Humiliés et offensés - Fiodor Dostoïevski - E-Book

Humiliés et offensés E-Book

Fiodor Dostoievski

0,0
0,49 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

L’an dernier, le 22 mars au soir, il m’arriva une aventure des plus étranges. Tout le jour, j’avais parcouru la ville à la recherche d’un appartement. L’ancien était très humide et à cette époque déjà j’avais une mauvaise toux. Je voulais déménager dès l’automne, mais j’avais traîné jusqu’au printemps. De toute la journée, je n’avais rien pu trouver de convenable. Premièrement, je voulais un appartement indépendant, non sous-loué ; et, deuxièmement, je me serais contenté d’une chambre, mais il fallait absolument qu’elle fût grande, et bien entendu en même temps le meilleur marché possible. J’ai remarqué que dans un appartement exigu les pensées même se trouvent à l’étroit. En méditant mes futures nouvelles, j’ai toujours aimé à aller et venir dans ma chambre. À propos : il m’a toujours été plus agréable de réfléchir à mes œuvres et de rêver à la façon dont je les composerais que de les écrire et vraiment, ce n’est pas par paresse. D’où cela vient-il donc ?

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Fiodor Dostoïevski

Humiliés et offensés

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383836636

Index des personnages

Alexandra Sémionovna, compagne de Philippe Philippytch Masloboïev.

Alexeï Petrovitch, Aliocha, fils du prince Piotr Alexandrovitch Valkovski ; amant de Nathalia Nikolaïevna.

Anna Andréievna, née Choumilova, femme de Nikolaï Serguéitch Ikhméniev.

Boubnova (Anna Triphonovna), propriétaire de la maison habitée par Elena et sa mère. Se livre au proxénétisme.

Elena, Nelly, petite-fille de Smith, recueillie par Ivan Petrovitch.

Ikhméniev (Nikolaï Serguéitch), propriétaire foncier, ancien intendant du prince Piotr Alexandrovitch Valkovski.

Ivan Petrovitch, Vania, le narrateur. Ancien pupille des Ikhméniev, il est épris de Nathalia Nikolaïevna.

Katerina Fiodorovna, Katia, riche héritière. Fiancée choisie par le prince Piotr Alexandrovitch Valkovski pour son fils Alexeï.

Masloboïev (Philippe Philippytch), ancien camarade de collège d’Ivan Petrovitch. Vit d’expédients.

Nathalia Nikolaïevna, Natacha, fille unique de Nikolaï Serguéitch Ikhméniev et d’Anna Andréievna. Maîtresse d’Alexeï Petrovitch Valkovski.

Nikolaï Serguéitch, voir Ikhméniev.

Piotr Alexandrovitch, voir Valkovski.

Smith, ancien industriel d’origine anglaise, tombé dans la misère.

Valkovski (le prince Piotr Alexandrovitch), grand propriétaire foncier. Amant de la comtesse Zénaïda Fiodorovna.

Vania, voir Ivan Petrovitch.

Zénaïda Fiodorovna (la comtesse), belle-mère de Katerina Fiodorovna.

Première partie

I

L’an dernier, le 22 mars au soir, il m’arriva une aventure des plus étranges. Tout le jour, j’avais parcouru la ville à la recherche d’un appartement. L’ancien était très humide et à cette époque déjà j’avais une mauvaise toux. Je voulais déménager dès l’automne, mais j’avais traîné jusqu’au printemps. De toute la journée, je n’avais rien pu trouver de convenable. Premièrement, je voulais un appartement indépendant, non sous-loué ; et, deuxièmement, je me serais contenté d’une chambre, mais il fallait absolument qu’elle fût grande, et bien entendu en même temps le meilleur marché possible. J’ai remarqué que dans un appartement exigu les pensées même se trouvent à l’étroit. En méditant mes futures nouvelles, j’ai toujours aimé à aller et venir dans ma chambre. À propos : il m’a toujours été plus agréable de réfléchir à mes œuvres et de rêver à la façon dont je les composerais que de les écrire et vraiment, ce n’est pas par paresse. D’où cela vient-il donc ?

Le matin déjà, je n’étais pas dans mon assiette et vers le coucher du soleil je commençai même à me sentir très mal ; je fus pris d’une sorte de fièvre. De plus, j’étais resté sur mes jambes toute la journée et j’étais fatigué. Sur le soir, juste avant le crépuscule, je passai par l’avenue de l’Ascension. J’aime le soleil de mars à Pétersbourg, surtout le coucher du soleil, quand la journée est froide et claire, bien sûr. Toute la rue est brusquement éclairée, inondée d’une lumière éclatante. Toutes les maisons semblent se mettre à étinceler soudainement. Leurs teintes grises, jaunes, vert sale, perdent en un clin d’œil leur aspect rébarbatif ; c’est comme si l’âme s’illuminait, comme si l’on était saisi d’un frisson, ou si quelqu’un vous poussait du coude. Un regard nouveau, de nouvelles pensées... C’est étonnant ce que peut faire un rayon de soleil dans l’âme d’un homme !

Mais le rayon de soleil avait disparu ; le froid se faisait plus vif et commençait à vous picoter le nez ; l’obscurité s’épaississait ; le gaz brillait dans les magasins et les boutiques. Arrivé à la hauteur de la confiserie Müller, je m’arrêtai soudain comme cloué au sol et me mis à regarder l’autre côté de la rue, comme si je pressentais qu’il allait m’arriver tout de suite quelque chose d’extraordinaire ; et, à cet instant précis, du côté opposé, j’aperçus un vieillard et son chien. Je me souviens très bien que mon cœur se serra sous le coup d’une sensation des plus désagréables, et que je ne pus moi-même éclaircir de quelle nature était cette sensation.

Je ne suis pas un mystique ; je ne crois presque pas aux pressentiments et aux divinations ; cependant il m’est arrivé dans ma vie, comme à tout le monde peut-être, plusieurs aventures assez inexplicables. Par exemple, quand ce ne serait que ce vieillard : pourquoi, lorsque je le rencontrai alors, ai-je senti immédiatement que ce même soir il m’adviendrait quelque chose qui ne serait pas tout à fait courant ? D’ailleurs, j’étais malade ; et les impressions maladives sont presque toujours trompeuses.

D’un pas lent et incertain, avançant les jambes comme des baguettes, presque sans les plier, le dos arrondi et frappant légèrement de sa canne les dalles du trottoir, le vieux approchait de la confiserie. De ma vie, je n’avais aperçu silhouette si extravagante et si singulière. Auparavant déjà, avant cette rencontre, lorsque nous nous étions retrouvés chez Müller, il m’avait toujours causé une impression douloureuse. Sa haute taille, son dos voûté, son visage mort d’octogénaire, son vieux paletot, déchiré aux coutures, son chapeau rond tout cabossé qui datait de vingt ans, couvrant un crâne dénudé où avait subsisté, juste sur la nuque, une petite touffe de cheveux non pas blancs, mais jaunâtres, ses mouvements, qui semblaient dépourvus de sens et commandés par un ressort, tout cela frappait involontairement celui qui le rencontrait pour la première fois. Réellement, il paraissait étrange de voir ce vieillard, à la limite de son âge, seul, sans surveillance, d’autant plus qu’il ressemblait à un fou échappé à ses gardiens. Ce qui m’avait frappé aussi, c’était sa maigreur extrême ; il n’avait presque plus de corps, c’était comme s’il ne lui restait que la peau sur les os. Ses yeux, grands mais éteints, entourés d’un cerne bleu sombre, regardaient toujours droit devant eux, jamais de côté, et jamais ils ne voyaient rien, j’en suis convaincu. Tout en vous regardant, il marchait droit sur vous, comme s’il avait un espace vide devant lui. Je l’ai remarqué plusieurs fois. Il y avait peu de temps qu’il se montrait chez Müller, on ne savait d’où il venait, et il était toujours accompagné de son chien. Aucun des clients de la confiserie ne s’était jamais décidé à lui parler, et lui-même n’adressait la parole à personne.

« Pourquoi se traîne-t-il chez Müller, et qu’a-t-il à y faire ? » songeai-je, planté de l’autre côté de la rue et le suivant irrésistiblement du regard. Une irritation, conséquence de la maladie et de la fatigue, commençait à bouillonner en moi. À quoi pense-t-il ? continuai-je à part moi, qu’a-t-il dans la tête ? Et pense-t-il encore à quelque chose ? Son visage est si mort qu’il n’exprime déjà absolument plus rien. Et où a-t-il déniché cet abominable chien qui ne le quitte jamais, comme s’il constituait avec lui un tout inséparable, et qui lui ressemble tellement ?

Ce malheureux chien semblait lui aussi avoir près de quatre-vingts ans ; oui, il devait sûrement en être ainsi. Premièrement, il avait l’air plus vieux qu’aucun chien du monde, et deuxièmement, pourquoi, dès la première fois que je l’avais vu, m’était-il tout de suite venu à l’idée que ce chien ne pouvait pas être comme les autres chiens ; que c’était un chien extraordinaire, qu’il devait absolument y avoir en lui quelque chose de fantastique, de magique ; que c’était peut-être une sorte de Méphistophélès sous l’apparence d’un chien et que son destin avait été uni à celui de son maître par des liens mystérieux et inconnus. En le regardant, vous eussiez tout de suite convenu qu’il y avait à coup sûr une vingtaine d’années qu’il avait mangé pour la dernière fois. Il était maigre comme un squelette, ou, mieux encore, comme son maître. Son poil était presque entièrement tombé, même sur la queue qu’il tenait toujours entre ses jambes et qui était raide comme un bâton. Sa tête aux longues oreilles pendait lamentablement. Jamais je n’avais vu chien si répugnant. Lors qu’ils passaient tous deux dans la rue, le vieux en avant, le chien derrière, son museau touchant les pans du manteau de son maître comme s’il y était attaché, leur démarche et tout leur aspect semblaient dire à chaque pas :

« Pour être vieux, nous sommes vieux, Seigneur, comme nous sommes vieux ! »

Je me souviens qu’un jour il me vint encore à l’esprit que le vieux et son chien s’étaient échappés d’une page d’Hoffmann illustrée par Gavarni, et qu’ils se promenaient par le vaste monde sous forme d’affiches ambulantes pour une édition. Je traversai la rue et entrai derrière le vieillard dans la confiserie.

Dans la boutique, le vieux se comportait de la façon la plus étrange, et Müller, debout derrière son comptoir, s’était même mis, les derniers temps, à faire une grimace de mécontentement à l’entrée de ce visiteur importun. Tout d’abord, ce client singulier ne demandait jamais rien. Chaque fois, il se dirigeait tout droit vers le coin du poêle et s’asseyait sur une chaise. Si sa place près du poêle était occupée, il restait debout un instant, dans une irrésolution stupide, devant le monsieur qui avait pris sa place, puis gagnait comme frappé de stupeur, l’autre coin, près de la fenêtre. Là, il choisissait une chaise, s’y asseyait lentement, ôtait son chapeau, le mettait à côté de lui sur le plancher, posait sa canne auprès du chapeau, puis, se renversant sur le dossier de sa chaise, il restait immobile pendant trois ou quatre heures. Jamais il ne prenait un journal, jamais il n’émettait ni une parole ni un son ; il se contentait de rester assis, regardant devant lui de tous ses yeux, mais d’un regard si hébété, si privé de vie, qu’on pouvait parier qu’il ne voyait rien de ce qui l’entourait et n’entendait rien. Quant au chien, après avoir tourné deux ou trois fois sur place, il se couchait d’un air morose à ses pieds, fourrait son museau entre les bottes de son maître, poussait un profond soupir et, après s’être allongé de tout son long sur le plancher, restait immobile lui aussi toute la soirée, comme s’il mourait pendant ce temps-là. On pouvait croire que ces deux êtres gisaient morts quelque part tout le jour et que, dès que le soleil était couché, ils ressuscitaient brusquement, uniquement pour se rendre à la confiserie Müller et s’acquitter ainsi de quelque mystérieuse obligation, inconnue de tous. Après être resté assis trois ou quatre heures, le vieux, enfin, se levait, prenait son chapeau et partait chez lui. Le chien se levait lui aussi, et, la queue entre les jambes, tête basse, de son même pas lent, le suivait machinalement. Les clients de la confiserie, les derniers temps, évitaient le vieillard de toute manière et ne s’asseyaient même pas à côté de lui, comme s’il leur inspirait de la répulsion. Lui, il ne remarquait rien de tout cela.

Les habitués de cette confiserie étaient pour la plupart des Allemands. Ils venaient là de toute l’avenue de l’Ascension ; tous étaient patrons de différents établissements : serruriers, boulangers, teinturiers, fabricants de chapeaux, selliers, tous gens patriarcaux dans le sens allemand du mot. Chez Müller, en général, on observait les mœurs patriarcales. Le patron se joignait souvent à ses clients familiers, s’asseyait à leur table et l’on vidait force punchs. Les chiens et les petits enfants du patron venaient aussi trouver les clients, et ceux-ci caressaient et les enfants et les chiens. Tous se connaissaient et s’estimaient mutuellement. Et tandis que les habitués s’absorbaient dans la lecture des journaux allemands, derrière la porte, dans l’appartement du patron, vibraient les notes de « Mein lieber Augustin », joué sur un piano aux sons grêles par la fille aînée de l’hôte, une petite Allemande aux boucles blondes, qui ressemblait beaucoup à une souris blanche. La valse était accueillie avec plaisir. J’allais chez Müller les premiers jours de chaque mois lire les journaux russes.

En entrant dans la confiserie, je vis que le vieillard était déjà assis près de la fenêtre et que son chien était comme les autres fois étendu à ses pieds. Je m’assis sans rien dire dans un coin et me posai intérieurement cette question : « Pourquoi suis-je entré ici ; alors que je n’ai absolument rien à y faire, que je suis malade, et qu’il serait plus indiqué de regagner ma maison, de boire du thé et de me coucher ? Est-il possible vraiment que je sois ici uniquement pour contempler ce vieillard ? » Je fus pris d’un mouvement d’humeur. « Qu’ai-je à m’occuper de lui ? » me dis-je en me rappelant cette sensation bizarre et maladive que j’éprouvais déjà en le regardant dans la rue. « Et qu’ai-je à faire avec tous ces Allemands ennuyeux ? Pourquoi cette humeur fantasque ? Pourquoi cette inquiétude de basse qualité pour des bêtises, inquiétude que je discerne en moi ces derniers temps et qui m’empêche de vivre et de porter sur la vie un regard clair, comme me l’a fait remarquer déjà un profond critique, dans son analyse indignée de ma dernière nouvelle ? » Mais, tout en hésitant et en m’affligeant, je restais à ma place et pendant ce temps mon malaise empirait, si bien qu’il me parut regrettable d’abandonner la douce température de la pièce. Je pris la gazette de Francfort, en lus deux lignes et m’assoupis. Les Allemands ne me gênaient pas. Ils lisaient, fumaient et de temps en temps seulement ; une fois toutes les demi-heures environ, se communiquaient, à bâtons rompus et à mi-voix, quelque nouvelle de Francfort ou encore quelque bon mot ou boutade du célèbre humoriste allemand Saphir ; après quoi, avec une fierté nationale accrue, ils se replongeaient dans leur lecture.

Je somnolai près d’une demi-heure et fus réveillé par un violent frisson. Il fallait décidément que je rentre chez moi. Mais, à ce moment, une scène muette qui se déroulait dans la pièce me retint encore une fois. J’ai déjà dit que le vieux, dès qu’il s’était assis sur sa chaise, dirigeait son regard quelque part et ne le détournait pas de toute la soirée. Il m’advint à moi aussi de tomber sous ce regard, absurdement obstiné, qui ne distinguait rien ; la sensation était des plus déplaisantes, insupportable même, et d’ordinaire je changeais de place le plus vite possible. Pour l’instant, la victime du vieillard était un petit Allemand replet et miraculeusement propre, avec un col droit fortement empesé et un visage extraordinairement rouge. C’était un hôte de passage, un marchand de Riga, Adam Ivanytch Schultz, comme je l’appris par la suite, ami intime de Müller, mais qui ne connaissait pas encore le vieux ni bon nombre des habitués. Il lisait avec délices Dorf barbier et buvait son punch à petites gorgées lorsque soudain, levant la tête il aperçut le regard du vieillard fixé sur lui. Cela l’abasourdit. Adam Ivanytch était un homme très susceptible et très chatouilleux, comme le sont en général tous les Allemands « nobles ». Il lui parut étrange et offensant qu’on le dévisageât avec tant d’insistance et de sans-gêne. Étouffant son indignation, il détourna les yeux du client indélicat, marmotta quelque chose dans sa barbe et, sans mot dire, se cacha derrière son journal. Mais il ne put y tenir et, quelques minutes après, jeta de derrière son journal un coup d’œil soupçonneux : même regard entêté, même contemplation dépourvue de sens. Adam Ivanytch se tut cette fois encore. Mais lorsque cette circonstance se reproduisit une troisième fois, il éclata et estima de son devoir de défendre sa noblesse et de ne pas laisser porter atteinte devant un public noble à la belle ville de Riga dont, vraisemblablement, il se considérait comme le représentant. Avec un geste d’impatience, il jeta son journal sur la table, en frappant énergiquement de la baguette dans laquelle il était inséré et, flambant de dignité, tout rouge de punch et de bravoure, il arrêta à son tour ses petits yeux enflammés sur l’irritant vieillard. On eût dit que tous deux, l’Allemand et son adversaire, voulaient venir à bout l’un de l’autre par la puissance magnétique de leurs regards et attendaient qui le premier perdrait contenance et baisserait les yeux. Le bruit de la baguette et la pose excentrique d’Adam Ivanytch attirèrent l’attention de tous les assistants. Tous, à l’instant, ajournèrent leurs occupations et, avec une curiosité grave et silencieuse observèrent les deux adversaires. La scène devenait très comique. Mais le magnétisme des petits yeux provocants du rubicond Adam Ivanytch demeura sans effet. Le vieux, sans se soucier de rien, continuait à regarder hardiment M. Schultz, fou de rage, et ne remarquait décidément pas qu’il était devenu l’objet de la curiosité générale. Tout comme s’il eût été dans la lune et non sur la terre. Finalement, Adam Ivanytch fut à bout de patience ; il fit explosion.

« Pourquoi me regardez-vous avec tant d’attention ? » cria-t-il en allemand, d’une voix rude et perçante et d’un air menaçant.

Mais son adversaire continuait à se taire, comme s’il n’avait pas compris ni même entendu la question. Adam Ivanytch se décida à parler en russe.

« Che fous temante, pourquoi fous me recardez afec tant d’insistance ! vociféra-t-il avec une fureur redoublée. Che suis connu à la Cour, tantis que fous n’y êtes bas connu ! » ajouta-t-il en se levant brusquement.

Mais le vieux ne cilla même pas. Un murmure d’indignation courut parmi les Allemands. Müller lui-même, attiré par le bruit, entra dans la pièce. Mis au fait de l’incident, il songea que le vieux était sourd et se pencha jusqu’à son oreille.

« Monsieur Schultz fous a temanté te ne pas le recarder ainsi », dit-il aussi fort que possible en regardant droit dans les yeux l’incompréhensible visiteur.

Le vieux jeta machinalement un coup d’œil sur Müller et, brusquement, son visage jusque-là immobile laissa voir les indices d’une angoisse, d’une agitation inquiète. Il se mit à s’affairer, se pencha avec un gémissement vers son chapeau, le saisit précipitamment ainsi que sa canne, se leva, et, avec un sourire pitoyable, le sourire humilié du pauvre que l’on chasse de la place qu’il a occupée par erreur, se prépara à quitter la salle. Cette hâte docile et humble du malheureux vieillard branlant éveillait si bien la pitié et cette émotion qui littéralement fait chavirer le cœur dans la poitrine que toute l’assistance, à commencer par Adam Ivanytch, regarda aussitôt l’affaire avec d’autres yeux. Il était clair que le vieillard non seulement ne pouvait offenser personne, mais sentait lui-même à chaque minute qu’on pouvait le chasser de partout, comme un mendiant.

Müller était un homme bon et compatissant.

« Non, non, reprit-il en donnant des petites tapes réconfortantes sur l’épaule du vieux, asseyez-fous ! Aber Herr Schultz fous prie te ne pas le recarder si fixement. Il est connu à la Cour. »

Mais le malheureux ne comprit pas davantage ; il s’agita plus encore, se pencha pour ramasser son cache-nez, un vieux cache-nez bleu foncé plein de trous qui était tombé de son chapeau, et se mit à appeler son chien qui était allongé immobile sur le plancher, et semblait plongé dans un profond sommeil, le museau recouvert par ses deux pattes.

« Azor ! Azor ! zézaya-t-il d’une voix sénile et tremblante. Azor ! »

Azor ne bougea pas.

« Azor ! Azor ! » répéta le vieillard d’un ton angoissé ; il poussa le chien avec sa canne, mais celui-ci demeura dans la même position.

La canne tomba de ses mains. Il se pencha, se mit à genoux et souleva à deux mains la tête d’Azor. Pauvre Azor ! Il était mort. Il avait expiré sans bruit aux pieds de son maître, peut-être de vieillesse et peut-être aussi de faim. Le vieux le regarda un instant, comme stupéfait, ne semblant pas comprendre qu’Azor était déjà mort ; ensuite, il s’inclina doucement vers celui qui avait été son serviteur et son ami et pressa son visage pâle contre sa tête inerte. Il y eut une minute de silence. Nous étions tous attendris... Enfin, le malheureux se releva. Il était exsangue et tremblait comme pris de fièvre.

« On peut l’embailler, dit le compatissant Müller, désirant consoler un peu le vieillard. On peut drès pien l’embailler ; Fiodor Karlovitch Krieger sait drès pien faire cela ; Fiodor Karlovitch Krieger est un crand ardisde, affirma Müller, en ramassant la canne et en la tendant au vieux.

– Oui, je savais merfeilleusement embailler », confirma modestement Herr Krieger lui-même, se mettant en avant. C’était un Allemand vertueux, maigre et dégingandé, avec une tignasse rousse et des lunettes sur son nez bosselé.

« Fiodor Karlovitch Krieger a un crand talent pour embailler egsellemment toutes zortes d’animaux, ajouta Müller que son idée commençait à enthousiasmer.

– Oui, ch’ai un crand talent pour embailler toutes zortes d’animaux, soutint à nouveau Herr Krieger, et j’embaillerai votre chien cratis, ajouta-t-il dans un élan de renoncement magnanime.

– Non, c’est moi qui fous baierai bour embailler le chien », cria d’un ton féroce Adam Ivanovitch Schultz, deux fois plus rouge, brûlant à son tour de générosité et se jugeant à tort la cause de tous les malheurs.

Le vieux écoutait tout cela visiblement sans comprendre et continuait à trembler de tous ses membres.

« Attendez ! Pufez un petit ferre de pon gognac ! » cria Muller, voyant que le visiteur énigmatique désirait partir.

On servit le cognac. Le vieillard prit machinalement le verre, mais ses mains tremblaient : avant de le porter à ses lèvres, il en répandit la moitié et, sans boire une goutte, il le reposa sur le plateau. Ensuite, avec un sourire bizarre qui n’était pas du tout de circonstance, il sortit de la confiserie d’un pas rapide et saccadé, abandonnant Azor. Tous restaient debout, stupéfaits ; on entendit des exclamations.

« Schwerenot ! Was für eine Geschichte ! » disaient les Allemands en se regardant avec de grands yeux.

Je me précipitai à la suite du vieux. À quelques pas de la confiserie en tournant à droite, on trouve une rue étroite et sombre bordée d’énormes maisons. J’étais aiguillonné par la conviction que le vieux avait tourné là. La seconde maison à droite était en construction et toute couverte d’échafaudages. La palissade qui entourait la maison avançait presque jusqu’au milieu de la ruelle ; à cette palissade était ajusté un trottoir de bois pour les passants. Dans le coin sombre fait par la clôture et la maison, je trouvai le vieux. Il était assis sur le bord du trottoir et, les coudes sur les genoux, tenait sa tête dans ses mains. Je m’assis à côté de lui.

« Écoutez, dis-je, sachant à peine comment commencer, ne vous chagrinez pas au sujet d’Azor. Venez, je vais vous conduire chez vous. Calmez-vous. Je vais tout de suite aller chercher un fiacre. Où habitez-vous ? »

Le vieux ne répondit pas. Je ne savais à quoi me résoudre. Il n’y avait pas de passants. Soudain, il me saisit la main.

« J’étouffe ! dit-il d’une voix rauque, à peine perceptible, j’étouffe !

– Allons chez vous ! criai-je en me levant et en le faisant lever à grand-peine. Vous boirez du thé et vous vous coucherez... Je vous amène tout de suite un fiacre... Je ferai appeler le docteur..., je connais un docteur. »

Je ne me souviens pas de ce que je lui dis encore. Il voulut se dresser, se souleva un instant, mais retomba et recommença à marmotter quelque chose, de la même voix enrouée et sifflante. Je me penchai encore plus près de lui et écoutai.

« À Vassili-Ostrov, râlait le vieillard, la sixième rue..., la sixième rue... »

Il se tut.

« Vous habitez à Vassili-Ostrov ? Mais ce n’est pas là que vous alliez ; c’est à gauche, non à droite. Je vais vous y conduire tout de suite... »

Le vieux ne bougeait pas. Je lui pris la main ; cette main retomba comme privée de vie. Je le regardai au visage, le touchai : il était déjà mort. Il me sembla que tout ceci m’arrivait en rêve.

Cette aventure me coûta beaucoup de démarches durant lesquelles ma fièvre passa toute seule. On découvrit l’appartement du vieux. Il ne demeurait d’ailleurs pas à Vassili-Ostrov, mais à deux pas de l’endroit où il était mort, dans la maison Klugen, sous les combles, au quatrième étage, dans un logis indépendant qui comprenait une petite entrée et une grande chambre très basse de plafond, avec trois fentes en guise de fenêtres. Il vivait misérablement. Comme meubles, il n’y avait en tout et pour tout qu’une table, deux chaises et un vieux, vieux divan, dur comme de la pierre et d’où le crin s’échappait de toutes parts ; et encore, cela appartenait au propriétaire. On voyait qu’on n’avait pas allumé le poêle depuis longtemps ; il n’y avait pas non plus de bougies. Maintenant je suis convaincu que le vieux allait chez Müller uniquement pour s’asseoir à la lumière des bougies et se chauffer. Sur la table, se trouvaient un pichet de terre vide et un croûton de pain. On ne trouva pas un sou. Il n’y avait même pas de linge de rechange pour l’ensevelir ; quelqu’un dut donner une chemise. Il était clair qu’il ne pouvait vivre ainsi, complètement seul ; assurément quelqu’un, ne fût-ce que de temps à autre, venait lui rendre visite. Dans le tiroir de la table, on trouva son passeport. Le défunt était étranger, mais sujet russe ; il s’appelait Jérémie Smith, était mécanicien, et avait soixante-dix-huit ans. Sur la table se trouvaient deux livres : un résumé de géographie et un Nouveau Testament en russe, avec des marques au crayon et des coups d’ongle dans la marge. J’achetai ces livres. On interrogea les locataires, le propriétaire, ils ne savaient presque rien sur lui. Il y avait un grand nombre d’habitants dans cette maison, presque tous des artisans ou des Allemandes pourvues de domestiques qui tenaient pension. Le gérant, un noble, ne put également dire que peu de chose sur son ancien locataire, si ce n’est que l’appartement était à six roubles par mois, que le défunt y avait vécu quatre mois, mais qu’il n’avait pas donné un kopeck pour les deux derniers mois, de sorte qu’il allait falloir l’expulser. On demanda si quelqu’un venait le voir, mais personne ne put donner de réponse satisfaisante. La maison était grande : bien des gens allaient et venaient dans cette arche de Noé. On ne pouvait se souvenir de tous. La concierge, qui était en fonction depuis quatre ou cinq ans et qui, vraisemblablement, aurait pu nous éclairer tant soit peu, était parti en vacances quinze jours auparavant dans son pays, laissant à sa place son neveu, un jeune garçon qui ne connaissait pas encore personnellement la moitié des locataires. Je ne sais pas au juste comment se termina alors toute cette enquête, mais finalement on enterra le vieillard. Ces jours-là, entre autres démarches, j’allai à Vassili-Ostrov, sixième rue, et ce ne fut qu’une fois arrivé là-bas que je ris de moi-même ; que pouvais-je voir dans la sixième rue, sinon des rangées de maisons ordinaires ? Mais pourquoi donc alors, pensai-je, le vieux, en mourant, avait-il parlé de la sixième rue et de Vassili-Ostrov ? Peut-être délirait-il ?

Je visitai l’appartement vide de Smith et il me plut. Je le retins. Point essentiel, il y avait une grande pièce, bien que très basse : les premiers temps, il me semblait toujours que j’allais donner de la tête contre le plafond. D’ailleurs, je m’y habituai rapidement. Pour six roubles par mois, on ne pouvait pas trouver mieux. Cela me séduisait d’être chez moi ; il ne restait qu’à s’inquiéter des domestiques, car il était impossible d’y vivre sans être servi du tout. Le concierge me promit de venir, les premiers temps au moins, une fois par jour pour me servir, à défaut de mieux. Et qui sait, me disais je, peut-être que quelqu’un viendra s’informer du vieillard ? Cependant, il y avait déjà cinq jours qu’il était mort et personne n’était encore venu.

II

À cette époque, il y a exactement un an, je collaborais encore à des revues, je faisais de petits articles et je croyais fermement que je parviendrais à écrire une grande et belle chose. J’étais attelé à un grand roman ; il n’empêche que le résultat de tout cela, c’est que me voici échoué à l’hôpital où je vais probablement bientôt mourir. Et si je dois bientôt mourir, il semble que cela n’ait pas grand sens de tenir un journal.

Toute cette pénible dernière année de ma vie me revient malgré moi constamment à la mémoire. Maintenant, je veux tout noter et, si je ne m’étais pas inventé cette occupation, je crois bien que je serais mort d’ennui. Toutes ces impressions passées me troublent jusqu’à la souffrance, jusqu’à la torture. Sous ma plume, elles prendront un caractère plus rassurant, plus ordonné ; elles ressembleront moins au délire, au cauchemar, je crois. Le seul mécanisme de l’écriture a sa valeur ; il me calme, me refroidit, réveille mes anciennes habitudes d’écrivain, oriente mes souvenirs et mes rêves douloureux vers le travail, l’action... Oui, c’est une bonne idée que j’ai eue là. De plus, je pourrai léguer cela à l’assistant ; il pourra au moins coller mes papiers autour des fenêtres, quand on posera les châssis d’hiver.

Ceci mis à part, j’ai commencé, je ne sais pourquoi, mon récit par le milieu. Si je veux vraiment tout écrire, il faut commencer par le commencement. Allons, reprenons au commencement. Ma biographie d’ailleurs ne sera pas longue.

Je ne suis pas né ici, mais dans la lointaine province de N... Il faut supposer que mes parents étaient des gens honorables, mais ils me laissèrent orphelin dès l’enfance, et je grandis dans la maison de Nikolaï Serguéitch Ikhméniev, un petit propriétaire, qui me recueillit par pitié. Comme enfant, il n’avait qu’une fille, Natacha, de trois ans plus jeune que moi. Nous grandîmes elle et moi comme frère et sœur. Oh ! ma chère enfance ! Comme c’est stupide de te regretter à vingt-cinq ans et, à la veille de mourir, de n’avoir que de toi un souvenir exaltant et reconnaissant ! Le soleil était alors si éclatant, si différent de celui de Pétersbourg, et nos jeunes cœurs battaient avec tant d’ardeur et d’allégresse ! Autour de nous, alors, il y avait des champs et des bois et non un amas de pierres mortes comme aujourd’hui. Qu’ils étaient merveilleux, le jardin et le parc de Vassilievskoié où Nikolaï Serguéitch était intendant ! Dans ce jardin, nous nous promenions, Natacha et moi, et, après le jardin, il y avait une grande forêt humide où nous nous sommes égarés un jour, étant enfants... Quelle époque précieuse, magnifique ! La vie se manifestait pour la première fois, mystérieuse et attirante, et il était si doux de se familiariser avec elle ! C’était comme si derrière chaque arbre, chaque buisson, vivait encore un être mystérieux et inconnu ; ce monde féerique se confondait avec le monde réel ; et lorsque dans les vallées profondes s’épaississait la brume du soir, lorsqu’elle s’accrochait aux buissons en touffes blanches et floconneuses, se pressait aux flancs rocailleux de notre grand ravin, Natacha et moi, sur la rive, la main dans la main, nous jetions des regards curieux et craintifs sur le gouffre et attendions que quelqu’un brusquement en émergeât ou nous appelât dans le brouillard, du fond du ravin, et les contes de notre vieille bonne devenaient la vérité vraie, reconnue. Une fois, c’était longtemps après, je rappelai à Natacha que nous avions un jour trouvé la « Lecture Enfantine » et que nous nous étions aussitôt sauvés dans le jardin, vers l’étang, où, sous un vieil érable touffu, se trouvait notre banc préféré, que nous nous étions installés là-bas et avions commencé à lire le conte de fées « Alphonse et Dalinde ». Aujourd’hui encore, je ne peux me rappeler ce conte sans une bizarre révolution intime et lorsque, il y a un an de cela, j’en remémorai à Natacha les deux premières lignes : « Alphonse, le héros de mon récit, est né au Portugal : Don Ramir, son père... » etc., j’ai failli fondre en larmes. Cela dut sans doute paraître terriblement ridicule, et c’est probablement pour cela que Natacha a souri de façon si étrange devant mon enthousiasme. D’ailleurs, elle s’est reprise tout de suite (je m’en souviens) et pour me consoler s’est mise elle-même à me rappeler le passé. De fil en aiguille, elle aussi s’est attendrie. Cette soirée fut merveilleuse ; nous passâmes tout en revue. Et le jour où l’on m’envoya en pension, au chef-lieu de la province ! (Mon Dieu, comme elle pleurait ce jour-là !) Et notre dernière séparation, lorsque cette fois-ci je dis adieu pour toujours à Vassilievskoié ! J’en avais déjà fini avec ma pension et je partais à Pétersbourg pour entrer à l’Université. J’avais alors dix-sept ans, elle quinze. Natacha dit que j’étais alors disgracieux et si dégingandé qu’on ne pouvait me regarder sans rire. Au moment des adieux, je l’emmenai à l’écart pour lui dire quelque chose d’extrêmement important ; mais ma langue brusquement resta muette et s’embarrassa. Elle se souvint que j’étais dans un grand trouble. Bien entendu, la conversation ne s’engagea pas. Je ne savais que dire, et elle ne m’aurait peut-être pas compris. Je me mis à pleurer amèrement, et partis sans avoir rien dit. Nous ne nous revîmes que longtemps après, à Pétersbourg. Il y a près de deux ans de cela, le vieil Ikhméniev était venu ici faire des démarches pour son procès et je venais à peine de me lancer dans la littérature.

III

Nikolaï Serguéitch Ikhméniev était issu d’une bonne famille, mais ruinée, depuis fort longtemps. Cependant, il hérita, à la mort de ses parents, d’une belle propriété et de cent cinquante âmes. À vingt et un ans, il entra aux hussards. Tout allait bien ; mais après six ans de service, il lui arriva, un malheureux soir, de perdre au jeu tout son bien. Il ne dormit pas de toute la nuit. Le soir suivant, il reparut dans la salle de jeu et mit une carte sur son cheval, la dernière chose qui lui restait. Sa carte gagna, puis une autre, puis une troisième, et une demi-heure après, il avait regagné un de ses villages, le petit hameau d’Ikhménievka, qui comptait cinquante âmes au dernier recensement. Il s’arrêta de jouer, et, dès le lendemain, demanda sa retraite. Cent âmes étaient perdues sans retour. Deux mois plus tard, il était mis à la retraite avec le grade de lieutenant et il partit dans son petit village. Jamais par la suite il ne parla de cette perte au jeu, et, malgré sa bonté bien connue, il se serait certainement brouillé avec celui qui aurait pris l’audace de la lui rappeler. Dans son village, il s’adonna consciencieusement à la gérance de son bien, et, à trente-cinq ans, il épousa une jeune fille noble et pauvre, Anna Andréievna Choumilova, qui n’avait pas la moindre dot, mais qui avait été élevée dans la pension noble du chef-lieu, chez l’émigrée de Mont-Revêche, ce dont Anna Andréievna se targua toute sa vie, bien que personne n’eût jamais pu deviner en quoi précisément consistait cette éducation. Nikolaï Serguéitch se révéla excellent intendant. Les propriétaires voisins apprenaient chez lui à administrer une propriété. Plusieurs années s’étaient écoulées lorsque brusquement, dans la terre voisine, le village de Vassilievskoié, qui comptait neuf cents âmes, arriva de Pétersbourg le propriétaire, le prince Piotr Alexandrovitch Valkovski. Son arrivée fit une assez forte impression dans tous les alentours. Le prince était un homme encore jeune, bien qu’il ne fût plus de la première fraîcheur. Il avait un grade élevé, des relations haut placées, c’était un bel homme, il avait du bien et, pour finir, il était veuf, ce qui était particulièrement intéressant pour les dames et les jeunes filles de tout le district. On racontait le brillant accueil que lui avait fait au chef-lieu le gouverneur dont il se trouvait quelque peu parent ; on disait « qu’il avait tourné la tête à toutes les dames de la ville par son amabilité », etc. En un mot, c’était un de ces brillants représentants de la haute société pétersbourgeoise, qui se montrent rarement en province, et qui, lorsqu’ils y paraissent, produisent un effet sensationnel. Au demeurant, le prince était loin d’être aimable, surtout avec ceux dont il n’avait pas besoin et qu’il jugeait inférieurs à lui, ne fût-ce que de peu. Il ne condescendit pas à faire connaissance avec les propriétaires voisins, ce qui lui valut aussitôt beaucoup d’ennemis. Aussi tous s’étonnèrent-ils grandement lorsque, soudain, il lui prit la fantaisie de rendre visite à Nikolaï Serguéitch. Il est vrai que Nikolaï Serguéitch était un de ses voisins les plus proches. Dans la maison des Ikhméniev, le prince fit sensation. Il les charma d’emblée tous les deux ; Anna Andréievna surtout était enthousiasmée. Peu de temps après, il était tout à fait de leurs intimes, venait les voir chaque jour, les invitait, faisait de l’esprit, leur racontait des anecdotes, jouait sur leur méchant piano, chantait. Les Ikhméniev n’en revenaient pas ; comment pouvait-on dire d’un homme si charmant et si aimable qu’il était fier, arrogant, sèchement égoïste, comme le clamaient en chœur tous leurs voisins ? Il faut croire que Nikolaï Serguéitch, homme simple, droit, désintéressé et noble, avait réellement plu au prince. D’ailleurs, tout s’éclaira bientôt. Le prince était venu à Vassilievskoié pour chasser son intendant, un Allemand débauché, ambitieux, un agronome, doté de respectables cheveux blancs, de lunettes et d’un nez crochu ; mais malgré tous ces avantages, il volait sans vergogne ni mesure et, qui plus est, avait fait mourir sous les coups plusieurs paysans. Ivan Karlovitch avait enfin été pris sur le fait : il était monté sur ses grands chevaux, avait beaucoup parlé de l’honnêteté allemande ; mais, en dépit de tout cela, on l’avait chassé et même de façon assez ignominieuse. Le prince avait besoin d’un intendant et son choix tomba sur Nikolaï Serguéitch, administrateur excellent et l’homme le plus honnête qui soit, cela ne faisait pas le moindre doute. Le prince désirait sans doute beaucoup que Nikolaï Serguéitch se proposât lui-même comme intendant ; mais cela n’arriva pas, et le prince un beau matin lui en fit l’offre, sous forme de la requête la plus respectueuse et la plus amicale. Ikhméniev refusa tout d’abord ; mais l’importance du traitement séduisit Anna Andréievna, et les amabilités redoublées du solliciteur dissipèrent les dernières irrésolutions. Le prince atteignit son but. Il faut croire qu’il connaissait bien les hommes. Durant la courte période de ses relations avec les Ikhméniev, il avait vu parfaitement à qui il avait affaire et avait compris qu’il fallait gagner Ikhméniev avec des manières cordiales et amicales, se l’attacher par le cœur, faute de quoi l’argent serait de peu de poids. De plus, il avait besoin d’un intendant à qui il pût se confier aveuglément et une fois pour toutes, afin de ne plus avoir jamais à mettre les pieds à Vassilievskoié, comme c’était bien son intention. La séduction qu’il avait exercée sur Ikhméniev avait été si puissante que celui-ci avait réellement cru à son amitié. Nikolaï Serguéitch était un de ces hommes excellents et naïvement romantiques comme nous en avons en Russie, qui sont si bons, quoi qu’on en dise, et qui, une fois qu’ils aiment quelqu’un (parfois Dieu sait pourquoi), lui sont dévoués de toute leur âme et poussent quelquefois leur attachement jusqu’au ridicule.

Bien des années passèrent. Le domaine du prince prospérait. Les relations du propriétaire de Vassilievskoié et de son intendant se maintenaient sans le moindre désagrément d’aucun côté et s’étaient réduites à une sèche correspondance d’affaires. Le prince, qui ne s’ingérait jamais dans l’administration de Nikolaï Serguéitch, lui donnait parfois des conseils qui l’étonnaient par l’exceptionnel esprit pratique et réaliste qu’ils révélaient. Il était clair que non seulement il n’aimait pas les dépenses superflues, mais savait aussi gagner de l’argent. Cinq ou six ans après sa visite à Vassilievskoié, il envoya à Nikolaï Serguéitch une procuration pour l’achat d’une autre terre magnifique de quatre cents âmes dans la même province. Nikolaï Serguéitch fut aux anges ; il suivait la réussite du prince, ses succès, son avancement, comme s’il s’agissait de son propre frère. Mais sa joie atteignit son comble lorsqu’un jour le prince lui donna une marque extraordinaire de confiance. Voici comment cela se produisit... D’ailleurs je juge indispensable de mentionner ici quelques particularités de la vie de ce prince Valkovski, qui est un des principaux personnages de mon récit.

IV

J’ai déjà dit qu’il était veuf. Il s’était marié dans la première jeunesse et avait fait un mariage d’argent. De ses parents, qui s’étaient complètement ruinés à Moscou, il ne reçut presque rien. Vassilievskoié était hypothéqué et surhypothéqué ; il avait d’énormes dettes. À vingt-deux ans le prince, obligé alors de servir à Moscou dans un ministère, n’avait plus un kopeck et il entrait dans la vie « comme un gueux, descendant d’une antique lignée ». Un mariage avec la fille plus que mûre d’un fermier des eaux-de-vie le sauva. Son beau-père, bien entendu, l’avait trompé sur la dot, mais il put cependant, grâce à l’argent de sa femme, racheter et remettre sur pied son bien patrimonial. La fille de marchand qui était échue au prince savait à peine écrire, ne pouvait assembler deux mots, était laide et ne possédait qu’une seule qualité importante : elle était bonne et docile. Le prince mit à profit au maximum ce mérite ; après la première année de leur mariage, il laissa sa femme, qui à cette époque lui avait donné un fils, entre les mains de son père à Moscou, et lui-même partit prendre du service dans la province de X... où, à force d’intrigues, il obtint, avec la protection d’un illustre parent de Pétersbourg, une place assez en vue. Son âme avait soif de distinctions, d’avancement, d’une belle carrière, et, ayant calculé qu’avec sa femme il ne pouvait vivre ni à Pétersbourg ni à Moscou, il s’était décidé, en attendant mieux, à faire ses débuts en province. On dit que, dès la première année de leur vie commune, il avait failli faire mourir sa femme par sa grossièreté à son égard. Ce bruit avait toujours révolté Nikolaï Serguéitch et il avait pris avec chaleur la défense du prince, affirmant que celui-ci était incapable d’une vilenie. Sept ou huit ans après, la princesse mourut enfin, et son époux resté veuf alla s’installer sans tarder à Pétersbourg. Même là-bas, son apparition fut remarquée. Encore jeune, beau garçon, possédant du bien, doué de qualités brillantes, avec un esprit indéniable, du goût, une gaieté intarissable, il se présentait non comme quêtant le bonheur et la protection, mais avec une certaine indépendance. On disait qu’il y avait réellement en lui quelque chose de charmeur, de dominateur, de fort. Il plut extrêmement aux femmes et une liaison avec une des beautés de la société lui valut un succès de scandale. Il déboursait l’argent sans compter, malgré un sens inné de l’économie qui allait jusqu’à l’avarice, perdait d’énormes sommes aux cartes quand il le fallait sans même sourciller. Mais ce n’étaient pas des distractions qu’il était venu chercher à Pétersbourg ; il lui fallait définitivement se mettre en chemin et consolider sa carrière. Il parvint à ses fins. Le comte Naïnski, son illustre parent, qui n’eût même pas fait attention à lui s’il s’était présenté comme un banal quémandeur, frappé de ses succès dans le monde, jugea possible et décent de lui prêter une attention particulière, et daigna même prendre dans sa maison, pour l’élever, son petit garçon âgé de sept ans. C’est vers cette époque que se place le voyage du prince à Vassilievskoié et son amitié avec les Ikhméniev. Enfin, après avoir reçu par l’intermédiaire du comte un poste important à l’une de nos plus grandes ambassades, il partit à l’étranger. Dans la suite, les bruits qui coururent sur son compte se firent quelque peu obscurs : on parla d’une aventure déplaisante qui lui était arrivée à l’étranger, mais personne ne put expliquer en quoi elle consistait. On savait seulement qu’il avait réussi à acheter encore quatre cents âmes, comme je l’ai dit plus haut. Il ne revint de l’étranger que de nombreuses années après avec un rang élevé et occupa aussitôt un emploi très important à Pétersbourg. À Ikhménievka, on raconta qu’il allait se remarier et s’allier avec une puissante, riche et illustre maison. « C’est un grand seigneur », dit Nikolaï Serguéitch en se frottant les mains de contentement. J’étais alors à l’Université de Pétersbourg, et je me souviens qu’Ikhméniev m’écrivit exprès pour me demander de me renseigner afin de savoir si le bruit de ce mariage était justifié. Il écrivit aussi au prince, en lui demandant pour moi sa protection ; mais le prince laissa sa lettre sans réponse. Je sus seulement que son fils, qui avait d’abord été élevé chez le comte, puis ensuite au lycée, venait alors, à dix-neuf ans, de terminer ses études de sciences. Je l’écrivis à Ikhméniev et je lui dis aussi que le prince aimait beaucoup son fils, le gâtait, se préoccupait dès maintenant de son avenir. J’avais appris tout cela par des étudiants, camarades du jeune prince. Ce fut à ce moment-là qu’un beau matin Nikolaï Serguéitch reçut du prince une lettre qui l’étonna au-delà de toute mesure...

Le prince qui jusqu’ici, comme je l’ai déjà signalé, s’en était tenu, dans ses rapports avec Nikolaï Serguéitch à une sèche correspondance d’affaires, lui décrivait cette fois dans les détails avec un amical abandon sa vie de famille ; il se plaignait de son fils, disait que celui-ci le chagrinait par sa mauvaise conduite ; que, naturellement, il ne fallait pas encore prendre trop au sérieux les étourderies d’un pareil gamin (il s’efforçait visiblement de le disculper), mais qu’il s’était résolu, afin de punir son fils et de lui faire peur, à l’envoyer pour quelque temps à la campagne sous la surveillance d’Ikhméniev. Le prince écrivait qu’il se reposait entièrement sur « son très excellent et très noble Nikolaï Serguéitch, et en particulier sur Anna Andréievna », qu’il leur demandait à tous deux d’accueillir son écervelé sous leur toit, de le ramener au bon sens dans la solitude, de l’aimer si c’était possible, et surtout d’amender son caractère frivole et de lui « insuffler de salutaires et sévères principes, si indispensables dans la vie ». Bien entendu, le vieil Ikhméniev s’attela à la tâche avec joie. Le jeune prince arriva ; ils le reçurent comme leur propre fils. Au bout de peu de temps, Nikolaï Serguéitch l’aima passionnément, autant que sa Natacha ; même plus tard, après la rupture définitive entre le prince et les Ikhméniev, le vieux parlait parfois avec bonne humeur de son Aliocha, ainsi qu’il avait l’habitude d’appeler le prince Alexeï Petrovich. En fait, c’était un charmant garçon ; joli, faible et nerveux comme une femme, mais gai et simple, doué d’une âme généreuse, capable des sentiments les plus nobles, d’un cœur aimant, droit et reconnaissant ; il devint l’idole de la maison Ikhméniev. En dépit de ses dix-neuf ans, c’était encore tout à fait un enfant. Il était difficile de se représenter la raison pour laquelle son père, qui, à ce qu’on disait, l’aimait beaucoup, l’avait exilé. On racontait que le jeune homme à Pétersbourg menait une vie oisive et frivole, qu’il ne voulait pas travailler et faisait ainsi de la peine à son père. Nikolaï Serguéitch ne questionna pas Aliocha, car le prince Piotr Alexandrovitch avait visiblement passé sous silence dans sa lettre la véritable cause de l’éloignement de son fils. Par ailleurs, on parlait d’une étourderie impardonnable d’Aliocha, d’une liaison avec une dame, d’une provocation en duel, d’une invraisemblable perte au jeu ; il était même fait allusion à l’argent d’un tiers qu’il aurait dépensé. Le bruit courait aussi que le prince avait résolu d’éloigner son fils non pour une faute mais par suite de certaine égoïste combinaison. Nikolaï Serguéitch repoussait cette rumeur avec d’autant plus d’indignation qu’Aliocha aimait infiniment son père qu’il n’avait pas connu pendant toute la durée de son enfance et de son adolescence ; il parlait de lui avec enthousiasme et animation ; il était visible qu’il subissait entièrement son influence. Aliocha faisait aussi parfois allusion à une comtesse à qui son père et lui avaient fait la cour ensemble ; c’était lui, Aliocha, qui l’avait emporté et son père s’était furieusement fâché contre lui. Il racontait toujours cette histoire avec orgueil, avec une naïveté enfantine et un rire joyeux et sonore ; mais Nikolaï Serguéitch l’arrêtait sur-le-champ. Alexeï confirmait aussi le bruit selon lequel son père désirait se remarier.

Il avait déjà passé presque un an en exil ; il écrivait à date fixe à son père des lettres raisonnables et respectueuses, et, finalement, il s’était si bien fait à Vassilievskoié que lorsque le prince vint lui-même à la campagne pour l’été (il en avait à l’avance informé les Ikhméniev), l’exilé demanda lui-même à son père de lui permettre de rester le plus longtemps possible à Vassilievskoié, assurant que vivre à la campagne était sa véritable vocation. Toutes les décisions, tous les entraînements d’Aliocha provenaient de son extraordinaire impressionnabilité nerveuse, de son cœur ardent, de sa légèreté qui allait parfois jusqu’à l’absurdité, d’une faculté peu commune de se soumettre à toute influence extérieure et d’une totale absence de volonté. Le prince écouta sa requête d’un air soupçonneux... Dans l’ensemble, Nikolaï Serguéitch avait peine à reconnaître son ancien « ami » : le prince Piotr Alexandrovitch avait extraordinairement changé. Il devint soudain particulièrement chicaneur avec Nikolaï Serguéitch ; dans la vérification des comptes du domaine, il montra une avidité et une avarice repoussantes et une incompréhensible méfiance. Tout ceci affligea profondément l’excellent Ikhméniev ; il s’efforça longtemps de ne pas y croire. Tout se passa cette fois contrairement à ce qui avait eu lieu lors de sa première visite à Vassilievskoié, quatorze ans auparavant ; le prince tint à faire la connaissance de tous ses voisins ; des plus importants, bien entendu ; quant à Nikolaï Serguéitch, il n’allait jamais le voir et le traitait comme un subalterne. Brusquement survint un événement incompréhensible : sans aucune raison apparente, une rupture violente se produisit entre le prince et Nikolaï Serguéitch. On entendit des paroles véhémentes, injurieuses, dites des deux côtés. Ikhméniev, indigné, quitta Vassilievskoié, mais l’affaire ne s’arrêta pas là. Dans tous les environs se répandirent brusquement d’infâmes commérages. On prétendait que Nikolaï Serguéitch, ayant percé le caractère du jeune prince, avait projeté d’employer tous ses défauts à son profit ; que sa fille, Natacha (qui avait alors dix-sept ans) avait su se faire aimer de ce jeune homme de vingt ans ; que le père et la mère protégeaient cet amour, tout en faisant semblant de ne rien remarquer ; que Natacha, rusée et « immorale », avait pour finir complètement ensorcelé le jeune homme, qui pendant toute une année, par ses soins, n’avait vu presque aucune des filles authentiquement nobles qui mûrissaient en si grand nombre dans les maisons honorables des propriétaires voisins. On affirmait enfin que les amoureux étaient déjà convenus de se marier, à quinze lieues de Vassilievskoié, dans le village de Grigorievo, soi-disant à l’insu des parents de Natacha, qui néanmoins connaissaient tout jusqu’au moindre détail et avaient mené leur fille par leurs conseils infâmes. Bref, un livre entier n’aurait pu contenir tout ce que les commères du district de l’un et l’autre sexe avaient réussi à échafauder à l’occasion de cette histoire. Mais le plus étonnant, c’était que le prince y ajoutait foi et que même il n’était venu que pour cela à Vassilievskoié, à la suite d’une dénonciation anonyme qui lui avait été envoyée à Pétersbourg. Bien entendu, aucun de ceux qui connaissaient tant soit peu Nikolaï Serguéitch n’aurait dû, semble-t-il, croire un seul mot de toutes les accusations portées à son compte ; et cependant tous s’agitèrent, tous bavardèrent, tous critiquèrent, tous hochèrent la tête et... le condamnèrent sans retour. Ikhméniev était trop fier pour innocenter sa fille devant les commères et il interdit sévèrement à son Anna Andréievna d’entrer dans aucune espèce d’explication avec les voisins. Quant à Natacha, qui avait été si calomniée, un an encore après elle ne savait presque rien de tous ces racontars ; on lui cacha soigneusement toute l’histoire et elle était gaie et innocente comme une enfant de douze ans.

Pendant ce temps, la querelle ne cessait de s’envenimer. Les complaisants ne s’assoupirent point. On vit apparaître des dénonciateurs et des témoins qui arrivèrent finalement à faire croire au prince que la longue administration de Nikolaï Serguéitch était loin de se distinguer par une honnêteté exemplaire. Bien plus : que trois ans auparavant, lors de la vente d’un petit bois, Nikolaï Serguéitch avait dissimulé à son profit douze mille roubles-argent, qu’on pouvait en témoigner de la façon la plus claire et la plus légale devant le juge, d’autant plus que pour la vente de ce bois il n’avait aucune procuration du prince, qu’il avait agi de son propre chef, que ce n’était qu’après qu’il avait persuadé le prince de la nécessité de cette vente et lui avait produit pour le bois une somme incomparablement inférieure à celle qu’il avait reçue réellement. Il va de soi que tout ceci n’était que calomnies, ce fut prouvé par la suite, mais le prince crut tout et, devant témoins, traita Nikolaï Serguéitch de voleur. Ikhméniev ne le supporta pas et répondit par une injure du même acabit ; une scène terrible s’ensuivit. On commença immédiatement le procès. Nikolaï Serguéitch, faute de certains papiers, et surtout parce qu’il n’avait ni protecteurs ni expérience de la conduite à tenir dans ce genre d’affaires, perdit tout de suite son procès. On mit sa propriété sous séquestre. Le vieillard exaspéré abandonna tout et décida pour en finir de s’installer à Pétersbourg pour y suivre en personne son affaire ; il laissa en province un homme de confiance expérimenté. Le prince comprit sans doute rapidement qu’il avait outragé injustement Ikhméniev. Mais l’offense de part et d’autre était si grande qu’il ne restait plus un seul mot pour la paix, et le prince irrité déploya tous ses efforts pour faire tourner le procès à son avantage, c’est-à-dire en fait pour enlever à son ancien intendant son dernier morceau de pain.

V

Donc, les Ikhméniev étaient venus s’installer à Pétersbourg. Je ne décrirai pas ma rencontre avec Natacha après une aussi longue séparation. Pendant ces quatre années, je ne l’avais jamais oubliée. Bien sûr, je ne me souviens pas moi-même parfaitement du sentiment qui m’animait quand je pensais à elle ; mais lorsque nous nous revîmes, je pressentis bientôt qu’elle m’était promise par le destin. Tout d’abord, les premiers jours qui suivirent son arrivée, il me sembla qu’elle s’était peu développée pendant ces années ; on eût dit qu’elle n’avait pas changé et était demeurée la même petite fille qu’avant notre séparation. Mais ensuite, je découvrais chaque jour en elle quelque trait nouveau qui m’était resté jusqu’alors complètement inconnu et semblait m’avoir été dissimulé à dessein, comme si la jeune fille s’était tout exprès cachée de moi, et quelle félicité il y avait dans cette découverte ! Le vieux, après s’être installé à Pétersbourg, était les premiers temps nerveux et acariâtre. Ses affaires allaient mal : il s’indignait, sortait de ses gonds, fourrageait dans ses dossiers, et n’avait pas le temps de s’occuper de nous. Quant à Anna Andréievna, elle était comme éperdue et au début ne savait que penser. Pétersbourg lui faisait peur. Elle soupirait et tremblait, pleurait sur son ancienne existence, sur Ikhménievka, sur ce que Natacha était en âge de se marier et qu’il n’y avait personne pour penser à elle, et s’abandonnait avec moi à d’étranges confidences, faute d’un autre auditeur plus digne de ces épanchements amicaux.

Ce fut juste à ce moment-là, peu de temps après leur arrivée, que je terminai mon premier roman, celui-là même qui marqua le début de ma première carrière. Étant novice, je ne savais pas tout d’abord où le caser. Je n’en avais jamais parlé aux Ikhméniev ; ils s’étaient presque brouillés avec moi parce que je vivais dans l’oisiveté, sans prendre de service ni m’efforcer de trouver un emploi. Le vieux me faisait des reproches amers et même acerbes ; c’était, bien entendu, par l’intérêt paternel qu’il me portait. Moi, j’avais tout simplement honte de leur dire à quoi je travaillais. Et aussi comment leur annoncer de front que je ne voulais pas postuler une fonction mais écrire des romans ? C’est pourquoi je leur avais menti jusqu’à présent, en leur disant qu’on ne me donnait pas de travail et que je faisais tout mon possible pour en trouver. Il n’avait pas le temps de vérifier mes dires. Je me souviens qu’un jour Natacha, qui avait eu les oreilles rebattues de nos conversations, m’emmena d’un air mystérieux à l’écart ; elle me supplia en pleurant de penser à mon avenir, me posa des questions, chercha à savoir ce que je faisais exactement et comme je ne lui livrai pas non plus mon secret, elle me fit jurer que je ne me perdrais pas dans une vie de paresse et d’oisiveté. Il est vrai que, bien que je ne lui eusse point avoué mes occupations, je me souviens que, pour un mot d’encouragement d’elle au sujet de mon travail, mon premier roman, j’aurais donné les réflexions les plus flatteuses des critiques et des appréciateurs que je m’entendis adresser dans la suite. Et voici qu’enfin mon roman était sorti. Longtemps avant sa parution, cela avait fait du tintamarre dans le monde littéraire. B... était joyeux comme un enfant en lisant mon manuscrit. Oui ! Si j’ai jamais été heureux, ce fut non pas lors des premières minutes enivrantes de mon succès, mais lorsque je n’avais encore ni lu ni montré mon manuscrit à personne : pendant ces longues nuits d’espérances exaltées, de rêveries et de passion pour le travail ; lorsque je vivais avec mon imagination, avec les personnages que j’avais moi-même créés comme avec des parents, des êtres réellement existants ; je les aimais, je me réjouissais et m’affligeais avec eux et parfois même je pleurais les larmes les plus sincères sur mon pâle héros. Je ne peux même pas décrire la joie des deux vieux à mon succès, bien qu’au début ils aient été très surpris : cela leur parut tellement étrange ! Anna Andréievna, par exemple, ne voulait pas croire que le nouvel écrivain, célébré par tout le monde, était ce même Vania, qui, etc., et elle hochait la tête. Le vieux de longtemps ne se rendit pas et les premiers temps même était effrayé ; il commença à parler de ma carrière de fonctionnaire perdue, de la vie déréglée de tous les écrivains en général. Mais la constance des nouvelles rumeurs, les notes dans les revues et, enfin, quelques mots louangeurs qu’il entendit prononcer à propos de moi par des personnalités en qui il croyait avec dévotion l’amenèrent à changer son point de vue. Lorsque enfin il vit que je me trouvais brusquement en possession d’argent et qu’il apprit quelle somme on pouvait recevoir pour un travail littéraire, ses dernières hésitations s’évanouirent. Passant rapidement du doute à une foi absolue et enthousiaste, se réjouissant comme un enfant de mon bonheur, il s’abandonna immédiatement aux espérances les plus effrénées, aux rêves les plus éblouissants pour mon avenir. Chaque jour, il bâtissait devant moi de nouvelles carrières, de nouveaux plans, et que n’y avait-il pas dans ces plans ! Il se mit même à me témoigner une certaine considération qu’il n’avait pas jusqu’alors à mon égard. Néanmoins, je me souviens que parfois ses doutes revenaient l’assaillir, au milieu des plus fougueuses imaginations, et le décontenançaient à nouveau.