Intermèdes - Emile Baumann - E-Book

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Émile Baumann

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Beschreibung

Dire qu’il est tombé, c’est trop vrai. Sa rupture avec l’Église ne peut s’appeler autrement qu’une chute : après cette catastrophe, il n’a plus rien fait qui vaille. Il s’est voué à une stérilité plus morte que la mort du sarment arraché du cep et qui sèche dans la poussière d’un grenier ; car le sarment saura au moins nourrir le feu, chose de vie, chose joyeuse et sainte ; tandis que les derniers ouvrages de Lamennais, l’Esquisse d’une philosophie, le Livre du peuple, sont frigides comme le prêche d’un pasteur anglais débité sur une banquise du pôle. Le bruit de sa chute fut énorme ; nous en percevons, près d’un siècle après, le retentissement. Ses travaux antérieurs le mettaient, dans l’Église de France, dans l’essor de la pensée française, au premier plan.

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Émile BAUMANN

INTERMÈDES

© 2024 Librorium Editions

ISBN : 9782385745714

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTERMÈDES

PRÉFACE

PREMIÈRE PARTIE

LAMENNAIS : LA CRISE DE SA CHUTE

UNE AUXILIATRICE DE LACORDAIRE : ANNA MOËS

LE CATHOLICISME DE BARBEY D’AUREVILLY

VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

LE GRECO DE MAURICE BARRÈS ET LE GÉNIE MYSTIQUE DE L’ESPAGNE

MAURICE BARRÈS ET SA PENSÉE RELIGIEUSE

GEORGES DUMESNIL

HISTOIRE DE MON AMITIÉ POUR CAMILLE SAINT-SAËNS

DEUXIÈME PARTIE

LA GLOIRE UNIQUE

ÊTRE SIMPLE

L’ART SURNATURALISTE ET L’ART NATURALISTE

LES POSSIBILITÉS DU ROMAN CATHOLIQUE

LE SIÈCLE EUCHARISTIQUE

LA JOIE CHRÉTIENNE

L’ESPRIT DE TRIOMPHE DANS L’ÉGLISE

Dilecto meo et Exquisito poetae CAROLO GROLLEAU

Fervente animo hoc opus dedico E. B.

PRÉFACE

Il m’a plu d’orner d’un titre musical les études qu’assemble ce livre, écrites dans l’intervalle de travaux plus étendus. Car c’est pour mon esprit une nécessité de tout construire symphoniquement. L’occasion les suscita, une lecture, un centenaire, une mort, un rythme d’idées qui, certain jour, me sollicitait. Cependant, qu’on n’y cherche pas de simples variations accidentelles sur des thèmes familiers ; les plus importants de ces morceaux apportent chacun, je le crois, des résonances particulières ; une esquisse peut signifier autant qu’un livre.

Sauf Lamennais, les écrivains que j’ai réunis ne s’offenseraient pas d’être mis ensemble. Tant d’affinités natives rapprochent un Barbey d’Aurevilly et un Villiers de l’Isle-Adam ! Dumesnil, à un rang plus modeste, fut de la même lignée. Tous trois seraient fiers du voisinage d’Anna Moës, humble et merveilleuse mystique ; ils ne l’ont point connue ; la plupart de nos contemporains l’ignorent ; elle mérite un vitrail, bien qu’elle ne soit pas béatifiée.

La critique, d’ailleurs, comme je la conçois, est une façon de vivre en présence d’un personnage, pour en buriner le portrait, de même que je l’exprimerais dans un roman, mais avec le souci de l’exactitude historique. Elle se gardera bien de ployer sous la tyrannie d’un système les œuvres d’autrui ; elle rectifiera les erreurs, elle endiguera les désordres ; plus encore, elle voudra susciter de la vie. Des principes larges et procréateurs, l’invisible révélé sous les apparences, la passion du vrai, des idées vivifiées par des images, et non la revanche dure de l’analyse sur l’intuitif qui peut créer ; telle doit être la critique d’un romancier et d’un surnaturaliste catholique.

J’ai inséré ici quelques pages doctrinales faites pour se rejoindre. Faut-il l’ajouter ? La même substance anime réflexions et portraits ; tout est immergé dans un seul courant de foi et de haut espoir.

Ce n’est pas un hasard si Intermèdes commence par la chute de Lamennais et s’achève par l’esprit de triomphe dans l’Église. Lamennais fut, jadis, justement condamné ; mais le vertige millénariste des Paroles d’un croyant trouble aujourd’hui des têtes que l’on supposait fermes. Au sortir de la guerre, ou plutôt durant une trêve apparente, les vieux peuples las voudraient oublier ; ils aimeraient à croire que l’humanité saura s’installer au Paradis terrestre, que les nations vont se fondre dans un baiser de paix. La syllabe : paix, emplit à la lois des bouches pieuses et des bouches impies ; le chœur discordant de la paix se prolonge comme l’affreux bêlement d’une cohue de moutons lorsqu’ils approchent de l’abattoir[1]. Les bouchers eux-mêmes entonnent le refrain, pour mieux pousser à l’hécatombe le troupeau. Qui leur donne le ton ? Le mauvais berger invisible, le Haineux que la paix ne visitera jamais. Cette folie de la paix désarmée achemine la France au suicide et l’univers aux cataclysmes.

[1] Nous visons, cela s’entend, la paix chimérique, aveugle, la paix à tout prix des pacifistes, et non la paix juste, fière, vigilante, la seule qui convienne a à une nation libre, la seule qui puisse durer.

Je les aurai trop prévus. La voix qui sort de mes livres, si quelqu’un songe à les interpréter, lui rappellera celle de l’homme qui, dans les rues de la ville assiégée, courait annonçant : « Malheur à Jérusalem ! » Mais, quand je verrai venir sur moi le coup de la mort, je ne crierai pas comme l’autre : « Malheur à moi-même ! » parce qu’au bout du cloaque obscur où jusqu’à la fin je resterai debout j’apercevrai, béante sur la splendeur des saints, l’arche de la Porte indestructible.

12 janvier 1927.

 

PREMIÈRE PARTIE

LAMENNAIS : LA CRISE DE SA CHUTE

Dire qu’il est tombé, c’est trop vrai. Sa rupture avec l’Église ne peut s’appeler autrement qu’une chute : après cette catastrophe, il n’a plus rien fait qui vaille. Il s’est voué à une stérilité plus morte que la mort du sarment arraché du cep et qui sèche dans la poussière d’un grenier ; car le sarment saura au moins nourrir le feu, chose de vie, chose joyeuse et sainte ; tandis que les derniers ouvrages de Lamennais, l’Esquisse d’une philosophie, le Livre du peuple, sont frigides comme le prêche d’un pasteur anglais débité sur une banquise du pôle. Le bruit de sa chute fut énorme ; nous en percevons, près d’un siècle après, le retentissement. Ses travaux antérieurs le mettaient, dans l’Église de France, dans l’essor de la pensée française, au premier plan. Il avait été l’apologiste ultramontain de la souveraineté du Saint-Siège ; la condamnation des Paroles d’un croyant ruina l’espérance d’un accord possible entre les dogmes de l’Église et ceux de la Révolution. S’il n’avait pas été frappé, sa personne occuperait moins de place sur la scène de son temps. Les hommes raisonnables n’ont point d’histoire. La curiosité flaire, comme son vrai gibier, ce qui est excentrique, hétérodoxe, anormal. Nulle tragédie ne saisit le cœur autant que le spectacle d’un prêtre qui perd la foi ; il semble qu’on assiste à l’écroulement d’un monde. L’âme de Lamennais fut une âme à spirales, à réduits secrets ; les fanaux de l’analyse la scruteront indéfiniment sans en épuiser l’inconnu.

Un récent livre[2] ajoute de poignantes clartés à l’investigation de ces profondeurs ; il suit les cheminements de la révolte, ses points d’arrêt, les réactions de la croyance, et l’historien conclut que le terme de la crise était évitable. M. Pierre Harispe, qui a mis en nobles vers, dans sa Divine tragédie, la théodicée catholique, veut, tout en défendant la sévère orthodoxie, rester un mennaisien fervent. D’après lui, sans les intrigues politiques qui enserraient la cour pontificale, sans la pression qu’exerçaient par leurs ministres le tsar de Russie, le roi de Prusse et surtout le prince de Metternich, la censure de Grégoire XVI eût été épargnée aux Paroles d’un croyant. La foi de Lamennais n’aurait peut-être pas succombé.

[2] Pierre Harispe. — Lamennais, le Drame de sa vie sacerdotale (Casa éditorial, Paris, 1925).

Mais, depuis l’encyclique : mirari nos, elle vacillait. Avait-elle été jamais ferme et, si l’on peut dire, cubique, équilibrant les aspirations de l’amour avec les principes d’une forte théologie, percevant le surnaturel comme la chose la plus réelle de toutes et qui soutient toutes les autres, invisiblement immédiate, espérable et nécessaire ?

Dans son enfance, il avait d’abord été pieux par élans, d’une dévotion naïve comme peut l’être celle d’un petit Breton. Il se plaisait à révérer des images, il restait, des heures entières, à genoux devant une statue de la Bienheureuse Vierge[3] ; la forme céleste contemplée suppléait sa mère morte trop tôt, dont il se souvenait à peine. Enclin à la sauvagerie du plein air, courant le long des landes, au milieu des bois, il aurait pu dire déjà de lui-même, comme plus tard, Chateaubriand : « Je sens en moi l’impossibilité d’obéir. » Il aimait cependant l’atmosphère de l’église, la volupté du recueillement, la sujétion douce des offices. Il sera toujours, avec des contrastes maladifs, un tendre et un coléreux, un sentimental et un logicien à système, un visionnaire et un ironiste, quelqu’un de passif et d’indiscipliné, de contredisant, de contradictoire.

[3] V. Christian Maréchal. — L’enfance et la jeunesse de Lamennais.

Comment n’aurait-il pas accueilli l’influence de Rousseau ? Il était, à huit ans, une sorte de Jean-Jacques catholique. Son oncle des Saudrais, qui se chargea de son éducation, professait une doctrine directement issue de L’Émile. Son écrit : Le bon curé, copiait les formules du Vicaire Savoyard. « Si j’étais un curé, déclarait-il, je ferais aimer à mes paroissiens la concorde et l’égalité. »

« Dans mes instructions je m’attacherais moins à l’esprit de l’Église qu’à l’esprit de l’Évangile, où le dogme est simple et la morale sublime, où l’on voit peu de pratiques religieuses et beaucoup d’œuvres de charité. »

En même temps il enseignait à son neveu l’horreur du despotisme. Voilà le vrai fond doctrinal, très simpliste, de Lamennais. C’est Rousseau qui l’a formé. Toutes les influences qui le traversèrent n’auront sur son âme qu’une emprise passagère ; il se retrouvera jusqu’au bout disciple de Rousseau.

A seize ans, il avait délaissé les pratiques religieuses ; il cédait à des imaginations sensuelles ou il se complaisait dans un pessimisme factice et, littérairement, l’abrégeait en cette boutade : « Problème à résoudre : accumuler dans un temps donné la plus grande somme de maux possible. Solution : la vie humaine. »

La Terreur dégoûta cependant son oncle et lui des philosophes. Il revint à Pascal, une des admirations de M. des Saudrais. L’Essai sur l’indifférence reprendra, pour l’éclaircissement des grandes énigmes, la méthode pascalienne, les phrases de Pascal que l’oncle lui avait inculquées dans la mémoire. Félicité lut, aussitôt paru, le Génie du christianisme. Il regarda vivre son frère Jean-Marie qui s’acheminait au sacerdoce. Jean-Marie le dominait par une fermeté persuasive et tendre. Le meilleur des idées de Lamennais lui vint, semble-t-il, de son frère. Ardent à imaginer, mais, dans le domaine des concepts, recevant plus qu’il ne créait, il ébaucha aussitôt les lignes d’un vaste ouvrage d’apologétique issu tout ensemble de Pascal et de Chateaubriand.

Un dogme néanmoins le rebutait ; chez un familier de Rousseau peut-on en être surpris ? Il trouvait dur d’admettre que l’Église exigeât l’obéissance du sentiment personnel à l’autorité de ses Docteurs et à la tradition. Jean-Marie mobilisa, pour justifier ce magistère, toute une cohorte d’arguments. Comme il voyait Félicité encore indécis, il osa tout d’un coup lui dire :

« Confesse-toi. »

Félicité s’agenouilla devant son frère ; il se fit humble, dans la douceur des aveux et un abandon de soi-même où l’évidence de sa faiblesse devenait un principe de force. En se relevant, il dit à Jean-Marie :

« J’ai la foi et je suis étonné de n’avoir pas compris ce que tu m’exposais tout à l’heure. »

L’amour vainquit la fausse logique ; l’ascendant d’une volonté plus droite que la sienne, l’empire de la grâce avaient brisé ses résistances.

Sa conversion fut-elle suffisamment décisive ? Demeurer imparfait, jouir de l’être, c’est le plus grave des risques pour une âme que la sainteté presse de son appel. Lamennais n’éliminera jamais de sa vie profonde, avec une secrète vanité de littérateur, une indulgence pour l’exaltation libertaire de son Moi. Peut-être aussi restait-il avec la faim des bonheurs terrestres qu’il n’avait pas goûtés.

Il aura beau se pénétrer des conseils de l’Imitation, du livre dont il faisait ses délices ; il n’arrivera pas à se rabaisser, comme disait Marguerite-Marie, « au centre de son néant ». Il écrivait à son frère :

« Comment donc se fait-il que tout m’ébranle, que tout m’entraîne, que tout me pousse hors de ce centre où la main de notre bon Maître cherche à me fixer dans un délicieux repos ? »

Il se crut, un moment, attiré vers le cloître ; il rêvait d’entrer dans une Trappe. Jean-Marie l’en détourna, discernant en cette recherche d’une vie solitaire un piège de l’amour-propre. Au temps même où Félicité se voyait, en imagination, trappiste, il se préoccupait d’une combinaison commerciale, d’un système d’assurance qui lui permettrait, avec quinze cents francs, d’en gagner deux mille cinq cents. A la veille de recevoir les Ordres mineurs, il se demandait « s’il ne ferait pas mieux en telle autre situation ». Il semblait désabusé de la vie sacerdotale, avant de s’y enchaîner.

Malgré tout, Saint-Sulpice, par son frère, l’avait conduit à fréquenter Bossuet. Il lisait Bonald et, à sa suite, réprouvait les impuissances du sentiment, les chimères de Rousseau. Le futur apôtre de là démocratie jugeait, d’après Bonald, cette tendance politique liée à une philosophie sensualiste et grossière : « tandis qu’une métaphysique erronée soumettait l’âme aux sens, la volonté aux organes, l’être simple à l’être multiple et composé, une absurde et coupable politique assujettissait le souverain au peuple, le pouvoir au sujet, et le chef ou l’âme de la société au corps de la société[4] ».

[4]Réflexions sur l’état de l’Église, p. 57.

Il apercevait le péril social de l’erreur et déclarait, tendant les cordes, sans le savoir, à ceux qui devaient un jour flageller ses propres écrits :

« L’erreur n’est si dangereuse que parce qu’on en tire nécessairement, un peu plus tôt, un peu plus tard, toutes les conséquences[5]. »

[5]Id., p. 54.

Il reçut la tonsure et le sous-diaconat. Son frère et un ami, l’abbé Brute, avaient obtenu de lui cette décision. Fut-elle voulue ou subie ? Il s’y jeta, dans un enthousiasme fiévreux, comme pour se convaincre qu’elle partait bien de lui-même.

Il préludait par l’agitation à la paix intérieure qu’il croyait acquise à jamais, mais il avouait ensuite :

« Je me suis trouvé deux ou trois jours dans un état d’affaissement qui ne me permettait pas même de lire une lettre[6]. »

[6] V. Maréchal, op. cit., p. 295.

Il se désolait de son aridité ; sa grande misère était de chercher en Dieu la jouissance de sentir. Si le bien-être spirituel se retirait, il jugeait tout perdu.

Ces alternatives d’exaltation et d’accablement avaient des causes mystiques ; elles tenaient aussi à son état maladif. Lamennais sera, jusqu’en son âge mûr, la proie d’une folle nervosité. Un besoin furieux de mouvement le précipitait hors de sa chambre. Il courait au hasard dans la campagne ; il ne s’arrêtait qu’épuisé, tombait au pied d’un arbre. A de certains moments, son rire saccadé faisait craindre une pointe d’hystérie ; ou des colères d’épileptique le secouaient. Il payait ses excès de travail par des prostrations désolantes. Au bout d’une crise de spasmes, il tombait en syncope. Chétif de taille, gringalet, gauche de tournure, il eût évoqué ces petits pommiers broussailleux que le vent d’Ouest, en Bretagne, tord et couche, sans les abattre, sur la face des guérets. Mais l’arbre doit sa force à son humilité ; les bourrasques le ploient ; ferme sur ses racines, il se redresse toujours. Chez Lamennais, le tumulte vient du dedans. Ses portraits confessent un déséquilibre natif : le visage est asymétrique, un peu comme celui d’Edgar Poë ; une ride se crispe entre les yeux ; d’autres pincent les joues ; les plis tourmentés des lèvres combinent la tendresse et l’ironie. Le regard se trahit inquiet, plus inquiétant encore ; il a quelque chose d’en-dessous, je ne veux pas dire de faux ; scrutateur, méfiant, visionnaire, chimérique, au lieu d’appréhender simplement les objets, il voit au delà ou à côté. Ce n’est pas le regard d’un homme que l’expérience pourra convaincre ; il raille ceux qui le contrediront ; il les défie ; il les enveloppe néanmoins d’une fine séduction. L’ensemble des traits atteste plus d’entêtement que de volonté ; sous l’onction ecclésiastique on discerne des appétits mal domptés qui se débattent entre eux dans une amère incertitude.

Sans être sûr de sa vocation, Lamennais se laissa conduire au sacerdoce ; il s’y résigna, comme à regret ; quand il célébra, aux Feuillantines, sa première Messe, les assistants remarquèrent « sa pâleur livide »… Il entendit très distinctement une voix qui lui disait : « Je t’appelle à porter ma croix, rien que ma croix, ne l’oublie pas[7]. »

[7] V. Maréchal, op. cit., p. 530.

Cette croix, il avait besoin, pour la porter, d’allégresse. Or, peu de mois après[8], il jetait à la fin d’une lettre ces confidences :

[8] 25 juin 1816.

« Je suis et ne puis qu’être désormais extraordinairement malheureux… Tout ce qui me reste à faire est, s’il se peut, de m’endormir au pied du poteau où l’on a rivé ma chaîne ; heureux si je puis obtenir qu’on ne vienne point, sous mille prétextes fatigants, troubler mon sommeil. »

La nostalgie d’un bonheur impossible ne cessera jamais de le tourmenter. Seulement, son intelligence acceptait, alors, des directions droites. En travaillant il trompait, anesthésiait ses anxiétés secrètes. Mais les plus beaux essors de sa pensée apologétique procéderont moins d’une vue exacte du vrai que d’une impulsion de sentiment. Pourquoi son frère l’engagea-t-il sans peine dans un système ultramontain ? La tyrannie de Napoléon indignait Félicité ; contre l’absolu des prétentions temporelles il se plut à dresser l’absolu du pouvoir spirituel. Dans sa théorie du consentement général, exigé comme un signe de vérité, nous retrouvons une des marottes de Rousseau, le système de la souveraineté collective : c’est le suffrage universel appliqué aux certitudes métaphysiques !

Alors même qu’il dogmatisait dans un sens orthodoxe, Lamennais ne savait point s’affranchir des idées libérales où il avait été nourri. Par suite, quand la chute de la Restauration s’annonça comme probable, il reprit sa pente naturelle, il s’abandonna au fil du courant : si les peuples s’élançaient vers la liberté, pouvaient-ils avoir tort ? Entre le christianisme et la démocratie l’alliance était nécessaire. Parce que le Christ apporte aux hommes la liberté de l’Esprit, il tendait à conclure qu’en politique toutes les libertés sont bonnes et saintes, qu’au bout des Révolutions doit surgir spontanément une ère de bonheur, une paix merveilleuse.

Au fond, il donnait, comme la plupart des illuminés modernes, dans la vieille rêverie millénariste : le Paradis terrestre serait devant nous, et non derrière. L’humanité n’a qu’à marcher où l’emportent ses impulsions ; elle ne peut errer en ses voies ; le Progrès est certain. Il oubliait que les rares intervalles de lumière et de paix, dans le chaos des siècles, furent le prix de luttes héroïques, et qu’il suffira de laisser le monde suivre ses instincts pour que tout retombe à une barbarie sans nom.

Libertaire, Lamennais détesta logiquement l’autorité. Elle est, par essence, une digue, une barrière immobile. Or, son illusion, c’était la fatalité du changement :

« Apporté ici par une vague, j’y reste jusqu’à ce qu’une autre vague me reprenne pour me jeter ailleurs. Ainsi me laissé-je aller en attendant le dernier flot qui me déposera sur le rivage éternel[9]. » Penchants instables de Celte nomade, réminiscences de lieux communs qu’avait semés dans l’air Chateaubriand et Lamartine ? Ce qui dure sans changer lui semblait un défi à la loi divine du mouvement ; ce qui commande, une contrainte inique et qu’on doit briser.

[9] Lettre à la baronne Cottu, du 26 mai 1833.

Cette aversion, il la limita d’abord au domaine temporel. Il voyait dans la monarchie le rempart des oppressions, une forme de pouvoir morne, branlante et caduque. Le spectacle de la Pologne martyrisée justifiait à ses yeux l’extermination des tyrans qu’il confondait avec les rois.

Mais lorsqu’il vit le Saint-Siège blâmer les évêques polonais d’avoir soulevé les fidèles contre la tyrannie tsariste, il fut tenté d’envelopper le Pape dans la même réprobation que les rois. Il généralisait en sentimental et en faux logicien. Son naïf simplisme posait, d’un côté, comme dans une parabole du jugement dernier, le passé cadavéreux, méprisable ou atroce, et, de l’autre, le jeune avenir, les peuples libérés, fraternels, justes et heureux. Chimère que lui emprunteront le Lamartine de la Chute d’un ange, le Victor Hugo des Misérables et de la Légende des Siècles.

Un séjour à Rome troubla profondément sa foi en la Papauté. La condamnation du journal l’Avenir, les menaces coalisées autour des œuvres de son frère parce qu’elles étaient aussi les siennes, ses déboires financiers, vraiment inouïs[10], l’espionnage qui l’enserra, toutes ces épreuves dont un Saint fût sorti plus fort et plus grand, achevèrent de l’aigrir contre les choses existantes ; il se réfugia plus âprement dans ses rêves humanitaires. De cet état d’esprit allaient naître les Paroles d’un Croyant, poème composite où les prophètes, l’Évangile, l’Apocalypse, Dante, Ballanche, Mickiewicz ont collaboré avec Rousseau.

[10] « Il s’était intéressé, dit M. Harispe (p. 14), à une librairie. Il y avait englouti 120.000 francs ; il avait répondu pour une somme égale auprès d’un banquier ami, M. Cor, qui lui fit signer, en surprise, un écrit par lequel il répondait de toutes les dettes de la librairie et même de celles de M. de Saint-Victor, qui l’y avait engagé. Il avait apuré, un peu plus tard, le passif intégral de la librairie, mais il avait oublié l’écrit de son engagement entre les mains de M. Cor. Le banquier Cor, à son tour, s’étant mis en liquidation, l’engagement tomba entre les mains de M. de la Bouillerie, qui lui en réclama d’urgence le remboursement, comme s’il n’avait rien payé du tout… M. de la Bouillerie poursuivit Lamennais et obtint, en première instance, sa condamnation avec contrainte par corps. Mais ses amis s’interposèrent, parmi lesquels Montalembert. » Lamennais se vit néanmoins forcé de payer à M. de la Bouillerie 62.000 francs qu’il ne devait pas.

Lamennais se trouvait alors en une disposition plutôt moderniste que nettement hérétique. Il avait écrit au Père Ventura :

« Votre foi dans le Saint-Siège et dans les éclatants privilèges de la Papauté est entière et inébranlable… La mienne, je le confesse, s’y refuse invinciblement[11]. »

[11] Lettre du 8 mai 1833.

Néanmoins, il restait et voulait rester prêtre.

Deux mois plus tard (le 15 juillet) il annonçait à Rohrbacher :

« J’irai certainement à la retraite (ecclésiastique). »

Et l’on doit admettre comme sincère son intention. Il ne cessera tout à fait de dire sa messe que devant l’évidence de sa foi perdue. Mais la foi n’est pas simplement l’adhésion de l’intellect à des principes surnaturels. C’est tout l’homme qui croit. L’effusion divine a pénétré sa substance ; elle ne s’en retire que par degrés, elle ne meurt qu’à la surface ; elle revit brusquement, surtout chez un prêtre saturé d’une onction sainte, établi médiateur entre Dieu et ses frères, et qui ne peut, sans déchirement, renoncer à d’inestimables privilèges.

Autour de Lamennais, Jean-Marie, des amis tels que Gerbet ou Montalembert s’efforçaient de le retenir dans l’axe de la discipline catholique. Son indécision naturelle le détournait d’une franche rupture. Il écrira un jour, en prison à Sainte-Pélagie :

« Comme mes pensées flottaient mollement dans le vague de l’âme assoupie ! »

Phrase élégiaque où il faut reconnaître autre chose que de la rhétorique. Sa complexion mentale serait assez bien figurée par la structure de ces gros crabes, appelés tourteaux, qu’on pêche sur les côtes bretonnes : leur carapace brune est dure comme du grès ; mais elle couvre une chair flasque, inconsistante. Il sentait ses incertitudes et ses contradictions ; il n’en faisait point, comme Renan, ses délices ; même il en souffrait. Cependant, il ne voulait pas voir jusqu’où elles l’entraîneraient.

On s’est indigné parce qu’étant déjà en esprit, hors de l’Église, il continua, plusieurs mois, à célébrer. Mais qui peut être juge des sentiments vrais d’un homme[12] ? Il croyait encore, puisqu’il se confessait à Jean-Marie. Se fût-il révolté, si les vexations atroces, les campagnes de presse, l’hypocrisie ou la fureur démesurée des attaques n’avaient exacerbé son amour-propre et froissé, en lui, le sens de la justice ? Il se laissa, peu à peu, glisser vers cette dangereuse conclusion : La vérité n’est pas avec mes ennemis, elle est avec moi.

[12] « L’homme qui, même de bonne foi, dit : « Je ne crois point », se trompe souvent. Il y a bien avant dans l’âme, jusqu’au fond, une racine de foi qui ne sèche point. » (Paroles d’un croyant, ch. XVI.)

En somme, il hésita longuement à rompre. Dans sa lettre au Pape (du 4 août 1833) il déclarait en termes non ambigus :

« Personne, grâce à Dieu, n’est plus soumis que moi, dans le fond du cœur et sans aucune réserve, à toutes les décisions émanées ou à émaner du Saint-Siège Apostolique sur la doctrine de la foi et des mœurs, ainsi qu’aux lois de discipline portées par son autorité souveraine. »

Sur la doctrine de la foi et des mœurs. Il sous-entendait par cette précision une réserve. Son autre lettre à Grégoire XVI (du 5 novembre) définit, d’ailleurs gauchement, avec une lourdeur abominable, la limite de sa soumission :

« Afin que, dans l’état actuel des esprits, particulièrement en France, des personnes passionnées et malveillantes ne puissent donner à la déclaration que je dépose aux pieds de Votre Sainteté de fausses interprétations qui, entre autres conséquences que je veux et dois prévenir, tendraient à rendre peut-être ma sincérité suspecte, ma conscience me fait un devoir de déclarer en même temps que, selon ma ferme persuasion, si, dans l’ordre religieux, le chrétien ne sait qu’écouter et obéir, il demeure, à l’égard de la puissance spirituelle, entièrement libre de ses opinions, de ses paroles et de ses actes, dans l’ordre purement temporel. »

Dégagé des pâteuses circonlocutions, ce texte visait simplement à distinguer : En matière de foi et de mœurs, j’obéis au Saint-Siège ; en politique je suis libre de ne pas obéir.

Le malheur de Lamennais fut d’établir son Credo politique et social au-dessus de sa foi religieuse.

L’avenir démocratique des peuples devenait, pour son illusion, un dogme cardinal, celui que le Christ impose comme souverain. Rien n’arrêterait « le magnifique développement » de l’humanité[13]. « Quelques dégoûtants tripoteurs n’empêcheront pas l’immense changement de se préparer et de se faire[14]. » L’état social contraire au christianisme doit être une bonne fois vaincu, ou le christianisme doit périr. « Car il n’est point de lutte éternelle entre deux principes qui s’excluent rigoureusement. Or, le christianisme ne saurait périr… Le combat a duré longtemps, et il n’est pas encore fini, et il ne finira même tout-à-fait, que lorsque la régénération de l’homme aura été pleinement accomplie[15]. »

[13] Lettre au baron de Vitrolles, 27 septembre 1833.

[14] Lettre à Montalembert, du 15 mars 1833.

[15] Lettre à la comtesse de Senfft, 8 juin 1834.

Assurément, Lamennais ne peut être confondu avec les humanitaires athées pour qui l’homme est à lui-même sa propre et unique fin. La « régénération des peuples » devait, dans son espérance, les rapprocher du Christ, les aider à vivre selon l’Évangile. Les libertés civiles seraient la condition des libertés spirituelles ; le Sermon sur la Montagne, au lieu d’être entendu seulement par les saints, retentirait enfin au cœur des multitudes. Si les chrétiens ne prenaient part au mouvement irrésistible de libération qui emportait l’humanité, il se ferait sans eux, contre eux. Il faudrait « se résigner à des révolutions sans fin », et les catholiques subiraient éternellement « la tyrannie des hommes sans Dieu et sans foi[16] ».

[16] Lettre à Montalembert, 19 novembre 1833.

Mais il posait le christianisme et la démocratie comme une équation tellement nécessaire que le second des deux termes équivalait au premier, que le premier en venait à tenir du second sa raison d’être, à n’être plus rien sans lui. Poussé vers l’alternative de renier l’Église et sa hiérarchie ou sa foi démocratique, il crut impossible de sacrifier celle-ci, parce qu’elle était « la vérité ».

Des agitations qui précédèrent et suivirent les Paroles d’un croyant, M. Pierre Harispe fait un récit chargé d’incidents, où le débat noué autour du petit livre, en France et à Rome, prend une grandeur terrible, puisque le sort d’une âme allait en dépendre.

Des intrigues politiques — c’est manifeste — pesèrent sur la décision. Une partie des cardinaux — le coin des théologiens — trouvaient excessive une condamnation en forme. Le Pape inclinait à juger comme eux. S’il céda aux politiciens, ce fut « pour la paix de l’Église », afin de ne pas troubler ses rapports avec les monarchies européennes. Mais, quand bien même des motifs peu surnaturels se mêlèrent aux raisons doctrinales, si nous relisons l’ouvrage à distance, en pesant les suites des principes qu’il insinuait, nous devons reconnaître que le jugement fut mérité.

L’erreur est un danger surtout alors qu’elle pénètre sous le couvert de hautes vérités, servie par l’enchantement des images.

Telle page, dans les Paroles d’un croyant — comme la parabole des nids : Deux hommes étaient voisins, reste admirable de candeur évangélique et de lumière sereine. Lamennais veut sur terre le règne de la justice et de l’amour : qui le contredira ? Il croit à l’efficacité divine de la prière. Il admet la propriété, même le pouvoir comme légitimes en fait.

« Chacun a le droit de conserver ce qu’il a… Alors, parmi eux, ils en choisirent un ou plusieurs qu’ils croyaient les plus justes… Le pouvoir qu’ils exerçaient était un pouvoir légitime, car c’était le pouvoir de Dieu qui veut que la justice règne, et le pouvoir du peuple qui les avait élus. »

La pauvreté « étant fille du péché », « il prévoit » qu’il y aura toujours des pauvres « parce que l’homme ne détruira jamais le péché en soi ».

Le tableau qu’il esquisse de la condition des prolétaires, à son époque (ch. VIII) serait trop véridique s’il n’oubliait que la Révolution, en leur ôtant le droit de s’associer, les avait mis à la merci des exploiteurs.

Il oppose superbement à la tyrannie de l’État neutre les droits de la famille :

« Pouvez-vous disposer de vos enfants comme vous l’entendez, confier à qui vous plaît le soin de les instruire et de former leurs mœurs ? Et, si vous ne le pouvez pas, comment, êtes-vous libres ?… Vous êtes incapables de discerner quelle éducation il est convenable de donner à vos enfants, et, par tendresse pour vos enfants, on les jettera dans des cloaques d’impiété et de mauvaises mœurs ; à moins que vous n’aimiez mieux qu’ils demeurent privés de toute instruction. »

Plusieurs épisodes détiennent un étrange prestige de terreur surnaturaliste et biblique. (Les sept ombres assises dans le brouillard sur la pierre humide. Le roi que les morts, ses victimes, enferment vivant dans un sépulcre fait avec les pierres des tombes.)

Dans la vision paradisiaque de la fin, et ailleurs, il se révèle un profond symboliste, disciple de Dante, de Saint Paul et de Platon :

« Ce que vos yeux voient, ce que touchent vos mains, ce ne sont que des ombres, et le son qui frappe vos oreilles n’est qu’un grossier écho de la voix intime et mystérieuse qui adore, qui prie et gémit au sein de la création. »

Toute une part d’aspirations justes pouvait donc défendre contre la censure romaine Les Paroles d’un croyant. Si Lamennais n’avait pas été un ecclésiastique, il est bien probable qu’on l’eût épargné.

Mais, osées par un prêtre, un ex-ultramontain, certaines insolences choquèrent en haut lieu comme inadmissibles : le portrait du Pape, du vieillard qui a les Sept Peurs autour de son lit[17] ; et, plus encore peut-être, l’apostrophe :

[17] Dans les premières éditions, il l’avait remplacé par des points et un blanc ; ce qui donnait à supposer des outrages beaucoup plus graves, impubliables.