Inspire - Tome 2 Partie 2 - Lucida Pétrel - E-Book

Inspire - Tome 2 Partie 2 E-Book

Lucida Pétrel

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Beschreibung

Alex est enfermé dans la Grotte des Transcendances tandis que l’armée de Baalzephon attaque Digvix. Malgré les obstacles qui se dressent devant eux, Bella n’a qu’un objectif : protéger Alex à tout prix.

Séparés, ils mènent chacun un combat avec une idée fixe : se retrouver. Alex croit fermement en la Magie, et Bella, pressée par les événements, n’a d’autre choix que d’y croire elle aussi. Mais au fond, n’est-ce pas, finalement, la même chose ?


À propos de l’auteure :

Lucida Pétrel n’a pas d’âge, mais plusieurs voix. Si elle devait vivre quelque part, ce serait sur Terre, parmi les êtres et les livres, bien que les plumes préfèrent se laisser porter par le vent. Son univers est doux, parfois humide, où l’on sourit et où l’on pleure.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Lucida Pétrel

Inspire

Tome 2

Partie 2

Urban Fantasy

Éditions Art en Mots

Illustration Graphique : Graph’L

Prologue

Lempo et Mélia furent découverts deux jours plus tard.

Les corps avaient été séparés. Lempo gisait face contre terre quand les villageois le trouvèrent. La légende raconte que Mélia, quant à elle, ne put être reconduite auprès de son père, Thurel : les racines de l’arbre l’avaient en partie recouverte et aucune hache ne parvint à l’en défaire.

Depuis la mort de Mélia et de l’enfant qu’elle portait, Thurel demeurait inconsolable. Marol ne l’était pas bien plus lorsque, tous les matins, le souvenir de son fils Lempo venait le hanter jusqu’à ce qu’il fermât l’œil chaque nuit. Cependant, l’histoire de Thurel seulement vous sera intéressante.

Thurel, donc, plongeait dans une solitude qui lui faisait l’effet d’un gouffre sans fond, comme on l’entend souvent dire. Il apprit que les peines n’ont d’autres obstacles que les joies, or aucune ne vint à son secours. Du moins, pas avant qu’il fût prêt à les accueillir. S’il est bien une chose plus difficile que de souffrir, c’est d’accepter de ne plus souffrir, lorsqu’on en a le choix.

Anéanti, Thurel ne s’alimentait guère plus qu’il ne vivait encore. Seules éclaircies dans la pièce obscure qui renfermait son esprit, ses visites à la grotte du baroudeur le maintinrent en vie, là même où il avait découvert sa fille.

Au milieu du froid et de l’humidité, Thurel entendait Mélia respirer dans le noir de la grotte, parfois même jurait-il intercepter un chuchotement. En ce lieu, Thurel retrouvait une certaine paix intérieure qui l’encourageait à revenir le jour suivant, puis l’autre encore. Il y passa bientôt tellement de temps qu’il finit par y respirer mieux que partout ailleurs.

Les villageois s’inquiétaient de sa santé, de son comportement, surtout lorsque Thurel leur confiait avoir la sensation d’attendre quelqu’un dans cette grotte et qu’il priait pour que cette personne se révélât être Mélia. Néanmoins, nul ne trouvait le courage de l’éloigner de la seule chose en capacité d’alléger sa douleur.

Il arrivait rarement à Thurel de s’écarter de son chemin habituel, de dériver vers l’aulne, mais, ce jour-là, il le fit. L’arbre ne ressemblait en rien aux autres. Son tronc titanesque offrait suffisamment d’espace pour s’y adosser confortablement à trois ; son ombrelle de feuilles, vert pomme en toute saison, proposait plus d’ombre et de fraîcheur que la grotte du baroudeur elle-même.

Après s’y être rapidement recueilli, Thurel s’en retourna vers sa destination habituelle, sans se douter qu’il s’apprêtait à faire une rencontre pour le moins surprenante. En entrant dans la grotte, il remarqua aussitôt la lumière qui dansait sur les murs. Un feu brûlait, non loin. Méfiant, Thurel esquissa un pas en avant, quand une silhouette se détacha de l’obscurité, là, juste à sa droite, et vint lentement se dresser devant lui.

Elle semblait dotée de la rudesse de l’écorce, de la solitude du roc. Son expression insondable lui procurait la sagesse d’un siècle de vie, impression contrastée par son visage lisse, coloré, et ses longs cheveux brillants de santé, ondulés comme des vagues poussées par un vent calme.

Tout chez elle, même la fermeté de son regard glacé qui laissait pressentir une force d’esprit écrasante, relevait de la qualité plutôt que du défaut.

Mais Thurel fut tiré de cette transe par les éclats de voix qui résonnèrent depuis les profondeurs de la pénombre.

« Cette grotte n’est pas la vôtre. Vous n’êtes pas la bienvenue, pas plus que le sont celles ou ceux qui vous accompagnent. »

Cette grotte était celle de Mélia.

L’inconnue mima un sourire et déclara froidement :

« Il me semble qu’une grotte, à l’instar des forêts, des mers et de tous les êtres, n’appartient qu’à elle seule. Moi, au moins, je n’ai pas la prétention d’en faire ma propriété. »

Thurel, estomaqué par l’insolence de la femme, devint muet. L’inconnue lui accorda un peu de temps : elle savait d’expérience que les êtres humains avaient besoin d’une bonne minute pour se faire à sa présence, plutôt de deux ou trois pour apprivoiser sa répartie.

Puis la femme reprit :

« Ta fille est morte. Il n’existe aucune tragédie là-dedans. Les tragédies sont le fruit du destin et le destin n’est qu’à ceux qui n’ont pas la volonté d’en changer. Bientôt viendra un peuple qui priera ton enfant, car les croyances ont un goût prononcé pour les martyrs… »

Thurel fut troublé par les paroles tranquilles de la femme, finalement effrayé qu’elle connût ainsi la plus grande perte de sa vie, sans qu’il n’eût quant à lui aucune idée de l’identité de cette folle au sourire déstabilisant.

Pourtant, elle lui apparut soudain comme un songe venu lui confier les solutions à son tourment et à tous ceux qui l’attendaient encore.

« Justifier ta douleur ne l’amoindrira pas, poursuivit-elle, mais en saisir toute la portée te sera sûrement bénéfique.

— Qui es-tu ? Nous connaissons-nous ?

— Je ne suis pas moins que ce que tu vois, mais plus encore que cela. Toi, qui crois-tu que je sois ? » le défia-t-elle en plissant momentanément les yeux.

Thurel examina l’apparition, observa ses mains de perle pourvues de longs doigts, son cou fin, portant le poids d’une tête qui renfermait ce que rien ne saurait faire flancher, puis, il conclut :

« Un être d’esprit, un esprit au-delà de l’être, qui ne m’est pas donné de comprendre ; un don de l’au-delà auquel je ne puis accéder, mais qui me permettrait cependant de dépasser le domaine de l’intelligible. »

La femme, surprise par la passion désespérée de l’homme qui se tenait face à elle, ne rougit pas, ne détourna pas le regard un seul instant, mais dit :

« Les choses sont ce que notre cœur veut bien leur accorder. Aussi puis-je constater combien ton cœur est généreux. »

À cet instant, Thurel sut qu’il reviendrait chaque jour, dans l’espoir d’élucider le mystère que représentait cette femme. Oui, car ses paroles étaient invraisemblablement parvenues à le réconforter.

Alors il revint. Chaque jour. Sans faute.

Il marchait jusqu’à la grotte du baroudeur, puis marchait jusqu’au village, inlassablement. Et, inlassablement, il contemplait avec avidité le visage de celle qui ne lui semblait plus être une inconnue, mais dont le nom restait pourtant encore secret. La nuit où il l’interrogea, Thurel tomba amoureux pour la première fois.

Les lettres s’assemblèrent dans son esprit et se gravèrent quelque part, au même rythme que ces lèvres délicieuses les formaient. Ce ne fut pas une explosion, en rien un éclair, en aucun cas un bruyant coup de foudre. Ce fut, au contraire, semblable aux premiers rayons de soleil qui, d’abord, assombrissaient les montagnes entourant le village, puis qui, filtrés par le feuillage des arbres, parvenaient tout de même à éclairer le champ en pleine floraison, plat, mais où les hauteurs des tiges traçaient une jolie houle, sous laquelle un revêtement de cailloux épars et de branchages – jetés là par le vent – abritait tout un monde d’insectes, travailleur et grouillant.

Ce prénom, qui chantait au cœur de Thurel, dissimulait tout un univers complexe et vivant. Thurel voulut y entrer et s’y enfermer à double tour. L’homme, qui rêvait autrefois de voyager, aspirait aujourd’hui au foyer.

Élisa.

Alors, l’amour portait enfin un nom.

Et le temps passa, car il passe toujours. Les mois, les années ; une éternité, peut-être. Élisa et Thurel s’aimèrent au-delà de la dernière seconde.

Un peuple de femmes vint s’établir dans la forêt, sans que Thurel ne le rencontrât jamais, pas même par hasard. L’une d’elles, prénommée Circé, rendait souvent visite à Élisa, pourtant.

Élisa expliqua à Thurel que ces femmes n’appréciaient guère la compagnie de gens tels que lui.

« Que veux-tu dire, exactement ?

— Eh bien, réfléchit Élisa, ces femmes, vois-tu, recherchent une proximité particulière avec le vivant ; une proximité qu’elles ne sauraient trouver en habitant votre village. Elles ont des us et coutumes bien à elles, que vous ne comprendriez sûrement pas. De la même manière qu’elles ne vous comprendraient pas.

— Doit-on forcément comprendre l’Autre pour l’accepter ?

— Tu es bon, Thurel, je le sais. Toi, tu les accepteras telles quelles, c’est pourquoi tu leur laisseras le choix.

En effet, Thurel ne remit jamais en question l’isolement volontaire des femmes. Et, bientôt, Élisa lui apprit qu’un groupe d’hommes élisait domicile non loin ; Thurel pensa alors qu’il s’agissait des conjoints de ces femmes. Elles lui parurent tout à coup moins étranges. Au village, une femme seule était toujours suspecte, quoi qu’en dise Élisa.

D’ailleurs, Élisa étant de plus en plus occupée par des visites en tout genre, Thurel travailla à nouveau son champ avec application. Il remarqua combien ses semences poussaient bien plus vite qu’auparavant, combien ses récoltes devenaient de plus en plus fructueuses. Les villageois, heureux de constater que Thurel arborait la paisibilité qui lui avait été coutumière avant la disparition de Mélia, espéraient que le souvenir douloureux de son enfant se trouvait maintenant loin derrière lui.

Un jour où nombre de villageois contractèrent une maladie qu’ils ne savaient combattre, une femme à la beauté sauvage et brute descendit de la forêt. Elle pénétra dans chaque foyer, un bol à la main, un sac regorgeant de plantes à la taille, et la connaissance au creux de la poitrine. Elle soigna chaque malade, maîtrisant l’art et la connaissance des plantes comme aucun villageois n’avait vu faire qui que ce soit d’autre avant elle. Circé possédait un livre, qu’elle appelait grimoire. Et Circé vainquit la peste sans grand effort, en partie grâce à lui.

Pour la remercier, les villageois la convièrent à un festin, composé de céréales, de légumes et de lait de chèvre. Circé les pria d’accepter la compagnie de ses Sœurs. Si les villageois s’étaient attendus à ce que Circé eût une aussi grande famille, plus de tables auraient été aménagées au centre du village ! Qui donc avait pu engendrer une sororie aussi nombreuse ? Et… Circé était-elle magicienne ?

Autant de questions auxquelles Circé répondit avec honnêteté :

« Nous sommes Sorcières et nous célébrons celle que vous appelez Nature, au même titre que vous célébrez vos dieux et vos déesses. Nous considérons la Magie comme notre mère, plus encore que la femme qui nous a fabriquées puis mises au monde. C’est pourquoi les Sorcières sont toutes sœurs. Quant à nous, dit-elle en balayant ses Sœurs du regard, nous formons une famille où, toutes, nous avons la même importance.

— Circé est notre Prêtresse, ajouta une jeune Sorcière. Elle communique avec le Grand Aulne : c’est lui qui nous a appelées. Sa Magie.

— Ma Sœur et – d’après vos coutumes – ma nièce, Médée, la présenta Circé. Bien qu’elle soit encore jeune, j’ai grand espoir qu’elle parcourt ce monde plus longtemps que je ne saurai le faire. »

Ce soir-là, tandis que les villageois et les Sorcières fêtaient leur toute nouvelle amitié, Thurel se contenta d’un peu de lait et partit rejoindre la grotte du baroudeur. Cela faisait plusieurs jours qu’il n’avait pu voir Élisa, trop soucieux de secourir les villageois souffrants. Mais, maintenant que Circé leur était venue en aide, plus rien ni personne ne le retenait au village.

Il arpenta la forêt en pleine nuit et, alors qu’il approchait de la grotte, les fougères frémirent, à moindre distance. Thurel s’immobilisa. Bien qu’il ne se sentît pas tout à fait en danger, il se doutait que la situation comportait un risque : la silhouette qui s’avançait jusqu’à lui n’était pas sans intention, il en avait la certitude.

L’ombre portait une jupe qui ravissait sa taille. Ses pas, mesurés, restaient lents et assurés quand bien même Thurel l’observait. La femme s’arrêta lorsqu’un rayon de lune éclaira son visage. Positionnée ainsi dans la lumière, préservant le reste de son corps dans la nuit, la tête de la jeune femme paraissait flotter entre les arbres.

Thurel, loin d’être frappé par le raffinement de ses traits, par l’éclat de ses yeux noirs et sa bouche charnue, en était malgré tout conscient. La femme était belle, voilà tout.

« Je me suis perdue dans la forêt, bel homme, auriez-vous la gentillesse de me reconduire chez moi ? »

Sa voix, bien que tue, continuait de souffler contre l’oreille de Thurel. Cela l’agaçait, même s’il n’en démontra pas le moindre signe.

« Que faisiez-vous seule, ici ? » demanda-t-il, se souvenant qu’au village, une femme seule est toujours suspecte.

L’inconnue s’offusqua de cette réponse. Ses sourcils se joignirent presque au-dessus de son nez aquilin.

« Est-ce là tout ce qui vous importe ? Comptez-vous m’interroger tandis que la faim me tiraille le ventre et que la soif me brûle la gorge ? »

Le regard de Thurel glissa en direction de la grotte du baroudeur.

« Très bien. Je vais vous raccompagner, mais avant cela, je dois prévenir la femme qui m’attend de mon retard. Elle risquerait de s’inquiéter.

— Une femme ? Est-elle plus belle que je ne le suis ?

— Elle l’est à mes yeux puisque je l’aime comme nous n’aimons qu’une fois dans notre vie. »

La femme fit un pas vers Thurel, autorisant cette fois la lune à la dévoiler tout entière. Ébahi, Thurel ne put s’empêcher de braquer ses yeux sur la queue de vache qui dépassait de la jupe de la femme, et qui battait furieusement l’air.

« Cela vous horrifie, n’est-ce pas ? persifla la jeune femme. Les hommes sont pourtant bien plus monstrueux que cela. »

Elle s’approchait peu à peu de Thurel, menaçante. Lui ne savait que faire, et l’idée de fuir lui apparut sans qu’il ne pût esquisser le moindre geste. L’expression de la chose le tétanisait. Cette queue aussi.

« Vous ne donnez votre cœur qu’à ce qu’il vous plaît d’admirer. »

La femme plongea sa main dans la poitrine de Thurel. Le bruit fut semblable à celui d’un pain croustillant qu’on saisit fermement avant d’en arracher un morceau. Elle empoigna le cœur de Thurel, le sentit battre à plusieurs reprises dans sa paume. Elle ne souriait plus. Elle semblait triste. Quand la femme déracina l’organe afin de l’insérer dans le trou béant qu’elle portait dans le dos, Thurel bascula en avant, les yeux ouverts, mais totalement aveugles.

Élisa découvrit son corps, froid et rigide, la nuit même. Inquiète de son retard, elle ratissa les alentours de la grotte du baroudeur, des heures durant. On dit qu’Élisa n’émit pas le moindre son, qu’elle ne poussa pas un cri. On dit, au contraire, qu’un silence de mort s’effondra au même moment sur le village.

Circé en fut alertée ; elle se précipita à travers la forêt. Des villageois, également envahis par un mauvais pressentiment, la suivirent. Ils trouvèrent Élisa allongée aux côtés de Thurel, qui gisait encore là, la face contre une terre imbibée de sang.

« Ma chère, murmura Circé tandis qu’elle s’agenouillait auprès de son amie, qui a bien pu faire une chose pareille ?

— Une huldra, répondit Élisa d’une voix qui ne tremblait pas. Son cœur a été arraché. »

Un hoquet de stupeur parcourut les villageois. Circé se releva.

« Rentrez chez vous et n’en sortez pas. La Magie de l’Aulne a grandi et a donné naissance à ses premières créatures magiques. Vous n’êtes plus en sécurité dans cette forêt. »

Les villageois obtempérèrent sans discuter.

Après la mort de Thurel, Élisa se retrancha dans la grotte du baroudeur et n’en sortit plus jamais. Elle supplia Circé de protéger les êtres humains des créatures magiques.

Circé travailla donc durant des semaines, afin d’élaborer un sort suffisamment puissant. Elle érigea une barrière magique autour de ce qu’on appellera bien plus tard les Terres lointaines. Tout être humain qui s’approchait de cette limite se retrouvait propulsé à l’autre extrémité du territoire, sans qu’il ne s’en doutât un seul instant ; et, toute créature purement magique qui tentait de franchir la barrière depuis l’intérieur était aussitôt réduite en cendres.

La Mort, désolée du sort de Thurel, rendit visite à Élisa, ayant malgré tout peu d’espoir de la réconforter.

« On raconte que tu as tant pleuré ces derniers temps, qu’une mer s’est creusée, non loin d’ici, lui dit Élisa en guise d’accueil.

— Ce n’est pas la première fois, lui fit remarquer la Mort dans un souffle rauque. Et, d’ailleurs, j’ai justement quelque chose pour toi. »

La Mort dressa son bras vers le fond de la caverne où s’était réfugiée son amie. Un morceau de pierre se décrocha du mur, formant un trou profond d’où jaillit une eau particulièrement bleue. La cascade, une fois son flux plus calme, ne cessa cependant jamais de s’écouler. Elle se répandit sur le sol jusqu’à être satisfaite de son espace, puis creusa le roc. Elle prit en profondeur, une fois encore sans jamais s’arrêter.

« On dit aussi que tu ne quittes plus cette grotte, Élisa. J’ai pensé que tu ne pouvais donc plus consulter l’eau de la rivière. Alors, je te laisse examiner celle de la mer.

— Tes propres larmes ? s’étonna Élisa. »

Les reflets turquoise éclairaient la caverne de façon fantastique. La Mort précisa :

« Un peu de mes larmes, un peu des tiennes, un peu des larmes de tous les autres. »

Et la Mort repartit.

Élisa contempla longuement son visage dans l’eau, se remémorant la compagnie de Thurel et la sensation de ses doigts dans ses cheveux, sur le haut de ses joues, juste sous ses yeux. Elle écouta une dernière fois la voix de l’homme qu’elle avait aimé d’une manière devenue insupportable aujourd’hui, et se promit de ne plus jamais y penser.

« Je me transcende, à tes côtés. Parfois… Non, chaque fois, je comprends combien ta voix m’apprend à mieux écouter. Ce sont tes paroles, les mots que tu choisis, tous ceux que tu ne formules pas, qui me passionnent et m’encouragent à espérer. Je n’ai pas rencontré d’être plus lucide, plus présent et conscient que toi. Mon cœur ne sait faire autrement que t’aimer. »

Élisa ferma les yeux et, pour la première fois, elle plongea ses mains dans le Miroir des Transcendances.

Chapitre 1

 

ALEX

 

 

J’ai la gorge sèche. Enflammée. Et les membres raides. Je ne parviens pas à ouvrir les yeux. Quelque chose a changé. Quelque chose est différent. J’ai cru… Je crois… Ce rêve était tellement bizarre et effrayant.

Je reconnais cette sensation. Comme si un corps étranger avait investi ma poitrine, et un autre mon estomac. Le premier enfle depuis longtemps, maintenant, et je contiens depuis tout aussi longtemps son évolution. Il m’angoisse, me rend triste et accroît ma solitude. Le second compresse mes organes. Quand l’anxiété et la peur sont trop fortes, la pression est telle que je vomis.

Je les ai combattus après avoir été libéré de Baalzephon et de ses potes complètement barges. Pourquoi…

— Alex ?

Fred. C’est Fred. Où suis-je ? Je parviens finalement à soulever les paupières, mais tout est trop intense. Une main se pose sur mon épaule, et j’aimerais l’esquiver, j’aimerais hurler à Fred de ne pas me toucher, j’aimerais hurler tout court sans comprendre pourquoi, mais je n’en ai pas la force.

— Alex, insiste-t-il, tu m’entends ?

Une quinte de toux m’empêche de répondre. Alors que je voudrais me redresser, des liens épais me maintiennent attaché. Tout est blanc. J’ai déjà vu cette table de nuit, j’ai déjà vu ce lit sur lequel je suis allongé, j’ai déjà vu ce fauteuil sur lequel Fred est assis. Tous ces meubles sont les mêmes dans les autres chambres. Je suis à l’Infirmerie.

Je suis à De La Haute Maison.

Je pensais… J’étais sûr d’être dans le manoir de mon enfance, et puis… Fred appelle dans le couloir.

Quelque chose ne va pas. Je ne comprends pas ce que je fais là.

— Doucement, tout va bien, me rassure Fred en revenant à mon chevet. Tu es rentré.

Rentré.

— Et ça fait un moment qu’on t’attendait, lance Mathias depuis la porte de la chambre.

— Rentré ? répété-je d’une voix enrouée.

Fred et Mathias sourient. Fred ajoute :

— Rentré et en sécurité, oui.

Non.

Ce n’était pas un rêve. Le manoir, ce n’était pas un rêve. Pourtant… Je me souviens aussi de Keller. Jonathan Keller, le médecin qui me soignait lorsque les expériences commandées par Baalzephon provoquaient trop de dégâts. J’étais dans son cabinet. Alors, peut-être que je suis vraiment… peut-être que je suis vraiment de retour après avoir été torturé durant ce qui m’a semblé une éternité. Peut-être que le manoir, finalement, je n’ai fait qu’en rêver.

— Où sont les autres ?

J’avise les menottes à mes chevilles, puis celles à mes poignets. Fred m’apporte une explication sans que j’aie posé de question.

— Tu te débattais beaucoup trop.

— Les autres, l’ignoré-je. Numéro 10, Théo ? Ou Chloé, numéro 4 ? Numéro 14, Aïssa ?

Parler est presque douloureux. J’ai soif. J’ai chaud. Et j’ai des sueurs froides. Quelque chose ne va pas, putain, quelque chose ne va pas, et je ne parviens pas à identifier quoi.

Mathias s’adosse au mur, près du lit. Sans le moindre signe de pitié, et certainement par compassion, il ne passe pas par quatre chemins :

— Il n’y a aucun survivant.

Je fronce les sourcils. Mes mains tremblent. Il fait tellement froid, tout à coup. Et le corps étranger qui loge dans ma poitrine s’épaissit. Je secoue la tête.

— Et numéro 6 ?

— Alex, prononce sobrement Fred, tous les autres sont morts.

Impossible. Jamais Fred et Mathias ne diraient de telles choses sans avoir l’air d’en mesurer les conséquences. Sans avoir l’air d’en comprendre la signification. Pourquoi suis-je le seul à être dévasté ? Pourquoi ne semblent-ils pas sentir que les murs vacillent, pourquoi ne semblent-ils pas à deux doigts de vomir, eux aussi ?

— Ce n’est pas normal, dis-je d’une voix à peine audible.

— Non, ce n’est pas normal, confirme Mathias, mais c’est arrivé, malheureusement.

Comment plus d’une centaine de personnes peuvent-elles mourir si rapidement ? Je pensais qu’on avait pris la décision de m’isoler. Je pensais que les autres avaient été déplacés, je pensais… tout ce temps entouré de cellules vides, et je n’ai pas compris un seul instant.

Phil entre dans la pièce, sombre. Lui, il sait déjà. Il sait déjà que j’aurais préféré mourir plutôt que de vivre ça, plutôt que de me réveiller, plutôt que d’ouvrir les yeux.

Je reporte mon regard sur le plafond alors que la fatigue devient plus forte que tout.

 

 

Dans mon lit, à l’Institut De La Haute Maison, Bella fait courir ses doigts sur mon épaule. Je l’observe silencieusement. Bien sûr, que quelque chose ne va pas. Le souffle de Bella me chatouille le torse, sa tête se soulève au rythme de ma respiration.

Je suis dans la Grotte des Transcendances et j’ai failli l’oublier. Le manoir, mon père, Jonathan Keller, et enfin… Bella. Les étapes ne sont plus les mêmes. Mon sentiment était justifié : quelque chose a bel et bien changé.

— Que se passe-t-il ? me demande Bella d’une voix affectueuse. Tout va bien ?

— Ce n’est pas logique.

Autant faire part de mes doutes à quelqu’un, même si ce quelqu’un en question n’est pas réellement présent.

— Quoi donc ?

— D’habitude, je suis dans le cabinet de Keller, pas à l’Infirmerie de De La Haute Maison.

— En quoi est-ce différent ?

Je ferme les yeux en humant l’odeur fleurie de ses cheveux, sans chercher à répondre.

— Ne t’inquiète pas, je t’entendrai, me promet Bella sans que je ne comprenne ce que ses mots veulent dire.

Peu m’importe : plutôt que de l’interroger, je préfère profiter de sa proximité et de son réconfort, avant qu’elle ne me plante une fois de plus sa machette dans la poitrine.

 

 

Je n’en peux plus des cris.

Les mains sur les oreilles, je me recroqueville sous la table. J’avais raison. Je suis toujours dans la Grotte et me revoilà dans la cuisine du manoir.

Et je n’en peux plus de tous ces cris.

— Élisa ! hurlé-je par-dessus la voix de mon père. Élisa !

C’est elle qui a dû m’envoyer ici. Ce doit être elle qui me fera sortir.

— Elle ne t’entend pas, tu sais.

Devant moi, coincé entre les pattes d’une chaise, je me regarde. Le moi enfant me regarde en retour, comme si j’étais une créature imprévisible et mystérieuse.

— Qu’est-ce que tu veux.

Il se triture les doigts en me confiant :

— C’est que j’arrive pas à grandir. Alors que toi… toi, tu es tellement grand.

— Nous sommes la même personne.

Il secoue la tête. Jusqu’à maintenant, je ne parvenais pas à établir de contact avec lui.

Je ne comprends rien à cette putain de Grotte !

— On n’est pas les mêmes. Parce que toi, tu as grandi, alors que moi, non. Je suis coincé ici.

— Nous sommes coincés tous les deux.

— Tu crois ?

L’enfant est petit, sans doute plus petit que n’importe quel autre garçon de son âge. J’avais onze ans, quand ma mère est morte, et je semblais en avoir huit. Brian me taquinait souvent pour ça.

— J’en suis même sûr.

Son attention se déporte vers le couloir qui mène à l’entrée. Mon père n’a pas cessé de pleurer.

— Il y a une porte, dit l’enfant. Je ne me souviens pas de ce qu’il y a, derrière.

Pourtant, les autres fois, il venait de l’extérieur. Il entrait dans le manoir. Alors, il doit savoir ce qu’il y a, devant la maison.

Il y a ma mère. Et mon père qui meurt avec elle.

— C’est bizarre, continue-t-il. Parce qu’à chaque fois j’ouvre la porte. Je sors et je rentre. J’en suis sûr. Mais je ne me souviens jamais.

— Est-ce que tu as vraiment envie de te souvenir ?

— Toi, tu t’en souviens, c’est ça ?

J’acquiesce d’un léger signe du menton, sans plus le regarder. J’ai voulu ouvrir, l’autre fois. Mais la poignée de la porte me brûlait littéralement la paume. Je ne comprends toujours pas pourquoi.

— Quand tu retournes dans ta chambre, pourquoi tu éteins toujours la lumière ? demandé-je.

Le gamin hausse les épaules, mal à l’aise.

— Tu ne le fais plus, toi ? Éteindre la lumière, je veux dire.

Si, toujours. Et c’est certainement ça, le problème. Peut-être… que je devrais vraiment l’ouvrir, cette porte.

— Tu dis que tu ne peux pas grandir. Et moi, je ne peux pas quitter le manoir.

Le gamin ne comprend pas où je veux en venir.

— Je suis grand, je sais ce qu’il y a derrière la porte. Et, toi, tu peux ouvrir cette porte, non ?

Il jette un coup d’œil en direction de l’entrée.

— Peut-être.

— On devrait essayer ensemble, dis-je.

Le petit gesticule un peu en cherchant à s’éloigner.

— Tu n’as pas peur ?

Si, mais est-ce vraiment une bonne chose de répondre sincèrement à cette question ?

— J’imagine que…

Que ce sont la peur et le chagrin qui nous font tourner en boucle, qui nous empêchent parfois d’aller de l’avant. Je ressasse. Tout à la fois, j’évite de me confronter. Alors, j’imagine que si je veux quitter la Grotte, cet enfant et moi devons briser le cycle.

— J’ai peur, comme toi. Mais nous ne sommes pas seuls.

— Alors, si on appelle à l’aide, quelqu’un entendra ?

Je comprends, maintenant, et je hoche la tête :

— Oui, quelqu’un entendra.

Bella.

C’est pourquoi je sors de ma cachette, sous la table, puis tends une main au petit pour l’encourager à me suivre. J’ai peur, c’est vrai. Je meurs de trouille, autant que lui, dont le regard est alerte. Mais j’ai encore plus envie de sortir.

Le gamin lâche ma main, face au couloir. Nous inspirons profondément tandis qu’il s’avance avant moi. Les gyrophares éclairent les murs, à travers la vitre de la porte d’entrée. Tout est flou, derrière. Et les cris se sont arrêtés.

Le petit saisit fermement la poignée de la porte, puis il se tourne vers moi :

— Tu ne viens pas ?

J’inspire une seconde fois.

— Si, j’arrive.

Je traverse le couloir avec la sensation d’être à bord d’un navire, en train de chavirer sur une mer calme. Ce n’est pas tant déséquilibrant, c’est hypnotisant et… inhabituel. Le vent est chaud. Il est salé.

Ma main s’enroule autour de la mienne, plus petite, peut-être aussi plus fragile. Nous ouvrons la porte.

 

 

Tout disparaît. Tout, sauf le jardin et la forêt. Le corps de ma mère n’est pas là, allongé dans une position extraterrestre en plein milieu de l’allée. Mon père non plus, avachi sur elle.

Les fleurs sont belles. La lune est haute. Et les étoiles sont nombreuses.

Je suis du regard l’allée du jardin, qui rejoint un sentier, dans les bois. Que suis-je censé faire ? Je tourne sur moi-même : derrière moi, les cendres du manoir s’élèvent au gré du vent. La pierre encore debout est aussi noire que l’obscurité. Tout se confond.

Je reporte mon attention devant moi, puis j’avance.

Plus loin, entre les premiers arbres de la forêt, je reconnais cette même lueur bleue qui dansait dans la Grotte des Transcendances. Croisons les doigts pour que ce soit bon signe.

Les conifères me paraissent titanesques. Lorsque je pénètre dans la forêt, ce n’est pas simplement l’environnement qui se métamorphose, c’est toute l’atmosphère. La sensation reste différente de celle des Terres lointaines, mais je me sens bien. Bien, et lointain. À la fois à l’abri et au seuil des ténèbres. Des Fées dansent autour des arbres, s’y reposent. Des limaces traversent le sentier, des oiseaux font grincer les branches. La lumière est spectrale, tandis qu’au bout du chemin, la fenêtre d’un habitat apparaît.

— J’avais parié que tu mettrais moins de temps.

Élisa apparaît à mes côtés, l’air tranquille, les mains croisées dans le dos. Le tissu qui lui sert de vêtement traîne sur le sol. Je la regarde fermer un instant les yeux pour apprécier la courte brise.

Sans attendre, je l’interroge :

— Je vais me transformer ?

La vieille rouvre un œil dans ma direction, le sourcil arqué.

— Et en quoi voudrais-tu te transformer, au juste ? En licorne ?

— On raconte que la Grotte nous retient pour nous transformer en Silencieux.

La Gardienne m’inspecte cette fois des deux yeux, sans cesser de claudiquer. Je penche la tête pour tenter de lire en elle à mon tour.

Puis son rire gras me surprend.

— Eh beh, mon p’tit, il s’en passe des choses, dehors ! C’est qu’chui pas au courant d’tout !

— Alors, je ne vais pas me transformer ? Je vais sortir ?

— Qui sait.

Aucune de mes conversations avec Élisa ne mène jamais nulle part.

— Quoi qu’il en soit, poursuit-elle, toi seul peux savoir si tu es prêt à quitter ces tunnels, puisque personne d’autre que toi ne t’y retient, contrairement à ce que tu semblais croire.

Pourtant, quelque chose m’a happé, juste sous les yeux de Jemina. Elle était là, elle m’appelait, je l’ai rejointe, puis… Elle a disparu. Et si elle aussi, était restée coincée ? Combien de temps a passé ? Plusieurs heures, quelques jours ?

Est-ce que les autres m’attendent quelque part, ont-ils repris la route ? Et s’ils avaient finalement trouvé la pierre philosophale ? D’ailleurs…

— Où est la Pierre ? Ou l’Élixir, me hâté-je d’ajouter. Les Druides ont parlé d’Élixir.

— Les Druides sont de sacrés emmerdeurs. La Pierre, l’Élixir, c’est du pareil au même. Et, si je savais où la trouver, m’imagines-tu assez idiote pour te partager une information pareille ?

Je souffle.

— Pourquoi tu soupires, comme ça, nom d’une chauve-souris ?

— Parce que j’imagine que si tu dis ça, c’est que la Pierre est véritablement dangereuse, et donc, qu’elle peut procurer la vie éternelle.

Élisa sourit de façon mystérieuse.

— Je crois que tu te fourvoies, sur la signification de ce que tu appelles naïvement « la vie éternelle », et sur le moyen le plus efficace d’y parvenir. Sors d’ici, et réfléchis-y.

— Et comment je suis censé trouver la sortie ?

— Tu l’as déjà trouvée, mon p’tit.

Élisa me fait signe de regarder devant moi.

Un chalet en rondins de bois est apparu. La lumière d’un feu danse derrière la fenêtre, je perçois du mouvement à l’intérieur. J’admire la fumée qui s’en va se perdre dans le ciel depuis la cheminée. Il commence à pleuvoir.

Je devrais entrer.

— Qu’est-ce qu’il y a, dedans ?

— Je n’en suis pas sûre, avoue Élisa en haussant les épaules. Allez, zou. Va voir de tes propres yeux.

Puis elle tourne les talons et rebrousse chemin.

Je me sens soudain vulnérable, au bas du perron. Ce logis ne ressemble pas au chalet que mon père a construit il y a longtemps, mais j’y pense, forcément. Et, malgré les superbes moments passés en compagnie de Brian, et finalement de Bella, je n’oublie pas la raison de son existence.

En même temps, la lumière qui éclaire la bâtisse m’inspire confiance, parce qu’il n’y a rien de plus chaleureux qu’un feu de cheminée. L’odeur de la fumée a quelque chose de brut, elle assèche un peu la gorge, et les crépitements produisent un effet méditatif. Et puis, il fait froid, dehors.

Alors j’entre.

Il n’y a qu’une pièce, de taille moyenne. Une peau d’animal recouvre le sol, lui aussi en bois. Des herbes sèchent, suspendues au plafond. Pas d’autre fenêtre. Je déporte mon attention sur ma gauche. Là, près de la cheminée, une femme entretient le feu du foyer.

Ses cheveux bruns glissent dans son dos lorsqu’elle se penche plus encore, une main sur le genou, l’autre main occupée par un tisonnier. Je m’accroche au chambranle de la porte pour ne pas m’effondrer.

Impossible.

Mon cœur cherche sa force. La femme, elle, tourne la tête vers moi, et alors je voudrais pouvoir disparaître.

Je n’esquisse pas le moindre mouvement, craignant de l’effrayer.

— Alejandro, tu es enfin là.

Sa voix… Je pensais m’en souvenir, mais je n’avais plus aucune idée de la façon dont ma mère prononçait les lettres, sa manière de faire sourire les mots. Peut-être parce qu’elle ne se donnait jamais cette peine, pour moi.

Ma mère se redresse lentement, le regard entendu, le front désolé, tout le reste du corps tendu vers moi. Elle essuie les paumes de ses mains sur son tablier, certainement mal à l’aise.

— Ce n’est pas vraiment toi, dis-je, le souffle court. Je suis dans la Grotte des Transcendances.

Elle fait un pas dans ma direction.

— C’est un peu étrange, j’en ai conscience, admet-elle. Mais c’est bien moi. Entre, tu veux bien ?

Et alors qu’elle sourit, des larmes roulent discrètement sur ses deux joues. Je les regarde tomber, sans que ma mère cherche à les camoufler.

Tremblant, je ferme la porte derrière moi. Puis je l’observe. Ses grandes jambes sont fortes, tout comme ses bras. Elle a le visage carré, et un nez droit dont je n’ai pas hérité. Son regard est encore brillant, à la fois de larmes et… d’un sentiment que je ne parviens pas à identifier.

Quelque chose s’éveille en moi. Pas un corps étranger, non, mais une sensation bien connue, au contraire. Ma mère avait beau se montrer exécrable, je ressentais ce profond besoin, cette profonde envie, chaque fois que je l’apercevais au détour d’une pièce.

Je l’ai toujours aimée, et elle m’a toujours manqué.

— Est-ce que… je peux approcher ? me demande-t-elle doucement.

Qui peut savoir si c’est réellement elle ? Et qui veut vraiment le savoir, au fond ?

Je m’élance pour la prendre dans mes bras.

— Je suis désolée Alejandro, murmure-t-elle sur mon épaule. Je suis tellement, tellement désolée…

Les parents de Joshua ont décidé de vivre hors de l’Institut pour profiter de leur retraite. Josh leur rend rarement visite, mais, lorsqu’il le fait, il revient chaque fois avec de plus grosses joues et un sourire différent. Un jour, il m’a confié être parfaitement chez lui, là-bas, simplement parce que, peu importe où il enlace sa mère, il se sent de retour à la maison.

Je ne peux pas prétendre que c’est aussi mon cas. Brian est ma maison. Ma mère ne l’est pas. En revanche, elle représente ce que j’ai recherché durant toute mon enfance ; ce que, secrètement, je désirais encore : une mère, ma mère. Je veux dire, une maman. Et qu’elle me serre aussi fort contre elle dénoue les tensions qui demeuraient en moi.

— J’ai senti que quelque chose ne tournait pas rond, dit-elle en encadrant mon visage entre ses mains. Je l’ai senti dans mon for intérieur.

— Mais… tu es…

Son front se plisse de nouveau, de regrets, de douleur, d’incompréhension, je ne suis pas sûr. Et ma voix tremble lorsque je poursuis ma phrase.

— Tu es censée me détester.

Cette fois, les muscles de son visage se détendent, lui procurant un air convaincu et plein d’assurance. Elle inspire lentement, puis formule syllabe après syllabe :

— Je ne te déteste pas, Alejandro. Je t’aime. Tu es mon fils.

Un autre nœud se défait, et l’ouverture que ça crée déclenche en moi un éclat de questionnements. Si elle m’aime, comme elle le prétend, alors ai-je le droit de l’aimer, moi aussi ? Ai-je le droit de lui expliquer combien j’aurais voulu la connaître, combien j’aurais aimé vivre à ses côtés ?

Puisque je suis son fils, supporterait-elle que je lui avoue tout le mal qu’elle a causé ?

Elle m’invite à m’asseoir dans un des deux fauteuils qui font face à la cheminée. Elle prend place à son tour, sans cesser de m’observer.

— T’a-t-on raconté ce qui nous est arrivé, au Grand Aulne ?

J’acquiesce silencieusement. Phil l’a fait, mais il m’a aussi expliqué que ma mère semblait complètement dissociée d’elle-même et déconnectée de la réalité.

— Je n’étais plus vraiment moi-même après ça, continue-t-elle en se tournant vers le feu.

Les flammes remuent, comme sous l’effet d’un coup de vent. Puis elles enflent, noircissant la pierre rouge qui les garde enfermées, pour notre sécurité.

— Tu l’aurais vu, Alejandro… le Grand Aulne. Juste devant moi. Gigantesque. Et ses feuilles étaient d’un vert si sombre, intense, éclatant de force. Il n’a rien à voir avec cette manière ridicule qu’on a de la représenter, rit-elle.

Je le savais !

— Je ne crois pas avoir supporté sa Magie. C’était terrible, d’être enfermée dans ce tronc. Je me sentais investie par quelque chose que je ne connaissais pas. Par quelque chose que je ne comprenais pas. Nous étions en sécurité, j’en avais conscience, mais cette présence… Après ça, je ne me suis plus jamais sentie seule, j’étais sans cesse épiée, habitée par l’étranger. J’avais mal.

— C’était moi.

Cette fois, ses yeux me traversent.

— Ta Magie, c’était ta Magie. Je n’ai aucune idée du pourquoi ni du comment. Pourquoi le Grand Aulne nous a littéralement avalés, comment sa Magie m’a pénétrée puis s’est logée en toi. Je pense que je n’étais pas capable de la supporter. Elle a circulé en moi jusqu’à mon accouchement, et lorsqu’elle a disparu avec toi… J’en ai conclu que tu étais ce qui m’avait durant tout ce temps tourmentée.

Je ne parviens pas à bloquer l’ascension de mon chagrin jusqu’à mes yeux. Je savais que ma mère me détestait, petit, et j’imagine que j’aurais préféré croire avoir mal interprété ses regards, ses paroles, ses gestes. Mais, non. C’était vrai. Ma mère me craignait.

— J’allais mal, Alejandro. Tes frères et toi n’auriez pas dû rester dans cette maison, auprès d’une mère incapable de prendre soin de vous.

— Tu as pris soin de Brian et Alejo, dis-je sans reproche. Tu n’étais pas une mauvaise mère.

Elle soupire, à la recherche des bons mots.

— Il n’y a pas seulement les bons et les mauvais parents. Il existe aussi simplement les situations de grande détresse et, si personne n’est là pour le remarquer, alors rien de bon ne peut arriver, dans tous les cas. Voilà, notre histoire. Et la haine n’en fait pas partie, Alejandro. La peur, la solitude, le silence, oui. Mais pas la haine.

Elle essuie le peu qui est tombé sous mes yeux. Je renifle.

— Mais, tu as tout à fait le droit de m’en vouloir. D’en vouloir à ton père. Et je suis prête à t’écouter, si tu as besoin de le formuler.

L’air parvient difficilement à mes poumons. Je n’ai pas envie de prononcer ces mots. Je redoute de constater leur effet sur le visage de ma mère, de connaître leur effet sur moi. Mais, je crois que c’est le moment de comprendre. Cette occasion sera la seule.

— Pourquoi tu t’es tuée, ce soir-là ?

— Pour m’enfuir. M’échapper.

— Pour me fuir, moi ?

Elle secoue lentement la tête de gauche à droite.

— J’étais profondément malheureuse et je répandais mon propre malheur autour de moi. Je crois que… l’espace d’une seconde, un éclair de lucidité m’a traversée, et j’ai sauté. Je te fuyais, c’est vrai, dans le sens où je ne voulais pas que tu m’approches, où je redoutais de… ressentir à nouveau ce que je ressentais lorsque tu étais en moi, alors oui, dans ce sens, je te fuyais. Mais ce n’est pas à cause de toi que j’ai sauté depuis cette fenêtre. C’est à cause de moi. Et, à cet instant, je pensais le faire pour vous. Je pensais très sincèrement que vous vivriez mieux, heureux, sans moi.

Mais elle a emporté mon père, et il a frappé les murs, Brian, moi, jusqu’à ce qu’il soit tué.

L’esprit lointain, je reçois un léger coup de coude dans l’épaule. Ma mère sourit de toutes ses dents en s’écriant :

— Tu dois être un véritable héros, aujourd’hui ! L’unique Alchimiste né de parents Traqueurs !

Mon cœur ralentit lorsque je comprends qu’elle n’est au courant de rien. Je ne suis pas un héros, les gens m’évitent comme la maladie. Si seulement elle savait comment on me surnomme jusqu’à l’étranger…

Devrais-je lui raconter les derniers évènements ? Lui parler de la guerre qui se prépare ? Lui apprendre que son fils a été retenu prisonnier par une sorte de savant fou ?

Non. Il est plus simple que ma mère soit fière de moi sans raison plutôt qu’elle ait pitié de mon sort.

— Dis-moi : comment vont Brian et Alejo ? Est-ce que Brian est en route pour devenir astronaute ? Je me souviens qu’il voulait voir la forêt depuis l’espace, petit.

Je souris.

— Non, de ce qu’il m’a dit, il n’arrive pas à décrocher le bac, parce qu’il est trop occupé à Digvix.

Ma mère sourit aussi, encore.

— Ce n’est pas si grave, il n’existe jamais qu’une seule manière de réaliser un rêve. Et Alejo ? Il doit être tellement grand, maintenant !

Je ne le connais pas. Papa m’a empêché de l’approcher, après ta mort. Je n’ai jamais partagé un jeu avec lui. Je n’ai jamais échangé quelques mots. Je suis parti trop tôt, parce que papa était tellement violent que Brian craignait qu’il me tue. D’ailleurs, je crois bien qu’il a tenté de me tuer, la dernière fois que je l’ai vu. Alejo n’était pas là, heureusement. Parce que papa est mort, cette même nuit.