Histoire des tortures au XIXe siècle - Frédéric Gaëtan de La Rochefoucauld-Liancourt - E-Book

Histoire des tortures au XIXe siècle E-Book

Frédéric Gaëtan de La Rochefoucauld-Liancourt

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Beschreibung

Extrait : "Le système pénitentiaire a prétendu d'abord que l'on devait construire des prisons exprès pour lui. Les plus grands esprits se sont disputé le meilleur mode d'établissement. Je ne prétends pas plaisanter ; il m'a paru étonnant, mais il est certain, que les hommes que je vénère les plus, les hommes de bien les plus distingués et les directeurs et architectes les plus zélés et les plus intelligents des maisons de détention ont attaché une haute importance..."

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Veröffentlichungsjahr: 2016

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Introduction

Il y a longtemps qu’on a émis le vœu d’obtenir l’amélioration morale des coupables de la répression de leurs délits.

« Parùm est carcere improbos pænâ, ni si probos efficias disciplinâ, » a-t-on dit. C’est ce principe qui fut adopté par Howard, Blackstone et Beccaria, et que le parlement a proclamé dans le bill de 1823 : « Deterring from the commission of the like crimes . » Mais par quels moyens voulait-on parvenir à cette amélioration ? Ce fut surtout en pratiquant cette belle pensée d’Howard : « Faites-les travailler, et vous les rendrez honnêtes . »

Une autre pensée se joignit à celle-ci dans l’institution américaine. La loi de 1776, qui a créé le système pénitentiaire en Pennsylvanie, avait pour objet « de réformer le code criminel, en rendant les peines moins cruelles et mieux proportionnées aux délits  ; » aussi le duc de la Rochefoucault-Liancourt adopta ce système, parce qu’il crut, ainsi qu’il l’a écrit : « que les habitants de la Pennsylvanie, rappelés à la liberté, avaient dû l’être aussi à la douceur de leurs lois pénales primitives . »

Voilà les dignes et nobles sentiments auxquels je m’associe, et je comprends les prisons comme Howard les voulait réformer. « On doit y éprouver, disait-il, un traitement humain. On y sera bien nourri, bien logé, à couvert des maux contagieux ; mais partout on sera soumis à une règle austère. L’emprisonnement ne sera pas nuisible à la santé, mais il sera toujours une peine redoutable, surtout pour ceux qui craignent le travail . »

Je ne veux donc point désarmer, comme on le dit, la société , ni affaiblir la répression. Je veux au contraire fortifier la justice, rendre la répression plus assurée quand les peines sont proportionnées aux délits , et préserver la société des récidives, en procurant aux condamnés les moyens de vivre honnêtement après leur libération . Voilà ce que je vais développer dans cet ouvrage, et je ferai connaître en même temps ce que l’on a fait des vœux et des établissements d’Howard.

Le système pénitentiaire actuel est fondé sur deux principaux moyens : le silence et l’isolement. On en a plusieurs fois recherché l’origine ; chacun prétend la découvrir où personne n’avait eu l’idée d’aller la chercher. Et moi aussi je dirai que j’ai trouvé dans Pascal ce système pénitentiaire que l’on croit avoir inventé de nos jours.

Voici, quant au silence, quelles ont été ses paroles : « Il faut se tenir en silence autant qu’on peut, et ne s’entretenir que de Dieu, et ainsi on se le persuade à soi-même . »

Voici ce qu’il a dit quant à l’isolement :

« Qu’on fasse l’épreuve : qu’on laisse un roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à soi tout à loisir ; et l’on verra qu’un roi est un homme plein de misères, et qui les ressent comme un autre . »

Je suis très convaincu de la vérité de ses paroles. Il faut se tenir en silence, autant qu’on le peut, afin de méditer avec Dieu. L’homme est fait pour penser, a dit ailleurs Pascal .

Je conçois aussi qu’un homme éclairé, à qui ont été enseignées dès l’enfance les notions de la morale et de la religion, et qui garde, même au sein d’une vie dissolue, Dieu sensible au cœur, ainsi que Pascal l’a dit encore, puisse, en se recueillant dans la solitude, reporter ses souvenirs sur lui-même, et alors censurer son passé, et opérer peut-être en son intérieur une espèce de conversion ; mais je crois plus difficile que cet effet se produise sur un homme ignorant et grossier, dont l’âme est dès longtemps corrompue. Il me semble que si l’on admet que les bonnes pensées peuvent revenir, au sein de la solitude, dans l’esprit d’un homme à qui on les a enseignées, on doit admettre que les mauvaises reviendront à l’homme isolé qui n’en a jamais connu et pratiqué d’autres, et qui n’en sera plus distrait, comme on l’est dans le monde, par les occupations habituelles et les besoins ordinaires de la vie.

Je sais qu’on a voulu trouver aussi l’origine du système pénitentiaire dans quelques paroles du père Mabillon : « On pourrait établir, dit-il, un lieu pour renfermer des pénitents. Il y aurait plusieurs cellules semblables à celles des chartreux, avec un laboratoire pour les exercer à quelque travail utile. On pourrait aussi ajouter à chaque cellule un petit jardin qu’on leur ouvrirait à certaines heures, pour les y faire travailler et leur faire prendre un peu d’air. Ils assisteraient aux offices divins, renfermés dans quelque tribune séparée. Leur vivre serait plus grossier et plus pauvre et leurs jeûnes plus fréquents. On leur ferait souvent des exhortations, et le supérieur, ou quelque autre de sa part, aurait soin de les voir en particulier et de les consoler et fortifier de temps en temps . »

J’ai peine à comprendre comment on a pu voir dans cette idée d’un religieux l’approbation du système pénitentiaire . C’était pour des pénitents que le père Mabillon proposait un mode de retraite ecclésiastique spirituelle, comme on en ordonne encore de nos jours aux prêtres, et qu’on aurait pratiqué dans un couvent sur quarante moines. Peut-on comparer un tel projet à celui de celluler cinquante mille criminels ? Et pour ces pénitents, on pourrait aller les consoler et les fortifier dans leurs cellules, tandis que nulle visite religieuse, ainsi qu’on le reconnaîtra bientôt, ne peut avoir lieu dans les nôtres.

Si on trouve quelque part, avant notre siècle, un plan ressemblant à l’isolement tel qu’on veut le pratiquer actuellement, c’est à M. Dupin que nous le devons.

Lorsqu’il émettait autrefois le vœu de l’abolition de la peine de mort , il consentait à faire de fortes concessions à cette condition, et il produisait une peine terrible, épouvantable, mais qu’on ne devait appliquer qu’à ceux qu’on aurait rachetés de la mort. Voici en quels termes il l’exposait : « Je désirerais qu’il y eût dans les lieux où la justice se rend souverainement, une enceinte entourée de murs épais, et qui ne fût accessible que par une seule entrée, qui serait munie d’une triple grille de fer. Ce lieu présenterait un aspect lugubre ; les murs en seraient noircis intérieurement, et il y régnerait un silence éternel qui ne serait troublé que par le bruit des chaînes et les aboiements effroyables des chiens qui en feraient la garde au dedans. C’est là que, couverts de haillons, nourris de pain et d’eau, privés de l’usage de la parole, les criminels, attachés à des poteaux, seraient forcés, pendant le jour, à un travail opiniâtre, et la nuit reposeraient sur la paille dans des loges séparées. Chacun porterait sur son front la marque de son crime, et l’atrocité des grands forfaits serait distinguée par l’horreur plus grande dont on aurait environné les coupables. »

Cette pensée était prise du livre De la Législation criminelle .

On voit que M. Dupin, en l’empruntant à l’auteur, avait prévu quelques-uns des tourments que je vais peindre dans cet ouvrage : les murs triples et les triples grilles, le silence absolu, les fers, les chiens féroces, le pain et l’eau, le carcan des hommes et des femmes, le travail sans relâche, sans profit et sans but, enfin les cellules solitaires et ténébreuses.

Mais, je le répète, ce n’était que pour abolir la peine de mort que l’auteur avait inventé cette prison pénitentiaire ; aussi ajoutait-il : « Je ne crains pas de dire que la vue de ce séjour ténébreux frapperait le peuple autrement que la vue des supplices vulgaires. Comme il serait continuellement à sa portée, il ferait sur lui une impression plus soutenue, parce que sa curiosité naturelle le porterait à la renouveler plus souvent. Cette impression serait aussi plus forte, par la raison que l’esprit pourrait saisir facilement et mesurer à loisir toute l’étendue des maux qu’on y souffrirait. Chacun, en voyant ces misérables, ferait nécessairement un retour involontaire sur soi-même, et, partageant en idée l’horreur de leur position, frémirait de crainte de s’y voir un jour réellement associé . »

Mais qu’on remarque bien que c’est ici le système de l’intimidation qu’on substituait dans les châtiments à celui de la conversion, qu’Howard a proposé, et qui se trouve ainsi, comme nous le verrons bientôt, complètement dénaturé jusque dans son principe.

C’est ce que pensait le général Lafayette, lorsqu’il a écrit à ses amis de Philadelphie, ainsi qu’il les appelait, sur ce système cellulaire, qu’il n’envisageait, comme moi, qu’avec horreur : « L’État de Pennsylvanie, disait-il, qui a donné au monde un si grand exemple d’humanité, et dont le code philanthropique a été cité et pris pour modèle dans toute l’Europe, en serait-il maintenant réduit à proclamer à la face du monde l’inefficacité de ses lois et la nécessité d’en revenir aux procédés cruels des âges les plus barbares et les moins éclairés  ? »

En effet, c’est aussi ce que M. Guizot, qui a, dans tous ses ouvrages, des vues si justes et si élevées, a reconnu et constaté. En parlant des écrivains du système pénitentiaire : « Ouvrez leurs livres, dit-il, celui de Bentham, par exemple ; vous serez étonné de toutes les ressemblances que vous rencontrerez entre les moyens pénaux qu’ils proposent et ceux que l’Église employait . »

Oui, sans doute, cet aperçu m’avait frappé avant d’avoir trouvé les paroles de cet écrivain. Voyez ce qui est :

Au lieu de chercher, par des soins d’humanité pour le présent, et par des précautions sages pour l’avenir, à ramener les condamnés à une vie honnête et sage, on veut les y faire revenir de force, par la menace et l’emploi des tourments. C’est sur ce mode d’action qu’est fondée la pensée principale du système pénitentiaire : c’est d’employer la contrainte physique à amener l’amélioration morale.

Voilà tout le système en un mot. Eh bien, il y a déjà plusieurs siècles écoulés depuis que celui de l’inquisition a été abandonné, sous les efforts de la réprobation générale.

Or quel était ce système ? C’était celui de rendre les hommes meilleurs. À l’époque où le christianisme, en pleine possession du monde civilisé, régnait sur tous les États et commandait à tous les rois, on devait regarder comme le devoir le plus obligatoire de contraindre tous les hommes à être des chrétiens pieux, dévots, embrasés de l’amour d’une religion qui était toute-puissante dans la vie civile et dans la vie politique. Un prêtre convaincu et consciencieux ne pouvait pas laisser ses semblables se perdre, quand il possédait l’autorité et la force nécessaires pour les contraindre à se sauver. Le salut des hommes dans l’éternité était bien autrement important que n’est leur amélioration dans cette vie si courte et si incertaine.

C’est ce que l’habile et profond écrivain que je viens de citer atteste aussi, « que, dans les tortures de l’inquisition, on trouvait une autre idée bien plus élevée : celle de l’expiation . »

Cependant les deux systèmes n’ont agi que par la violence. Je ne veux pas anticiper longuement sur le sujet que je traite dans les chapitres suivants ; mais il est très vrai qu’on a imité l’inquisition dans les fers, les cachots renouvelés par les cellules, le fouet, le bâton, le carcan. Il semble que c’était bien assez ; mais pas du tout : nous verrons, dis-je, tout à l’heure, qu’on l’a dépassée par les tortures des ténèbres, du silence absolu, de la carabine, des boîtes ajoutées au carcan, du travail inutile du manège et du treadmill, du pesage et de l’engraissement, de l’usage des chiens féroces, et de l’immoralité même des condamnés, qu’on habitue à la corruption, à l’hypocrisie et à la trahison, au moment même où l’on prétend les rendre plus moraux et plus vertueux.

Je sais bien qu’en me prononçant ainsi, je me mets en opposition avec une certaine opinion publique qui, à mes yeux, semble contredire en ce moment ce qu’elle proclamait naguère ; ce qui me fait espérer qu’elle reprendra demain les sentiments qu’elle repousse aujourd’hui ; et puisque j’ai commencé avec Pascal, je l’appellerai ici encore à mon secours : « Cette maîtresse d’erreurs que l’on appelle opinion, dit-il, est d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours . » Elle a, en effet, à ce que je crois, trompé la génération actuelle en lui annonçant comme institution philanthropique l’exercice le plus dur de l’intimidation violente, et les châtiments corporels comme des moyens d’amélioration morale. Elle reconnaîtra bientôt, je l’espère, que ces moyens qu’elle avait adoptés comme appartenant à un système d’humanité, en ont fait, au contraire, un des plus odieux abus de la force sociale.

Voilà pourquoi je viens réclamer les principes sacrés de la justice et de l’humanité. Je dirai, comme un des directeurs les plus expérimentés de nos maisons centrales :

« Nous regardons comme une sensiblerie niaise tout ce qui porte à l’excès l’intérêt qu’on doit aux coupables ; mais nous avons horreur de tout ce qui tend à aggraver inhumainement leur déplorable et toujours intéressante position . »

Je ne puis m’empêcher de me rappeler encore cette autre expression si vraie, « que deux lois suffisent pour régler toute la république chrétienne mieux que toutes les lois politiques : l’amour de Dieu et celui du prochain . »

Mais j’ai été embarrassé, je l’avoue, quand j’ai commencé cet écrit. Je me suis aperçu de la vérité de ce que dit encore le même écrivain, que la dernière chose que l’on trouve en faisant un ouvrage est de savoir quelle est celle qu’il faut mettre la première . Comme j’avais à mettre sous les yeux les actes les plus étranges et les faits les plus curieux, j’ai pensé qu’il serait mieux de raconter que de raisonner. Comme Pascal dit encore qu’il est difficile de rien obtenir de l’homme que par le plaisir, qui est la monnaie par laquelle nous donnons tout ce l’on veut , je me borne à exposer (ce qui est, ce me semble, le tableau le plus intéressant), et à décrire en simple historien, sans exagération et presque sans réflexion, tout ce qui a été ordonné et exécuté dans les prisons, surtout sous l’influence du système pénitentiaire moderne, en un mot, les tortures au dix-neuvième siècle.

PREMIÈRE PARTIESystème pénitentiaire
CHAPITRE PREMIERÉtablissement

Moyens de sûreté : à l’extérieur, clôtures, gardes armés, chiens féroces ; à l’intérieur, profusion de serrures ; insuccès de leur emploi. – Insalubrité : cellules humides ou brûlantes, infectes, où se sont produites l’asphyxie, la congélation et autres accidents graves. – Minutieux moyens de surveillance, plan panoptique rayonnant, dépenses énormes sans aucun résultat satisfaisant, et seulement aggravation des tortures du détenu.

Le système pénitentiaire a prétendu d’abord que l’on devait construire des prisons exprès pour lui.

Les plus grands esprits se sont disputés le meilleur mode d’établissement. Je ne prétends pas plaisanter ; il m’a paru étonnant, mais il est certain, que les hommes que je vénère le plus, les hommes de bien les plus distingués et les directeurs et architectes les plus zélés et les plus intelligents des maisons de détention ont attaché une haute importance à la forme et à la disposition des bâtiments .

Il était raisonnable de vouloir assurer l’inviolabilité de la prison, ensuite sa salubrité, enfin la surveillance la plus facile ; mais on reconnaîtra, je crois, qu’on a été au-delà de ce que la prudence exigeait, de ce que la sagesse conseillait, et même de ce que le sens commun pouvait approuver. Je dois avertir ici que je raconte seulement, et qu’ainsi je vais mettre sous les yeux, ensemble, toutes les prescriptions qui ont été faites, afin que chacun puisse juger d’après son propre sentiment tous les actes du système pénitentiaire.

On a cherché d’abord avec un grand soin tous les moyens de sûreté dans les constructions extérieures et intérieures. On a établi des murs d’enceinte que l’on a trouvés trop peu élevés quand ils n’ont eu que 18 pieds de haut  ; on a établi des chemins de ronde où l’on a placé des chiens féroces qui ont mutilé des ouvriers non détenus . On y a placé des fils de fer répondant à des sonnettes d’avertissement . Dans d’autres lieux, on a élevé des terrasses autour des murs, et on y a placé des factionnaires  ; on a même imaginé de placer les chemins de ronde au-dessus des murs et d’y monter par des gradins ; on en a construit en terre et d’autres en bois, soutenus en balustrade et régnant tout autour des cours .

On a fait plus : après avoir recherché tous les moyens d’établir la sûreté par les clôtures les plus étroites, on a voulu maintenir la sûreté sans clôture et sans aucun obstacle. On a créé plusieurs prisons tout ouvertes , et on a dit aux détenus, tout en les traitant avec la cruauté la plus excessive : « On vous défend d’en sortir. » On n’a fait à ces prisons aucun mur d’enceinte ; les cours et les jardins où les détenus sont occupés à des travaux avec la liberté entière de leurs bras et de leurs jambes, n’ont aucune clôture. De quelques côtés seulement sont des rivières qui gèlent l’hiver et procurent alors un passage facile ; mais on tue sans pitié celui qui tente de s’évader, s’il n’est pas assez adroit pour réussir. Au lieu de clore les enceintes de ces prisons, on a dispersé au loin, autour d’elles, sur les collines environnantes, et la plupart cachés sous des arbres ou sous des baraques, des gardes armés de fusils, qui tirent sur ceux qui s’échappent  ; et c’est lorsque dans l’intérieur on les mutile par des coups, qu’on les livre chaque jour à des tortures, et que, pour la moindre faute, on les traite avec la plus excessive barbarie, qu’on leur offre ainsi, avec tant de facilité, les occasions de se délivrer de la plus odieuse captivité, et qu’en même temps on les entoure de la mort s’ils essaient de s’échapper ! Un tel fait est, comme l’a dit M. Demetz, immoral et révoltant .

M. Demetz a tellement raison dans cette généreuse exclamation, que voici un fait qui s’est passé dans le temps où il n’y avait pas de système pénitentiaire, et qui a obtenu la vive approbation d’Howard. Un vieux geôlier de Berne avait laissé une porte entrouverte, et quelques prisonniers s’échappèrent ; ils furent repris et traduits en jugement. On croyait qu’ils seraient condamnés à une nouvelle et plus longue détention ; mais le magistrat ne voulut punir que le geôlier seul. Il déclara que l’amour de la liberté, si naturel aux hommes, justifiait assez ceux qui s’étaient évadés lorsqu’ils avaient trouvé la porte ouverte ; et il refusa de leur infliger aucune peine .

Il y a loin de là, il faut en convenir, il y a loin de ce siècle d’Howard à celui des chiens féroces de Genève et des sentinelles secrètes de Singsing et de Blackwell-Island.

On a ordonné de même avec un soin minutieux les moyens de sûreté dans l’intérieur. Un prisonnier, seul dans sa cellule, peut aisément travailler à percer les murs ou le sol sans qu’on le sache. Pour l’en empêcher, on a pavé les cellules avec de longues dalles ferrées et scellées dans les murs , de manière qu’on pût s’apercevoir aisément si elles étaient brisées ou même soulevées. On a fait des murs dans lesquels sont intérieurement des grilles en fer, espacées de manière à ne pas laisser passer le corps d’un homme, et quand même le mur de pierre tomberait tout entier, le mur de fer se trouverait encore là, comme un rempart infranchissable . On a placé de même, sous les planchers, des barres de fer assez rapprochées aussi pour ne pas laisser la place à un homme de passer, si le plancher en bois était déposé  ; enfin, on a été jusqu’à un tel degré de soin, qu’on a fait les planchers des cellules tout entiers d’une seule pierre . Ensuite, on a doublé les portes en plaques de fer et même on en a placé qui sont tout en fer ; enfin, on a mis des doubles portes, l’une en bois, l’autre en fer . On a placé des surveillants dans chaque corridor, et même des soldats en chaussons pour espionner sans faire aucun bruit, ainsi que nous le verrons plus loin. Les serrures ont aussi vivement préoccupé l’imagination des pénitenciers ; on en a imaginé qui ferment les deux portes à la fois, et qui, lorsqu’on le veut, n’ouvrent que la porte de bois, tandis que celle de fer reste fermée . Il y en a qui ouvrent les portes intérieures, quoique placées extérieurement à une grande distance d’elles , afin que les détenus ne puissent les atteindre. Enfin, il en est qui ferment cinquante cellules à la fois .

Malgré toutes ces recherches ingénieuses, quel a été le résultat de l’inviolabilité des prisons pénitentiaires ? C’est qu’à Auburn, celle que l’on a rebâtie et perfectionnée avec le plus de soin, il y a eu vingt-cinq évasions en douze ans  ; c’est qu’à Lamberton, la dernière construite, à peine était-elle close et achevée à la satisfaction de tous les amis du système, qu’une évasion est venue troubler leur joie  ; c’est enfin qu’il y a des maisons pénitentiaires où l’on a compté quatre évasions en un an , et d’autres où sept détenus se sont échappés le même mois par-dessus les murs , et partout on a déclaré qu’on n’avait pas suffisamment obtenu la sûreté .

Si on veut comparer ces résultats avec ceux de l’organisation de nos maisons centrales, on reconnaîtra la supériorité de notre surveillance. À Genève même, à peu de distance du pénitencier, était une prison, tout ordinaire, qui n’avait pas été réformée, où le régime était doux et humain, où l’on parlait, où l’on travaillait, où il y avait de l’ordre sans symétrie, et de la charité vraiment évangélique sans torture philanthropique : c’était la prison de femmes. Eh bien, en douze années, il n’y a pas eu une seule évasion, et l’état sanitaire y a toujours été excellent ; et, cependant, il ne faut pas croire que le régime y fût doux, qu’elles désirassent y revenir, puisque, en ces mêmes douze années, il n’y a pas eu une seule récidive.

Voilà certainement un bien beau résultat du système non pénitentiaire. Eh bien, croirait-on que la folie des hommes est telle, qu’après en avoir obtenu un aussi heureux, on abattit cette prison à grands frais pour la reconstruire en maison pénitentiaire ? Et quand bien même il en fût sorti de bons effets, certes on n’en pouvait obtenir de meilleurs ; tandis que si les conséquences devaient être les mêmes que celles constatées dans les pénitenciers des hommes, au lieu de n’avoir, comme auparavant, ni maladies, ni aliénations mentales, ni récidives, on devait compter de nombreuses maladies, de fréquentes aliénations mentales, et de 18 à 30 % de récidives , selon le plus ou moins de sévérité légale.

Toutefois, n’anticipons pas sur les récits nombreux que nous avons à présenter. Je termine sur ce sujet par une seule réflexion : on doit rendre les prisons sûres et inviolables, non seulement afin d’assurer l’exécution de la peine infligée par la loi, mais aussi pour éviter aux détenus les vexations dont les gardiens les accablent pour les empêcher de s’évader. M. le comte Daru a remarqué judicieusement que puisque leur envie de s’enfuir redouble par l’effet des mauvais traitements, et diminue là où leur sort est plus tolérable ; il faut donc établir la sûreté de la prison pour ôter ainsi tout prétexte à des rigueurs inutiles .

On a cherché aussi dans les constructions les moyens de la salubrité. Ils sont difficiles, car, en général, on a placé les cellules au rez-de-chaussée, sans caves dessous  ; les planchers de chêne les plus solides n’y durent que quatre ou cinq ans . Howard caractérisait d’horribles les cachots de Liège, parce qu’ils étaient tout en pierre et voûtés. Maintenant on érige en principe la nécessité de construire les cellules en pierre ou en briques et voûtées, toutes les ouvertures voûtées aussi, en ne laissant pour le jour et l’air que des trous, pour ainsi dire, longs et étroits, par lesquels la lumière ne peut venir qu’indirectement. Il en résulte qu’il n’y circule point d’air et que les murs sont froids et humides.

Ici je m’arrête un moment pour demander quelle différence on peut trouver entre les cachots d’autrefois et les cellules d’aujourd’hui. Qu’était-ce qu’un cachot ? C’était, suivant le dictionnaire, une prison basse, voûtée et obscure, destinée à renfermer les criminels . C’était, en effet, un lieu solitaire, toujours fermé de murs épais en pierre de taille, ayant une seule ouverture, étroite et élevée, où le détenu ne pouvait atteindre. Or, n’est-ce pas exactement ainsi que sont faites les cellules ? Et on regardait comme barbare de jeter les prisonniers dans des cachots, quoique ce ne fût jamais que par punition momentanée, et l’on proclame philanthropique de les jeter et de les tenir pendant des années entières dans des cellules qui sont de véritables cachots !

Il est résulté aussi du système nouveau qu’il a fallu adjoindre aux cellules des antichambres ou des salons et leur ajouter des cours, puisqu’on les construisait comme des habitations dans lesquelles le séjour devait être long ; mais comme les cours devaient être nombreuses, on a été obligé de les faire si étroites qu’il n’y arrive jamais un rayon de soleil .

On a tellement senti leur insalubrité qu’on les a supprimées quelquefois pendant plusieurs années et quelquefois tout à fait  ; mais on a été obligé, d’autres fois, de les rétablir, par une cause qu’on n’a pas pu éviter partout, qu’il ne se trouvait plus qu’un mur à percer entre la cellule et la liberté, et que les évasions étaient alors trop faciles . Mais c’est là, au contraire, ce que l’on a redouté en d’autres prisons, lorsque les cours ont été conservées .

Quant aux cellules placées aux étages supérieurs, elles sont brûlantes en été . Il est vrai qu’on a essayé d’y répandre de l’air partout avec des ventilateurs, surtout pour chasser la mauvaise odeur qui y est presque sans cesse entretenue par les lieux d’aisances , malgré les soins minutieux que l’on a pris. On a été obligé aussi de se servir de machines à vapeur et de roues hydrauliques pour élever les eaux jusqu’aux réservoirs et les conduire dans chaque cellule, soit fraîches, soit chaudes ; soit pour l’usage des détenus, soit pour l’échauffement des cellules, soit pour le lavage des latrines. On a été obligé encore d’employer des roues et des appareils mécaniques pour le service des ventilateurs.

Malgré toutes ces recherches si coûteuses, on a vu des prisonniers, par vingtaines , être asphyxiés par la chaleur ou quelquefois grièvement blessés par l’éclat des tuyaux que brisait le trop grand feu , et d’autres avoir les mains et les pieds gelés par le froid, et dans les mêmes corridors, suivant que les cellules étaient plus ou moins rapprochées des calorifères . En même temps l’air a été souvent jugé insuffisant par les médecins mêmes des pénitenciers .

Il n’est donc aucun soin que l’on n’ait employé pour la salubrité des cellules, et cependant partout on a déclaré qu’on n’avait pas atteint les résultats que l’on se promettait. Nous verrons dans la suite que nulle part et sous aucun rapport la salubrité n’a été obtenue, et que les médecins les plus distingués ont été vivement affligés de l’état habituel de la maladie et de la mortalité des maisons pénitentiaires.

On s’est occupé avec la même recherche de l’établissement de la surveillance. Ce n’était pas assez de la garde intérieure d’inspecteurs, de gardiens, de sentinelles et d’espions, même mêlés en nombre immense et constamment parmi les détenus ; ni des guichets ouverts sur les ateliers, sur les cours et sur chacune de leurs cellules ; ni des fenêtres placées presque partout au-dessus de leurs têtes. Les directeurs se sont méfiés de leurs propres employés. Ils ont voulu les surveiller eux-mêmes dans leur surveillance. De toutes parts le génie des architectes s’est tourmenté avec une incroyable fécondité à inventer tous les moyens les plus minutieux. On a d’abord employé des fenêtres à jour, par lesquelles on voit les détenus du corridor même où les gardiens sont placés ; mais on a proclamé comme un grand défaut, réprouvé par le système, que le cellulé pût voir passer ainsi les gardiens devant lui : c’était une distraction qui gênait le succès attendu ; alors, au lieu de portes à jour, on a pratiqué des guichets seulement. Mais c’était trop encore. Ils étaient carrés, on les a faits ronds ; puis ils étaient trop larges : on les a rétrécis jusqu’à la grosseur d’un œil seulement . Tantôt on les a laissés ouverts, et les détenus y regardaient eux-mêmes ; alors on les a recouverts d’une plaque ne s’ouvrant qu’en dehors. Mais on a reconnu qu’il y avait dans le moment d’ouverture, quelque rapide qu’il fût, le moyen donné au détenu de changer d’attitude ou d’arrêter ce qu’il faisait ; et c’était là, disait-on, un grand mal, en aidant la pratique du vice solitaire, si fréquent dans les cellules. Enfin, à force de fouiller dans tous les replis de l’esprit d’invention, on a imaginé de créer des guichets obliques et de les poser souvent en double ; de sorte qu’on voit de tous côtés dans la cellule, et que de la cellule on ne peut rien voir dans le corridor. Alors le détenu est vu sans qu’il se doute de l’être, et il n’est pas un seul instant où il puisse être sûr de ne pas l’être. On ne peut point blâmer ces dispositions ; mais, en vérité, il est petit, cet esprit de recherches et d’investigations. N’y a-t-il rien de plus élevé et de plus sérieux dans le gouvernement de la culpabilité, dans de grands États comme les États-Unis, l’Angleterre et la France ?

Il est enfin un système tout entier de surveillance unique et parfaite qui a été proclamé, en définitive, comme le modèle du genre de constructions indispensable à un pénitencier, et que l’on a appelé avec un grand éclat de renommée le plan panoptique rayonnant.

On veut dire par cette expression qu’il existe un lieu d’où l’on étend sa vue de tous côtés sur les diverses parties de l’établissement. Cela n’est vrai nulle part, parce que cela n’est pas possible. Ainsi, à Genève, le vestibule panoptique est une espèce de demi-lune qu’il faut parcourir pour aller de guichet en guichet regarder dans chaque atelier ; maison ne voit de là aucune cellule, et rien absolument du service de la maison ; rien, dis-je, que quatre ateliers. Encore, comme les ouvriers sont fort éloignés de la porte, on les voit de loin, très imparfaitement, sans pouvoir distinguer ce qu’ils font et sans pouvoir entendre ce qu’ils disent lorsqu’ils rompent, à vrai dire très fréquemment, le silence prescrit. Les directeurs du pénitencier de Lausanne, qui n’est point panoptique, prétendent qu’au moyen de guichets s’ouvrant sans bruit, de tous côtés, autour des ateliers et sur les cellules, ils exercent une surveillance plus sûre et plus instantanée que celle exercée à Genève , et je le crois. Je dois attester qu’à Lausanne j’ai tourné tout autour des ateliers, et j’ai vu parfaitement bien ce que faisait chacun des détenus, sans avoir été aperçu d’aucun d’eux, et qu’à Genève, au contraire, j’ai regardé à travers les guichets par lesquels le directeur fait son inspection, et qui n’ont que la largeur d’ouverture d’une pièce de 5 fr., et je n’ai rien vu distinctement. Il m’a semblé apercevoir des détenus sortir de leurs places, se parler, porter et rapporter de l’ouvrage, quoiqu’on dise que ce soit toutes choses défendues ; et cependant j’ai tout vu de si loin et si confusément, que j’ai très bien senti que si l’on punissait sur de telles apparences, on serait souvent injuste.

Aux États-Unis, le plan panoptique est encore bien plus inefficace. À Cherry-Hill, le modèle, les prisonniers restent toute leur vie enfermés dans leurs cellules, qui se trouvent adossées les unes aux autres, sans qu’on puisse regarder dedans autrement que de la porte même, puisqu’on a bien soin de ne laisser aucune communication entre elles. Ainsi, du vestibule central, qui embrasse les sept ailes de bâtiment, on ne voit pas une seule cellule ni un seul détenu ; on ne voit que les sept corridors déserts placés entre les deux rangs de cellules, où l’on ne peut apercevoir que les factionnaires surveillants. Toute cette construction panoptique si coûteuse ne sert donc qu’à regarder, quand on le veut, si sept préposés se trouvent à leur place. Il en est de même à Lamberton et dans la plupart des autres pénitenciers. Il est même à Cherry-Hill un défaut de construction bien plus grave, qu’aucun avantage ne peut compenser : le logement du directeur est en dehors des bâtiments de la prison, et très éloigné ; il doit passer en plein air, à travers la pluie, la neige et les glaces, pour se rendre chaque jour à son service, pour aller de sa chambre à son cabinet, pour se rendre de son déjeuner et de son dîner à celui des détenus, et pour aller, en un mot, à chaque instant, de ses affaires domestiques à ses fonctions de directeur.

Voilà donc quel a été le résultat des recherches si longues et si minutieuses que l’on a faites pour la construction des pénitenciers ! C’est qu’aucun n’a paru convenable.

La première maison, celle qui a reçu tant d’éloges et qui a eu l’honneur d’être citée par tant d’hommes de bien comme le modèle qu’on devait suivre, la prison de Walnut-Street, n’a pu subsister. On lui a reconnu tant de défauts, qu’elle a été abattue et reconstruite dernièrement avec de nouvelles formes sur les plans d’une autre prison élevée en 1834 .

Mais ce modèle de 1834, cette prison de Lamberton , à peine était-elle élevée, qu’une évasion, qui a réussi, a prouvé qu’on s’était encore trompé dans les plans, sous le rapport de l’inviolabilité  ; et il en est de même de cet autre modèle à Genève, élevé avec tant d’éloges sous la direction de Bentham et de Dumont, et où les constructions ont été jugées si mauvaises, qu’il fut décidé qu’elles seraient abattues.

En Angleterre, la première prison de Glocester, construite sous la direction de Blackstonne et d’Howard, fut bientôt abandonnée, et c’est alors que parut le système panoptique imaginé par Bentham. On l’a adopté avec enthousiasme et fureur, comme on adopte tout chez les Anglais, avec la fierté nationale qu’ils attachent toujours à la moindre invention ; et voici ce qui en est résulté :

À Tothisfield, on dit que, par faute de construction, nulle inspection centrale n’est possible. On y a pris pourtant tous les moyens les plus ingénieux, et on est parvenu à y obtenir un résultat assez satisfaisant ; c’est qu’à force de dépenses on a ouvert des jours sur une grande partie du service. On voit tout, diton, excepté les cellules et les ateliers .

À Coldbathsfield, les nouvelles constructions font que la surveillance n’a lieu qu’en mettant les employés à la vue des détenus. Là, aussi, le mur d’enceinte est mal placé ; il n’y a ni chemin de ronde ni terrasse de sentinelles ; de sorte que, peu de temps après l’exécution du nouveau plan, plusieurs évasions ont eu lieu.

Enfin, à Milbanck, le plus vaste et le plus important des pénitenciers de l’Angleterre, un incendie fort obligeant est venu servir à propos la cause des pénitenciers. L’honneur national avait proclamé cette prison de Milbanck pour modèle, et cette réputation gênait fort les novateurs, qui n’osaient toucher à ce que l’amour-propre britannique élevait si haut. Mais dès que le feu l’eut détruite, et qu’il se fut agi de la reconstruire, ils élevèrent la voix ; et tout à coup l’opinion publique changea, et le Parlement vota des fonds pour rebâtir ce pénitencier sur un plan tout nouveau  : plan panoptique rayonnant, plan par lequel le système d’inspection de toute minute et de toutes parts à la fois devait être complètement satisfait.

Eh bien, qu’en est-il encore résulté ? C’est qu’à ce pénitencier nouveau, construit à très grands frais et sur les plans les plus soignés, il n’existe aucune surveillance centrale ; elle n’y est pas possible, et on a été obligé d’y suppléer en établissant une inspection spéciale dans chacune des six ailes éloignées entre elles. On peut juger combien l’administration du chef doit y être difficile.

Dans les États-Unis, on se plaint de même des constructions anciennes et nouvelles. Richmond, Washington, Auburn, sont situés près de marécages ou de lieux bas et humides .

À Richmond, Baltimore, Franklintown, Charlestown, ainsi qu’à Auburn, les cellules sont froides, humides, sans air et infectes, et la plupart trop étroites. À Franklintown, Nashville et Kingston, qui sont de construction nouvelle, les ateliers sont si éloignés que l’inspection en est très difficile ; et à Charlestown, ils sont si malsains et si étroits que les détenus y sont tout près les uns des autres, et que la surveillance y est impossible . À Auburn surtout, à cette principale maison de détention, chef-d’œuvre du système mitigé, les ateliers sont si étroits, que le travail en est gêné, et il a été résolu qu’on les abattrait pour en construire d’autres au centre de la cour . Il en est de même partout : à Singsing, la disposition des bâtiments rend la surveillance impossible et l’odeur la plus fétide s’y fait continuellement sentir . On déclare encore que la construction à Wethersfield est insuffisante sous le rapport de la solidité, de la sûreté et de la surveillance. Un architecte distingué affirme que les changements sont urgents .

On voit qu’on a tour à tour critiqué, et avec juste raison, tous les pénitenciers, et que ceux qui prétendent établir un plan régulier qui satisferait tout le monde auraient beaucoup à faire. Il me semble donc que nous n’avions en France à prendre aucun modèle, ni à suivre aucun exemple de l’Angleterre, de la Suisse ou des États-Unis.

Cependant, en France, nous sommes accoutumés à singer les entreprises des nations étrangères ; et je me sers de ce terme un peu trivial de singer, parce que nos imitations sont presque toujours malheureuses, et qu’en effet il n’est pas sage de suivre ainsi les idées des autres peuples, sans s’appliquer à penser soi-même, et de transporter chez soi les établissements des autres en s’asservissant aux dispositions qui conviennent peut-être à leur pays et à leur caractère, au lieu d’améliorer nos institutions et de concevoir nous-mêmes les réformes qui leur sont nécessaires, en les adaptant à nos mœurs et à notre esprit, ainsi qu’à nos localités.

Je ne citerai qu’un seul exemple de cette déplorable manie, au milieu de tant d’autres que je pourrais invoquer. On a loué avec enthousiasme le pénitencier nouveau des jeunes détenus. Il est panoptique, c’est-à-dire qu’on a disposé à grands frais un centre de surveillance d’où l’on pût tout inspecter. Il est panoptique rayonnant, c’est-à-dire que le centre est disposé de manière que la vue puisse s’étendre en rayons sur toutes les ailes, et qu’elle puisse se porter tout le long en même temps de tous les côtés.

Mais après avoir, dis-je, construit à grands frais ce centre d’observation, qui a-t-on placé là, dans les dispositions faites pour l’habitation ? Qui ? le directeur, croyez-vous ? Pas du tout… le cuisinier ! Ce sont les cuisines qu’on a placées au centre panoptique, et le logement du directeur a été rejeté dans les bâtiments de côté, d’où il ne voit rien dans l’intérieur, quoique la dépense de ce pénitencier ait été de près de 5 millions pour le faire, dis-je, panoptique rayonnant.

On y remarque encore bien d’autres absurdités : il a été construit pour 500 détenus, dans le système d’un réfectoire commun et d’une classe commune, et l’un et l’autre ne peuvent en contenir que 250, tandis qu’on a construit à grands frais 560 cellules. On remarque surtout que les ateliers sont tellement étroits, que les détenus sont obligés, lorsqu’ils ne sont pas à l’ouvrage, de rester dans les cours, à la pluie et à tous les temps de neige ou de glace ; et, pour obvier à cet inconvénient, qu’a-t-on encore proposé ? de couvrir ces cours de toiles imperméables ! Il n’est pas de folies que ce malheureux système pénitentiaire n’ait inspiré. Mais en même temps on y admire, dit-on, sept ou huit ponts aériens qui seraient d’un effet charmant dans la décoration d’un paysage chinois  !

En vérité, il me semble plus simple et plus prudent d’approprier peu à peu, le mieux possible, les constructions et les distributions intérieures de nos maisons centrales aux nécessités et à la commodité du service, à mesure que l’expérience de l’administration nous fera reconnaître des améliorations à faire, que de les rendre, sur un plan anglais ou américain, panoptiques rayonnantes.

CHAPITRE IIDes catégories

Essais infructueux. – Témoins du Roi. – Quoique imparfaites, les catégories sont nécessaires. – Utilité d’une maison d’épreuve, régénératrice et rémunératoire ; au lieu de cela, on n’emploie que l’intimidation. – Dans beaucoup de pays, en Amérique, en Angleterre, en Suisse, sont réunis dans les mêmes bâtiments hommes et femmes, adultes et enfants, condamnés et prévenus. – Détails financiers : dépenses excessives qu’entraîne le système pénitentiaire.

Un des premiers principes du système pénitentiaire a été de classer les condamnés de manière, espérait-on, à les désigner successivement sous de meilleures qualifications, à mesure que l’on obtiendrait d’eux une amélioration morale, extérieurement au moins, car Dieu seul peut lire dans les cœurs.

Ce sont les ailes du système panoptique rayonnant qui ont, pour ainsi dire, porté aux nues cette grande question des catégories. Elles ont offert une facilité qui a été saisie, de distinguer les détenus et de leur donner à chacun un titre plus ou moins honorable. On les a séparés par ailes de bâtiments, et on a discuté souvent les rapports d’après lesquels ils devaient être classés.

On a cherché à les distinguer dès qu’on a eu entrepris de les réformer. C’était l’idée qui devait se présenter la première à l’esprit. La plus ancienne prison pénitentiaire, celle de Walnut-Street, fut fondée sur une classification qui fut très applaudie en son temps, et qu’on déclare aujourd’hui très vicieuse . Cependant elle avait été établie par nature de crimes, comme l’usage en est encore maintenu aujourd’hui en Angleterre. Mais on remarqua, dit-on, que des individus qui avaient commis le même délit étaient, eux, de nature très différente. On crut que les moins pervers le devenaient davantage près des autres, et on énonce comme une condamnation du régime adopté alors, qu’il y eut, en dix années consécutives, un récidiviste sur six entrées , c’est-à-dire 16 ou 17 %. On ne songe pas qu’il n’y a nulle part un moindre nombre de récidives, comme on le verra plus loin .

La loi anglaise a ordonné les classifications et les rapporte à la nature des délits, en outre, comme de raison, du sexe et de l’âge. Mais il est reconnu par tous ceux qui ont visité l’Angleterre que celles-ci même n’y sont jamais exactement maintenues, ou que, lorsque les règlements les ordonnent, elles y sont sans cesse violées. Les inspecteurs ont été jusqu’à dire qu’en général les classifications sont souvent purement nominales.

Le principe lui-même a été vivement combattu. Les accusés de coups donnés dans un moment d’irritation doivent-ils être mêlés avec les accusés d’empoisonnement ou d’assassinat, surtout quand il y a apparence pour ceux-ci d’une presque certaine culpabilité ? De même, les condamnés pour injures, menaces ou violences doivent-ils être placés à côté des condamnés homicides ? On sentit cette différence, et on se résolut à laisser le directeur d’une prison classer les détenus suivant son propre et seul jugement de leur caractère et de leurs intentions . Malheureusement, dans les moindres prisons, qui ne sont régies que par un simple concierge, on a été obligé de lui affecter la même attribution . C’est lui donner une grande autorité, et qui aide trop bien à l’arbitraire.

On a, dis-je, divisé d’abord les prisonniers suivant les jugements qui les ont condamnés  : ceux des cours criminelles, ceux des tribunaux correctionnels, d’autre part les récidivistes. On a mêlé presque partout les prévenus avec les vagabonds et les mendiants. Lorsqu’on est arrivé à l’idée de distinguer les détenus suivant leur caractère, on leur a donné les qualifications de bons, de méchants et de douteux . Ce qui a choqué le bon sens au plus haut degré, c’est de les voir classés ainsi dès leur arrivée, avant de les connaître ; et ce qui le prouve, c’est que, dans la plupart des pénitenciers, les directeurs, à qui cette faculté est accordée, la récusent tous, et ne prennent d’autre règle de leur décision, afin d’éviter toute responsabilité, que la gravité plus ou moins grande des condamnations.

Bientôt après, en Europe, comme j’ai dit qu’on l’avait éprouvé en Amérique, on a senti que cette règle pouvait être trompeuse, et on a imaginé d’admettre les prisonniers, à leur arrivée, dans un quartier d’épreuve . C’est là qu’on les examine et qu’on les juge pour les faire passer dans des divisions : l’une qu’on appelle de la force, et l’autre de la correction ; ou dans les quartiers sur lesquels on écrit punition ou récompense, ou cet autre mot si séduisant et si trompeur, espérance . C’est en suivant le même mode qu’on est parvenu enfin à faire une classe intitulée les améliorés . C’est un titre bien ambitieux, et on a demandé avec quelque raison comment on peut savoir qu’un homme est amélioré. Il y a longtemps qu’on cherche en vain un moyen sûr de lire sur le front des perfides humains  ; et, dans le système pénitentiaire, un directeur lui-même a reconnu par expérience qu’il était impossible de distinguer l’hypocrisie de la conversion véritable. « Les plus mauvais sujets, » a-t-il dit, « ont, en général, plus d’adresse et plus d’intelligence que les autres ; ils aperçoivent mieux et plus vite que la seule manière de rendre leur sort supportable est d’éviter les châtiments qui seraient la suite certaine de l’insubordination ; ils se conduisent bien sans valoir mieux. En un mot, » dit-il, « j’ai remarqué que les mauvais sujets faisaient d’excellents détenus. »

On a même inventé, dans le système pénitentiaire de l’Angleterre, une catégorie des plus singulières ; c’en est une très honorablement titrée, celle qu’on appelle les témoins du roi . On les classe à part dans des salles particulières ; ce sont des prévenus et quelquefois aussi des condamnés qui, sur la promesse de grâce ou commutation, avouent leur crime et dénoncent leurs complices. On les garde jusqu’à ce qu’ils aient comparu comme témoins dans les procès intentés aux autres accusés.

On voit que, lorsqu’on veut entrer dans les classifications possibles, et même dans celles seulement qui sont utiles dans l’intérêt de la société, on est forcé d’en reconnaître un grand nombre . En Angleterre, on donne à chaque classe des bâtiments et des cours séparés , et on sent que l’étendue des prisons et les difficultés du service y mettent sans cesse obstacle.

Ces catégories deviennent, dis-je, très nombreuses ; car il existe d’abord, à peu près partout, une séparation des criminels et des correctionnels ; de sorte que, formant ensuite parmi eux trois divisions d’hommes et trois de femmes, il se trouve pour les adultes seuls douze divisions au moins ; et il faut établir ces divisions pour les ateliers, et aussi pour les réfectoires, et pour les écoles, et pour les chapelles, quand il y en a. Celles-ci, en Angleterre , ont huit et quelquefois dix compartiments pour les hommes et sept ou huit pour les femmes . Ces nombreuses divisions font qu’en Suisse surtout, il reste bien peu de prisonniers pour chacune dans des pénitenciers qui n’en contiennent que 100 en totalité et quelquefois même moins de 50 . J’ai vu la principale de ces catégories qui était réduite à 3 ; il n’y avait à Genève, cette année, que 3 des prisonniers sur 49 qui fussent améliorés. Quant aux jeunes détenus, il n’y en avait eu, à Genève, qu’un seul pendant plusieurs années, et à Lausanne le nombre était si petit qu’on a cessé d’en recevoir. Cela fait sans doute honneur au pays (car c’est une preuve que l’éducation y est bonne), mais il faut alors créer moins de classes.

On sait aussi qu’en distribuant les condamnés par catégorie, on a prétendu établir qu’aucun de l’une d’elles ne communiquerait avec ceux d’une autre, afin, dit-on, qu’ils ne se connussent pas quand ils sortiront. Mais, dans ce système, ils vivent ensemble par catégorie, et c’est bien assez, quand elles sont de deux ou trois cents détenus . Il y eut même des prisons où l’on mettait ensemble, la dernière année, les condamnés qui devaient sortir . C’était le moyen le plus efficace de produire les mauvaises relations entre eux. Il est absurde aussi, quand il y a classification, de ne pas les faire avancer d’une division à une autre. On renonce alors au principe de la régénération, tant prôné par les pénitenciers ; car c’est décider qu’un condamné sera toujours bon ou toujours méchant, puisqu’il reste invariablement dans l’une de ces deux classes. Et cependant, si l’on établit un juste avancement, les détenus se connaissent non seulement par division, mais entre tous, en passant tour à tour de l’une à l’autre. Je comprends, au contraire, la pensée de ceux qui établissent plusieurs quartiers et font monter de l’un à l’autre, à mesure que l’on se conduit bien ; de sorte qu’on parvient ainsi à celui qu’un directeur a nommé, ai-je dit, des améliorés. Ce mode aide sans doute le chef de la maison à tenir en paix des prisonniers, par le moyen de l’espérance d’être traités plus doucement, s’ils se conduisaient mieux ; et, à défaut de la conversion, l’hypocrisie vient avantageusement le seconder.

On a dit que cette hypocrisie est un nouveau vice que l’on donne aux condamnés , et on a blâmé, sous ce rapport, les classifications.

Le pasteur du pénitencier de Lausanne en a parlé dans ces termes :

« Les classifications nous paraissent, en général, avoir le grave inconvénient de favoriser l’hypocrisie, contre laquelle on ne peut jamais assez se prémunir dans un pénitencier. Quel détenu ne tentera pas d’améliorer son sort, lorsqu’il entrevoit la facilité, au moyen de quelques efforts sur lui-même, de passer dans une division où le régime est moins sévère ? Mais aussi, qui répondra de la sincérité de ses dispositions, puisqu’il n’est pas donné à l’homme de lire dans le cœur de son semblable  ? »

C’est justement parce qu’il n’est pas donné à l’homme de lire dans le cœur de son semblable, que nous devons croire charitablement, chrétiennement, aux conversions dont nous voyons des marques extérieures.

Au surplus, que la conversion soit réelle ou feinte, ce n’est pas là ce dont nous devons nous occuper. Nous, défenseurs de la société, nous devons examiner ce qui résulte de nos efforts d’utile au pays tout entier. Nous voyons chaque jour que, dans le monde même, l’hypocrisie d’un homme est souvent son seul mérite. Il est avantageux à la société qu’on le lui laisse. Comme l’a dit Plutarque, il se donne un vice de plus pour jouir des honneurs de la vertu, quand il a cessé de les mériter  ; mais il est forcé du moins de ne commettre aucun acte qui les lui ferait perdre, et c’est là ce qui importe à la société.

Il en est de même dans les prisons. Cette hypocrisie empêche les détenus qui l’ont adoptée de faire de mauvais actes. Ainsi l’ordre est maintenu, et cela suffit pour le moment. Mais on peut croire qu’elle a, sous un autre rapport, une influence encore plus importante : elle fait prendre de bonnes habitudes aux hommes pervers ; et qui sait si, une fois adoptées et suivies pendant plusieurs années, ils ne les garderont pas tout naturellement, sans contrainte et sans effort, après leur sortie ? Je ne serais pas étonné que les habitudes fussent plus puissantes pour amener un homme à bien vivre, que les instructions mêmes et les préceptes des hommes les plus vénérables, et plus à coup sûr que le silence et la solitude.

Aussi voudrais-je me permettre à ce sujet quelques réflexions qu’inspire naturellement la question des catégories. Lorsqu’on voit de près les bagnes et les maisons centrales, et aussi ces prisons de Paris, où sont entassés tant de malheureux qui, bien que détenus passagèrement, ne sont pas moins, pour la plupart, pervertis au dernier degré, non seulement on gémit sur l’inertie de l’administration qui ne débarrasse pas le pays, par une déportation lointaine, de plusieurs milliers au moins de ces hommes dangereux, mais on gémit aussi sur le sort de quelques-uns des détenus qui, tout criminels qu’ils sont, se trouvent mêlés avec les plus corrompus, lorsqu’ils n’ont pas encore perdu tout sentiment d’honneur et de vertu. On regrette aussi de voir ceux-ci se pervertir peu à peu, dans le sein même de la prison qui devrait les améliorer, et il est évident que c’est sous ce rapport qu’a été conçue l’idée des catégories, afin de laisser les mauvais demeurer ensemble incorrigibles, sans absorber inutilement les soins et le temps de l’administration, et de placer les meilleurs ensemble, sous la direction morale la plus assidue, de sorte qu’ils puissent s’améliorer continuellement les uns avec les autres.

Il est certain surtout que, quelque active et zélée que soit une administration, elle peut, en employant les soins des hommes les plus religieux et les plus dévoués, corriger quelques hommes, mais jamais un grand nombre ; et c’est empêcher la conversion de quelques-uns, que de perdre son temps et sa peine à essayer la conversion de tous.

C’est donc une maison d’épreuve qu’il serait utile d’instituer, où seraient admis ceux qui auraient soutenu longtemps une bonne conduite, et dans lesquels on aurait confiance. Ce serait dans une telle maison que la régénération des hommes pervers pourrait avoir lieu, puisque, dès qu’un détenu émettrait un mauvais sentiment, il serait renvoyé, et que tous auraient intérêt à y rester, parce qu’ils y seraient mieux traités qu’ailleurs, et qu’ils auraient l’espoir d’obtenir une libération prochaine.

Au lieu de cela, on a prétendu frapper l’esprit des détenus par des moyens d’une autre espèce. À vrai dire, on a, en général, adopté en Amérique le seul système de l’intimidation ; on y prodigue les punitions, on n’y accorde point de récompenses  ; mais on y a repris, de nos anciennes prisons, un mode de compte général de surveillance qui est très propre à tenir les détenus dans une incertitude continuelle de leur avenir ; on garde mémoire avec soin de tout ce qu’ils font, sur un registre qui rappelle d’abord leurs actes antérieurs, leurs fautes passées, et qui est prêt à recevoir à chaque instant la mention de leurs dispositions présumées et de leurs fautes futures . D’après les inscriptions portées sur leur compte-courant dans ce registre, on les traite plus ou moins sévèrement ; on allonge ou on raccourcit la durée de leur détention. Un magistrat a exprimé un vœu très sage, celui que le prisonnier soit appelé lui-même à la rédaction des notes qu’on tient sur lui, afin que, d’une part, on puisse s’assurer, en écoutant ses excuses, si on a jugé exactement ses actes, et, d’autre part, qu’il soit bien averti qu’aucun d’eux n’échappe à la surveillance qui l’atteint à chaque instant .

On a critiqué cette proposition, qui est de justice et de bonne administration ; on l’a regardée comme propre à donner aux détenus une importance qui les rendrait moins soumis. Mais partout où l’on a voulu agir avec équité, on a consulté toujours ceux sur lesquels on avait autorité. Ainsi déjà, en 1779, en France, les règlements pour les prisonniers de guerre leur accordaient le droit de choisir cinq d’entre eux, qu’ils renouvelaient chaque année, et qui étaient chargés par eux d’examiner la quantité et la qualité des vivres qu’on leur distribuait, et, s’il y avait lieu, d’en porter leurs plaintes, auxquelles on faisait droit immédiatement . Comment donc voudrait-on refuser aux détenus d’exposer leur conduite, avant qu’on en fasse note, c’est-à-dire leur refuser d’être entendus avant d’être jugés ? Mais il est vrai que, pour mettre à exécution cet acte de justice, il n’y a plus d’isolement ni de silence possible ; car ces conversations, cette comparution, ces fautes mêmes (car il n’est guère possible d’en commettre, seul, entre quatre murs, sans parler à personne), empêchent bien qu’on puisse établir ce mode de surveillance dans une prison pénitentiaire.

D’autres ont cherché les moyens d’action les plus particuliers, et ont fouillé, pour en trouver, jusque dans les replis les plus secrets du cœur humain.

On s’est quelquefois utilement servi de l’amour-propre. On a tiré un parti avantageux de la classification pour récompense. On gouverne quelquefois militairement les prisonniers , et alors on accorde les grades de caporaux et de sergents à ceux qui se conduisent le mieux  ; et on a remarqué que ceux honorés de ces distinctions s’en montrent presque toujours dignes. Ils sont les premiers à maintenir l’ordre et la discipline ; ils n’hésitent pas à signaler ceux de leurs camarades qui manquent à leurs devoirs, et, dans l’accomplissement de ces délicates fonctions, ils se font ordinairement remarquer par un sentiment de justice qui prouve les progrès de leur raison, et qui donne les meilleures garanties pour leur avenir .

Toutefois, il n’est pas bon de pousser à l’extrême les moyens les mieux intentionnés, et je ne vois pas sans peine qu’on ait permis d’affecter un vêtement d’honneur à des condamnés, surtout qu’on ait prescrit d’avance de l’accorder aux seize sujets les plus sages. Pourquoi pas vingt, s’il y en a vingt qui le soient ? Pourquoi plus de douze, s’il n’y en a que douze qui se soient bien conduits ? Mais ce qui est pis encore, c’est d’avoir imité les inventions des gouvernements, et d’avoir transporté dans les prisons les joujoux militaires et civils attachés aux boutonnières. On a créé dans certaines maisons la classe des décorés . Peut-être regardera-t-on cette création comme un manque de respect à notre honneur national, qui veut s’attacher avec privilège à des croix et à des rubans. Mais on dit que ce moyen fait effet, parce que la vanité est grande parmi les prisonniers, comme parmi les autres hommes ; et même, pour leur donner plus de satisfaction, on a établi pour eux aussi notre système électoral . C’est une idée assez singulière d’avoir porté dans les maisons de détention ce mode d’élection qui cause tant d’embarras à nos gouvernements. On a accordé à tous ces condamnés, les plus vicieux et les plus pervers des hommes, le droit de choisir eux-mêmes, au scrutin secret, comme les officiers de nos gardes nationales, leurs prévôts et leurs surveillants . Je laisse à chacun à juger si ce mode peut être regardé comme digne et convenable. Mais le directeur prétend qu’il est efficace. « J’ai la conviction intime et consciencieuse, dit-il, qu’en socialisant les condamnés en prison, on arrivera à des réformes morales qu’on n’obtiendrait jamais avec les systèmes incohérents d’Auburn et de Philadelphie. »

Cependant, les hommes les plus supérieurs qui se sont occupés de la classification , ont pensé qu’il y a beaucoup d’illusion dans la pensée qui y préside ; seulement tous sont d’accord qu’il faut établir et maintenir avec soin la séparation entre les adultes et les enfants, entre les hommes et les femmes, entre les condamnés et les prévenus.

Eh bien, c’est là pourtant ce qui n’est pas ou qui n’existe que très imparfaitement dans les maisons pénitentiaires ; et tandis que nous avons en France des maisons de détention consacrées tout entières aux hommes, et d’autres consacrées tout entières aux femmes, on voit en Amérique et en Angleterre presque toujours les deux sexes réunis dans les mêmes bâtiments, soumis à la même administration , assistant ensemble aux exercices religieux et reçus dans la même infirmerie .

Il en est de même en Suisse . Mais dans les États-Unis, non seulement les hommes et les femmes sont logés dans les mêmes bâtiments, mais, ainsi que le dit avec réserve un commissaire du gouvernement français , hommes et femmes se rencontrent très souvent . En outre, ils ne sont séparés, dans plusieurs maisons pénitentiaires , que par des cloisons en planches , et, malgré les prescriptions de la règle du silence réformateur , les voyageurs qui les visitent les entendent, à travers ces légères cloisons, parler et chanter librement .