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« C'était il y a quatre mois, lors de mon premier face-à-face avec les rigueurs de l'hiver saint-amandois. Trois discrets élèves du lycée où j'exerce comme pion m'ouvraient les yeux sur leur étrange faculté de se transformer en une improbable et redoutable créature. Je fus terrorisé. Mais ils m'aidèrent à surmonter mes peurs pour comprendre leur place dans l'ordre naturel des choses. Je devins leur meneur, et l'un d'entre eux mon gardien. Partager cette expérience dans mon premier témoignage fut éprouvant mais me servit de thérapie post-traumatique. Je restai convaincu qu'après cela plus rien ne pourrait m'effrayer. Jusqu'à ma confrontation avec quelque chose de plus grand, plus fort, imprévisible. Et pour la première fois : maléfique ! Cet ouvrage relate les événements survenus après ceux rapportés dans mon premier témoignage. » Première partie : semaine 1 du lundi au vendredi.
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Seitenzahl: 368
Veröffentlichungsjahr: 2017
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ESPACE DÉDICACE
« Vivre est la chose la plus rare du monde.
La plupart des gens ne font qu’exister. »
— Oscar Wilde
Plus de deux siècles avant les événements rapportés dans Exilium – Livre 1
1771
De nos jours
Un nouveau meneur
Semaine 1 : Lundi matin
Semaine 1 : Mardi après-midi
Semaine 1 : Jeudi midi
Semaine 1 : Jeudi soir
Semaine 1 : Vendredi matin
Ma maman me disait toujours que les monstres méchants n’existent que dans les fables pour enfants. Pourtant, j’en ai vu !
— Un meneur.
Zone des Trois Monts, Province du Gévaudan, France.
— Mon Père, ne dit-on pas que la malebête a été abattue à Sogne d’Auvers par le vieux chasseur Chastel, voilà quatre étés ? Et plus tard la femelle traquée puis tuée par le Sieur Terrisse, au service de monseigneur de la Tour d’Auvergne ?
— Ce n’étaient que des animaux, Victor. Nous ne débusquons pas une bête sauvage, mais un démon envoyé sur terre.
es villageois étaient déterminés à en finir. Aucune alternative à la confrontation : ce soir, la créature qui les tourmentait depuis des mois serait brûlée et ses cendres dispersées en enfer. De l’issue du combat dépendait la survie de la quinzaine de familles de la localité. Toutes avaient prié avec ferveur dans ce sens. Si seulement Dieu condescendait à tendre l’oreille !
Douleur et lassitude avaient nourri la colère des habitants de ce village isolé de la province française, jusqu’à entretenir le projet commun d’une stratégie pour éradiquer la bête. Le mal noir comme ils l’appelaient. Une créature insaisissable car couverte par la nuit pour exécuter ses méfaits. C’est pourquoi personne n’avait hérité du triste privilège de la surprendre près des charniers qu’elle laissait derrière elle. Mais terrifiés furent ceux qui, au détour d’une promenade dans la forêt, croisèrent son ombre. Les témoignages concordaient : cette ombre n’était rattachée à rien ! Comme surgie de nulle part, spontanée, dessinée à même le sol. Mais qui trahissait la présence de quelque chose de dense et bien vivant que la lumière ne pouvait traverser.
Beaucoup d’animaux sauvages tuent pour se nourrir, parce qu’ainsi la nature est ordonnée pour préserver ses cycles et son équilibre. De ce fait, les années maigres, les villageois sacrifiaient quelques moutons et chèvres aux meutes de loups errants. Un accord tacite entre l’humain et le carnassier, pour garantir la paix — et la vie de chacun — face à cette inévitable cohabitation. Une pratique rituelle, rassurante, efficace. Du moins jusqu’à l’arrivée du mal noir.
Après les attaques mortelles portées contre la population locale par des bêtes à la sauvagerie inhabituelle, le Gévaudan avait moissonné la réputation d’une région maudite. Une période ténébreuse qui marquerait l’histoire du pays de façon durable. Mais le contexte était aujourd’hui bien différent ! Dans sa fureur, le mal noir déchirait, broyait, éviscérait le corps de ses victimes impuissantes, pour ne laisser derrière lui que saccage et pourriture dans des mises en scène énigmatiques et dérangeantes que Jérôme Bosch n’aurait pas reniées pour un dernier tableau. Quel genre de bête pouvait éprouver une telle jouissance dans la théâtralisation de la mort ?
En quelques mois, les troupeaux avaient décliné en force et en nombre pendant que la forêt s’était mue en charnier animal. Les troncs des sapins les plus majestueux étaient souillés d’éclaboussures cramoisies. Elles attestaient des combats sanglants et inégaux entre le mal noir et ses proies, désarmées face à la puissance colossale de leur bourreau amoral. Le gibier était devenu rare. Les oiseaux s’étaient tus. La forêt pleurait ses cicatrices en silence. Mais le malheur des uns fait toujours le beurre des autres : tout un univers nécrophage y trouvait son compte !
Les témoignages concordaient sur la nature inhumaine et maline du mal noir, ne serait-ce qu’en raison de la morphologie suggérée par les proportions saisissantes de son ombre. Beaucoup d’interrogations pour une seule certitude : ce n’était pas un simple animal, aussi robuste fût-il. Il était intelligent, calculateur, furtif. Un briseur de vie qui finit par acculer les familles à un choix dramatique : abandonner les lieux, ou passer à l’offensive. Après une lamentation passive calibrée sur « Le Seigneur est avec nous, que Sa volonté soit faite ! », la communauté allait enfin découvrir les vertus de l’action.
Détail troublant : après l’épisode des deux premières « bêtes féroces », suite aux attaques du mal noir, le village n’avait eu à déplorer aucune victime parmi les habitants. Comme si ce nouveau fléau cherchait à terroriser d’abord la population locale en ne touchant qu’à ses biens, ses troupeaux. Une quelconque intelligence pouvait-elle lui être prêtée ? Ou la chair humaine n’était-elle qu’un met de second choix, car pas assez goûteuse ? Personne n’avait été assez téméraire pour partir en quête d’une réponse définitive !
Le soleil était couché depuis plus d’une heure. La nuit déployait son drap opaque avec délicatesse. Les couleurs dorées de l’automne viraient avec subtilité vers un nuancier moins criard qui dans quelques dizaines de minutes serait dilué dans un profond noir bleuté.
Le village, d’ordinaire animé jusque tard, n’affichait plus aucun signe extérieur d’activité. Les femmes avaient reçu pour instruction de se barricader chez elles avec leur progéniture, comme chaque soir depuis maintenant deux semaines. Seule source de lumière autorisée : la flamme réconfortante d’une bougie, que les volets verrouillés empêchaient d’irradier vers l’extérieur.
Par précaution, veuves et orphelins avaient rejoint les plus grandes familles. Les enfants en bas âge restaient assis près de leur mère. Même aux vigoureux jouvenceaux, il ne leur avait pas été permis de participer à la confrontation contre le mal noir. Leur soif d’émotions fortes attendrait une situation plus favorable — et moins dangereuse ! — pour être étanchée.
En sécurité derrière les murs, les familles patientaient jusqu’au retour des hommes partis pour une ultime bataille.
— Maman, ce soir papa va tuer la bête ?
Flora venait de fêter ses dix ans. « Je suis une grande fille maintenant » aimait-elle répéter avec innocence, les mains glissées dans ses longs cheveux bruns bouclés. Mais son regard inquiet résumait à lui seul l’épouvante dans laquelle était plongé le village depuis des mois. Angoisse nourrie par les histoires dramatisées de loups mangeurs d’hommes racontées par les grand-mères. « Ça aide les petits à s’endormir ! » disaient-elles. Les enfants adorent se faire peur !
Malgré la relative douceur des journées d’automne, le gilet de laine et le bonnet n’étaient pas de trop pour affronter la fraîcheur des soirées. Flora était assise, les jambes recroquevillées sur un énorme coussin moelleux en duvet d’oie dont elle partageait la surface avec sa mère. Elle tirait sur sa chemisette de lin blanc pour recouvrir jusqu’au dernier centimètre carré l’extrémité de ses pieds qui peinaient à se réchauffer.
— Je l’espère mon trésor, répondit la maman d’une voix chaleureuse. Voilà tant de soirs qu’il la guette ! Mais tant que tu resteras près de moi et que tu prieras, tu ne risques rien. Papa est le plus fort. (Elle lui adressa un clin d’œil.) Quand la bête ne sera plus, nous irons dans les bois ramasser un plein panier de châtaignes, sans être inquiétées. Puis nous cuirons un gâteau pour ton père, arrosé du miel de tante Charline.
Aussi blonde que sa fille était brune, mère aimante et femme estimée, Aïda fixait la cheminée. Les braises à l’agonie mendiaient une nouvelle bûche de bois bien sec par des crépitements spasmodiques. Mais le chaudron attendrait le lendemain pour sa soupe aux pommes de terre et orties.
Aïda se concentrait sur son travail de couture. Bien que rendu difficile par le peu de luminosité ambiante, il occupait les mains et chassait les mauvaises pensées.
— Et si papa ne revient pas ? surenchérit Flora qui luttait contre le sommeil. Et si le mal noir est plus fort ?
Le point incandescent qui animait la dernière braise s’évanouit. Aïda poussa un soupir. Elle hésitait. Tourmentée elle aussi, elle aurait aimé proposer un espoir définitif à sa fille. Mais elle savait combien il était facile de changer de conversation avec une jeune enfant :
— Flora... Tu veux bien ajouter un joli pompon sur la chemise de ton père ? demanda-t-elle les deux mains affairées dans le panier de couture. (Elle n’attendit pas la réponse de sa fille.) J’ai bientôt fini de la raccommoder, et il me reste un peu de laine blanche, alors je te confie le travail, ton père sera fier de toi. Mais n’en construit pas un trop ventru, ce n’est pas pour sa chemise du dimanche !
Aïda lui tendit la pelote qu’elle secoua pour amuser sa fille. Heureuse d’aider maman, Flora attrapa la boule blanche d’un geste rapide. Dans les combles, ses deux frères jumeaux, d’un an ses aînés, dormaient déjà, le sommeil facilité par le silence et l’obscurité de leur chambre aménagée il y a peu.
Bien mal avisé aurait été le voyageur de passage d’établir son étape au village. Il n’aurait pas croisé âme pour le servir.
Moins d’une demi-lieue plus loin, les hommes forts étaient regroupés autour de leur « piège à démon ». Ils avaient à l’unanimité choisi de l’installer entre les parties les plus escarpées qui dominaient l’ancien champ de feu Boniface, disparu quelques années plus tôt sous la gueule de la première bête féroce. Ce champ de cinq hectares, situé au fin fond de la vallée en demi-lune, représentait l’unique accès vers le village depuis la forêt, tanière naturelle du mal noir, qu’on présumait dépourvu de la possibilité de s’envoler.
Les métayers avaient confiné les troupeaux dans les granges et les remises, pour ne regrouper dans le champ qu’une vingtaine de bêtes grasses et en bonne santé. L’appât ! Un sacrifice lourd, mais nécessaire. Face à ce qui était attendu comme la dernière attaque du mal noir, la fin justifiait la qualité de l’offrande.
Les avancées rocheuses qui surplombaient le pâturage d’ouest en est servaient de limites naturelles à l’enclos ouvert dans lequel les moutons évoluaient. Les bêtes étaient attachées à un épais piquet par une corde dont la longueur autorisait une généreuse surface de pâturage, mais les empêchait d’approcher le piège circulaire central. Elles ne réalisaient pas le rôle de séduction qui leur avait été assigné. Grignoter la verdure restait leur unique raison d’être.
Vu de la forêt, le troupeau se présentait comme un festin servi sur un plateau pour n’importe quelle bête affamée. Mais il n’avait été pensé que pour une seule. Et si la bonne idée lui venait de se montrer — et l’invitation avait était lancée —, elle ne pourrait éviter la fosse préparée à son intention, disposée au beau milieu de son repas du soir.
Deux semaines furent nécessaires pour creuser en plein champ cette trappe aux dimensions impressionnantes. Les hommes du village avaient remarqué que le mal noir ne chargeait jamais les troupeaux deux nuits consécutives, et plusieurs semaines passaient entre chaque attaque. Si c’était un cycle de digestion, personne ne comprenait comment une créature si puissante et demandeuse d’énergie pouvait survivre avec des repas si espacés. Ou alors le village n’était pas son unique garde-manger dans la région !
Le chantier avait débuté juste après la dernière attaque, deux semaines plus tôt. La fosse était si profonde que la lumière n’en éclairait la cuvette qu’à midi. Au fond reposait une herse géante composée de plusieurs plus petites, modifiées pour la circonstance : châssis renforcés et dents d’origine remplacées par de longs pals en acier, disposés en quinconce sur les barres de maintien. Les parois de la fosse, garnies de pieux en pin, ressemblaient à une peau de hérisson géant.
Pour cacher l’entrée du caveau, rendu boueux par les pluies d’automne, le filet attaché en huit points fut recouvert de plusieurs couches de végétation. Quelques buissons suffirent pour dissimuler les jointures de l’ouvrage et lui donner un aspect naturel. Le soin accordé à l’élaboration de la souricière géante la rendait indétectable pour quiconque n’en connaissait pas l’existence.
L’imposant volume de terre généré par l’excavation avait permis l’élévation de deux longs monticules en contrebas des collines, de part et d’autre du troupeau. Des excroissances converties en postes d’observation.
Les bêtes somnolaient sans protection apparente. Il ne restait plus qu’à accueillir le mal noir avec les honneurs !
Les hommes montaient la garde jour après jour, nuit après nuit, sans soupirer, sans se lasser, sans murmurer. Les rotations permettaient à chacun de bénéficier d’un sommeil réparateur indispensable pour conserver un haut niveau de vigilance. Ce roulement autorisait aussi les temporaires et salutaires retours au village pour arracher quelques vivres et vêtements frais aux familles, heureuses de contribuer au maintien du moral des troupes. Même le vieux prêtre était présent chaque soir. Le moment venu, tous compteraient sur ses oraisons pour renvoyer en enfer le démon capturé.
La nuit était bien avancée et aucune créature ne s’était manifestée. Mais les hommes savaient que sa sortie était imminente. Là, dans la vallée. Parce qu’il n’existait nul autre endroit où se restaurer. Et que son dernier repas datait !
L’absence de nuages magnifiait la Lune montante qui exhibait une robe lumineuse bien dessinée. Pouvoir distinguer sans torche ni trop d’effort d’adaptation les formes et les silhouettes environnantes était inespéré, et contrebalançait l’inconfort de la fraîcheur.
Dans l’attente de leur rencontre avec le mal incarné, les hommes tuaient le temps comme ils pouvaient. Tel Victor :
— Chaque soir, je vois ma gentille famille dans le ciel. (Il pointa face à lui avec une grande herbe.) Il y a ma femme Aïda, là sur la gauche, l’étoile rose… Vous la repérez mon Père ? Puis à côté, la plus petite, c’est ma souriante Flora…Au nord, les deux jumelées, ce sont mes chenapans de fils… (L’homme soupira.) Je me demande si quelqu’un là-haut ne nous observe pas aussi…
Allongé sur un tapis de paille, bien caché derrière un des deux agrégats de terre, Victor était prêt à bondir à la moindre alerte. À portée de main, son mousquet à mèche hérité de son grand-père. La quarantaine passée, il paraissait plus vieux que son âge comme on dit. La faute à son corps trapu et son visage marqué par la pénibilité du travail à la campagne. Cinq de ses compagnons, avec lesquels il avait grandi et bâti le village, étaient assis sans mot dire quelques mètres plus loin. Quant à la seconde moitié des hommes, elle composait la garde postée de l’autre côté de l’enclos. Ces six-là se partageaient quelques galettes au miel préparées avec amour par leurs épouses. Un cadeau gourmand pour les aider à affronter les rigueurs de la nuit.
L’esprit chargé de doutes, Victor continuait de contempler les cieux. Il prit une forte inspiration avant de questionner le prêtre, assis à sa gauche sur une balle de paille, une couverture de laine sur les épaules :
— Mon père, pourquoi sommes-nous ici ? Quel péché portons-nous pour mériter le massacre de nos troupeaux ? Pourquoi le mal noir s’attaque-t-il à notre moyen de subsistance, alors que nous ne cherchons que la grâce et la paix ?
Homme grand et mince, le prêtre affichait sa fatigue d’une vie de sacrifice. Son visage impassible, comme hermétique à toute émotion, n’était que l’expression d’un certain recul face aux vicissitudes de l’existence. Une carapace involontaire qui n’entamait en rien les profonds liens d’amitié qu’il entretenait avec chaque habitant du village. Il les connaissait tous, leurs atouts comme leurs faiblesses. Il savait répondre à chacun. Ses nombreux pèlerinages avaient cependant aiguisé sa lucidité : il n’avait pas collecté plus d’explications aux grandes énigmes de l’univers que le commun des mortels. Mais il était comme un phare à l’approche de la côte, un guide sûr pour les familles qui s’adressaient à lui. Il n’envisageait pas de décevoir. Il ne vivait que par les encouragements qu’il prodiguait et la force de vie qu’ils insufflaient.
— C’est peut-être le moyen prévu par le Seigneur pour nous enseigner la patience et l’endurance, s’essaya-t-il avec douceur. Ses voies sont plus hautes que les nôtres, Sa pensée inaccessible. Qui peut mesurer ou porter un jugement sur les chemins qu’Il a préparés à notre attention pour qu’ensuite nous exultions sous une pluie de bénédictions !
— Mais dans Sa grande bonté, réfuta Victor, le Seigneur a dû prévoir un moyen moins douloureux que la destruction et la peur pour nous apprendre la patience ! Le Diable n’utilise-t-il pas les mêmes armes pour nous torturer l’âme, nous tenter et nous faire trébucher jusqu’à devenir des pierres d’achoppement ? Comment alors savoir si nos malheurs doivent nous renverser ou nous fortifier ? À quoi sert l’amour de Dieu s’il est semblable aux souffrances du Malin ?
Le prêtre fixa la voûte étoilée, puis pria en silence dans l’espoir de recevoir une miraculeuse parole de sagesse à dessein de rassurer sa brebis. Mais son timide Amen suivi d’un signe de croix n’escortèrent qu’une invitation au doute :
— Peut-être…Peut-être que ni Dieu ni le Diable ne sont responsables de nos malheurs. (Sa réponse dubitative fit froncer les sourcils de Victor.) Nous ne sommes peut-être que des victimes des aléas de la vie… des marionnettes innocentes dans les mains de dieux farceurs… (Le prêtre baissa la tête puis marqua une pause.) Je vais te surprendre Victor, confessa-t-il, mais une seule certitude me conduit aujourd’hui…
— La foi, mon Père ? coupa Victor qui s’adossa.
— Non, plus important encore : la conviction que c’est nous qui forgeons notre propre paradis. Je ne cherche plus à être heureux, parce qu’il n’y a rien à quérir, le bonheur est déjà là, présent avec nous ! Ce bonheur convoité par tous n’est que le nom donné à cette accumulation des petits plaisirs qui naissent chaque jour que Dieu fait. Malgré la raison pour laquelle nous sommes réunis ce soir, être en compagnie d’un homme tel que toi, riche en belles œuvres et plein d’amour pour sa famille, fait partie de ces joies qui auront construit mon bonheur d’aujourd’hui. Oui, je suis heureux, comme je le fus hier et…
Un timide bêlement suspendit le discours du prêtre.
Les treize vaillants relevèrent la tête par un mouvement synchronisé malgré leur séparation en deux groupes. Toutes leurs ressources mentales se concentrèrent sur les sons environnants. Subordonnés à cet instinct de survie indispensable à la vie en milieu rural, ils répertorièrent une par une les plus infimes couleurs tonales : la brise dans les hautes herbes ; le hululement lointain de la chouette ; le bruissement des feuilles dans les arbres ; le croassement des crapauds amoureux dans la vieille mare à l’orée de la forêt ; le frottement des tissus sur le couchage de paille… et les gesticulations inhabituelles du troupeau !
Pas un homme ne commenta, tous écoutaient. Les mangeurs de galette suspendirent leur mastication !
Le temps se figea.
La tension engendrée par l’attente d’un éclaircissement augmenta le rythme cardiaque des traqueurs. Toute anomalie dans l’environnement ne pouvait être qu’annonciatrice du pire. Les dociles moutons étaient censés dormir, le bêlement n’était pas normal. Mais les animaux rêvent peut-être aussi… Oui, ce devait être une bête qui « parle » dans son sommeil… Voilà, c’est ça ! Rien qu’une fausse alerte. Aucune raison de s’inquiéter !
En l’absence d’événement plus significatif, les hommes relâchèrent la pression, puis troquèrent en silence un sourire complice pour se donner du courage dans cette nouvelle nuit, attendue comme aussi longue que les précédentes. Chacun reprit sa posture initiale, qui étendu, qui assis. Les dégustateurs de galette au miel passèrent au second service…
… Mais le répit fut de courte durée !
Un autre bêlement, plus prononcé que le timide premier, creva la bulle de silence. Puis un troisième, intense.
Les hommes du village abandonnèrent leur position de confort. Debout derrière leur retraite dont ils dépassaient la hauteur d’une tête, ils ne parvenaient pas à repérer ce qui troublait les moutons. Pourtant, ils les observaient sortir un à un de leur torpeur sans que rien de visible paraisse attenter à leur tranquillité.
— Pierrick, tu vois quelque chose ? chuchota Victor à son plus proche compagnon, qu’il rejoignit.
Pierrick et Victor formaient un duo d’amis complémentaires, malgré leurs caractères opposés. Le premier, fonceur et soupe au lait, était conscient de son excès de témérité, aussi affectionnait-il d’être pondéré par le second qui le considérait comme un petit frère, malgré leur infime différence d’âge. Jeune marié sans enfants, Pierrick accordait pourtant toujours autant d’importance à sa liberté et son indépendance, ce qui le conduisait parfois à des prises de risques à l’utilité toute relative dans l’exercice de son métier de charpentier. Mais Victor trouvait le mot juste pour rappeler à son ami que choisir de ne plus vivre seul implique de tenir compte de l’autre dans ses décisions. Pierrick écoutait et aimait qu’on lui parle ainsi. Il le percevait comme une guérison pour son âme, lui qui souffrait toujours de l’absence de ses parents, décédés alors qu’il était gosse. Ils n’avaient pas eu le temps de l’équiper pour affronter la vie.
— Non ! Je ne sais pas ce qui inquiète le troupeau, soupira Pierrick. Je ne vois rien, à part des moutons qui s’affolent.
— Quelque chose les a forcément dérangés, insista Victor. Peut-être ont-ils repéré un loup en bordure de forêt.
Les bêtes s’agitaient de plus en plus, comme si des nuées de moustiques les harcelaient. Par des gestes convenus, les hommes affectés au second poste de garde confirmaient ne rien détecter d’inhabituel depuis leur position.
Le silence de la nuit pesait comme une chape de plomb. Chacun se méfiait des recoins sombres.
— Regarde, des moutons courent dans tous les sens, poursuivit Victor, déconcerté. Ils vont s’étrangler à tourner comme ça autour des piquets. Qu’est-ce qui leur arrive ?
Pierrick cherchait à comprendre, contrarié par le manque de réponses. Personne n’en avait d’ailleurs. Tous étudiaient la scène avec gravité sans pouvoir expliquer cette soudaine anxiété chez les animaux. L’odeur subtile d’un ours brun ou d’un carnassier solitaire pouvait tout aussi bien en être la cause. Mais quelque chose ne collait pas.
— Les gars ne repèrent rien non plus de leur côté, informa Victor. Mais je crois que nos bêtes ne sont pas inquiétées par ce qui circule en forêt, mais par ce qui en est sorti ! C’est comme si quelque chose était déjà…au milieu d’elles ! Et ça les fait se lever au fur et à mesure que ça avance. Seul un esprit malin peut ainsi apparaître. Ça n’a pas de sens !
— Si ! Ça a en a un pour nos bêtes ! répliqua Pierrick, sans détourner son regard des animaux paniqués. Je ne sais pas si elles voient cette chose qui est déjà là sans qu’on l’ait remarquée, ou si elles ne font que la sentir, mais c’est près de nous. C’est même avec nous, et le troupeau cherche à nous prévenir. (Il fixa Victor.) Et nous, on est prêts à recevoir cette chose pour lui botter son gros séant !
Le généreux espace aménagé entre chaque mouton pour empêcher leurs liens de chanvre de s’emmêler rompait la compacité du troupeau. Seul le vent aurait pu circuler entre les bêtes sans se faire repérer ! Et pourtant, s’installait la certitude qu’une présence étrangère usait d’une remarquable faculté de camouflage pour progresser en toute liberté au beau milieu du troupeau clairsemé, à la barbe des humains qui observaient la scène, incrédules et impuissants.
— Est-ce que c’est le mal noir ? s’inquiéta Barthélemy, le plus jeune des douze.
La robustesse et la disponibilité de Barthélemy contrastaient avec sa douce naïveté et sa gentillesse. Surnommé « le grand rouquin » ou « le bon benêt », selon les circonstances, ses taches de rousseur et la couleur rouille de sa chevelure étaient source de bien des taquineries, mais il était trop innocent pour s’en offusquer.
— Tu proposes autre chose ? ironisa Victor, concentré sur le troupeau à la recherche de l’intrus. On est là pour lui, on n’attend que lui, il faut que ce soit lui !
— Mais…Si on ne peut pas le voir, comment on va faire pour lui tirer dessus ? interrogea le rouquin qui paraissait découvrir les raisons de sa présence sur le front.
— Tu te moques de moi ou tu n’as toujours pas compris ? (Victor pointa son mousquet en direction de la fosse.) Tu crois qu’on a transpiré pour rien ? On lui a ouvert une porte vers l’enfer, alors on l’amène là-bas et on ferme le passage. On ne tue pas des démons en tirant dessus.
— Et à quoi elle va servir ton arme ?
— Certaines morts sont moins enviables que d’autres ! (Il montra l’intérieur de sa poche droite.) Ces balles ne sont pas pour le mal noir, mais pour nous…J’espère malgré tout ne pas devoir en arriver là ! conclut-il après avoir fait mine de vérifier le bon équilibre de son mousquet.
Barthélemy déglutit.
— Ça ne sera pas nécessaire, lança-t-il, tout excité. Cette nuit, on se débarrasse de cette chose dans la fosse. Sans la tenir en joue !
— Tu as enfin compris ! se rassura Victor. Mais pour combien de temps ? soupira-t-il à voix basse.
La panique avait gangréné tout le troupeau, la confusion était totale. Les bêtes piétinaient le champ avec frénésie. Certaines tiraient sur leur corde ou les mâchouillaient pour échapper à l’indéfinissable terreur nocturne qui s’était invitée sans se présenter ! L’écho de leurs lamentations avait déjà atteint le village. Femmes et enfants comprirent que cette nuit serait différente des autres.
Derrière son mur de terre, le prêtre observait la scène. Tout homme de foi qu’il était, son visage impassible dissimulait sa peur viscérale de l’indéfinissable, de l’invisible. Dans l’exercice de son ministère, il avait tant de fois tutoyé les puissances occultes qu’il n’avait désormais plus besoin de voir le mal. Il sentait sa présence, peu importe sa forme ! Comme si un sixième sens lui avait été octroyé. Les hommes n’allaient pas combattre un animal, mais autre chose, c’était pour le prêtre une certitude. S’il restait encore à découvrir la nature de cette chose et le monde auquel elle appartenait, cette nuit, il ne s’embarrasserait pas de ces détails.
— Seigneur, le démon est venu, donne-nous la force de le vaincre par ton Esprit… Dieu puissant, Père éternel, accorde-nous la foi nécessaire pour renverser le mal noir et l’envoyer brûler en enfer pour l’éternité…
Sa vieille Bible écornée plaquée sur le thorax, mains tremblantes, le prêtre égrenait son chapelet, hypnotisé par le troupeau paniqué. Voilà qui parasitait la construction de son bonheur du jour ! Victor retourna le rassurer :
— Mon Père, restez là ! Vous n’aurez pas à combattre. Si c’est vraiment le mal noir qui est revenu, on vous fera signe après en avoir fini avec lui.
Les doigts crispés sur ses objets de dévotion, le prêtre rappela à son ouaille le rôle de chacun :
— Par le passé, j’ai vu des choses qu’il n’est pas permis à l’homme de comprendre, et je suis toujours là pour en témoigner. L’issue de notre combat ne fait aucun doute, car Dieu est avec moi…(Il se ravisa.) Avec nous ! Mais j’ai sous-estimé les talents de prédateur de cette créature (Il tourna la tête d’un mouvement brusque pour scruter de nouveau le troupeau.) Faites ce que vous avez à faire, je serai prêt le moment venu pour prononcer la malédiction !
Victor acquiesça puis retourna vers ses compagnons, dépassés par les événements. Il leur transmit le peu qu’il savait :
— Le prêtre croit qu’il s’agit du mal noir, et je pense qu’il a raison. Même si on ne voit rien, il faut lui faire confiance pour ces choses-là, l’esprit de Dieu est avec lui.
— C’est justement pour ça qu’il est là. Il a compris mieux que nous ce qui se passe, souligna François.
Baptisé « la voix de la sagesse » par ses compagnons, François avait un sens aigu de l’observation dans tous les domaines d’activité. Bon père de famille, il avait appris à modeler sa personnalité en fonction de son intuition et de ses élans du cœur, plutôt que chercher à contrôler l’environnement dans lequel il évoluait. Cette relation privilégiée qu’il entretenait avec l’humain et la nature faisait naître chez lui une sagesse peu ordinaire qui forçait le respect et contribuait à la sérénité de ceux qui l’écoutaient.
— Et j’ai remarqué autre chose, poursuivit François. Mes amis, observez bien le troupeau !
— Côté sud, vers la forêt ? demanda Victor qui nota la direction vers laquelle son compagnon examinait le champ.
— Oui ! Tous les moutons sont affolés, mais les plus proches du bois sont les plus effrayés, ou plutôt avant les autres. Et il y en a de plus en plus, ça avance, comme une vague sur un étang. Certains font même de grands sauts sur le côté, comme s’ils étaient rejetés !
— Comment ça, « rejetés » ? frissonna Victor.
— Cette chose qui a infiltré le troupeau, mal noir ou pas, examine son repas sans se presser, et se débarrasse des morceaux qui ne sont pas à son goût !
Victor sourit devant cette explication fantaisiste.
— C’est un animal, comment il choisirait les bêtes ?
Les six hommes se concentrèrent davantage sur la façon dont s’agitaient les éléments du troupeau, dans l’espoir de corroborer les constatations du sage François. Il devint alors évident aux yeux de tous que le mal noir se livrait à un filtrage méthodique de ses morceaux.
— Doux Seigneur ! C’est donc comme ça qu’il opère ? réalisa Victor, effrayé. Il massacre nos bêtes par pur plaisir, tout ça pour choisir les meilleures ? Qui lui a donné un tel esprit de destruction ?
— C’était bien la peine qu’on prenne les plus grasses, ajouta Barthélemy qui crut faire avancer le débat.
— Quel genre d’animal peut agir ainsi ?
François attrapa l’épaule de son compagnon pour forcer son attention :
— Tu n’as pas encore compris, Victor ? Si le prêtre a tenu à rester avec nous, ce n’est pas pour traquer une bête normale. Personne ne sait ce que c’est, personne ne l’a jamais vue. Notre seule certitude : ça ne nous a pas porté bonheur jusqu’à maintenant. J’espère que le Père a conscience de ce qu’il fait et surtout qu’il sait comment le faire !
Pendant que le prêtre révisait ses incantations à voix basse, les douze hommes observaient avec inquiétude le troupeau paniqué, prisonnier d’un enclos profané par un ennemi sans visage. Puis le brutal catapultage d’une autre bête dans les airs chassa les derniers doutes et confirma les effrayantes conclusions de François. Victor accompagna son haussement d’épaules d’une grimace quand le premier quintal de viande flasque percuta le sol avec violence.
— Parbleu ! sursauta Victor. Cette chose est démente !
— Nous cherchons à provoquer cette rencontre avec le mal noir depuis des semaines, et vous êtes surpris maintenant qu’il est là ? tonna le prêtre qui avait rejoint le groupe. Il circule parmi les bêtes sans être inquiété et nous n’avons aucune idée de ce dont il est vraiment capable. Quand il aura remarqué votre présence, il vous ignorera, parce que vous ne pouvez chasser ce que vous ne pouvez voir. Alors, agissez ! Acculez-le là où vous savez ! C’est cette nuit où jamais, pensez à vos familles, à notre survie, à l’avenir de notre village !
Tous les habitants du village admettaient devoir affronter une entité violente, énigmatique, peut-être étrangère aux lois naturelles. Le prêtre avait d’ailleurs pris soin d’ajouter une couche de mystère ésotérique pour les sensibiliser davantage à la singularité de leur nouvel ennemi. Tous reconnaissaient l’inutilité des armes à feu, et à plus forte raison des fourches. Ils comptaient plutôt sur leur stratégie pour acculer le mal noir vers la géhenne.
— Regardez, en face ! s’exclama Barthélemy.
Derrière le second poste d’observation, les hommes exécutaient d’amples gestes circulaires avec les bras, comme pour signaler quelque chose… qui ne tournait pas rond !
— Qu’est-ce qu’ils essaient de nous dire ? s’alarma Pierrick. Vous distinguez autre chose ?
Le premier groupe se concentra une fois de plus sur le troupeau hystérique, dans l’espoir de vite établir une corrélation entre le signal et le comportement des bêtes. L’excitation générale leur rappela combien ils étaient conscients de la fragilité de leur stratégie empirique pour éliminer le mal noir. Ils redoutaient la faille, l’imprédictible grain de sable !
Aux mouvements frénétiques des animaux apeurés, ils réalisèrent que leur crainte prenait forme.
— Oh Seigneur ! bondit Pierrick. Il contourne la fosse… CETTE CHOSE MASSACRE LE TROUPEAU EN CONTOURNANT LA FOSSE ! hurla-t-il, sans s’émouvoir des effets désastreux que son manque de discrétion pourrait provoquer.
Du milieu des bêtes malmenées s’éleva un crissement de chair accompagné d’un insoutenable bêlement de douleur. L’instant d’après, le gargouillis des viscères relâchés mêlé au craquement de membres broyés glaça le sang des observateurs. Les plaintes convulsives du mouton à l’agonie accentuèrent la confusion de ses congénères, dans l’impossibilité de fuir leur bourreau furtif. Le mal noir était à l’œuvre, en plein champ, engagé dans un nouveau massacre pour célébrer son festin dans une indécence renouvelée.
— Il est là, on ne le lâche plus ! avertit Pierrick.
— Tout le monde sait ce qu’il a à faire, mais soyez prudents ! rappela François, jamais avare de conseils de prudence. Nous n’avons aucun moyen de prévoir ses réactions.
Pendant que ses compagnons de talus s’éloignaient, Pierrick et Victor envoyèrent un signe à ceux d’en face. Le signal qui marquait le début de l’offensive.
Au sein de chaque groupe, celui qui gardait le briquet à silex alluma la première torche, laquelle servit pour enflammer les suivantes. À la faveur du chaos et des plaintes animales, les hommes s’éloignèrent de leur retraite, chacun avec son flambeau. Sans traîner, ils se répartirent à intervalles réguliers au-delà de l’enclos, jusqu’à former un gigantesque trois quarts de cercle fermé par les pans les plus abrupts du relief, à l’entrée nord du champ. Vue d’un oiseau en vol, la scène ressemblait aux couches d’un oignon boursouflé tronqué à sa base : au cœur, la fosse ; autour, le troupeau ; plus fine, la formation en arc de cercle des villageois ; puis sur la périphérie, comme une pelure, la forêt. Les hommes n’essayaient pas de cerner le mal noir, ce n’était pas un cochon à attraper par les oreilles pour le convertir en jambon. Leur réflexion était plus aboutie. Si la bête avait besoin de manger pour vivre, c’est qu’elle était assujettie, au moins en partie, à des contraintes très terrestres. Extrapoler jusqu’à penser qu’il devait craindre le feu paraissait issu du bon sens.
D’un coup de pied énergique, les hommes basculèrent les lourds fûts disséminés le long du vaste complexe de rigoles creusées entre la forêt et le troupeau. Un mélange visqueux de bitume, de pétrole et de résines distillées se déversa à grands flots dans le dédale de canaux. En peu de temps, le ruisseau noirâtre alimenta les tranchées secondaires pour former un labyrinthe poisseux dont la surface lisse et brillante renvoyait l’image opaline de l’astre de nuit.
Avec prudence, les hommes abaissèrent leurs torches.
Un mur de flammes embrasa la rivière toxique et condamna le passage naturel entre le mal noir et la forêt, au son du sifflement des bulles de bitume éclatées. Hommes, bêtes et démon étaient désormais enfermés au cœur d’une même prison, un arceau flamboyant d’un hypnotique bleu-orangé que la chaleur rendait infranchissable.
Les combattants resserrèrent leur rang à l’intérieur du rempart ardent pour contraindre l’ennemi à fuir vers le nord, où le relief réduisait le passage, là où la fosse qui barrait l’unique couloir vers la sortie attendait sa victime ! S’il leur était impossible d’anticiper les réactions du mal noir devant le feu, ils misaient sur un comportement similaire à celui qu’adopterait un animal sauvage : la fuite.
Concentré sur son repas, la créature ne remarqua pas tout de suite la falaise embrasée. Au fur et à mesure que les douze réduisaient leur cercle et se rapprochaient du troupeau, la clarté vacillante des flammes révéla l’horreur du carnage : des moutons disloqués et éventrés agonisaient dans leurs entrailles encore fumantes. Les convulsions spasmodiques des bêtes, captives de leur dernier souffle, rendaient insupportable la vision des manteaux laineux éclaboussés sur les tissus lacérés. Les chairs meurtries fusionnaient avec les herbes saturées d’un sang rouge-noir poisseux écœurant.
— Vous distinguez quelque chose ? demanda Pierrick à ses compagnons… VOUS LE VOYEZ ? répéta-t-il plus fort.
— À L’OUEST… IL EST LÀ… IL EST… IL Y A UN TROU DANS LA NUIT… ON DIRAIT QUE LA NUIT BOUGE ! cria Victor, terrorisé par la vision qui s’offrait à lui.
— La nuit bouge ? s’étouffa Pierrick.
Pour la première fois dans l’histoire du village, des humains surprenaient le mal noir en pleine folie meurtrière. Les hommes pressèrent le pas pour tenter d’identifier la nature de la forme indistincte à l’imposante stature qui avait surgi du troupeau, mais que la barrière de feu ne semblait pas troubler.
Encore deux cents mètres.
La bête sortie de l’enfer paraissait défier les misérables et insignifiantes créatures humaines. Il était impossible de déterminer s’il leur faisait face ou leur tournait le dos. Toujours en mouvement, le groupe ne parvenait pas à détourner son regard du cauchemar vivant qu’ils étaient sur le point d’envoyer en enfer.
Le démon n’était plus qu’à une centaine de mètres.
Les hommes remarquèrent qu’il reflétait — ou peut-être imitait — l’environnement dans lequel il évoluait, tel un miroir organique. Il utilisait les ténèbres comme une armure. On aurait dit que la nuit dansait avec lui ! Une aptitude naturelle au camouflage d’une stupéfiante efficacité, mais parasitée par la luminosité fluctuante du mur de flammes. Les villageois parvinrent à se faire une vague idée de la forme de leur ennemi. L’aura qui l’enveloppait esquissait la silhouette grossière d’une sorte de quadrupède massif doté d’une tête démesurée. Aucun animal connu ne lui était comparable. Une bête terrifiante dont le mystère créait une dangereuse fascination !
Victime de sa témérité, Pierrick courut à perdre haleine au cœur du troupeau sinistré pour provoquer l’ennemi dont les proportions devenaient plus menaçantes à chaque pas.
— RESTE OÙ TU ES ! hurla Victor à son compagnon.
Le mal noir ne paraissait pas s’inquiéter du traquenard installé autour de lui. Peut-être son instinct lui dictait-il que sa puissance le plaçait au-dessus de la chaîne alimentaire.
Pierrick, le front brillant de sueur, s’immobilisa à moins de dix mètres de la forme.
— QU’EST-CE QUE TU ES ? vociféra-t-il à la bête.
Plus en arrière, ses onze camarades observaient la scène avec effroi, paniqués à l’idée que Pierrick fasse tout échouer. Dans une manœuvre rapide et d’une grande souplesse eu égard à l’imposante masse à déplacer, le mal noir fit face à son provocateur qui recula de quelques pas. Tel un ours sur la défensive, la créature bascula en position debout. Désormais à découvert, l’éclat de la prison de feu révéla un corps d’un noir profond dont la tête culminait à deux hauteurs d’homme. Pierrick tituba et trébucha. Puis, dans un sifflement mêlé d’un grognement rauque, l’imposante bête reposa ses deux pattes avant dans un bruit de tonnerre. Immobile, train arrière relevé, la ténébreuse créature adopta la posture du chat amusé devant une souris au destin ratifié.
Les autres combattants pressèrent le pas pour rejoindre leur compagnon en danger. Ils savaient que le mal noir leur faisait face, qu’il les observait avec attention. Ils avaient déjà plus ou moins repéré l’emplacement de sa gueule béante par le sang qui la maculait. Mais l’absence d’yeux ajoutait au malaise causé par l’impossibilité de définir la réelle nature de la chose. Ils formèrent devant le mal noir un barrage en arc de cercle dont le centre menait droit sur la fosse. Cette fosse que l’ennemi avait réussi à contourner. À la force du nombre, fourches tendues et armes en joue, ils crièrent pour le contraindre à reculer jusque vers sa tombe, une quinzaine de mètres en arrière. Un exercice de repérage rendu difficile par la stratégie de la créature, dont l’efficacité du camouflage nocturne résidait dans son immobilité. Mais il était bien là, devant eux. Si le risque d’une fuite suicidaire au travers des flammes existait, plus personne ne voulait y croire.
À l’abri derrière son talus, les mains serrées contre son livre sacré, le prêtre observait avec effroi la scène cauchemardesque qui se jouait devant lui.
— ALLEZ, BOUGE-TOI, DÉMON ! explosa Pierrick, la bave aux lèvres. TU COMMENCES À AVOIR PEUR ?
Contrarié par son impuissance, Pierrick cessa de braver la bête sans détourner son regard de la menaçante silhouette, dans l’attente que ses compagnons le rejoignent.
Les onze avançaient avec prudence et à petits pas en direction de la fosse. Ils hurlaient pour obliger l’ennemi à fuir vers le nord, les cris de provocation d’autant plus énergiques que la distance qui les séparait de la chose s’amenuisait. Mais le mal noir restait stationnaire. Aucune réaction offensive ni même défensive. Ses mouvements lents de la tête, comme une algue molle soumise aux aléas de la marée, aidaient à discerner sa localisation, mais la chose refusait de se déplacer ! Les hommes furent alors contraints de stopper la marche et maintinrent une distance de sécurité. Irrité par l’incertitude qui s’installait, le prêtre abandonna son bouclier de terre pour rejoindre les douze traqueurs au pas de course.
— Chassez-le ! CHASSEZ-LE ! ordonna-t-il entre deux inspirations. Ne vous arrêtez pas, REPOUSSEZ-LE !
Arrivé près du groupe, il ne prit pas le temps de retrouver son souffle et tança les combattants :
— S’il avait voulu vous attaquer, ce serait déjà fait ! Son repas est terminé, vous ne l’intéressez pas. (Le prêtre brandit sa Bible au-dessus de lui.) CONTINUEZ D’AVANCER, NE VOUS ARRÊTEZ SURTOUT PAS !
Il paniqua quand il crut voir la bête tourner la tête vers lui et le fixer d’un regard pourtant absent.
— ENVOYEZ-LA DANS LA GÉHENNE ! explosa l’homme de Dieu pour conjurer sa peur.
Les douze combattants se rapprochèrent d’un petit pas de l’ennemi puis s’égosillèrent pour forcer son repli. Ils n’eurent à attendre qu’une poignée de secondes pour que le léthargique mal noir consente à engager un timide recul. Sans doute moins par crainte que par lassitude. La horde humaine ne devait représenter à ses yeux qu’un groupuscule de cafards aussi belliqueux que pathétiques. Peu importe ! Ses quelques pas en arrière, aux mouvements d’une grâce troublante, encouragèrent la troupe à intensifier la traque.
La fosse n’était plus qu’à une douzaine de mètres.
Si une violente offensive restait toujours possible, les hommes chassaient cette option de leur esprit par des cris de plus en plus puissants au fur et à mesure que la distance entre la fosse et la bête diminuait.
Dix mètres.
Aucune attitude belliqueuse de la part du mal noir. Il reculait au même rythme que la troupe, sans fuir. Un pas de danse parfait. Le ballet avant le banquet. Le prédateur jouait. Une fois lassé, il passerait… au dessert !
Le mur de flammes avait gagné en intensité et la chaleur devenait perceptible jusque près de la fosse.
— Ne restez pas là mon père ! ordonna Victor. Ça peut être dangereux.
— Je sais ce que je fais ! chapitra le prêtre qui avançait avec le groupe. CONTINUEZ !
Le bitume brûlé épandait son odeur âcre. Le crépitement des flammes se mêlait aux bêlements des moutons à l’agonie et à ceux, moins soutenus, des bêtes épargnées, satisfaites que le mal noir ait interrompu son repas.
Derrière l’ennemi qui reculait toujours, l’entrée de la fosse attendait à moins de trois mètres.
Encouragés par l’approche de la victoire et pressés d’en finir, les hommes s’époumonèrent, malgré leurs cordes vocales endolories. Ils accélérèrent le pas pour précipiter la chute du démon dans sa dernière demeure. D’une impatience palpable, rendu furieux par la vue des moutons éventrés et le souvenir des massacres passés, Pierrick se détacha du groupe qu’il contourna au mépris des avertissements de ses compagnons. Sans se soucier de sa propre vie, il fonça tête baissée, fourche en avant, en direction du flanc de la créature du Diable qu’un rien devait suffire à faire basculer dans le vide. Puis il bondit pour augmenter sa force de frappe et dans un ultime cri de colère se jeta sur la créature… qu’il manqua !
Avec un grognement à la fois grave et strident, le mal noir plaqua Pierrick au sol d’un coup de patte et fit voler son arme rudimentaire. L’homme hurla de douleur quand il sentit les pointes pénétrer sa chair. Il comprit qu’il n’était pas retombé sur sa fourche dès il l’aperçut virevolter dans les airs pour disparaître dans la nuit.
— LES GARS, ON Y VA TOUS ENSEMBLE ! commanda son ami Victor, affligé par le sort de leur compagnon.