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Mary Shelley

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Beschreibung

Frankenstein ou le Prométhée moderne est un roman épistolaire publié anonymement le 1 janvier 1818 par Mary Shelley, et traduit pour la première fois en français par Jules Saladin, en 1821. Victor Frankenstein, scientifique genevois, est recueilli sur la banquise par un équipage faisant route vers le Pôle Nord. Très tourmenté, il livre son histoire au capitaine du bateau : quelque temps auparavant, il est parvenu à donner la vie à une créature surhumaine.

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Frankenstein

Frankenstein ou le Prométhée modernePRÉFACEPREMIÈRE LETTREDEUXIÈME LETTRETROISIÈME LETTREQUATRIÈME LETTREIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVRÉCIT DE WALTON (SUITE)Page de copyright

Frankenstein ou le Prométhée moderne

Mary Shelley

PRÉFACE

Le fait sur lequel est fondé ce récit imaginaire a été considéré par le Dr Darwin et par quelques auteurs physiologistes allemands comme n’appartenant nullement au domaine de l’impossible. Je ne voudrai pas que l’on me suspecte le moins du monde d’accorder à une telle hypothèse une adhésion sans restrictions ; néanmoins en échafaudant ma narration sur ce point de départ, je considère ne pas avoir créé un enchaînement de faits terrifiants relevant foncièrement du surnaturel.

L’événement dans lequel l’histoire puise son intérêt ne présente pas les désavantages qui s’attachent aux simples récits traitant de fantômes ou de magie. Il s’est imposé à moi par la nouveauté des situations auxquelles il pouvait donner lieu, car, bien que constituant physiquement une impossibilité, il offrait à l’imagination l’occasion de cerner les passions humaines avec plus de compréhension et d’autorité que l’on pourrait le faire en se contentant de relater des faits strictement vraisemblables.

Je me suis donc efforcée de conserver leur vérité aux principes élémentaires de la nature humaine, tout en n’hésitant pas à innover dans le domaine des combinaisons auxquelles ils pouvaient donner lieu. Cette règle se retrouve dans L’Iliade, le poème épique de la Grèce ancienne, dans La tempête et dans Le Songe d’une Nuit d’Été, de Shakespeare, et plus particulièrement encore, dans Le Paradis Perdu, de Milton. Ce n’est donc pas faire preuve de présomption, même pour un humble romancier aspirant à distraire le lecteur ou à tirer de son art une satisfaction personnelle, que d’apporter à ses écrits un licence, ou plutôt, une règle dont l’emploi a fait éclore dans les plus belles pages de la poésie tant d’exquises combinaisons de sentiments humains.

Le fait sur lequel repose mon histoire m’est venu à l’idée, à la suite d’une simple conversation. La rédaction en fut entreprise, en partie par amusement, et en partie parce qu’elle offrait un moyen d’exercer les ressources latentes de l’esprit. Mais, à mesure que l’ouvrage prenait corps, d’autres motifs sont venus s’ajouter aux premiers. Je ne suis aucunement indifférente à la manière dont le lecteur réagira devant l’une ou l’autre des tendances morales dont mes personnages font preuve. Cependant, ma principale préoccupation, dans ce domaine, sera d’éviter les effets énervants des romans actuels, et de montrer la douceur d’une affection familiale ainsi que l’excellence de la vertu universelle. Les opinions du héros, découlant naturellement de son caractère et de la situation dans laquelle il se trouve, ne doivent nullement être considérées comme reflétant nécessairement les miennes. De même, aucune conclusion ne devrait être tirée de ces pages, qui soit de nature à porter préjudice à une quelconque doctrine philosophique.

L’auteur a puisé un intérêt accru dans la rédaction de cette histoire, du fait que celle-ci a été commencée dans le cadre majestueux où se déroule la plus grande partie de l’action, et cela en compagnie d’amis qu’il lui serait impossible de ne pas regretter.

J’ai, en effet, passé l’été de 1816 dans les environs de Genève. La saison fut froide et pluvieuse, cette année-là, aussi nous réunissions-nous chaque soir autour d’un grand feu de bois, nous complaisant parfois à nous conter mutuellement des histoires allemandes de revenants, que nous avions glanées, ici et là. Ces récits nous donnèrent l’idée d’en inventer à notre tour, dans le seul but de nous distraire.

Deux amis — dont l’un eût, assurément, écrit une histoire infiniment plus apte à séduire le public que tout ce que je pourrais jamais espérer imaginer — ces deux amis et moi décidâmes donc d’écrire chacun un conte basé sur une manifestation d’ordre surnaturel.

Mais le temps se rétablit soudain, et mes amis me quittèrent pour entreprendre un voyage à travers les Alpes. Les sites splendides qui s’offrirent à eux leur firent bientôt perdre jusqu’au souvenir de leurs évocations spectrales. Le récit que voici est, par conséquent, le seul qui ait été mené jusqu’à son achèvement.

Marlow, septembre 1817.

PREMIÈRE LETTRE

À madame Saville, en Angleterre

Saint-Pétersbourg, 11 décembre 17..

Vous serez bien heureuse d'apprendre qu'aucun malheur n'a marqué le commencement d'une entreprise à propos de laquelle vous nourrissiez de funestes pressentiments. Je suis arrivé ici hier et mon premier soin est de rassurer ma sœur sur ma santé et de lui dire que je crois de plus en plus au succès de mon entreprise.

Je suis déjà loin au nord de Londres. Quand je me promène dans les rues de Pétersbourg, je sens la brise froide du nord se jouer sur mon visage : cela me fortifie et me remplit de joie. Comprenez-vous une telle sensation ?

Cette brise qui vient des régions vers lesquelles je m'avance me donne un avant-goût de leur climat glacial.

Inspirés par ces vents prometteurs, mes rêves deviennent plus fervents, plus vivants. J'essaie en vain de me persuader que le pôle est le siège du froid et de la désolation : il se présente à mon imagination comme le pays de la beauté et du plaisir. À cet endroit, Margaret, le soleil est toujours visible, son large disque frange presque l'horizon et répand un éclat perpétuel. Là – si vous le permettez, ma sœur, je ferai confiance aux nombreux navigateurs qui m'ont précédé -, là, la neige et la glace sont bannies et, en naviguant sur une mer calme, on peut être transporté sur une terre qui surpasse en prodiges et en beauté toutes les régions découvertes jusqu'ici dans le monde habitable. Ses trésors et ses paysages peuvent être sans exemple – et la plupart des phénomènes célestes doivent sans doute trouver leur explication en ces lieux encore intacts. Mais que ne peut-on pas espérer dans un pays qui offre une éternelle lumière ? Je pourrais y découvrir la puissance merveilleuse qui attire l'aiguille des boussoles, y entreprendre d'innombrables observations célestes qui n'attendent que ce voyage pour dévoiler leur étrangeté apparente. Je vais assouvir mon ardente curiosité en explorant une partie du monde qui n'a jamais été visitée avant moi et peut-être fouler un sol où aucun homme n'a jamais marché. Tels sont mes émois et ils suffisent pour annihiler toute crainte du danger et de la mort, pour m'encourager à partir de l'avant avec détermination, ainsi qu'un enfant qui s'embarque sur un petit bateau avec ses camarades pour découvrir la rivière qui baigne son pays natal. Mais, en supposant que toutes ces conjectures soient fausses, vous ne pouvez contester l'inestimable bénéfice que j'apporterai à l'humanité jusqu'à la dernière génération, au cas où je découvrirais, à proximité du pôle, un passage vers ces contrées que nous atteignons aujourd'hui après tant de mois, ou si je réussissais à percer le secret de la force magnétique, lequel ne peut être mis à jour, à moins que ce ne soit impossible, que par un effort comparable au mien.

Ces réflexions ont dissipé l'agitation avec laquelle j'ai commencé ma lettre, et je sens mon cœur se remplir d'un enthousiasme qui m'élève jusqu'au ciel ; rien n'est plus propice à tranquilliser l'esprit qu'un projet bien solide – un projet précis sur lequel on peut fixer toute son attention. Cette expédition a été le rêve favori de mes années d'enfance. J'ai lu avec passion les récits de voyages entrepris dans le but de parvenir au nord de l'océan Pacifique, à travers les mers du pôle. Vous devez vous souvenir que la bibliothèque de l'oncle Thomas était composée d'un ensemble d'ouvrages sur l'histoire de tous les voyages de découverte. Mon éducation fut négligée.

Pourtant, j'aimais énormément lire et j'étudiais ces ouvrages nuit et jour et au fur et à mesure que j'en prenais connaissance, je regrettais la décision que mon avait prise sur son lit de mort, alors que j'étais encore un enfant – défense avait été faite à mon oncle de me laisser embrasser la carrière de marin.

Ces visions s'atténuèrent lorsque je lus, pour la première fois, certains poètes dont les effusions pénétraient mon âme et m'élevaient jusqu'au ciel. Je devins poète moi aussi et je vécus une année durant dans le Paradis de ma propre création. Je croyais de la sorte dénicher une place dans le temple où étaient consacrés les noms d'Homère et de Shakespeare. Vous savez à quel point je me suis trompé et de quelle façon j'ai eu à supporter mon dépit.

Mais justement, c'est à cette époque que j'ai hérité de mon cousin et que mes pensées ont recouvré leurs premières inclinations.

Six ans se sont passés depuis que j'ai pris la présente décision. À présent, je peux même me rappeler l'heure où je me suis voué à cette entreprise importante. J'ai commencé par habituer mon corps à la fatigue. J'ai accompagné des baleiniers dans plusieurs expéditions en mer du Nord ; je me suis volontairement soumis au froid, au jeûne, à la soif, à l'absence de sommeil. Pendant la journée, j'ai souvent travaillé plus dur que n'importe quel marin, alors que la nuit, j'étudiais les mathématiques, les théories médicales et ces branches de la science physique par lesquelles un marin peut tirer le grand profit. À deux reprises, je me suis engagé comme contre-maître pour la pêche au Groenland et je me suis acquitté de ma tâche à merveille. Et j'avoue même avoir éprouvé une certaine fierté lorsque le capitaine m'a offert le commandement en second de son vaisseau avant de me demander de rester à bord, tant il était satisfait de mes services.

Et maintenant, ma chère Margaret, ne suis-je pas en état d'accomplir quelque chose de grand ? J'aurais pu vivre dans l'aisance et le luxe mais, loin de me complaire dans la fortune, j'ai préféré la gloire. Oh, si une voix encourageante pouvait me répondre par l'affirmative !

Mon courage et ma résolution sont inébranlables, bien que mes espoirs connaissent des hauts et des bas et que je me sente souvent déprimé. Je vais donc entreprendre ce long et périlleux voyage dont les vicissitudes exigeront toute ma force d'âme. Et je dois non seulement stimuler le moral des autres mais préserver le mien, lorsqu'ils seront dans l'épreuve.

C'est la meilleure saison pour voyager en Russie. On vole rapidement sur la neige dans les traîneaux : le mouvement en est doux et, selon moi, beaucoup plus agréable qu'une diligence anglaise. Le froid n'est pas excessif pour peu qu'on soit enveloppé de fourrures – un costume que j'ai déjà adopté, car il y a une grande différence entre se promener sur un pont et rester assis plusieurs heure sans remuer, sans qu'aucun exercice empêche le sang de geler dans vos veines. Je n'ai nullement l'intention de perdre la vie sur la route entre Saint-Pétersbourg et Archangel.

Je partirai pour cette ville dans deux ou trois semaines et mon intention est d'y louer un vaisseau, ce qui facile en versant une caution au propriétaire, et d'engager autant de matelots que je croirai nécessaires parmi ceux qui sont habitués à la pêche à la baleine. Je ne compte pas partir avant le mois de juin. Et quand serais-je de retour ? Ah !

Ma chère sœur, comment répondre à cette question ? Si je réussis, des mois, des années peut-être s'écouleront avant nos retrouvailles ! Sinon, vous me reverrez bientôt – ou jamais.

Adieu, ma chère, ma tendre Margaret. Que le ciel vous bénisse et qu'il me protège afin que je puisse toujours témoigner ma gratitude pour tout votre amour et vos bontés.

Votre frère affectionné,

R.Walton.

DEUXIÈME LETTRE

À Madame Saville, en Angleterre

Archangel, 28 mars 17..

Que le temps passe lentement ici, où je suis entouré par la glace et par la neige ! Mais j'ai progressé d'un pas dans mon entreprise. J'ai loué un vaisseau et je suis occupé à réunir des matelots. Ceux que j'ai déjà engagés semblent être des hommes sur lesquels je puis compter et qui, à coup sûr, possèdent un courage inébranlable.

Mais un de mes souhaits n'a pas encore pu être exaucé et cette lacune est pour moi le plus grand des maux. Je n'ai pas d'ami, Margaret : si je suis entraîné par l'enthousiasme du succès, personne ne pourra participer à ma joie. Si je rencontre quelque revers, qui me redonnera du courage ?

Je confierai mes pensées au papier, il est vrai, mais c'est un pauvre moyen de communiquer ses sentiments.

J'aimerais avoir la compagnie d'un homme qui sympathiserait avec moi et dont le regard répondrait au mien. Vous devez me juger romantique, ma chère sœur, mais j'ai réellement besoin d'un ami. Je ne connais personne près de moi qui soit affectueux et courageux, qui ait quelque culture, des goûts semblables aux miens, qui aime ce que j'aime, qui puisse approuver ou amender mes plans. Comment trouver un ami capable de réparer les fautes de votre pauvre frère ! Je suis trop ardent dans l'exécution de mes travaux et trop impatient devant les difficultés. Mais le plus grave, c'est que je me suis éduqué moi-même : durant les quatorze premières années de mon existence, je n'ai rien fait que de banal et je n'ai lu que les livres de voyage de l'oncle Thomas. À un âge plus avancé, j'ai commencé à découvrir les poètes les plus célèbres de notre pays mais ce n'est que lorsque je me suis rendu compte que je ne pouvais plus en tirer profit que j'ai compris à quel point il était nécessaire d'apprendre la langue des autres pays. À présent, j'ai vingt-huit ans et, en réalité, je suis moins cultivé que la plupart des garçons de quinze ans. Il reste que je pense davantage et que mes songeries sont plus vastes et plus magnifiques, quoiqu'elles manquent de cohérence (comme le disent les peintres). Oui, j'ai grandement besoin d'un ami – un ami qui serait assez sensé pour ne pas me prendre pour un romantique et dont la compagnie pourrait quelque peu tempérer mes extravagances.

Baste, ce sont là des plaintes inutiles ! Ce n'est certainement pas dans l'océan immense que je trouverai un ami, ni davantage ici à Archangel, parmi les marchands et les marins. Toutefois, des sentiments qu'on ne s'attend pas à rencontrer chez des êtres rudes animent certains cœurs. Mon lieutenant, par exemple, est un homme d'un grand courage et d'une détermination étonnante. Il aspire fortement à la gloire, ou plutôt à l'avancement dans sa carrière. Il est Anglais et, nonobstant les préjugés nationaux et professionnels, il n'est pas abruti par la culture et conserve quelques-unes des plus nobles qualités humaines. J'avais d'abord fait sa connaissance dans un baleinier ; quand j'ai appris qu'il se trouvait sans emploi dans cette ville, je l'ai engagé aussitôt afin qu'il me seconde dans mon entreprise. L'homme a un caractère égal et il est connu pour sa gentillesse et son respect de la discipline. Cette circonstance qui s'ajoute à son intégrité et à son courage a fait que j'étais très désireux de l'engager. Ma jeunesse passée dans la solitude, mes meilleures années vécues sous votre douce et féminine influence ont tellement affiné le fond de mon caractère que je ne peux pas supporter l'habituelle brutalité qui règne à bord d'un navire : je n'ai jamais cru qu'elle était nécessaire, et lorsque j'ai entendu parler un marin réputé pour sa gentillesse, son dévouement et son sens de la subordination, j'ai été particulièrement heureux de pouvoir m'assurer de ses services. J'ai entendu parler de lui, d'une manière plutôt romanesque, par une dame qui lui doit le bonheur de sa vie. Voici brièvement cette histoire. Il y a quelques années, il aimait une jeune dame russe de peu de fortune, alors qu'il avait pour sa part, grâce à ses prises, amassé une somme considérable. Le père de la jeune fille consentit donc à ce qu'il l'épouse.

Pourtant, lorsque le jeune homme fit sa déclaration, elle se mit à pleurer, se jeta aux pieds de son prétendant et lui confessa qu'elle aimait un autre – un garçon pauvre, ce qui expliquait pourquoi son père n'avait jamais voulu consentir à cette union. Le jeune homme la rassura et comme elle lui révélait le nom de son amant, il cessa aussitôt de lui faire la cour. Avec son argent, il avait déjà acheté une ferme où il comptait passer le reste de ses jours. Il en fit don à son rival et alla jusqu'à lui céder sa fortune pour qu'il puisse acheter du bétail. Là-dessus, il demanda lui-même au père de la jeune fille d'accepter qu'elle épouse l'homme qu'elle aimait. Mais le père refusa catégoriquement, pensant qu'il y allait d'une question d'honneur, et comme son attitude restait inflexible, notre marin quitta le pays. Il y retourna néanmoins, quand il apprit que celle qu'il aimait s'était finalement mariée. « Quel noble cœur ! » Allez-vous vous exclamer – et vous aurez raison. Il se trouve que ce n'est pas le cas : notre homme n'ouvre jamais le bouche et une espèce de nonchalance ignorante émane de lui. Curieux comportement qui mitige l'intérêt et la sympathie qu'il devrait susciter.

Mais si j'ai l'air de me plaindre un peu, si je puis concevoir dans mes travaux une consolation que je ne connaîtrai peut-être jamais, ne croyez pas que je sois incertain dans mes résolutions. Elles sont invariables comme les destin et mon voyage n'est à présent différé que jusqu'a`ce que le temps me permette de prendre la mer. L’hiver a été atrocement rude mais le printemps s'annonce bien et tout indique que la saison sera remarquablement précoce, si bien qu'il n'est peut-être pas impossible que nous partions plus tôt que prévu.

Je garderai mon sang-froid : vous me connaissez assez pour me faire confiance. Si la sécurité des autres est en jeu, je serai prudent et réfléchi.

Je suis incapable de vous dépeindre tout ce que je ressens, alors que je suis sur le point de mettre mon projet en exécution. Il est impossible de vous donner une idée de mes agitations, agréables et pénibles à la fois, dans la fièvre du départ. Je vais vers des régions inconnues, au « pays du brouillard et de la neige », mais je ne tuerai aucun albatros. Ne soyez donc pas alarmée sur mon sort, ne vous attendez pas à ce que je revienne, à l'instar de « l'Ancien Marinier », épuisé et misérable. Vous devez sourire à cette allusion mais je vais vous dévoiler un secret. J'ai souvent attribué mon attachement, ma passion et mon enthousiasme pour les dangereux mystères de l'océan aux œuvres les plus extravagantes des poètes modernes. Quelque chose, quelque chose que je ne suis pas à même de comprendre, agite mon âme. Je suis sûrement besogneux – entreprenant comme un artisan qui travaille avec persévérance et courage – mais en outre il y a en moi l'amour du merveilleux, la croyance au merveilleux, présente dans tous mes projets. Ceci me pousse à m'éloigner des sentiers battus, jusqu'à affronter la mer sauvage et ces pays inconnus que je vais bientôt explorer.

Mais il faut revenir à des considérations plus plaisantes.

Vous reverrais-je prochainement, après avoir traversé des mers immenses et après avoir doublé le cap le plus au sud de l'Afrique ou de l'Amérique ? Je ne puis espérer un tel bonheur mais je n'ose pas non plus regarder le revers du tableau. Pour le moment, continuez à m'écrire à la moindre occasion : je pourrais recevoir vos lettres, alors que j'en aurais le plus besoin pour me fortifier l'esprit. Je vous aime très tendrement

Souvenez-vous de moi avec affection, quand bien même vous ne devriez plus entendre parler de moi.

Votre frère affectionné,

Robert Walton.

TROISIÈME LETTRE

À Madame Saville, en Angleterre

7 juillet, 17..

Ma chère sœur,

Je vous écris quelques lignes à la hâte pour vous dire que je suis en bonne santé – et que je progresse bien dans mon voyage. Cette lettre arrivera en Angleterre par l'intermédiaire d'un marchand qui rentre d'Archangel dans sa famille. Il est plus chanceux que moi qui ne verrai peut-être pas mon pays natal avant plusieurs années. Je suis toutefois dans d'excellentes dispositions : mes hommes sont courageux et semblent fermes dans leurs résolutions.

Ils ne craignent pas les bancs de glace que nous affrontons sans cesse et qui indiquent les dangers des contrées vers lesquelles nous nous avançons. Nous avons déjà atteint une latitude très élevée. Ici, c'est l'été, bien qu'il ne fasse pas aussi chaud qu'en Angleterre. Les vents du sud qui nous poussent rapidement vers les rives où je suis impatient d'accoster renouvellent à tout moment la température. Je ne m'y attendais pas.

Pas d'événements jusqu'ici susceptibles de devoir figurer dans une lettre. Un ou deux coups de vent et un mât brisé – des accidents qu'un marin avisé ne rappelle jamais et je serais bien heureux si rien de pire ne nous arrivait pendant notre voyage.

Adieu, ma chère Margaret. Soyez assurée que par amour pour vous et pour moi-même je n'irai pas aveuglément à la rencontre du danger. Je resterai froid, persévèrent et prudent.

Mais le succès viendra couronner mes efforts. Pourquoi pas ? Jusqu'à ce jour, j'ai progressé, j'ai tracé un chemin sûr à travers les mers – et les étoiles elles-mêmes peuvent être les témoins de mon triomphe. Et d'ailleurs pourquoi n'aurais-je progressé, si les éléments, même s'ils sont hostiles, le permettent ? Qui peut arrêter un cœur déterminé et un homme résolu à tout ?

Contre mon gré, mon cœur s'épanche de lui-même ! Mais je dois finir. Que le ciel vous bénisse, ma sœur chérie !

R. W.

QUATRIÈME LETTRE

À Madame Saville, en Angleterre

5 août 17..

L'événement que nous venons de vivre est si étrange que je ne peux pas m'empêcher de vous le rapporter, même s'il est probable que nous allons nous revoir avant même que cette lettre soit parvenue en votre possession.

Lundi dernier (le 31 juillet), nous étions presque entourés par la glace qui encerclait notre navire de toutes parts, lui laissant à peine un espace où il flottait. Notre situation était extrêmement dangereuse, surtout qu'un épais brouillard nous enveloppait. Nous sommes restés sur place, espérant quelque changement, une atmosphère et un temps plus favorables.

Vers les deux heures, le brouillard se dissipa et nous aperçûmes autour de nous d'immenses îlots de glace déchiquetés : ils semblaient ne pas avoir de bornes.

Quelques-uns de mes compagnons se mirent à gémir et je commençais aussi à devenir inquiet, quand soudain notre attention fut attirée par un objet bizarre, de telle sorte que la situation où nous trouvions nous préoccupa moins.

Nous distinguâmes un chariot bas, fixé sur un traîneau et tiré par des chiens, passer au nord, à la distance d'un demi-mille. Une silhouette de forme humaine, de toute apparence de stature gigantesque, était assise dans le traîneau et guidait les chiens. Avec nos télescopes, nous observâmes la rapidité de la course du voyageur, jusqu'à ce que celui-ci disparaisse parmi les enchevêtrements de glace.

Cette circonstance nous sidéra. Nous étions – ou du moins nous pensions nous trouver à des centaines de milles de la terre. Mais cette apparition laissait supposer le contraire : en réalité nous étions moins loin que nous le croyions

Comme nous étions entourés de glace, il ne nous fut pas possible d'en suivre les traces avec une attention plus soutenue.

Environ deux heures après cette rencontre nous perçûmes le grondement de la mer et avant la nuit la glace se rompit et libéra le navire. Mais nous restâmes sur place jusqu'au matin de peur de heurter dans l'obscurité ces grandes masses qui dérivent, dès lors que la glace s'est brisée. J'en profitai à ce moment-là pour me reposer quelques heures.

Dans la matinée cependant, au point du jour, je montai sur le pont et trouvai tous les matelots réunis d'un seul côté du navire, comme s'ils parlaient à quelqu'un qui se trouvait dans la mer. Et en effet, un traîneau semblable à celui que nous avions vu avait dérivé vers nous pendant la nuit, sur un énorme morceau de glace. Un seul chien encore était vivant. Mais il y avait aussi un homme auquel les matelots s'adressaient pour qu'il monte à bord. Ce n'était pas, ainsi que l'autre voyageur le paraissait, un habitant sauvage d'une île inconnue mais un Européen. Lorsque j'arrivai sur le pont, le second lui dit

– Voici notre capitaine ! Il ne vous laissera jamais périr en pleine mer.

En m'apercevant, l'étranger m'adressa la parole en anglais, bien qu'avec un accent étranger :

– Avant que je monte à bord de votre vaisseau, dit-il, auriez-vous la bonté de me dire de quel côté vous vous dirigez ?

Vous devez concevoir mon étonnement en entendant la question que posait cet homme qui était plongé dans les affres et à qui mon vaisseau devait paraître comme un bien plus précieux que tous ceux que l'on rencontre sur la terre. Je lui répondis toutefois que nous allions en exploration vers le pôle Nord.

Il parut satisfait et accepta de monter à bord. Mon Dieu, Margaret, si vous aviez vu l'homme qui capitulait ainsi pour son salut, vous auriez connu une énorme surprise !

Ses membres étaient presque gelés et son corps était atrocement meurtri par la fatigue et la souffrance. Je n'ai jamais vu un homme dans un tel état. Nous nous efforçâmes de le conduire dans la cabine mais, dès qu'il ne fut plus en plein air, il perdit connaissance. Nous le ramenâmes aussitôt sur le pont et, pour qu'il recouvre ses esprits, nous le frottâmes avec de l'eau de vie et fîmes en sorte qu'il en avale une faible quantité. Petit, à petit, il redonna des signes de vie. Nous l'enveloppâmes alors dans des couvertures et nous le plaçâmes près du poêle de la cuisine. Il alla progressivement de mieux en mieux et prit un peu de potage pour se revigorer.

Deux jours se passèrent de la sorte, sans qu'il fût capable de parler, et je craignis souvent que ses souffrances ne l'eussent privé de raison. Lorsqu'il fut quelque peu rétabli, je le conduisis dans ma propre cabine et l'entourai de mes soins, autant qu'il m'était possible de le faire. Je n'ai jamais vu un individu plus curieux : ses yeux ont d'ordinaire une expression sauvage, comme s'il était fou, mais à certains moments, pour peu qu'on soit gentil avec lui ou qu'on lui rende quelque service, sa physionomie devient lumineuse, à telle enseigne qu'elle respire un sentiment de bienveillance et de douceur rare. Mais il est plus généralement mélancolique et dépressif – et parfois il grince les dents, à croire qu'il n'a pas le courage de supporter le poids des malheurs qui l'accablent.

Quand mon hôte fut dans de meilleures dispositions, j'eus grand-peine à éloigner de lui les hommes qui brûlaient de lui poser mille questions. Je ne voulais pas qu'il fût tourmenté par leur vaine curiosité, étant donné que l'amélioration de son état mental et physique dépendait évidemment du repos le plus total. Une fois seulement, le lieutenant lui demanda pourquoi il était venu de si loin sur la glace avec un équipage tellement insolite.

Sa physionomie prit aussitôt une expression de profond chagrin et il répondit :

– Pour poursuivre quelqu'un qui avait pris la fuite

– Et l'homme que vous poursuiviez voyageait-il de la même façon ?

– Oui.

– Dans ce cas, je crois que nous l'avons vu. La veille du jour où nous avons recueilli, nous avons aperçu sur une banquise des chiens qui tiraient un traîneau où un homme avait pris place.

Cet échange éveilla l'attention de l'étranger et il posa une multitude de questions à propos de la route qu'avait suivie le démon, comme il l'appelait. Par la suite, quand il fut seul avec moi, il me dit :

– J'ai sans aucun doute éveillé votre curiosité, comme aussi celle de ces braves gens, mais vous êtes trop poli pour mener une enquête.

– C'est vrai. Ce serait plutôt impertinent et inhumain, si j'en juge votre état, de vous interroger.

– Et pourtant vous m'avez sauvé d'une étrange et périlleuse situation, vous m'avez généreusement rendu à la vie.

Ensuite, il me demanda si je pensais que la rupture de la glace avait détruit l'autre traîneau. Je lui dis que je ne pouvais pas répondre avec certitude, puisque la glace ne s'était pas brisée avant minuit et que le voyageur avait eu la possibilité de trouver un abri. Mais je ne pouvais guère apprécier la situation.

À partir de ce moment-là, un regain de vitalité anima le corps meurtri de l'étranger. Il manifestait une grande énergie à se trouver sur le pont afin de guetter le traîneau que nous avions aperçu auparavant. Je l'engageai pourtant à rester dans sa cabine car il était beaucoup trop faible pour supporter les rigueurs de l'atmosphère. Je lui promis qu'on ferait le guet à sa place et qu'on l'avertirait immédiatement, au cas où on aurait la vision d'un nouvel objet.

Tel est mon journal jusqu'à cette date concernant cette étrange circonstance. L'homme a progressivement recouvré sa santé mais il reste très silencieux et donne des signes de gêne lorsqu'un autre que moi entre dans sa cabine. Toutefois, ses manières sont si conciliantes et si douces que les marins s'intéressent à son sort, bien qu'ils aient eu peu de rapport avec lui. Pour ma part, je commence à l'aimer comme un frère. Son profond et perpétuel chagrin attise en moi la sympathie et la compassion. Il a été sans aucun doute un homme remarquable à une certaine époque de sa vie, pour rester encore dans le malheur si attrayant et si aimable.

Je disais dans une de mes lettres, ma chère Margaret, que je ne trouverais pas d'ami sur le vaste océan. Et voilà que je rencontre un homme que j'aurais été heureux d'apprécier comme un frère, avant qu'il ne fût marqué par le malheur.

Je continuerai de loin en loin mon journal sur l'étranger, si de nouveaux avatars se présentent.

13 août, 17..

Mon affection pour mon hôte augmente chaque jour. Il excite à tout le moins mon admiration et ma pitié à un degré incroyable. Comment pourrais-je voir une personne aussi noble détruite par le chagrin sans éprouver la plus grande peine ? Il est si gentil et pourtant si réservé – il est si cultivé ! Quand il parle, ce sont des propos qui coulent avec brio, avec une facilité et une éloquence peu communes.

Il est à présent parfaitement rétabli, et il ne quitte plus le pont, selon toute apparence pour guetter le traîneau qui a précédé le sien. Pourtant, quelque malheureux qu'il soit, il n'est pas exclusivement préoccupé par sa propre infortune : il s'intéresse vivement aux projets des autres. Il m'a longuement questionné sur les miens et je les lui ai communiqués sans détour. Il a retenu avec attention les arguments que j'avançais sur l'éventuel succès de mon entreprise – et même les moindres détails des mesures que j'avais mises en œuvre. Par la sympathie qu'il exerce sur moi, j'ai laissé parler mon cœur, j'ai dit avec toute l'ardeur de mon âme combien je serais heureux de sacrifier ma fortune, mon existence même, si cela devait contribuer à la réussite de mon entreprise. La vie ou la mort, d'un homme sont peu de choses quand le savoir est en jeu, quand il s'agit d'en acquérir la maîtrise complète pour le transmettre à la postérité et pour le plus grand bien de notre race. Alors que je parlais, une profonde tristesse apparut sur le visage de mon interlocuteur. Je constatai d'abord qu'il essayait de maîtriser son émotion et il plaça les mains devant ses yeux. Ma voix trembla et me manqua lorsqu'à travers ses doigts je vis couler des larmes. Il eut un gémissement. Je me tus. Puis il prit la parole, la voix éteinte :

– Malheureux ! Est-ce vous partagez ma folie ? Avez-vous également bu ce breuvage étourdissant ? Écoutez-moi, laissez-moi vous raconter mon histoire et vous jetterez la coupe loin de vos lèvres !

De telles paroles, vous pouvez le concevoir, excitèrent fortement mon imagination. Mais le paroxysme de douleur qui avait saisi l'étranger eut rai son de ses forces chancelantes et plusieurs heure de repos et de tranquillité furent nécessaires à soi rétablissement.

Après cette crise violente, il donna l'impression de se maudire pour s'être laissé emporter par la passion.

Dominant la sombre tyrannie de son désespoir, il me reparla de quelques sujets qui me tenaient à cœur. Il voulut connaître l'histoire de mon enfance – ce fut vite fait ! Mais une multitude de pensées m'avaient traversé l'esprit. Je lui avouai le besoin que j'éprouvais de rencontrer un ami qui pût sympathiser avec moi, convaincu qu'un homme n'est pas heureux s'il n'a pas cette chance.

– Je suis d'accord avec vous, me répondit l'étranger, nous sommes des créatures imparfaites, ne vivant qu'à moitié, si un être plus sage meilleur, plus cher que nous-même, c'est-à-dire un ami, n'est pas là pour nous aider, pour soutenir nos faiblesses. Autrefois, j'ai eu un ami, la plus noble des créatures humaines, et c'est à ce titre que je suis capable de juger la véritable amitié. Vous avez l'espérance et le monde devant vous, vous ne devez désespérer de rien. Mais moi… j'ai tout perdu et je ne peux pas refaire ma vie.

Et tandis qu'il parlait, son visage eut une expression de calme tristesse qui me meurtrit le cœur. Puis, il se tut et bientôt regagna sa cabine.

Malgré l'abattement de son esprit, nul ne peut jouir plus vivement que lui des beautés de la nature. Le ciel étoilé, la mer, tous les spectacles qu'offrent ces régions merveilleuses semblent encore avoir le pouvoir d'élever son âme. Un tel homme a une double existence : il peut supporter le malheur et, être la proie des désillusions.

Pourtant, quand il rentre en lui-même, il ressemble à un esprit céleste entouré d'un halo qui le protège du chagrin et de la folie.

Si vous riez de l'enthousiasme avec lequel je m'exprime sur cet aventurier extraordinaire, c'est parce que vous ne pouvez pas le voir. Vous avez été éduquée, choyée par les livres et la solitude, et vous êtes devenue un peu sceptique. Mais cela devrait vous permettre aussi de mieux apprécier les mérites rares de cet homme extraordinaire. J'ai essayé de découvrir la qualité qu'il possède, celle qui domine chez lui et qui fait qu'il transcende tellement toutes les autres personnes que j'ai connues. Je crois qu'il s'agit d'un discernement intuitif, un sens du jugement rapide et infaillible, une connaissance de la nature des choses, à la fois précise et claire. À quoi s'ajoutent une facilité d'expression et une voix dont les multiples intonations sont mélodieuses.

19 août, 17..

L'étranger m'a dit hier :

– Vous pouvez constater aisément, capitaine Walton, que j'ai éprouvé de grands et incomparables malheurs. J'étais décidé d'abord à ensevelir à jamais le souvenir de ces maux mais vous avez changé ma résolution. Vous êtes en quête du savoir et de la sagesse. Je l'ai été aussi. Je souhaite ardemment que l'accomplissement de vos désirs ne devienne pas pour vous, comme ce, le fut pour moi, un poison venimeux. J'ignore si la relation de mes déboires pourrait vous être utile. Cependant, lorsque je songe que vous êtes en train de suivre l'itinéraire que j'ai déjà suivi et que vous vous exposez à certains périls qui ne me furent pas épargnés, j'imagine que vous serez en mesure de tirer une morale de mon histoire : elle sera profitable, si vous réussissez. En cas d'échec, ce sera pour vous une consolation. Préparez-vous à entendre des faits qu'on à l'habitude de qualifier de merveilleux. Si nous nous étions trouvés dans un décor moins imposant, j'aurais eu peur de ne pas être cru, peut-être de vous paraître ridicule. Mais beaucoup de choses paraîtront possibles dans ces régions sauvages et mystérieuses, même si elles devraient faire rire ceux qui ignorent les innombrables pouvoirs de la nature. Mais je ne doute pas que mon histoire ne porte avec elle l'évidence de la vérité des événements qui la composent.

Il vous est facile d'imaginer ma joie quand cette proposition m'a été faite. Mais je redoutais qu'elle ravive aussi le chagrin et le désespoir de mon hôte. Et pourtant, je brûlais d'entendre la relation promise, moitié par curiosité, moitié parce que j'avais le vif désir d'améliorer son sort, si cela était dans mon pouvoir. J'exprimai ces sentiments dans ma réponse.

– Merci pour votre sympathie, me répondit-il, mais ce n'est pas nécessaire. Ma destinée est presque accomplie.

Je n'attends plus qu'une seule chose, après quoi je reposerai en paix. Je sais ce qui vous anime, me dit-il encore comme j'allais l'interrompre, mais vous vous méprenez, mon ami, si je puis me permettre de vous appeler ainsi. Rien ne peut changer ma destinée. Écoutez mon histoire et vous comprendrez combien mon sort est irrévocable.

Il me dit alors qu'il entreprendrait son récit le lendemain, dès que j'aurais le temps de l'écouter. Cette promesse lui valut mes remerciements les plus chaleureux. Je résolus de consigner chaque soir, si tant est que j'en aurais le loisir, ce qu'il m'aurait raconté dans la journée, dans les termes les plus exacts que possible. À défaut de quoi, je rédigerais au moins quelques notes. Ce manuscrit vous procurera sans doute le plus grand plaisir ; moi, moi qui ai connu cet homme et qui ai entendu le récit de ses propres lèvres – quel intérêt et quelle sympathie ne vais-je pas y trouver lorsque je le relirai plus tard ! Même aujourd'hui, alors que je commence ma tâche, sa voix expressive sonne à mes oreilles, ses yeux lumineux me regardent avec toute leur douceur mélancolique, et je vois sa main fine qui se soulève lorsqu'il bouge, tandis que ses traits reflètent l'éclat de son âme. Comme cette histoire doit être étrange et bouleversante ! À l'instar de la tempête qui s'est abattue sur ce beau navire en pleine course et qui en a fait une épave !

I

Je suis né à Genève et ma famille est l'une de plus importantes de cette république. Mes ancêtres ont été, de longues années durant, conseillers ou syndics et mon père a occupé plusieurs fonctions officielles avec honneur et gloire. Il était respecté par tous ceux qui connaissaient en lui son intégrité et son inlassable dévouement au bien public. Il fut, dans sa jeunesse, constamment absorbé par les affaires de son pays. Un certain nombre de faits l'empêchèrent de se marier tôt et ce ne fut que sur le déclin de sa vie qu'il se maria et devint père de famille.

Comme les circonstances de son mariage illustrent son caractère, je ne puis pas ne pas les relater. Parmi ces amis intimes, figurait un commerçant qui, après avoir connu la fortune, tomba dans la pauvreté, à la suite de quelques opérations malheureuses. Cet homme dont le nom étant Beaufort était un être orgueilleux et inflexible : il ne put se faire à l'idée de vivre pauvre et oublié dans ce même pays où il avait brillé autrefois par sa richesse et sa puissance.

Il paya ses dettes, de la façon la plus honorable, et se retira avec sa fille à Lucerne où il vécut dans l'oubli et la misère.

Mon père aimait beaucoup Beaufort et il fut fort affecté par cette retraite provoquée par de pénibles circonstances.

Il regretta le faux orgueil de son ami, d'autant que ce dernier avait agi d'une manière qui n'était pas digne de l'affection qui les unissait. Il partit sans tarder à sa recherche dans le but de le persuader de reprendre son commerce, grâce à son crédit et à son assistance.

Beaufort avait pris toutes les mesures nécessaires pour se cacher et ce ne fut qu'au bout de dix mois que mon père découvrit sa retraite. Fou de joie, il se rendit dans sa maison qui était située dans une ruelle, près de la Reuss.

Mais lorsqu'il y entra, seuls la misère et le désespoir l'accueillirent. Beaufort n'avait sauvé de son naufrage qu'une faible somme d'argent mais elle devait suffire pour subsister quelques mois ; il espérait alors obtenir une place respectable chez un négociant. Dans l'intervalle, il resta donc inactif, ce qui ne fit qu'attiser son chagrin car il avait le loisir de réfléchir sur les revers qu'il avait essuyés. Au bout de trois mois, il était devenu apathique et, incapable du moindre effort, il dut garder le lit.

Sa fille prit soin de lui avec la plus grande tendresse. Avec désespoir aussi car leurs faibles ressources diminuaient rapidement et qu'il n'y en avait pas d'autres. Par bonheur, Caroline possédait une volonté peu commune et son courage grandit dans l'adversité. Elle se procura une occupation honnête, tressa de la paille et, par quelques moyens, s'ingénia à gagner de quoi subvenir aux besoins essentiels.

Plusieurs mois se passèrent ainsi. L'état de son père empirait, elle consacrait la plus grande partie de son temps à le soigner, ses ressources s'épuisaient et, dix mois plus tard, Beaufort mourut dans ses bras, la laissant orpheline et démunie. Ce dernier coup l'accabla. Elle était agenouillée en larmes, devant le cercueil, lorsque mon père entra dans la chambre. Il apparut à la pauvre fille comme un ange protecteur et elle se confia à lui. Après l'enterrement de son ami, il la conduisit à Genève et la plaça sous la protection d'un parent. Deux ans plus tard, Caroline devenait sa femme.

Il y avait, entre mes parents, une grande différence d'âge mais cela parut renforcer les liens d'affection et de dévouement qui les unissaient. Il y avait chez mon père un tel sens de la justice qu'il ne lui était pas possible d'aimer une personne qu'il ne pouvait pas estimer. Peut-être autrefois avait-il souffert de l'infidélité d'une femme et attribuait-il dès lors plus de prix à une vertu éprouvée.

Son attachement pour ma mère était fait de gratitude et d'adoration que l'âge ne peut expliquer : il respectait ses qualités et s'efforçait par ce moyen de lui faire oublier toutes les peines qu'elle avait, endurées. Il se comportait avec elle avec une grâce inexprimable : tout visait à satisfaire ses désirs et ses goûts. Il cherchait à la protéger, comme un jardinier protège une plante exotique contre toute intempérie, et multipliait les attentions afin d'émouvoir agréablement sa nature douce et bienveillante.

La santé de ma mère et même sa tranquillité d'esprit avaient été fortement ébranlées par le malheur. Mon père, durant les deux années qui avaient précédé son mariage, avait progressivement abandonné ses fonctions publiques.

Après leur union, mes parents gagnèrent aussitôt l'Italie.

Le changement de décor, l'intérêt d'un tel voyage dans un pays aussi merveilleux devaient raffermir la santé de ma mère.

Après l'Italie, ils visitèrent l'Allemagne et la France. Moi, leur premier enfant, je naquis à Naples et déjà en bas âge je les accompagnai dans leurs périples. Je fus leur seul enfant, durant plusieurs années. Bien qu'ils fussent fortement attachés l'un à l'autre, mes parents puisaient dans leur amour même l'immense affection qu'ils me prodiguaient. Les tendres caresses de ma mère, les sourires généreux de mon père inondent mes premiers souvenirs. J'étais leur jouet et leur idole et quelquefois plus encore leur enfant, l'innocente et faible créature que le ciel leur avait donnée pour l'élever dans le bien et qu'ils se devaient de conduire vers le bonheur ou vers le malheur, selon qu'ils s'acquitteraient bien ou mal de leurs devoirs envers moi, Avec la conscience profonde de ce qu'ils devaient à l'être, qu'ils avaient enfanté et grâce à leur générosité, on peut imaginer que ma vie avec eux fut, à tout instant, une leçon de patience, de charité, de maîtrise de soi : guidée par un fil de soie, elle fut une succession de jours heureux.

Pendant longtemps, je fus l'unique objet de leurs soins.

Ma mère désirait beaucoup avoir une fille mais je continuais à être leur seul enfant. Vers ma cinquième année, nous fîmes un voyage au-delà de la frontière italienne pour passer une semaine sur les bords du lac de Côme. Mes parents rendaient souvent visite à de pauvres gens. Pour ma mère, ce n'était pas tant un devoir qu'une nécessité, qu'une passion. Elle se souvenait de ce qu'elle avait elle-même enduré et se sentait obligée de devenir à son tour un ange consolateur. Au cours d'une promenade, une pauvre masure au fond d'un vallon attira son attention par son aspect délabré : de nombreux enfants vêtus de haillons jouaient dans les parages – l'image même du dénuement le plus absolu. Un jour, alors que mon père s'était rendu à Milan, ma mère m'emmena visiter ce logis.

Elle y trouva un paysan et sa femme, des gens qui travaillaient dur, qui étaient terrassés par la misère et qui devaient nourrir cinq enfants affamés. L'un d'entre eux capta plus particulièrement l'attention de ma mère. C'était une petite fille qui semblait appartenir à un tout autre monde. Alors que les quatre autres étaient de robustes petits vagabonds aux yeux foncés, elle était mince et blonde. Ses cheveux étaient si brillants qu'ils semblaient, nonobstant la pauvreté des vêtements, poser une couronne sur sa tête. Son front était calme et dégagé, ses yeux bleus et limpides, ses lèvres, les traits de son visage reflétaient une sensibilité, une douceur telles qu'en les apercevant, on ne pouvait pas s'empêcher de penser qu'elle était d'une espèce différente, une créature envoyée par le ciel dont la physionomie avait une empreinte angélique.