en plein cœur de la France. (Il fouilla dans son dossier.) La description établie par notre meneur Frédéric de la créature qui s’est incrustée sur son lieu de travail l’hiver dernier correspond à ce que je viens d’entendre : elle parle, elle est sombre et semble dotée d’une faculté de camouflage et d’une force physique hors du commun. Au fur et à mesure que de nouvelles informations nous parviendront, nous les communiquerons à Frédéric. Il doit comprendre ce à quoi il fait face. (Il referma son dossier.) Günter, je veux que tu poursuives tes recherches en les concentrant cette fois sur Exilium et ses éventuelles dépendances. Ratisse large ! Je veux le maximum d’informations disponibles sur cette Atlantide pour légatis. Tu as mon autorisation pour produire tous les mensonges pieux que tu jugeras utiles pour forcer les barrages des rayons cachés de la Bibliothèque Vaticane. Dieu te le rendra un jour si la curiosité te laisse en vie, conclut-il avec le sourire. La séance est levée.

— Günter, toujours pas de nouvelles de Rome ?

— Si, Paul, et des bonnes. Ils ont fait moins de difficultés que pour les recherches sur les legs noirs. J’ai demandé au Conservateur de bien vouloir user de sa bienveillance pour me faire parvenir par messagerie ce qu’il trouverait sur Exilium. Je lui ai fait part de notre réunion sur le sujet et il a compris la gravité de la situation, si j’en juge par son énigmatique « Que Dieu vous garde ! »

— Sa réaction n’est pas très encourageante !

— Il a promis de me transmettre les premiers documents d’ici une semaine. Ce sont des recherches délicates, mais je sais pouvoir compter sur lui pour le respect des délais. D’ici à demain, je dois recevoir des scans sur les cas les plus remarquables de manifestations de legs noirs au cours des deux ou trois cents dernières années. J’espère que nous obtiendrons plus d’éclaircissements sur cette entité, maintenant que nous avons arrêté de n’y voir qu’un conte sans queue ni tête.

— Quoi que tu reçoives à partir de maintenant, je veux être informé sans délai. Nous devons aussi déterminer s’il existe un lien historique entre les legs noirs et l’antique Exilium, et par la même occasion comprendre le pourquoi de l’absence totale de vestiges de cette ville. On a bien retrouvé les murs de Babylone enfouis sous les sables d’Irak, il n’y a aucune raison qu’Exilium passe au travers des mailles du filet.

— Peut-être nos compagnons avant nous ont-ils cherché dans la mauvaise direction, parce qu’ils avaient des idées préconçues sur le sujet. Ou alors ils ne sont jamais allés au bon endroit. Mais si c’est vraiment un leg noir qui se promène en liberté en France, alors j’adhère aux paroles du Conservateur : que le Seigneur prenne soin de nous !

CHAPITRE 9

Semaine 1 : Samedi soir

— Ça y est, mon p’tit lapin ? La clairière est clean ?

— Oui, c’est bon, mais je m’inquiète autant que Lewis.

— On n’a pas le choix, la super lune est avec nous !

— Je sais, mais c’est plus fort que moi…

Le Grand soir était enfin là ! Mon soir. Celui qui allait officialiser mon statut de vedette. J’allais devenir l’objet de toutes les attentions, le number one, celui vers qui tous les projecteurs allaient se braquer… Bref, la soirée idéale pour me mettre mal à l’aise !

Je fuis la mise en avant. Victime de mon éducation, j’ai été habitué à servir, pas à être servi, à me gommer, pas à briller. Et quand disparaît la nécessité de montrer le bout de mon nez, je suis un adepte du calfeutrage et de l’exil. Le parfait ermite urbain ! Je n’aime pas circuler dans la lumière, je cède volontiers le terrain aux fascinantes et belles personnes. Je ne tolère qu’un spot : celui de mon minibar. D’un joli bleu turquoise qui plus est. Mais cette soirée était d’abord pour eux. À la fois parce que leurs règles et traditions le réclamaient, et parce que refuser une invitation d’amis n’est pas une marque de civilité.

Je n’avais aucune idée de ce à quoi m’attendre pour cette cérémonie annoncée depuis l’hiver dernier. Je m’imaginais une petite fête avec soda, chips et cacahuètes, grignotages que Guilhem avait promis d’apporter. Puis une couronne en carton doré encore graissée de frangipane, posée avec délicatesse sur mon crâne rasé, officialiserait ma fonction de meneur sous les acclamations d’une poignée de fans : « Vive le Meneur ! », avec trois serpentins. Ou un truc dans le genre. Exit la sono qui rend sourd, les lasers et les boules à facettes sous un chapiteau surchauffé. Nous étions en pleine forêt, aux frontières de la nuit, à la merci de la campagne saint-amandoise. Je nous voyais alors papoter de tout, à refaire le monde en mode légati. Mais je m’étais promis un retour au bercail à la première distribution de bâillements.

Malgré le côté très ado de la chose, loin de mes préoccupations de quarantenaire, je n’y étais pas insensible. D’ailleurs, leur invitation n’en était pas tout à fait une : je n’étais pas là pour m’amuser, mais pour recevoir les honneurs dus à mon rang. Et comment décliner une réunion de légatis un soir de pleine lune…Pardon, de super lune ! Beaucoup auraient déboursé une fortune pour une place avec strapontin.

Je m’attendais à une soirée bon enfant. Àquelques détails près : je serais entouré de légatis, en plein cœur d’une forêt obscure devenue le territoire d’une créature étrangère !

Derrière le volant de ma Xsara Picasso, j’eus l’impression que la nuit cherchait à précipiter son œuvre. Feux de route allumés, je parcourus les quelques kilomètres de montée qui me séparaient de la Croix Duchet, accompagné par Berry FM. En quelques minutes, j’atteignis mon lieu de rendez-vous. Sur le bord de route, le comité d’accueil m’adressa de grands signes pour signaler sa présence. Sur place, il me dirigea vers le meilleur emplacement pour garer le véhicule, sur la parcelle de terrain la moins bosselée, près de la croix.

Vitres relevées, moteur coupé, clé de contact désengagée, je soulageai le carrosse de mon poids, un rondouillet sac de sport à la main. Puis je claquai la porte que je verrouillai, et rangeai mon trousseau au bout duquel pendouillait une peluche toute crasseuse, dans une des poches latérales de mon sac, près des papiers du véhicule. Enfin, je remontai la fermeture éclair de ma doudoune pour éviter les courants d’air sporadiques. Je me rapprochai des trois legs, qui avaient troqué leurs pantalons serrés contre des tenues plus sportives et amples aux couleurs sombres.

— Vous êtes sûrs que je peux me garer ici ?

— En théorie, ce secteur de la forêt de Meillant est privé, précisa Guilhem, mais y’a pas encore de barrière alors personne ne viendra te chercher, on connaît bien le coin. Sinon, tu vas bien ?

— Un petit peu stressé. Enfin, je crois…C’est assez inhabituel pour moi ce genre de convocation. La nuit va tomber, je me sentirais plus à l’aise dans un fauteuil de ciné qu’ici. Qui plus est entouré de trois ados un peu louches.

Lewis et Kevin éclatèrent de rire.

— Tu veux qu’on se transforme tout de suite pour garantir ta sécurité ? proposa mon gardien qui me donna une grosse tape sur l’épaule.

— C’est bon, ça ira ! rétorquai-je avec fierté.

Il examina mon visage.

— T’es rasé de près, c’est parfait ! T’as suivi mes consignes. T’as pensé à la couverture ?

Je soulevai mon sac pour confirmer sa présence.

— Elle est là ! Je la sortirai si mon manteau ne suffit plus. J’ai aussi une bouteille d’eau. J’ai laissé mon téléphone dans la voiture, de toute façon, on doit rien capter par ici. (Je balayai du regard les proches alentours de la croix de pierre.) Vous les avez laissés où vos vélos ?

Je n’eus comme réponse que leur sourire silencieux.

— Ah, d’accord ! J’ai compris. J’imagine que Kevin a résolu ses problèmes de coutures sur sa poche avant ?

— Comme prévu, les gars dorment chez moi ce week-end, expliqua Lewis. On est partis tranquillement à pied. Du moins jusqu’à l’entrée de la forêt. Après on a mis nos survêtements dans un sac que je me suis coltiné tout le restant du chemin. Et hop, on a… disons qu’on a accéléré le mouvement pour mettre les bouteilles au frais, sous les feuillages.

— Et hop ? ET HOP ? pestai-je. Un jour, il y aura un « hop » de trop et vous vous ferez chopper par une caméra de surveillance pour finir sous intraveineuse dans le laboratoire d’un savant fou. Rien que d’y penser ça me rend malade !

— On sait que tu tiens à nous, mais t’inquiète pas inutilement, rassura le grand blond. On est trop rapides et prudents pour être détectables. Au pire, celui qui nous barre la route, on l’avale ! (Il me fit un signe de la main.) Allez, suis-nous, on a déjà tout préparé.

Lewis inaugura la marche et s’engagea dans le large chemin verdoyant et chaotique qui menait droit sur la grande clairière, à trois cents mètres du bord de route. Guilhem et Kevin restèrent en léger retrait. J’étais comme placé au centre d’un triangle formé par trois gardes du corps.

Moins d’une dizaine de mètres plus tard, je ne pus m’empêcher de partager mon humeur :

— Les gars, c’est pas que je veux casser l’ambiance, mais j’ai l’impression d’être un prisonnier qu’on change de cellule. (La main droite serrée contre la poignée de mon sac, je basculai l’encombrant package sur le dos pour soulager mon bras.) Vous pouvez pas plutôt marcher à côté de moi qu’on discute plus facilement sans se crier dessus ?

— C’est une simple sécurité Fred, me tranquillisa Guilhem d’une voix calme. C’est dans ce coin que Lewis et Sandra ont vu notre bestiole, alors on prend le maximum de précautions. Mais tu risques rien à nos côtés.

— Lewis, mon gentil Lewis…

— Oui, Fred ?

— Tu peux m’expliquer pourquoi vous tenez tant à faire la fête ici avec ce qui circule dans la forêt ?

Lewis se tourna vers Guilhem !

— Tu lui as pas expliqué ?

— J’ai juste effleuré le sujet jeudi à l’internat, sans plus.

— Les gars, c’est le moment d’effleurer le sujet une fois de plus. Je t’écoute, mon Lewis. Et n’oublie rien, sinon je vais être obligé de passer aux questions subsidiaires.

L’avant-poste rassembla ses idées puis se lança dans les éclaircissements :

— S’il n’y avait pas eu de super lune, on aurait sûrement été ailleurs. Mais ici, l’exposition est idéale, et y’a des petites hauteurs sur des vieux troncs où on pourra te montrer des trucs sympas. Mais on peut pas t’expliquer plus, tu comprendras une fois que tu les verras. Ça nous plaît pas beaucoup plus qu’à toi que cette bête se balade, c’est mal tombé, mais on pouvait pas tout annuler, y’aurait pas eu d’autres occasions avant des années.

— On a fait une reconnaissance des lieux avant que t’arrives, précisa mon gardien. On n’a rien vu d’anormal, cette chose a dû flairer que l’endroit n’était pas si désert que ça et a déplacé son garde-manger. On n’a pas retrouvé les cadavres d’animaux. Sa femme de ménage a fait du bon boulot !

— Bien, je suppose que je devrais être rassuré. (Je changeai de nouveau mon sac d’épaule.) Mais si on se fait quand même attaquer, vous pensez arriver à trois à défendre le faible humain sans pouvoir magique que je suis ?

— C’est bon, on peut lui montrer d’ici, lança Guilhem aux deux autres sans prendre le temps de répondre à ma question. (Il me fixa.) Viens, Fred, on entre dans la forêt !

Nous avions parcouru une centaine de mètres sur le chemin, l’entrée de la clairière se précisait. Aussi la stratégie d’un détour en pleine forêt réussit à élever mon niveau de tension. Je m’engouffrai dans leur territoire, peu rassuré.

— On va où ? Vous voulez me montrer quoi ? (J’eus un violent geste de recul.) Saleté de branche ! Ça fait mal !

Je dégageai les ramures qui me fouettaient le visage.

— Fred, arrête de stresser ! sermonna Guilhem. Laisse-toi diriger de la même façon que je t’ai guidé cet hiver pour découvrir Kevin… Voilà, on y est. Maintenant, arrête-toi deux secondes. Retourne-toi et regarde en direction de ta voiture. Qu’est-ce que tu vois ?

Je posai mon sac à terre et plaçai avec nonchalance mes deux mains sur les hanches. Lewis se retrouva derrière moi, les deux autres me faisaient face. Je fixai alors mon regard en direction de la route.

— Y’a les arbres qui bouchent la vue, forcément, c’est un peu le principe d’une forêt, mais je vois toujours un bon bout de ma voiture, et aussi un peu de la croix.

— Maintenant, tourne-toi vers Lewis et attends mon signal pour te retourner de nouveau.

Je m’exécutai et regardai Lewis avec qui nous échangeâmes un large sourire complice.

— C’EST BON LES GARS, ALLEZ-Y !

— À qui il parle ? demandai-je à l’éclaireur qui fit mine de ne pas savoir, les deux paumes vers le ciel.

— C’est bon, Fred, tu peux te retourner, commanda Guilhem. Qu’est-ce que tu vois maintenant ?

Demi-tour. À ma grande surprise, l’horizon parut soudain à la fois semblable au point de vue précédent et méconnaissable. Comme deux photos de l’océan prises au même endroit à deux moments différents.

— Je vois toujours la forêt… Mais…Y’a quelque chose qui cloche…(J’ouvris des yeux comme des soucoupes pour compenser la baisse de luminosité ambiante.) MA VOITURE ! Elle est passée où ? Vous l’avez mise où ?

Lewis ne put retenir son fou rire devant ma réaction. Ce que j’interprétai comme un bon signe, ma diligence motorisée n’avait peut-être pas disparu.

— Fred, reste où tu es, poursuivit le blondinet, mais continue de regarder là où tu crois avoir garé ta charrette.

Guilhem donna de nouveaux ordres à je ne sais qui :

— VOUS POUVEZ VOUS RETIRER, LENTEMENT !

Je me verrouillai sur la cible et attendis.

Je crus d’abord que mes yeux me jouaient des tours. Certains troncs ondulaient, prenaient vie, comme si les lichens glissaient sur les écorces. Je papillotai des yeux pour m’assurer ne pas être l’objet d’une baisse d’attention. Mais non, la forêt bougeait bel et bien ! Une poignée de secondes plus tard, ce ne fut plus la forêt qui oscillait, mais les formes mouvantes qui l’avaient jusque-là cachée au travers d’un remarquable processus de camouflage naturel. Plusieurs silhouettes se dégagèrent du magma de branchages, comme les pièces d’un puzzle que seules les découpes différencient l’une de l’autre. Les couleurs, les formes et les textures de mon horizon forestier avaient été reproduites à la perfection. Comme dans un procédé de mat-painting cher au cinéma, le paysage original avait été remplacé par un tableau ajusté au millimètre pour coller aux espaces non dissimulés. Une falsification surréaliste grandeur nature que n’aurait pas renié David Copperfield. Mon véhicule réapparut comme par enchantement dès que la dizaine de légatis responsables de cet étonnant tour de passe-passe se dispersèrent, au son du froissement des feuilles tassées sous leur poids. Médusé, je continuai à fixer le lointain pour m’assurer ne pas être victime d’un nouveau tour.

— OH BAH MERDE ALORS ! Si je m’attendais… Guilhem, tu m’avais averti qu’on serait pas seuls, mais là… (Je chancelai.) J’ai besoin de m’asseoir…Deux secondes les gars, faut que j’imprime la scène dans ma tête ! C’est méchant grave couillu ce que j’ai vu !

J’ai toujours eu une sainte horreur de la vulgarité. Mais des fois, ça partait tout seul. Là, c’était sorti tout seul. Le lecteur me pardonnera cette kermesse stylistique.

Je lâchai mon sac, m’affalai sur la première souche venue et me serrai la tête entre les mains, comme dans un étau. Les yeux fermés, je tâchai de contrebalancer la peur qui cherchait à s’installer par la certitude que je n’étais entouré que d’individus bien intentionnés. Un contrôlede l’esprit toujours désagréable quand on est sujet aux crises de panique au moindre glissement de terrain entre deux réalités.

— Vas-y, reprends tes esprits, m’enjoignit Lewis amusé qui s’était adossé à un arbre, mais reprends-les vite, parce que ce soir, t’es pas au bout de tes surprises !

Kevin se rapprocha de Lewis pour aborder avec discrétion un point de détail :

— Sois pas si impatient avec lui. Laisse-lui le temps de s’habituer à notre petit monde au fur et à mesure qu’il le découvre. Il a fallu des années à certains legs pour accepter ce qu’ils sont. Maintenant, tu voudrais que Fred s’accommode de tout ça en quelques minutes ? C’est compliqué pour lui aussi, comme ça l’a aussi été pour toi y’a encore pas si longtemps. Tu comprends, Lewis ?

Kevin avait raison. Lewis le savait et ne se vexa pas pour ce sermon amical. Ce rappel lui remémora plutôt la conversation tenue avec son pion quelques mois plus tôt dans la cour du lycée, alors qu’il avait les pieds dans la neige.

— Oui, excuse-moi mec, reprit le jeune penaud. C’était pas méchant. C’est que Fred me fait rire, c’est tout. Je vais essayer de surveiller ce que je dis, je voudrais pas qu’il croie que je me moque. Je suis désolé.

— Oui, je sais, te bile pas ! (Il lui secoua les cheveux.) Mais lâche pas ton humour, parce que nous, c’est comme ça qu’on t’a connu et c’est comme ça qu’on t’aime !

— Mais c’est pas une déclaration que tu me fais, là ? asticota Lewis qui entrevit une nouvelle occasion de faire le fou.

— Tourne-toi que je t’imprime ma semelle de quarante-deux sur le derrière !

Lewis lui présenta son arrière joufflu. Kevin bondit sur son camarade et l’attrapa à bras le corps pour engager la lutte, avec la fureur de deux chatons sortis de leur sieste.

Guilhem s’avança vers moi. Il fléchit les jambes pour se mettre à ma portée puis posa une main sur mon bras gauche, pour m’apaiser. Comme l’hiver dernier !

— Fred, on est en sécurité, y’a que des amis ici. Tous ceux que tu as vus sont avec nous. Comment tu te sens ?

La tête toujours dans l’étau, je sursautai avec l’énergie d’un chat posé sur un barbecue pour répondre à la sollicitude de mon fidèle gardien :

— Résumons la situation ! J’ai vu ma voiture disparaître, puis réapparaître, puis une dizaine de monstres illusionnistes se déplacer. (Je relevai la tête.) Mais je vais très bien mon ami, c’est très courant comme situation, rien d’alarmant ! (Je bondis à la vitesse d’un nageur dopé au gaz.) Bon, les gars, faut qu’on avance…(Je les dévisageai un à un avec la sévérité d’un adjudant-chef.) Allez, on arrête de s’amuser ! C’est pas tout de se déguiser en salade pour se faire grignoter les doigts de pieds par les tortues, mais on a une petite fête qui nous attend !

Guilhem m’observait, embarrassé.

— Les gars, arrêtez de vous amuser ! Je crois que Fred est en état de choc, c’est pas une blague !

Kevin et Lewis interrompirent leur mêlée ludico-martiale et serrèrent le groupe sans attendre.

— T’es sûr que tu vas bien, Fred ? insista Guilhem.

— Fred, déconne pas, je voulais pas me moquer, tenta de se dédouaner Lewis, aussi gêné que ses camarades.

— Mais oui, je suis en pleine forme, taclai-je. Je vous fais marcher ! Elle est trop cool cette forêt, on se croirait en plein conte de fées. Mais si vous pouviez voir vos têtes, on dirait des campeurs qui ont croisé une armée de légatis !

Guilhem, vexé, attrapa d’un geste rapide mon sac resté à terre et me le balança avec la délicatesse d’un joueur de rugby.

— Alors ma p’tite boule de poils, Fred t’a fait une méchante blague ? taquina son chéri.

Le chéri lui offrit une coupe de cheveux façon pétards.

La forêt m’apparut soudain plus attrayante que le monotone chemin de terre. D’un commun accord, nous décidâmes de poursuivre notre route jusqu’à la clairière par ce moyen, quitte à passer la moitié de notre temps à enjamber des branches mortes et des crevasses. Lewis conserva son titre d’éclaireur. Guilhem préféra rester à mes côtés pour faciliter la conversation, pendant que Kevin protégeait nos arrières.

— Guilhem, tous ces légatis que j’ai vus, ils viennent d’où ? Vous les connaissez tous ?

— T’en as vu onze. Comme pour une équipe de foot ! Ils sont pas du coin, mais on se connaît tous, du moins sous notre seconde forme. Quand des legs se rencontrent, ils ne cherchent pas forcément à savoir qui se cache derrière la grande gueule qu’ils ont en face d’eux. Ils s’échangent les émotions et les sensations offertes par leurs nouveaux instincts, et ça leur suffit. Expliqué comme ça, ça paraît débile, mais je t’assure que c’est bien plus enrichissant que de donner son nom, de raconter ce qu’on fait dans la vie, d’échanger sur la météo ou de refaire le monde. Ce soir, ils sont là pour assurer la surveillance. Comme on les avait informés que quelque chose de pas clair traînait en forêt, ils se sont proposés pour nous aider à fêter la nomination de notre nouveau meneur. Mais ils feront aussi un break pour participer au plus gros de la cérémonie.

— Donc, je vais les voir. C’est sympa ! Mais comment vous leur avez fait savoir qu’on se réunissait ce soir ?

— Après une transition, on arrive toujours à se retrouver l’un l’autre, c’est l’avantage d’avoir des sens plus développés.

— C’est comme les chats perdus par leurs maîtres et qui retrouvent la maison après avoir parcouru mille kilomètres ?

— Oui, si tu veux, c’est un peu ça, mais en mieux. Après on communique verbalement pour se transmettre des choses qu’on peut pas faire après transition, comme des dates, ou les promos sur les hamburgers. On est très doués pour se faire comprendre. Et surtout on n’attend pas pour transmettre les infos, c’est pas comme au lycée, sourit-il.

— Mais pourquoi seulement onze legs avec nous ?

— C’est arbitraire…(Guilhem m’empoigna le bras et dévia ma course.) Fais gaffe, y’a un trou ici, t’aurais eu les pieds trempés jusqu’au mollet.

— Il fait presque noir. Comment tu l’as vu ? demandai-je, impressionné.

— Je l’ai pas vu, je sais qu’il est là, c’est tout. On connaît bien l’endroit, on a nos habitudes. Je te disais qu’on peut pas se retrouver à cinq cents ici, alors on limite les invitations à ceux qu’on croise le plus souvent.

— Et y’a combien de legs rien qu’en France ?

— Aucune idée ! Et personne ne le sait. Ce qui veut pas dire que ce don soit peu répandu, mais plutôt que ceux qui en profitent n’en font pas la pub. Y’a pas de ghettos legs, de bars legs, de magazines legs, et encore moins de culture leg. Pour l’instant, c’est chacun dans son coin. Et comme tu nous l’as dit une fois, d’autres verront dans quelques centaines d’années comment les choses auront évolué. Mais bon, pour répondre quand même à ta question, les legs se repèrent plus ou moins entre eux. Lewis s’exerce à faire du repérage sans transition, mais c’est pas encore au point. La preuve avec Benoît, qui était pourtant à côté de lui en vie scolaire. Peut-être qu’on pourra se faire aider par Maïwenn pour faire connaissance avec d’autres légatis. Bref, globalement, on doit pas être des millions sur terre. Enfin, je crois, mais j’en sais rien.

— Oui, le don de Maïwenn est assez énorme et pourrait être utile. Et cette facilité de camouflage que vous possédez, c’est tout aussi délirant. Tu m’en avais déjà parlé cet hiver, mais le voir en vrai, c’est une sacrée expérience !

— Ça paraît impressionnant parce qu’on était en pleine forêt et que la nuit tombe, mais notre camouflage reste limité, on n’est pas invisibles non plus. Plus l’environnement est complexe, sombre, avec des couleurs proches de celles des pierres, des troncs ou de certains branchages, et plus il est facile de se camoufler. Du moins si on bouge pas. On arrive à bien moduler la disposition des rayures de notre fourrure, un peu comme le fait le vent sur les champs de blé. Et certaines parties du corps, comme les pattes, se fondent facilement dans l’environnement. Quand tu nous as vus pour la première fois à l’internat, tu risquais pas de t’en rendre compte, on n’arrive pas imiter le lino ou les pieds de lit ! Mais tu verras ça aussi tout à l’heure.

— J’ai comme le sentiment que je vais découvrir pas mal de choses ce soir. Vous avez organisé une démo ?

— En quelque sorte ! sourit-il…(Guilhem pointa droit devant lui.) Sachets de chips en vue, on est arrivé !

Nous sortîmes enfin de la forêt pour pénétrer la vaste clairière, protégée par ses remparts boisés. Proche de nous, le seul chemin dégagé qui aurait dû nous y mener, tel un tapis vert déployé jusqu’au porche d’un palais à ciel ouvert, s’arrêtait net. Il était obstrué par un amoncellement de troncs pourris, de bûches et de broussailles qui en disaient long sur la nature sauvage et peu entretenue de l’endroit.

La nuit s’imposait en douceur. La fraîcheur aussi ! La super lune naissante laquait chaque aspérité d’une fine couche de gloire par sa douce clarté. Encore quelques dizaines de minutes, et elle deviendrait l’unique luminaire sur lequel compter pour se frayer un chemin dans l’obscurité.