Fracassés - Julien Daluis - E-Book

Fracassés E-Book

Julien Daluis

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  • Herausgeber: Lucien Souny
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2021
Beschreibung

François Guéronce, responsable de la protection de l'enfance, croise le destin de la famille Lagronie, des gens du voyage...

François Guéronce vient d’être nommé responsable de la protection de l’enfance. Si cette promotion récompense ses valeurs et son travail, il la doit également à sa femme et à ses parents, pour leur disponibilité et leurs sacrifices.
Le flot d’histoires tragiques que son nouveau service charrie le conduira vers la famille Lagronie, dont le quotidien repose sur la capacité de débrouille du père, qui a le cœur au bord des coups, et de la mère, globalement dépassée. Lili, l’aînée, treize ans, profite de sa liberté autour du camp.
Deux destins qui n’étaient pas faits pour se croiser. L’impact sera violent et projettera les protagonistes dans une course à contre-courant, douloureuse.
Julien Daluis signe un thriller dont le réalisme et l’humanité permettent d’appréhender l’enfance en danger. Par le biais d’un scénario infernal, l’auteur livre une vision éprouvée d’un univers méconnu, où le tragique côtoie les rires d’enfants. Il avait à cœur de partager avec le lecteur ce monde complexe, détonant et déchirant. Un premier roman « coup de poing ».

Ce thriller réaliste et humaniste entrainera le lecteur dans le monde douloureux de la protection de l'enfance...

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

J'ai passé un magnifique moment, trop court, un formidable roman noir écrit tout en délicatesse, poignant, captivant, maîtrisé et d'une tristesse singulière. On ne peut être qu'impuissant mais pas indifférent. Un auteur qui mérite d'être mis en avant et que je vais suivre. - pbrient, Babelio

Voici une lecture que j'attendais autant que je redoutais et qu'il convient de lire au bon moment pour en supporter tout le réalisme. Voici une histoire, certes fictive, mais tellement réaliste qu'elle donne au lecteur le sentiment de se prendre une gifle qui lui laisse une marque indélébile dans le cœur. Voici un roman percutant et juste qui sait nous faire réfléchir sur ce que l'on croit savoir de notre monde. Un très bon premier roman qui promet la percée d'un nouveau grand nom d'auteur dans l'univers du polar français ! - Les lectures de Pampoune

L'auteur nous offre un roman noir, dur et tellement réaliste que ça en devient glaçant. Une histoire glauque qui malheureusement n'aura pas de happy end. -  Chronique de Jess, Livres Addict

À PROPOS DE L'AUTEUR

Julien Daluis est né, a grandi et vit près de Chartres. Il avait à coeur de partager avec le lecteur cet univers complexe, âpre, détonnant et déchirant. Un premier roman, bluffant de réalisme et d'humanité.

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Ähnliche


Contenu

Page de titre

Dédicace

Dans la boue enveloppante…

Quel beau dimanche !

L’effervescence de ce début de soirée…

Comme chaque lundi…

Eddy dort du sommeil du juste…

23 mars.

Réunion à l’extérieur terminée…

Sortie d’école.

Je ne sais pas pourquoi…

Cinq nuits…

Dans ma berline…

Les sons provenant de la salle télé…

Sous la ventine…

Au-delà de sa façade unie…

Dans la cour du tribunal…

— Tu comprends ce que je te dis ?

Le président fait face à l’assemblée.

Le mot de l'éditeur

Bonus littéraire

Dans la même collection

Copyright

À ma compagne, à mes filles, et à la chance qu'on a.
Dans la boue enveloppante, alors que la coulée charrie le sang de ma vie coupable, je revois cette porte se fracasser sur mes doigts. Puis toi, que j’aurai aimée de trop loin ; d’une institution indépassable, que cela dépasse ou qui s’en fout.
Quel beau dimanche ! Visière relevée, je hume les parfums de ce petit matin bienveillant. Côté champs, sous un soleil radieux, l’horizon plat voit déjà le ballet des tracteurs affairés. Côté rivière, le ciel offre un contour sans taches à la vallée de la Layre, qui arrive, comme moi, à la longère de mes parents. Dans ce recoin de Archeval, ses murs ne laissent voir la cour, le lavoir et le potager qu’à ceux qui sont invités à entrer. Tout juste devine-t-on, à travers la rangée de cèdres, la grange en torchis, où mon père entrepose son fatras, invraisemblable témoignage de sa peur originelle et paysanne de manquer. Béquille sortie, j’ôte mon casque et devine alors Sabine, au loin, rentrant chez elle. Malgré moi, je repense à son soutien-gorge, à son ventre plat et à ses lèvres offertes, quelques années plus tôt.
Je pousse le portail, longe la terrasse arborée et jette un œil par la porte entrouverte de la cuisine, où, dans un bol en grès, le café attend patiemment que mon père finisse son Huma Dimanche. Je toque. Pas de réaction. Je frappe donc un peu plus fort. L’ancien cantonnier déploie alors douloureusement son ossature solide.
— Tu n’es pas fou de taper si fort avec ta mère qui dort ?
— Bonjour quand même papa.
Il passe sa main sur sa barbe grisonnante, me colle quatre bises, puis, frôlant la sangle de son fusil suspendu, empoigne sa gâpette et file pour le traditionnel tour de jardin. Dédaignant le purin d’ortie, qui macère en nous piquant les narines, nous échangeons quelques mots sur les raies de pommes de terre buttées, les fraisiers en fleurs, l’oseille dépressée, les plants de tomates tuteurés et les innombrables semis. Puis, devant le lavoir, je lui annonce que Guillaume va me rejoindre.
— Tu ne m’ôteras pas de l’idée que s’il n’avait pas été fils de toubib, ce n’est pas une pharmacie qu’il tiendrait le Guillaume. Il visserait des boulons à la chaîne, comme tout le monde !
— Je sais papa.
— Nous on s’est saignés pour ton droit. Ta carrière, ça ne s’est pas fait tout seul, me lance-t-il dans la foulée, avant de repartir vers la maison.
— Je sais papa, répété-je sans qu’il m’entende.
Quand je reviendrai, vers midi, il se sera sans doute adouci ; Émilie et les filles seront arrivées. Je file dans la grange et en profite pour mettre un peu d’ordre dans mon matériel désuet : des lancers, moulinets, émerillons ou leurres, rangés dans les boîtes rouillées de ma jeunesse, à bonbons, à clous ou à cigarillos. Comme le temps passe ! Je prends ensuite le treillis que mon père a gardé de son service militaire, l’enfile même s’il me serre un peu, attrape ma musette et sors. Je me retrouve alors nez à nez avec Guillaume. Son chapeau de cuir recouvre ses cheveux gris et ses bras, contournant son ventre rebondi, portent péniblement son fourreau et sa chaise de pêche.
— Salut, camarade ! Pas la peine que je passe saluer ton paternel je suppose ! s’exclame-t-il en lâchant, soulagé, ses affaires à ses pieds.
— Ici, les suppôts du patronat, on les conchie, tu sais bien, répliqué-je en l’embrassant.
Sous les doux rayons du matin, alors que la fraîcheur offre encore une légère brume, nous nous installons dans la vieille barque, puis remontons lentement le courant. Les berges d’herbes fines et de joncs laissent des reflets dans l’eau claire, où les bancs de blancs défilent.
— Alors, monsieur change de travail ? Tu as encore trouvé un moyen de te tuer à la tâche pour un salaire de misère ? me demande-t-il.
— Pourquoi ? Tu veux payer plus d’impôts ?
— Non, tu as raison.
Puis nous montons patiemment nos cannes au coup. Eschées de tronçons de vers, nos lignes évoluent ensuite dans le courant rutilant et piquent vairons ou goujons, qui remplissent gentiment la bourriche.
— Et ça fait quoi, alors, chef de l’aide sociale à l’enfance ? questionne-t-il.
— Chef de l’ASE ? Ça dirige le plus grand service du conseil départemental, celui qui traite les infos sur les gamins en danger, les arrache aux familles quand c’est chaud, les accueille et les accompagne. J’attaque demain.
— Oulah ! Moi, je les placerais tous, ces petits. Quand on voit les parents… Tu es au courant quand même que dans un an, quand la droite va gagner les cantonales, ça sera la chasse aux sorcières ? Et pour eux, tu auras un nez crochu et un grand balai.
Je le sais, oui, c’est le jeu. Guillaume semble réfléchir un instant, puis ajoute :
— Tu sais aussi que c’est exactement ce qu’il ne te faut pas, comme métier ?
Tout en décrochant ma dernière prise, je lui demande machinalement pourquoi.
— Déjà, tu ne supportes pas l’injustice. Et dans le vrai monde, mon gars…
Je continue à m’affairer sur mon malheureux poisson. Je récupère mon hameçon, mais le vif n’est plus très vaillant. Alors, je le rejette à l’eau, en espérant qu’il s’en remette.
— N’importe quoi.
— Et puis c’est connu. Le social, c’est plein de gonzesses ! s’esclaffe-t-il. Parce que les doigts que tu as perdus à Cousy-la-Source, te connaissant, il devait bien y avoir une histoire de fesses là-dessous. Il ne faudrait pas que tu en perdes d’autres.
C’est ce que j’aime chez Guillaume : il sait ce qu’est l’amour fraternel, et rien de ce qui est secondaire n’a d’importance pour lui. Comme à chaque fois, et même si cela ravive les plaies de mon passé douloureux, je rentre dans son jeu :
— Quand je pense que c’est maintenant que mon meilleur pote vend du Viagra que j’ai arrêté les conneries…
— Et elle le sait, Émilie, que tu as eu une période faste ?
— Non.
Sur la barque, godillant au fil de l’eau, nous tentons ensuite notre chance près des souches, des trous d’eau ou des nénuphars, et jouissons littéralement à la vue des bouchons plongeant sous les attaques de perches. Puis, près des bois morts immergés, nous faisons défiler nos lignes à brochet. Après que Guillaume a pris des nouvelles de Louanne et de Juliette, je lui demande où il en est, lui, avec sa Marianne.
— Nulle part. Je dois avoir le tuyau percé ou une vieille ch’touille.
Je ne sais pas pourquoi, je lui dis que dans mon service, je vais aussi m’occuper de l’adoption.
— Et le seul ami qui pourrait m’aider est pathologiquement honnête. Tu avoueras que je ne suis pas verni, marmonne-t-il en regardant devant lui.
Quelques heures plus tard, j’attrape un nouveau poisson dans la bourriche, quand Guillaume se lève en faisant tanguer la barque, relève le couvercle de sa chaise, puis trifouille bruyamment à l’intérieur. Je vais pour le sermonner quand je le vois sortir, sourire aux lèvres, une bouteille de savigny-lès-beaune, et un petit carton renfermant deux verres et deux Bolivar. La partie de pêche se finit donc d’un œil distrait. Nous nous délectons du bourgogne et de nos souvenirs, entre deux nuages de fumée blanche.
Matériel rangé et barque amarrée, je quitte Guillaume à contrecœur, puis rejoins la terrasse de la maison parentale, où Émilie, en pantalon de toile et débardeur blanc, est assise sous le grand tilleul. Sa blondeur, traversée de rayons perçants, offre à son visage un teint lumineux. De sa bouche fine et duveteuse, elle donne des bisous magiques à Louanne, notre bébé, qu’elle tient d’un bras enveloppant ; de sa main droite, elle aide patiemment Juliette, notre grande de sept ans, à parfaire ses bracelets. Je les embrasse, puis m’assois à la table de fer forgé, où ma mère boit sa sempiternelle infusion au miel. Elle lève la tête, me fait une bise, puis replonge dans son roman à l’eau de rose.
Le soir, de retour chez nous, je lis une histoire aux filles, puis bulle un peu sur le canapé de la véranda. Je profite du soleil finissant sur l’horizon, qui nimbe le ciel d’une teinte rosée dont je ne me lasse pas. Puis Émilie, de la chambre, m’invite à la rejoindre. De belles minutes après, la fenêtre ouverte offre une légère brise à nos corps humides, et elle s’endort au creux de mon épaule.
Sous la clarté de la lune, je pense, moi, à ma prise de fonction. Demain, déjà. Petit à petit, l’air semble se rafraîchir. Me revient le jour où mon directeur général a décidé de me nommer. Je revois son bureau, encadré par les bustes de Marianne, Zola et Jaurès, son regard sourcilleux et sa dernière phrase, surtout, avant de refermer la porte : « Vous verrez, vous n’en sortirez pas indemne, si je puis dire, monsieur Guéronce. »
***
J’ai mal dormi. Je me lève, avale mon café noir en silence, puis file dans la salle de bains. Quelques minutes plus tard, alors que le pavillon s’ébroue à peine, la glace de l’entrée reflète mes tempes grisonnantes, mon regard noir et l’anthracite de mon costume neuf. J’ouvre la porte et file. Direction : la protection de l’enfance.
Sous les lueurs du petit matin défilent les kilomètres de plaine, une succession de champs jaune colza, blé vert ou terre, faute de mieux. Suivis de leurs nuages de poussière, entre les rares bosquets gardés pour la chasse, les tracteurs papillonnent déjà. J’aime l’ambiguïté de ces paysages faussement monotones, tristes et beaux à la fois. Au fil de l’eau surgissent des chapelets de demeures aux enduits grisâtres ou aux petites briques rouges. En regardant ces bribes de maisons historiquement dévolues aux ouvriers de ferme, je ne peux m’empêcher de penser que, dans mon service, il y aura des petits de ces familles. Ici, c’est misère, RSA et débrouille. L’or jaune est dorénavant récolté par les moissonneuses-batteuses détenues par les propriétaires des fermes céréalières, dont je devine les remparts protecteurs, loin dans la campagne. J’arrive enfin à la rocade, où mon regard, comme par réflexe, se pose sur le camp des Ravélis, un dédale de caravanes hirsutes cernées par un mur gris. Là aussi, des jeunes ont dû être placés. Puis, comme une évidence posée sur la ville, l’église trône face à moi. C’est l’édifice phare de cette préfecture bourgeoise figée dans son luxe d’antan.
Je passe le pont de pierre et me gare, enfin, face à l’entrée du conseil départemental. Sous les lettres d’or à l’effigie de l’institution, je pousse la porte vitrée, délaisse l’hôtesse et l’escalier menant aux élus pour rejoindre le bâtiment du social.
La porte du bureau de ma future directrice, Mme Gravière, s’ouvre alors sur un regard vert glacé.
— Je pensais que vous me feriez appeler, m’indique-t-elle. Mais j’oubliais que vous venez de la collectivité.
— Oui, mais je découvre…
— En tout cas, vous connaissez bien le directeur général apparemment, me coupe-t-elle d’un air pincé en retournant s’asseoir.
Longiligne, avec ses courts cheveux grisonnants et ses lunettes carrées, elle me fait l’effet d’une sauterelle desséchée. Son bureau pâle est agrémenté d’armoires et de dossiers étiquetés, où seul le tableau éculé des horloges liquéfiées de Dali, centré au cordeau au-dessus d’elle, offre un semblant d’humanité désuet. Je suis à peine assis qu’elle égrène déjà la kyrielle des difficultés qui m’attendent : horreur des situations, lourdeur des responsabilités, pression de la hiérarchie et des juges, contraintes budgétaires, management des cadres…
Après de longues minutes, quelqu’un frappe à la porte et, sous l’improbable sourire de ma nouvelle directrice, apparaît une petite dame brune aux épaules tombantes. Mme Veilleux, la chef de service en partance. Ma supérieure m’invite alors à profiter de la semaine de tuilage qui s’annonce puisque après, « bien-sûr », je n’aurai plus droit à l’erreur. Elle me serre enfin la main. Je vois qu’elle remarque, sans dire un mot, l’absence de mon annulaire et de mon majeur. Je pars donc avec Mme Veilleux. Après quelques dizaines de mètres, nous débouchons dans un couloir aux murs ternes, parsemé d’entrées grisâtres. Je sens alors une odeur connue, que je mets quelques instants à identifier. Il s’agit d’effluves de sueur d’enfants, ceux, âcres, de la fin de journée, avant la douche. Presque solennelle, Mme Veilleux m’arrête alors.
— L’entrée du service, monsieur Guéronce.
Je jette un œil par la première porte entrebâillée : une jeune maman, assise de dos, fait face à une fillette d’environ dix-huit mois, qui, tototte en bouche, tripote de grosses pièces de puzzle. Une éducatrice semble figée sur une chaise, au second plan. Répondant à mon bonjour, la mère affiche, sous les grands yeux de la petite, ses traits émaciés, ses piercings et ses cernes.
— La salle des visites parents-enfants, monsieur Guéronce, m’informe Mme Veilleux semblant s’impatienter.
Je la suis. Je ne peux m’empêcher, quand même, de regarder par la seconde porte entrouverte. J’y découvre une pièce saturée, où des centaines de dossiers surchargent des armoires métalliques repues.
— La classothèque, monsieur Guéronce.
Puis nous rentrons dans chacun des bureaux. Que des femmes. Sur fond de brouhaha incessant, elles sont affairées à leurs téléphones, leurs amas de papiers ou leurs claviers. Toutes jettent, à la bête curieuse que je suis, des regards ronds. Je me raidis et pose des bonjours froids de circonstance. Mme Veilleux, chaque fois, prend le temps de l’écoute : là une assistante familiale refusant d’accueillir un enfant, ici une éducatrice rabrouée par un parent, une gestionnaire de dossiers dépassée ou une cadre inquiète. Puis elle tranche ou rassure, selon les cas.
Presque au bout du couloir, nous poursuivons vers une pièce où siège un trentenaire aux courts cheveux roux et au bouc assorti, dont la pâleur du visage contraste avec la chemise noire. Actuellement au téléphone, il s’agit, si j’en crois l’écriteau sur la porte, du responsable des informations préoccupantes.
— Bertrand Jean, précise ma future ex-collègue.
Privé de lumière extérieure par un flanc de rocher suintant accolé à sa fenêtre, il semble noyé dans un fatras de papiers, de classeurs et de Post-it, dont certains sont même collés sur son écran. Il raccroche, me salue et explique à Mme Veilleux qu’il conversait avec Stéphanie Galerne, l’éducatrice d’une certaine Maurine Barjoul. Cette dernière accuse un ami de sa mère de l’avoir pénétrée de force alors qu’ils dormaient dans le même lit, « faute de place ». Mme Veilleux fait la moue, puis m’explique : la jeune fille de dix-sept ans a été abusée il y a une décennie, et le fait d’avoir alors été perçue comme un objet sexuel peut devenir un élément plus ou moins caché d’identité. À l’adolescence, le risque d’affabulations – voire des comportements à risques – est réel. Elle ajoute que la condamnation de l’auteur initial est utile au processus de reconstruction de l’enfant.
— En l’occurrence, ici, il n’y avait eu que des soupçons envers un jeune handicapé du camp des Ravélis. Une famille de boxeurs, si je me rappelle bien, complète Bertrand.
Après quelques minutes, j’intègre enfin mon nouveau bureau. J’y prends place, puis je vise machinalement le courrier du service qui m’attend déjà. Mes yeux se posent sur un compte-rendu d’interrogatoire, transmis par le parquet. Réalisé au sein de l’unité médico-judiciaire, il concerne une petite fille de quatre ans.
— Et ton papa était comment ?
— Il était tout nu.
— Et tu as vu son zizi ?
— Oui.
— Il était comment, son zizi ?
— Il était tout dur.
— Et qu’est-ce qu’il a fait, papa ?
— Ben, il l’a mis dans mes fesses.
— Et ça t’a fait mal ?
— Oui, au début.
Quelques gouttes de sueur perlent à mon front. De légers frissons, aussi. Puis l’image furtive de Louanne et de Juliette me passe devant les yeux. Je pense aux mots de mon formateur : « La protection de l’enfance, c’est comme la salade d’endives. On peut vous en parler des heures, mais tant que vous n’y avez pas goûté, vous ne savez pas si vous en supporterez l’amertume. » Je farfouille ensuite dans les dossiers d’enfants de la classothèque et lis : informations préoccupantes, retours d’évaluations sociales, rapports d’audiences… Je scrute les incapacités parentales : toxicomanie, alcoolisme, violences conjugales, délaissement, coups, attouchements, maladies psychiatriques, viols… Je poursuis jusqu’au soir : enfant de deux ans hospitalisé pour ingestion de cannabis, nourrisson en obésité morbide, car nourri au soda, tentative de suicide d’un adolescent, bébé secoué… Cette maman, aussi, découvrant sa fille collégienne dans sa chambre, beau-père en bouche.
Devant le pavillon, à vingt heures, je n’ai aucun souvenir du trajet jusqu’à Archeval. Je n’ai pas vu passer les bouchons de la rocade et suis incapable de dire, même, si j’ai écouté la radio. Je pénètre dans le pavillon au moment où Émilie couche les filles, ce qui n’est pas si mal, car j’ai le temps de faire une bise furtive à Louanne et de lire une histoire à Juliette, Mon papa préféré. Au moment du repas, pris sur le pouce devant la télé, je fais l’impasse sur mes lectures du jour, d’autant que Louanne est un peu malade : il y a de quoi meubler la conversation.
Quelques heures plus tard, alors que, dans la pénombre de la nuit, le dos endormi d’Émilie affiche sa constellation de grains de beauté, je repense aux enfants. Quelques belles histoires, des retours au domicile, des attachements familiaux retrouvés, mais tant d’autres, aussi.
L’effervescence de ce début de soirée rend Lili heureuse. Toute la famille s’est préparée, même le papa, qui a peigné ses cheveux blonds, a mis une chemise violette sous sa veste en cuir et son gros ceinturon. Son regard azur transperce son teint buriné et couronne le tout. Mélodie, la maman, est belle comme d’habitude avec sa queue de cheval tirant les traits de son visage, ses yeux verts fatigués et ses longs cils, qui surplombent son débardeur tendu. En partance des Ravélis, ils se préparent à voguer vers la ville pour voir le troisième combat professionnel du cousin Kevin. Lili, sa petite sœur Josie et ses deux frères – Dylan et Aldo – se sont entassés à la hâte dans la voiturette.
Dans la pénombre voilée de ce début de lune, alors que le véhicule piqué de rouille crache un brouhaha du diable, Lili regarde les enseignes lumineuses défiler mollement. Vu du bas-côté, on dirait un tableau, une sorte de Joconde ténébreuse et impassible avec des cheveux noirs et sales, des yeux assortis et de bas sourcils. Du haut de ses quatorze ans, elle pense à Kevin. Même si c’est l’idole du camp, elle, elle préfère son père, car il est gentil et il impressionne avec sa boucle d’oreille argentée, son serpent sur le bras, ses mains épaisses et son cœur toujours au bord des coups. Aux Ravélis, on l’appelle « les pognes en or », car il sait tout réparer. C’est ainsi qu’il gagne sa vie d’ailleurs, entre autres.
— Je n’en peux plus de cette voiture, je te jure. Dylan, arrête de faire chier ton frère ou je me retourne ! lance-t-il, crispé sur le volant.
Dylan, onze ans, a une frange décolorée tombant sur ses yeux gris-vert. Le reste de sa chevelure châtain, toujours en bataille, lui donne un air rebelle que Mélodie aime bien. Semblant ne pas entendre Eddy, il continue de se chamailler avec Aldo. La voiture fait une légère embardée quand le père les recadre avec fracas, deux kilomètres plus loin.
Enfin, dans le hall du grand bâtiment, les affiches annoncent le programme : huit combats amateurs, puis Kevin, en vedette. Eddy s’engouffre alors seul dans l’épaisse file d’attente, où, telle une vipère dans les hautes herbes, on le localise de loin, aux mouvements qu’il crée autour de lui. Il arrive enfin à une guitoune, vitrée sur un côté.
— Bonjour. Ma famille et moi, on est les cousins de Kevin. On peut rentrer direct ou c’est un problème ?
La grosse dame assise ne lève pas la tête. Sans tickets, impossible.
— Vous ne savez pas qui c’est, Kevin ?
La guichetière relève le menton et lui oppose un regard de bovin circonspect.
— Le boxeur. C’est mon cousin. Kevin.
— José ! Il y a un monsieur qui veut rentrer sans prendre de billets ! meugle-t-elle soudain.
Derrière Eddy, le murmure réprobateur monte crescendo. Un grand monsieur costaud, au nez épaté, arrive alors de l’autre côté de la vitre. Son débardeur laisse jaillir ses poils de poitrine et ses épaules tatouées.
— Ce n’est pas possible, monsieur. Ce n’est pas un moulin ici, c’est un gala de boxe.
C’est alors qu’un petit homme dégarni, endimanché dans un costume-cravate, se faufile, effleure Eddy, salue le José en question et s’engouffre dans le gymnase.
— Tu me fais chier, moi. Et lui, avec son costume de merde, il passe tout seul ?
José pose ses mains sur la tablette accolée à la paroi le séparant d’Eddy et avance son visage.
— Bon, tu arrêtes ton cinéma maintenant ! On n’est pas aux Ravélis ici. Tu paies ou je te dégage !
— Ouais, vas-y, essaie pour voir, tu vas chier tes dents !
Alors qu’Eddy frappe violemment ses paumes sur la vitre et qu’un bruit du tonnerre retentit, les personnes derrière lui s’écartent. Le Plexiglas ondule frénétiquement. L’homme renifle un grand coup et va pour rejoindre Eddy quand un mastard en jogging rouge et or débarque d’une porte latérale. Kevin.
— C’est quoi ce bordel ? Faut que je m’y mette ou quoi ? tonne-t-il.
La scène semble se figer, puis le calme revient. Kevin est épais, trapu, avec une courte brosse sur un visage cannibalisé par un nez épaté et des arcades bosselées.
— Ce gros con ne veut pas nous laisser passer ! tempête Eddy.
— Tu es lourd, dit Kevin en soufflant. Excuse-moi, José. Je m’en occupe.
Il prend son cousin par l’épaule, l’emmène dans le vestiaire et ferme la porte.
— C’est quoi ce « excuse-moi, José » ? Tu faisais plus le beau quand tu es sorti en gueulant ! C’est toi le chef, non ? l’interpelle Eddy.
— Tu es con ou quoi ? Je boxe, je prends mon billet et je rentre dans ma station-service. Tu m’as pris pour Tyson ?
Face à la moue interrogative d’Eddy, Kevin abdique.
— Allez, c’est bon. Mettez-vous dehors sur le côté, je vais ouvrir la porte de secours. Tu fais chier. J’espère que vous n’allez pas tous faire comme toi.
— Puisque tu en parles, tu devrais passer voir ton père au camp. Déjà que ton oncle n’est plus là.
— Ta gueule, Eddy.
Dos à la salle, la petite famille monte au plus haut des gradins. Lili voit alors la scène grand-angle : au cœur des murs grisâtres du fond, une large bouche aux lèvres rouges – la sortie des vestiaires – semble dérouler une langue de tapis jusqu’au ring central flambant neuf. Autour de celui-ci se dresse un parterre de tables occupées par des personnes bien habillées buvant du champagne. Un copain d’Eddy, vêtu d’un pull déguenillé, les rejoint. Le premier combat a à peine débuté qu’Eddy s’agace :
— C’est nul ! Ils ont carrément peur de prendre des coups. L’autre, quand il met une droite, il baisse sa gauche. Il va se faire contrer toute la soirée sans que son entraîneur lui dise ou quoi ?
— En parlant de coups, on pourrait aller en boire un, non ? propose le copain.
Sous l’insistance de Mélodie, Eddy accepte d’amener les enfants avec lui à la buvette. Enfin seule dans les tribunes remplies, elle prend alors le temps de sortir une longue feuille et un filtre, puis d’émietter au briquet de petites boulettes brunes dans des copeaux de tabac ocre. Elle roule l’ensemble, cautérise l’objet d’un coup de langue, puis se dirige vers une issue de secours. Quelques instants plus tard, derrière la porte entrebâillée, le bout incandescent du cône éclaire partiellement son visage frigorifié, et les nuages de fumée, transpercés de fines gouttes de pluie, virevoltent péniblement. Quand elle remonte, les quatre enfants sont de nouveau assis. Seuls.
Tout à coup, les lumières s’éteignent et le silence se fait. Puis une musique assourdissante retentit. Eddy et son copain, mines rougeaudes, reprennent leurs places.
— Vas-y, Kevin ! hurle soudain le père
— Vas-y, Kevin ! hurlent en chœur Dylan et Aldo.
Le projecteur se focalise sur Kevin, au sortir des vestiaires. Short clinquant, cape à capuche rouge, il sautille en faisant des gammes, prêt à en découdre. Accompagné d’un petit entraîneur à moustache et de deux malabars, il prend la lumière sous les applaudissements, puis s’avance d’un pas félin, bondit sur le ring, salue la salle de son poing ganté et baisse sa capuche. Ses yeux respirent la haine. Eddy aime le voir ainsi : prêt au combat. Puis place à une musique rap « à la boum boum », comme dit le copain. La lumière papillonne, puis se fixe sur le second boxeur, un Maghrébin fluet dont on voit l’allonge et pressent la vitesse. La voix rauque du speaker le présente. À l’évocation de son quartier natal, Cousy-la-Source, Eddy apostrophe Mélodie :
— Il est peut-être de ta famille ! Si ça se trouve, ils ont fait de la zonzon ensemble avec Mickey !
Elle ne répond pas. Le copain tape alors sur l’épaule d’Eddy.
— Regarde, il y a toute sa smala de l’autre côté des tribunes. Ils sont comme des fous. Enculés ! leur crie-t-il.
— Enculés ! répètent Dylan et Aldo.