Job le prédestiné - Emile Baumann - E-Book

Job le prédestiné E-Book

Émile Baumann

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Beschreibung

— Ah ! Seigneur de Dieu, quel massacre !
Une longue voiture de déménagement attendait, au ras du trottoir, qu’on eût fini de la décharger, et l’un des trois hommes qui se passaient les fardeaux, butant contre la marche de la porte, venait de choir avec une corbeille pleine de vaisselle qu’il laissa chavirer de son épaule, en arrière, sur le pavé. Au fracas de l’accident, Mme Couaneau, la femme de service, courtaude et rebondie commère, dont le nez rabattu vers des lèvres trop rouges faisait songer à une perruche happant une cerise, s’était élancée hors de la maison et avait proféré cette clameur où sonnait plus d’emphase que de sérieux émoi.

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ÉMILE BAUMANN

JOB le Prédestiné

1922

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385740139

DU MÊME AUTEUR :

Les grandes formes de la musique : l’œuvre de Camille Saint-Saëns (Ollendorff).

L’Immolé (Grasset).

La fosse aux lions (Grasset).

Trois villes saintes : Ars-en-Dombes, Saint-Jacques-de-Compostelle, Le Mont-Saint-Michel (Grasset).

Le baptême de Pauline Ardel (Grasset).

L’abbé Chevoleau, caporal au 90e d’infanterie (Perrin).

La paix du septième jour (Perrin).

Le fer sur l’enclume (Perrin).

A MADEMOISELLE LOUISE READ

Son vieil ami, E. B.

JOB LE PRÉDESTINÉ

I

— Ah ! Seigneur de Dieu, quel massacre !

Une longue voiture de déménagement attendait, au ras du trottoir, qu’on eût fini de la décharger, et l’un des trois hommes qui se passaient les fardeaux, butant contre la marche de la porte, venait de choir avec une corbeille pleine de vaisselle qu’il laissa chavirer de son épaule, en arrière, sur le pavé. Au fracas de l’accident, Mme Couaneau, la femme de service, courtaude et rebondie commère, dont le nez rabattu vers des lèvres trop rouges faisait songer à une perruche happant une cerise, s’était élancée hors de la maison et avait proféré cette clameur où sonnait plus d’emphase que de sérieux émoi.

Les doigts en sang, livide, l’homme tombé se releva, frotta ses yeux brouillés d’ivrogne et ses genoux cagneux qui tremblaient. En grognant, en bredouillant des jurons, il se mit à ramasser les débris des assiettes et des soupières ; il les rempilait dans la corbeille, sous de la paille, furieusement. Les deux autres, sans s’émouvoir, continuaient à besogner. Mais, debout sur la voiture, le chef de l’équipe, un colosse méthodique et lent, gonfla ses joues d’un air de mépris, bougonna :

— En v’là un moineau ! Qu’est-ce qui paiera la casse, mon vieux ?

Et son compagnon envoya au maladroit pochard cette nasarde :

— Va pas si fort, mon gas. On te fera cadeau des reliques, pour monter ton ménage.

Ils avaient dû s’adjoindre comme auxiliaire ce portefaix aux jambes grêles, tousseux, marmiteux, brûlé par la boisson ; en octobre 1916, la guerre avait pris la plupart des bons travailleurs valides.

La rue de la Barillerie, où ils emménageaient, s’embranche au carrefour de la Sirène, une des rares voies populeuses du Mans. Entre cinq et six heures du soir, après la sortie des casernes, les soldats, les filles de plaisir grouillaient dans le quartier. Aussi le tumulte de la vaisselle culbutée entraîna-t-il vers le haut de la rue une houle de badauds. Plus encore, des fenêtres d’en face, le voisinage suivait avec une sournoise curiosité provinciale le mouvement des meubles qui s’en allaient du véhicule à l’intérieur obscur du logis. Ce qu’ils avaient d’imposant semblait bafoué par son étroitesse.

Il se réduisait à un magasin de mesquine apparence, dont une grosse poutre en saillie soutenait le plafond, et cachant derrière lui une salle à manger sordide, une exiguë cuisine, bâtie en retrait, selon la mode mancelle, au flanc du jardinet d’une cour. L’étage supérieur se divisait en deux chambres ; leur balcon portait cette enseigne : Bonfils, libraire ; et, contre le toit, deux mansardes faisaient saillir la croisée de leur lucarne sur des combles d’ardoises craquelées et disjointes.

Or, les gens regardaient introduire le dos altier d’un canapé Louis XIII, une énorme armoire, une harpe, des glaces volumineuses, une baignoire, une file de sièges dorés, de tables encombrantes, et on s’interrogeait :

— Où vont-ils cogner tout ça ?

Dans l’esprit des proches boutiquiers, une envieuse inquiétude à l’égard de ces arrivants qu’on sentait d’une origine patricienne se combinait avec une ironie latente devant leur déchéance. On savait déjà que les époux Dieuzède, rentiers plus qu’à leur aise, possesseurs, aux environs de Brest, d’une belle « maison de maître », de fermes et de bois s’étaient vu ruiner par un mystérieux désastre, qu’ils avaient acheté, sans pouvoir tout payer de suite, au Mans, le fonds de librairie Bonfils ; et ils devaient être bien bas, puisqu’ils avaient saisi cette mince planche de salut. Mais les restes de mobilier riche qu’ils charriaient comme des témoins de leur temps heureux, c’était un bric-à-brac monnayable, un lot de gages à saisir pour leurs futurs créanciers. De son étude, à travers les vitres mal dépolies de son bureau, Me Lendormy, huissier, évaluait l’ampleur d’un lit démonté ; son coup d’œil d’expert équivalait à une éventuelle mainmise. Peut-être, avec les Dieuzède y aurait-il « quelque chose à faire ». Sourdement il estimait que le sort les lui offrait à pressurer comme des pommes juteuses sous les dents d’un grugeoir.

A l’instant où l’exclamation de Mme Couaneau répondit au vacarme des assiettes brisées, une jeune femme, menue et brune, pâle de fatigue, sortit en hâte sur le balcon et, derrière elle, accoururent ses deux filles dont la plus grande tenait par la main son frère, un garçonnet blondin ayant encore les cheveux épandus sur les épaules. Mme Dieuzède se pencha pour examiner la catastrophe.

— Ah ! bon ! murmura-t-elle, mon service ovale !

Elle considéra le déménageur ivre, ensanglantant de ses doigts crochus le blanc onctueux, bordé d’or mat, des porcelaines qu’il empoignait, remettant, pêle-mêle, parmi la paille, la jambe d’un compotier, les morceaux de cristal des verres fleurdelisés, les tessons de la soupière et du légumier « ovales ». Elle tenait l’ensemble du service, en cadeau de noces, du parrain qui l’avait dotée. Le carnage de ces choses luxueuses et délicates lui infligea un cruel tableau de la ruine où s’abîmaient ses années d’illusion. La veille, en voyage, elle avait oublié, sur la banquette d’un wagon, une sacoche où étaient ses derniers bijoux. Ce redoublement d’infortune et, dans la rue, les mines indifférentes ou narquoises du cercle épaissi des curieux la crispèrent d’une telle tristesse que ses lèvres ne purent émettre aucune plainte. Mais elle repoussa vers la chambre ses enfants et, rentrée, après avoir fermé la fenêtre, elle cria :

— Bernard !

Comme son appel n’obtenait pas une immédiate réponse, elle réitéra d’une voix exaspérée :

— Bernard ! descends-tu ?… Mais où est-il ? C’est incroyable !

Du haut de l’escalier des mansardes, un pas d’homme s’ébranla ; M. Dieuzède parut, l’air étrangement absorbé, un étui de lunettes entre ses doigts, retenant sous son bras un solennel in-folio.

Bernard Dieuzède montra un de ces visages dont le plus oublieux des passants, même s’il ne le voyait qu’une seconde, se souviendrait un siècle : ses cheveux, longs et fins, d’un blond grisonnant, animaient autour de ses tempes une sorte de nuage où l’ampleur de son front brillait presque sublime ; ce front, quoique bossué de deux rudes arcades, gardait l’aspect d’une sérénité puissante. L’azur naïf de ses yeux, — des yeux myopes au point de l’avoir rendu inapte au service, — dévoilait un fond de douceur et de confiance, plus de tendresse que d’énergie. Seulement, ils ne semblaient pas s’arrêter sur les êtres qu’ils atteignaient, comme s’ils apercevaient d’autres formes que les apparences ; leur bonté faisait peur, tombant de trop loin ou de trop haut. Le nez tranchant se déclarait volontaire, mais la bouche, totalement rasée, avouait dans la mollesse de ses plis une indécision voluptueuse ; les adversités n’avaient encore su la pétrir de leur pouce rugueux. La physionomie de M. Dieuzède saisissait le regard, d’autant plus qu’elle manquait de régularité. On l’eût pris pour un poète excentrique, un revenant de 1830. Il était grand, un peu penché ; sa démarche, d’ordinaire indolente, s’accélérait en ce moment d’une joie imprévue.

— Hélène, révéla-t-il à sa femme, j’ai trouvé, en tâtant le réduit d’une soupente, dans le grenier, un trésor.

— Vraiment ? fit-elle, non sans une moue sceptique d’impatience.

Pourtant, ses joues décolorées s’avivèrent, une fraîcheur subite humecta ses pupilles brûlées d’insomnie ; au fond de sa lassitude passait l’espérance confuse et folle d’une surprise libératrice.

— Oui, reprit-il, une Bible illustrée par Jean Luyken d’Amsterdam, des gravures sur cuivre d’un sentiment prodigieux. Bonfils les ignorait, je suppose. L’inventaire n’en dit rien.

Et, à travers la chambre aussi encombrée que l’arrière-boutique d’un revendeur, Bernard s’approcha de sa femme, posa sur une large caisse l’in-folio à couverture brunie dont il déploya la première page. Hélène n’osa pas lui demander, bien qu’elle y songeât : « Que peut valoir ce volume ? » Mais, déçue, elle hocha la tête :

— Est-ce que nous avons le temps ? Pendant que tu t’amuses là-haut, les hommes saccagent notre mobilier. Le service de mon parrain est en miettes. Si tu avais été là, tu pouvais empêcher le malheur, tout au moins secouer ces brutes comme il faut. Tu oublies de m’aider, tu vis dans un autre monde. Hier, mes bijoux ; aujourd’hui, le plus beau de ce qui nous restait. Quelle arrivée, mon Dieu !

Bernard, la voyant outrée, ne releva point ses exagérations. Au reste, devant son reproche, loin de s’irriter contre elle, il se donnait tort à lui-même. Mais il n’en voulut rien laisser paraître et, d’une main affectueuse, il toucha l’épaule d’Hélène, répliqua simplement :

— Voyons, ma pauvre chérie, demain nous penserons aux morts ; pour l’instant, tâchons de vivre…

Cette parole n’eut pas le loisir d’être expliquée ; Mme Couaneau, qui écoutait, depuis plus d’une minute, la conversation des deux époux, heurta de ses gros doigts la porte, entra, déplora l’événement : quand même « ce n’était pas son argent », ça lui faisait mal « de voir sabouler la marchandise » ; un service comme celui-là, on ne l’aurait pas « pour une couvée d’oie » !

Mme Dieuzède interrompit son verbiage et la pria de tirer, hors d’une malle ouverte, une pile de linge. Bernard, sans ajouter un mot, serra dans le bas d’une commode le livre de Jean Luyken, mit une longue blouse de travail, et descendit.

En dépit de son optimisme, une remarque l’avait affecté beaucoup plus que la perte du service, beaucoup plus que l’explosion nerveuse d’Hélène : pendant que celle-ci déchargeait ses doléances, il s’était aperçu que Paulette, sa seconde fille, petite brune frisée, précoce et pointue, le visait de ses prunelles ironiques, sinon hostiles, jouissant de le croire humilié ; et son coup d’œil, tacitement, signifiait : « C’est toi qui es la cause de tout. »

Bernard était un de ces hommes doux qu’on supposerait incapables d’offenser même un crapaud. Quoiqu’il admît la chute originelle, le mystère de la malice humaine le dépassait ; il avait peine à comprendre pourquoi l’un quelconque de ses semblables aurait envers lui de l’animadversion. Que sa propre fille, à dix ans, le jugeât et le condamnât, il ne pouvait s’empêcher d’en être meurtri. Sa ruine, il l’avait soutenue avec une constance magnanime, peut-être parce qu’il ne connaissait la misère qu’en idée ; et il en venait à concevoir, pour lui-même, la pauvreté comme un état plus parfait que la richesse. Dans son avenir de gagne-denier, il envisageait une élévation intérieure, un changement presque joyeux ; si des perspectives de détresse le troublaient, il se raffermissait en cette vue mystique : « Je croyais avoir quelque chose, et je n’avais rien. Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté ; que le nom du Seigneur soit béni. » Pour les siens, au contraire, comment ne se fût-il pas tourmenté ?

Mme Dieuzède se désespérait de la gêne présente ; elle entendait renifler à ses talons ces deux chiennes, l’indigence et la faim. Seule, Adèle, leur fille aînée, créature saine et radieuse, prenait les jours comme ils étaient faits. Paulette, vibratile, d’un naturel inquiet et retors, sans cesse obsédée de sa petite personne, engouée de colifichets, encline à contredire, à se plaindre, jetait noir sur noir dans tous les amoindrissements et les resserrements de la vie domestique. Elle maugréait, plus que sa mère, en cette journée excédante, de la fatigue commune, du désarroi, du taudis de maison qu’elle comparait au manoir perdu ; au lieu de sa chambrette tendue de soie bleue qui s’ouvrait devant la mer et les bois, la chambre vilainement tapissée qu’elle partagerait avec Adèle n’aurait pour horizon que le panonceau dédoré, la façade ladre et décrépite de Me Lendormy. Ses amertumes justifiaient-elles l’incisive malveillance de son œil d’enfant que Bernard avait senti pointé sur son cœur comme la lame d’un canif ? Paulette ne l’aimait point, il se rendait à cette évidence affligeante ; et son animosité, dont il percevait la cause, procédait d’une sinistre injustice.

Bernard, en effet, s’était ruiné par une série de complications où il n’avait commis qu’une faute : écouter sa femme, et vouloir aider son beau-frère, Jules Restout, le responsable de leur effondrement.

M. Dieuzède père, un courtier maritime de Brest, avait laissé orphelin Bernard à peine majeur, avec une fortune d’environ six cent mille francs. Il était d’une famille girondine, natif de Libourne et déluré d’esprit. Il avait amassé de l’argent par les bénéfices de ses affaires, mais sans être un homme d’argent. Bernard le fut encore moins ; sa mère, une Bretonne, éperdument idéaliste, morte alors qu’il atteignait sa quinzième année, lui avait transmis son évangélique insouciance pour le lucre et les calculs d’intérêt.

Au terme d’une licence de droit qui rebuta ses goûts d’imaginatif impropre à la chicane, à ses formules et à ses finasseries, le jeune Dieuzède se crut dispensé par son patrimoine de s’atteler, comme un cheval de tombereau, dans les brancards d’un travail servile. C’était selon lui qu’il prétendait vivre ; une solitude agreste, de beaux livres, des joies musicales suffiraient à remplir son rêve. Il se retira dans le manoir paternel, à Portzic, d’où l’on domine les passes du Goulet et la pleine mer. Des landes, une futaie de chênes établissaient une sorte de désert entre les routes fréquentées et les abords de sa maison. Dans les harmonies dont il s’entourait, il modelait une figure de son âme que rien ne dérangeait, et, volontiers, il eût fait peindre sur le vitrail de sa haute salle la devise païennement chimérique :

Ici, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

Des visites d’amis, des séances de musique où il tenait la partie de piano, des courses à la ville prévenaient la lassitude d’un trop long silence contemplatif. Son isolement ressembla, dix-huit mois, à du bonheur. Un jour qu’il flânait dans Brest, il rencontra, rue de Siam, chez un marchand d’ivoires anciens, une jeune femme qui le revit ailleurs et qui l’aima. Bernard ne céda que par degrés à cette passion, mais il trouvait en la personne d’Édith Chanteloup de subtiles affinités avec son intelligence et ses appétits d’amour, jusque-là sans objet charnel. Il l’aurait épousée si elle n’avait porté le nom d’un mari authentique, bien que toujours absent.

Leur intimité observa, les premiers temps, quelques dehors d’amitié prudente. Puis, Édith vint habiter le manoir de la lande. Trois ans d’illusion leur furent concédés. Leurs deux vies n’avaient d’autre fin qu’eux-mêmes. Ni une satiété ni une querelle ne gâta cette idolâtrie éperdue et tranquille. Par instants, ils se disaient que la force de leur tendresse maintenait autour d’eux un cercle magique signifiant à la douleur : « Jamais tu n’approcheras. » Un matin de septembre, Édith eut la fantaisie de se baigner au large des falaises ; prise d’une crampe, elle se noya sous les yeux de son amant.

Sa vulgaire et foudroyante disparition laissa Bernard dans la stupeur d’un chagrin qui, d’abord, ne voulut pas comprendre. Ensuite, le sens d’outre-tombe de cette catastrophe bouleversa d’une angoissante lucidité son désespoir. Les certitudes pieuses où sa jeunesse avait été nourrie se ranimèrent pour lui crier : « La mort n’est qu’un simulacre ; celle que tu aimes vit à jamais. — Si elle vit, interrogea son tourment, quelle sera son éternité ? Pourquoi elle et non moi ? » Le désir d’expier son désastreux amour lui suggéra de vendre ses biens, d’en distribuer l’argent à des œuvres de miséricorde et de se reléguer lui-même dans une cellule de quelque Chartreuse. Un chartreux qu’il consulta le dissuada de cette claustration romanesque, l’engagea fermement à songer au mariage.

Bernard crut son conseil, sentant que son tête-à-tête illusoire avec la morte, dans les chambres vides de sa demeure, l’induisait en un état d’absence proche de la folie. Une de ses tantes lui proposa Hélène Restout, fille d’un commissaire de la marine retraité. Les Restout étaient Normands, se disaient apparentés au célèbre peintre rouennais. Hélène plut à Bernard, et il se flatta de la rendre heureuse. Elle n’était point ce qu’on appelle une jolie personne, mais sa finesse anormale de traits et de manières la destinait à le captiver autant qu’elle éloignait le commun des hommes. Son naturel semblait franc et sûr, plus réfléchi que folâtre. Elle ne réprimait pas une inquiète nervosité, aimable cependant parce qu’elle la tournait en action vive. Bernard la devina trop occupée de soi, avec une pente à s’exagérer les conséquences de ses moindres gestes. Seulement, s’il exigeait une femme sans défauts, se marierait-il ? Les attraits d’Hélène se dévoilèrent avant ses faiblesses. Initiée aux choses de l’esprit, elle laissait entrevoir des lectures sérieuses dont elle avait beaucoup retenu ; l’intelligence des idées émergeait dans ses propos, de même que les grâces de son corsage sous les plis adroits de sa robe. Elle jouait de la harpe, et ce n’était pas en vue de faire valoir ses mains ; les résonances de l’instrument s’amplifiaient à son toucher, comme si elle dénouait une chevelure de constellations, ou, d’une façon plus terrestre, comme si elle précipitait dans une corbeille de cristal des pierreries fulgurantes, de l’or tintant, de l’or chantant.

Bernard ne démêla d’abord en ses véhémences de musicienne que l’émoi d’un cœur juvénile qui s’élançait à l’amour prochain. Au fond, l’appétit d’Hélène, c’était la fortune, une vie brillante et large, beaucoup d’or à manier. Sa mère, qui la traitait durement, avait le renom d’une femme dépensière et joueuse. M. Restout, homme strict, laborieux, faillit, plus d’une fois, pour éviter la ruine, se séparer d’elle. Grandie dans cet intérieur gêné, pourvue d’une piètre dot, Hélène, à vingt-quatre ans, risquait de faire un mariage médiocre ou de vieillir parmi les involontaires cohortes des vierges perpétuelles.

La rencontre de Bernard eut l’à-propos d’une brise soudaine pour une barque immobilisée dans le chenal d’un port. Est-ce à dire qu’elle l’épousa par vile ambition, en calculatrice ? Son caractère était autrement compliqué ; elle possédait une âme à tiroirs et à ressorts secrets. Des instincts qui habitaient, chez elle, les replis obscurs de son Moi, la partie supérieure d’elle-même ne recevait qu’une connaissance diffuse et un sourd ébranlement. Elle crut aimer en Bernard la singularité romantique de sa physionomie, sa hauteur de vues, sa générosité, tout ce qu’il avait d’intelligent et, disait-elle, « de sublime ». Mais ce contemplatif, cloîtré dans un idéal, et gauche parfois devant l’imprévu des obstacles, décevait le tempérament d’Hélène. Étant subtile, embrouillée, elle cherchait le simplisme de la force. Celui qui l’aurait totalement conquise, c’eût été quelqu’un de résolu, d’aventureux, un dominateur d’affaires et d’idées, qui sût être de son temps, spéculer sur lui, en extraire la plus vaste somme de puissance et d’opulence, un homme semblable à ce que voulait devenir Jules, son frère aîné.

Pour comprendre Hélène il fallait connaître Jules Restout. Ce garçon, à l’époque où se maria sa sœur, n’occupait encore, dans une banque de Brest, qu’un emploi de second ordre. Élégant d’allures, armé d’une pénétration d’esprit et, sous un air d’indolence, d’une audace qui ne doutait de rien, il voyait tarder, faute de capitaux, le moment de se faire place au grand soleil. Adolescent, il avait peu travaillé ; il disait à son père quand celui-ci lui reprochait son dédain des prix et des diplômes : « Je gagnerai plus d’argent que toi, et avec moins de peine. » Vers sa vingt-cinquième année il se mit en tête d’étudier l’anglais et l’espagnol ; il acquit un ensemble de notions qui le mettraient à même de se faire pratiquement arpenteur, architecte, ingénieur, exploiteur de terres et d’hommes. Il méditait une entreprise exotique où il deviendrait riche en dix ans. Le manque de fonds l’exaspérait.

Au mois de septembre 1910, il était venu à Paris, quelques jours, afin d’y tâter « des relations profitables. » Il prit, un soir, le train pour Enghien, entra au Casino, risqua trois cents francs, en gagna dix mille, et partit. Le lendemain matin, par une concordance que Bernard, après la catastrophe, jugea « diabolique », il reçut à son hôtel une lettre datée de Singapour. Elle était d’un négociant de souche écossaise qu’il avait connu pendant un séjour à Londres. Confident de ses projets, M. Fergus Fergusson l’avertissait que, s’il pouvait s’assurer de raisonnables avances, treize à quinze cent mille francs, une fortune venait à portée de sa main : il lui offrait à diriger une plantation de caoutchouc.

Jules conta le synchronisme des conjonctures à M. Dervart, un gros usinier qui gagnait, au bas mot, en fabriquant des boulons de rails, un million par an : « Procurez-vous, lui dit cet insouciant ploutocrate, les deux tiers de la somme, et je mets l’appoint. »

De retour à Brest, Jules s’en fut droit chez Bernard, l’étonna par le récit de sa chance double et singulière ; n’augurait-elle pas le miroitant avenir qu’il contraignait de naître, à force de le vouloir ? Mais il se garda d’excéder son beau-frère en impétrant, du premier coup, des sommes alarmantes : une huitaine de mille francs, ajoutés aux dix mille, couvriraient ses premières dépenses d’installation. Bernard les lui promit, négligemment, comme si la chose était toute simple.

Malgré ses bontés pour Jules, ses aspirations mystiques ne pouvaient fraterniser avec les impatiences d’un ambitieux s’appropriant en désir le monde, ainsi que le lion de la forêt dit : « La forêt est à moi. » Ce jeune homme pourtant lui paraissait aussi capable de réussir que lui-même l’eût été peu. Il admirait son « boutehors » aisé, sa vivacité à concevoir, son énergie à entreprendre. Hélène, que Jules fascinait, stimulée par sa mère qui mettait en Jules toutes ses espérances, développait les illusions de Bernard sur le grand homme de la famille. Elle était alors mariée depuis six ans ; ses deux filles étaient nées. Elle savait gouverner son époux, manœuvrer sa volonté sans que le frôlement de ses mains expertes irritât son indépendance ombrageuse. Elle le conseillait dans ses placements, lui en suggéra de fructueux. Il avait dû s’apercevoir de son penchant à spéculer ; il observa que, lorsqu’elle ouvrait un journal, ses yeux cherchaient spontanément la cote des valeurs ou les tirages des obligations. D’autre part, il la voyait généreuse, même prodigue, très loin du sordide amour de l’argent pour l’argent. S’il la grondait de clouer sa pensée à des calculs de plus-value, à des ventes et à des achats de misérables titres, elle répliquait d’un petit ton décisif :

— Et les dots de tes filles, tu n’y songes pas ? Il faut bien que je devienne pratique pour t’épargner de l’être. Mon père et Jules me l’ont trop souvent dit : un capital qu’on laisse dormir est un capital mourant. Et puis, cela m’amuse, comme, si j’allais à la chasse, de faire lever un lièvre, sans penser que je le mangerai…

Elle avait beau se justifier, Bernard entrevoyait, sous cet « amusement » du gain, une passion semblable à celle du jeu. Cependant il la tolérait chez elle, ainsi qu’il lui supportait des goûts peu compatibles avec les siens. Il avait cru épouser une femme modeste dans ses fantaisies, dédaigneuse des bagatelles : maintenant qu’Hélène pouvait se satisfaire, le luxe futile, l’éphémère de la mode la tentaient ; elle préférait des « nouveautés » au linge solide de la maison ; pour choisir des chemises à jour ou un chapeau, elle perdait sans honte la moitié d’une après-midi. Au lieu que Bernard chérissait la sauvagerie de son désert, elle éprouvait des fringales d’agitation mondaine ; afin d’abréger les allées et venues entre Portzic et la ville, elle démontra qu’une automobile était indispensable ; elle donna, au manoir, quelques grandes réunions musicales ; puis elle eut le caprice d’une kermesse pour les pauvres dont le frivole tohu-bohu contraria Bernard odieusement.

Une chose, plus que toute autre, le peinait dans les dispositions d’Hélène : il l’avait estimée pieuse, d’une foi réfléchie, seul domaine où elle résistait à Jules qui se déclarait positiviste pour ne pas se reconnaître athée. Mais, dès les premiers mois de son mariage, il se rendit compte qu’elle s’attardait, loin derrière lui, au porche de l’église, plus près de la sortie que du tabernacle. Le peu de vie dévote qu’elle continua demeurait néanmoins sincère ; elle admettait le mysticisme de Bernard, mais se dispensait de le suivre, parce que ses propensions la tournaient ailleurs. « Trop songer à Dieu, confessait-elle, est au-dessus de mes forces. »

En dépit de ces divergences, ils faisaient un bon ménage, et Bernard aimait sa femme. Il lui pardonnait ses points fragiles, indulgent comme peut l’être un homme supérieur, quand il a exploré sa propre misère intime. Même il savait gré à Hélène de ne point valoir Édith ; ainsi la figure de la morte subsistait plus intacte dans sa vision, protégée par une fidélité idéale qui ne lui semblait pas, à l’égard de son épouse, une infidélité. Hélène n’ignora point qu’un étrange et profond amour, brisé par un accident sinistre, avait habité, avant elle, sa chambre nuptiale ; et, plus d’une fois, lorsque Bernard la tenait entre ses bras, elle sentit glisser au fond de ses yeux l’ombre insaisissable. Jamais, sur Édith, la moindre allusion ne franchit ses lèvres ; il lui eût été odieux d’y penser, elle ne voulait pas savoir. Sa discrétion toucha Bernard, comme une délicatesse. En se détournant d’une curiosité vaine et amère, elle fut habile à son insu. Peu à peu, sa présence vivante diminua celle de la défunte ; Bernard, après quatre ans, était devenu beaucoup plus amoureux d’elle que le soir de son mariage. Il cédait au charme de son épanouissement.

La quiétude plantureuse d’une existence où ses désirs se voyaient assouvis en même temps que formés embellissait Hélène dans une maturité sans lourdeur. Les lignes de son visage et de son corps s’étaient arrondies en conservant une distinction fluette : un sang plus heureux animait la pâleur un peu sèche de son teint, le brun clair de ses prunelles, la pointe diaphane d’un nez dont les ailes se devinaient promptes aux émois tendres ou impatients, et ses lèvres déliées comme deux fils de soie vermeille. Le bulbe opulent de sa chevelure, la nonchalance potelée de ses mains respiraient une plénitude vitale qui insinuait à Bernard un paisible et sensuel abandon.

Leur intimité se resserrait, parfois longuement, lorsque avait passé la saison des fêtes, et, si une pique d’amour-propre, la surprise d’une vilenie incitaient Hélène à bouder, pour un temps, le monde et ses noirceurs. Bernard connut des périodes très douces où l’illusion recommença. Entendre, sous le bruissement de ses chênes, gazouiller ses enfants, et la harpe, dans le grand salon, dérouler ses harmonies lunaires, ses vagues de sons crépitantes, immenses comme le branle des eaux solennelles, c’étaient des joies si simples qu’il pensait pouvoir en jouir sans mériter de les perdre. Hélène le captivait, — elle le savait trop, — par l’extase musicale : tandis qu’il l’écoutait et la regardait jouer, ou l’accompagnait au piano, les voluptés dont vibrait sa mémoire s’enlaçaient aux voluptés attendues ; des réminiscences affectueuses se fondaient en rêves éthérés ; une exaltation mêlée de torpeur liait son intelligence et son vouloir au prestige des doigts agiles maîtrisant le clavier des cordes. Hélène, tout inégal que fût son jeu, l’absorbait alors dans une possession souveraine. Et pourquoi eût-il résisté ? Il croyait à son amour, il n’avait aucun motif de doute ; elle-même se jugeait, à son égard, sans reproche ; seulement elle l’aimait pour le faire sien plus que pour être à lui, tournant au profit de sa domination la confiance qu’il reposait en elle.

Quand Jules établit ses téméraires projets, dupe de leur avenir, elle n’oublia pas une occasion d’en gonfler, devant son mari, les merveilles : il ne se laissa point entraîner à un concours immédiat, mais la certitude s’installa dans son esprit que son beau-frère aboutirait.

Jules s’était embarqué, à Toulon, sur un des navires de l’Orient Line qui faisaient escale aux Sablettes. Deux mois après son arrivée à Singapour, Bernard eut de lui une lettre enthousiaste et pressante : le pays était magnifique ; la concession des terrains, l’achat des arbres, d’un prix très abordable ; les coolies se louaient à raison de deux cents francs pour trois ans ; les baraquements ne seraient pas « une grosse affaire ». Le problème, presque résolu, restait de mettre en train l’entreprise, de la faire vivre les quatre premières années, jusqu’à ce qu’on pût saigner les arbres.

Fort des assurances qu’avait réitérées le fabricant de boulons, Jules avait décidé M. Fergus Fergusson à promettre une seconde part du capital, si un troisième associé déposait en garantie le dernier tiers des treize cent cinquante mille francs. Il ne s’agissait, au début, que d’en verser cent cinquante mille dont les intérêts, tout de suite, donneraient du six pour cent. Cet exposé mirifique s’achevait comme son préambule le laissait prévoir :

« Et maintenant, mon cher Bernard, vous me connaissez, je ne suis pas l’homme des faux-fuyants, je vais droit au fait. Je ne vous dirai point : « Voulez-vous être le troisième associé ? » Je vous dirai seulement : « Voulez-vous me fournir le moyen et le temps de le trouver, en me servant de caution, en me prêtant à six pour cent les cent cinquante mille francs qu’on exige ? Vous êtes, je le sais déjà, le frère généreux qui peut me comprendre. Vous faites confiance à mon avenir. Réfléchissez, au surplus, que la moitié de votre avoir est placée en fonds d’État étrangers, donc à la merci d’une guerre ou d’une révolution. Il n’y a d’intéressant aujourd’hui que les entreprises industrielles et coloniales. Si je n’avais pas en main cette affaire de caoutchouc, j’aurais songé à l’acquisition d’une palmeraie, dans le Sud-Algérien.

« Concluez : entre la fortune et moi je vois une simple petite porte à ouvrir. Que vous m’aidiez à tourner la clef au creux de la serrure, me voilà maître de la position, et je suis forcé de reconnaître avec vous : La Providence existe. Sinon, tous mes efforts et toutes mes chances retombent à zéro ; je n’aurai plus qu’à reprendre ma place de gratte-papier sans espoir, derrière la grille d’un guichet. »

Et Jules, en post-scriptum, avait appuyé :

« Au cas où votre réponse sera favorable, prévenez-moi par un câblogramme de deux mots : Proposition acceptée. »

Quand cette lettre arriva chez les Dieuzède, le 11 avril 1910, Hélène attendait la naissance de son fils Charles. Elle souffrait d’une irritation nerveuse, dont, par moments, son mari s’affectait. Le soir où elle lut ce que demandait Jules, elle en eut la fièvre, elle ne dormit pas. A travers les lignes de l’écriture penchée et impérieuse, la volonté de son frère aimantait la sienne dans le sens de l’acceptation. Elle imaginait, subissait l’anxiété du calculateur exigeant une force motrice pour mettre en marche tous les rouages d’une combinaison magnifique. Accoudée sur son oreiller, passé minuit, elle disait à Bernard qui, une main dans la fente de son gilet, s’éloignait jusqu’au fond de la vaste chambre, la tête courbée, à pas pesants :

— Un geste de nous, une chiquenaude, deux mots sur un papier, et l’avenir de Jules serait bâti. Et nous-mêmes, si nous avons encore deux ou trois enfants, nous pourrions les bien doter comme les autres, sans nous mettre sur la paille…

Elle discernait, malgré tout, le risque énorme d’un engagement ; Bernard, se rapprochant, lui en remontra la gravité :

— Si Jules ne trouve pas un troisième associé, irons-nous aventurer dans son affaire quatre cent cinquante mille francs ? Si elle avorte, tu sais ce qui nous restera.

— Mais, répliquait Hélène, nous verrons bien d’ici un an. Il sera temps encore de nous retirer.

— Tu te figures ! Quand nous aurons mis le bout du petit doigt dans l’anneau, Jules est plus fort que nous, il nous mènera où nous ne voudrons pas. Et, de toute manière, notre fortune ne sera plus nôtre, mais à lui.

— Crois-tu donc, protesta-t-elle en s’élançant hors du lit sur sa chaise longue où elle lui fit signe de s’asseoir contre ses genoux, crois-tu que tes titres soient mieux à toi, quand ils roulent aux mains de boursicotiers anonymes ?

Debout et à quelques pas, Bernard la regardait dressée à demi, froissant de ses pieds nus le velours d’un coussin.

— Hélène, proféra-t-il d’un ton de solennité qu’il prenait rarement, pour moi peu m’importerait d’avoir ou de ne pas avoir. L’argent n’est qu’un domestique, et je ne serai jamais l’esclave d’un domestique. A cause de toi et des enfants je dois être sage. Ce que veut Jules est impossible.

Hélène s’emporta, lui reprocha son étroitesse de vues, sa peur d’oser. Jules le croyait au moins généreux : quelle désillusion ! Puis, tout d’un coup, elle fondit en larmes, et, se renversant :

— J’étouffe, implora-t-elle. Mon flacon d’éther…

Dans l’état où elle se trouvait, Bernard trembla que cette crise ne provoquât un accident. Il la ranima, la reporta délicatement sur son lit, et, avec une voix d’intime tendresse, en lui baisant les paupières :

— Apaise-toi, dit-il, ma chérie, et dors. Demain, nous verrons à prendre le meilleur parti.

Le lendemain, il renouvela ses objections. Hélène, de plus en plus gagnée, ensorcelée par l’attente de Jules, les piétina dans l’enthousiasme d’une certitude : son frère devait réussir, et ils seraient fiers d’y contribuer. Avant de porter lui-même à Brest la dépêche de deux mots où il allait signer sa ruine, Bernard conclut simplement :

— Veuille Dieu que les choses tournent à bien. A bien ou à mal, tu pourras dire : C’est moi qui l’ai voulu.

Ensuite, il se rassura tout à fait. Jules avait reçu de ses deux autres commanditaires l’apport consenti. Les intérêts étaient servis d’une façon très ponctuelle. Bernard s’enquit, par l’entremise d’un missionnaire, si l’exploitation avait chance de prospérer. Les renseignements furent si prestigieux qu’au bout d’un an il offrit de lui-même à Jules d’être le troisième associé. Il versa encore cent cinquante mille francs ; puis, l’année d’après, pour compléter le capital promis et ne point y bloquer le reste de ses titres, il hypothéqua son domaine. Jules l’électrisait de sa confiance irrésistible : tout allait bien ; il triomphait ; dans quelques mois il saignerait ses arbres.

Or, on était en juin 1914. La guerre s’abattit, comme un cyclone, sur leurs espoirs. Mobilisé, Jules reçut, la mort dans l’âme, l’ordre de partir, mais obéit. Il dut, avant de s’embarquer, confier son entreprise à un chef de culture péruvien, sec meneur d’esclaves, d’une incertaine probité. M. Fergus Fergusson, enthousiaste de la France, résolu à s’engager, prit le même bateau que lui.

En arrivant à Brest où il rejoignit son dépôt, Jules trouva sa sœur et son beau-frère dans une situation proche de la détresse. Les six mille francs de rente qu’ils n’avaient pas aliénés pour lui consistaient en valeurs ottomanes et hongroises ; ils ne touchaient donc plus un sou de revenu. Sur les sommes enlisées à Singapour, qui leur prêterait ? Le prix du caoutchouc tombait à rien. Et les fermiers de Portzic les prévenaient déjà qu’ils ne pourraient plus payer leur ferme !

Bernard avait accueilli sans affolement l’imminence de ce désastre. Il n’adressa aucun reproche à Jules ni à Hélène ; il se jugeait plus blâmable que son épouse, car il aurait dû tenir tête à ses instigations. Qu’était, au reste, leur infortune devant l’énormité des fléaux dont la vision le déchirait ! Quand il sentait Hélène accablée :

— Représente-toi, ma chère, disait-il, ce qui nous serait advenu si nous étions des gens de Louvain ou de Charleville. Tu nous vois, avec les enfants, empilés debout dans un wagon à bestiaux, en route vers un camp de représailles… ou quelque chose de pis…

— Je le sais trop, interrompait-elle comme le suppliant de ne plus parler ; mais, contre la guerre, on ne peut rien. Nous, c’est parce que nous l’avons bien voulu ; et, si tu ne m’avais pas écoutée…

Pour un peu, elle chargeait son mari de toute la faute commise ; un autre que Bernard l’eût rabrouée amèrement ; il se bornait à répliquer :

— Sans la guerre, nous aussi, nous n’en serions pas là.

Jules, qui venait souvent le soir à Portzic jusqu’à ce qu’il fût envoyé au front, faisait le beau joueur intrépide en face de la déveine ; la guerre ne durerait point ; le caoutchouc remonterait ; et l’exploitation ne serait pas un seul jour interrompue.

En attendant, il fallait vivre. Bernard, pour la première fois de sa vie, eut à se poser la question :

« — Avec quoi paierons-nous le boulanger et les domestiques ? »

Ses yeux s’arrêtèrent sur les panneaux de chêne sculptés dont la collection patiemment acquise solennisait de ses bruns reliefs liturgiques la profondeur du grand salon. C’étaient des boiseries ayant jadis meublé quelque sacristie de campagne ou les stalles d’un chœur ; des scènes de l’Évangile, des figures de saints s’y découpaient rudement, selon l’ingénuité pieuse de l’art breton, fidèle au simplisme des vieux âges. Comme il arrive pour beaucoup d’objets depuis longtemps possédés, Bernard, à moins qu’un visiteur ne les admirât, s’apercevait à peine de leur présence. Quand l’idée de les vendre y ramena son intention, il éprouva une tristesse, presque un arrachement. Dans le sacrifice du superflu commençait l’expérience de la pauvreté. Cependant, il s’avisa d’un scrupule qui ne lui était pas encore venu :

— Sont-ils à moi ces panneaux, biens d’église, volés peut-être ou confisqués ?

Aussi voulut-il s’en défaire juste au prix coûtant. Hélène se récria :

— Les céder à huit mille, lorsqu’ils en valent vingt-cinq ou trente ! Ah ! tu ne sauras jamais te défendre. Et puis, dépouiller notre salon, c’est afficher notre embarras. J’aime mieux vendre mes bagues. En temps de guerre, ne plus porter ses bijoux, c’est bien porté.

— Tes bagues ! s’exclama Bernard avec une véhémence insolite, tu brocanterais ta bague de fiançailles !

— Non, pas celle-là, se reprit-elle en l’embrassant, mais trois autres.

Elle-même, se croyant héroïque, elle se rendit chez un orfèvre dont elle n’était point connue. Cet homme devina « une petite dame pressée », et lui extorqua pour cinq mille francs les trois bagues. Elles avaient coûté à Bernard plus du double.

Cinq mille francs ne pouvaient mener fort loin le ménage Dieuzède. Hélène se contraignit mal à rédimer son train de maison. Maintenant que leur gêne s’ébruitait, les notes des fournisseurs accouraient comme des estafettes de misère. Mme Dieuzède s’en moquait : le moratorium les préservait des poursuites.

— Encore un mauvais communiqué, soupirait Bernard, décachetant une facture que soulignait le mot : Urgent. Et, précisément parce qu’on savait sa ruine, il s’évertuait à tout payer.

Jusqu’alors l’argent avait existé pour lui comme un serviteur docile, presque une chose inerte entre ses mains, qu’il employait sans en dépendre. A présent, la chose devenait un personnage oppressif, un maître féroce en ses exigences ; et il discernait le poids du proverbe : « Un sou, c’est un sou. » S’il n’avait attendu de l’invisible Père le pain familial promis à quiconque l’aura demandé, plus d’une fois il eût fléchi sous l’appréhension de l’avenir.

En décembre 1914, après l’échec de l’offensive générale, les Dieuzède, avec tout le monde, se rendirent compte que la guerre se prolongerait au delà d’un terme présumable. Deux mois plus tard, leur furent transmises de Singapour les plus décourageantes nouvelles : le chef de culture avait fustigé des coolies ; les travailleurs l’avaient accusé de sévices auprès des autorités britanniques ; ce tyranneau était en prison. L’exploitation s’en allait à vau-l’eau. Un voisin, un planteur anglais, proposait de la reprendre et de la faire valoir jusqu’au retour de Jules. Seulement, paierait-il ? Et si Jules venait à être tué, qui partirait là-bas exiger des comptes, soutenir des procès ? M. Dervart, dont les usines étaient devenues des fabriques d’obus, M. Fergus Fergusson, vingt fois millionnaire, pouvaient perdre leur mise de fonds et ne pas broncher. Un gros clou sautait dans l’armature de leurs capitaux ; ils l’auraient vite remis. Mais, pour les Dieuzède, ce fut la culbute noire, et, en apparence, l’écrasement.

Dès février 1915, hors d’état de nourrir ses domestiques, Bernard les renvoya tous, sauf Barbe, la cuisinière, parce que cette Bretonne à l’ancienne mode, attachée au logis depuis vingt-six ans, offrait de rester sans gages. Il dut vendre à un prix de famine les panneaux du salon et d’autres meubles qu’il aimait. Les chacals de tout poil et de toute gueule flairaient sa dépouille comme celle d’un mourant qui va, dans quelques heures, se changer en cadavre.

Soumis d’avance aux dernières humiliations, séparé, dévêtu de ce qu’il avait cru son bien, ne semblait-il pas tel qu’un moribond laissant loin déjà derrière lui les fantômes des idoles terrestres ? Et pourtant, une vie neuve, plus forte et pure, s’élaborait dans cette phase d’agonie.

Hélène, au contraire, bouleversée, atterrée d’abord de n’être plus « la riche Mme Dieuzède » s’adaptait péniblement à sa condition déchue. Elle s’exaspérait, avant tout, de penser que, par ses ambitieuses insistances, et en obéissant à Jules, elle avait rendu possible la catastrophe. Se voir pauvre, elle et ses enfants, la torturait presque autant que si elle allait être écorchée vive. Ses aises, ses habitudes délicates adhéraient tellement à sa substance ! Chaque minute, en poussant les jours sur le cadran, lui ôtait, avec la pointe des aiguilles, un lambeau de ses vanités meurtries. Le plus acerbe des supplices était de sentir qu’aux yeux du monde elle perdait la considération. Dans une ville où les grandes fortunes sont rares, M. Dieuzède, comme son père, détenait le renom d’un homme opulent. Le mariage d’Hélène avait irrité plus d’une jalousie. Maintenant, on disait : « Ces pauvres Dieuzède ! » On se moquait de leur « folie », on se divertissait de leur déconfiture, et on s’écartait d’eux, on les reniait. Hélène percevait chez ses amies des pitiés blessantes, une gêne, un recul méfiant ; toute allusion qu’elle faisait à ses revers paraissait préparer une demande d’emprunt. Bientôt, hors de la famille qui pouvait peu l’aider, elle ne vit plus personne ; elle devenait, au sens mondain, pareille à une lépreuse isolée dans un cabanon. Son humeur s’en aigrissait ; elle fulminait parfois contre la dureté des riches ; Bernard essayait, sans la convaincre, de la raisonner :

— Nous-mêmes, tant que nous tenions le haut du pavé, vivions-nous avec les pauvres et pour eux, comme nous l’aurions dû ?

Mais il ne s’agissait plus d’être simplement « pauvres ». Hélène, abaissant enfin son optique à la mesure des nécessités, après avoir converti en billets de banque ses autres bagues, un collier de perles, le plus beau linge de son trousseau, interrogea Bernard :

— Lorsque nous aurons tout vendu, si la guerre dure, que ferons-nous pour ne pas connaître la faim ?

Or, une rencontre accidentelle venait d’inspirer à Bernard ce qu’ils tenteraient. Il avait, dans sa bibliothèque, une histoire des évêques du Mans, achetée sans doute par son père à cause de la couverture : des culs-de-lampe, des guillochages, des arabesques y entrelaçaient une décoration fine et mignarde, comme celle où se complaisaient les relieurs du XVIIIe siècle ; la dorure de ces ornements, bien qu’un peu fanée, égayait, avec une frivolité charmante, le dos et les plats du cuir noirci. Bernard eut l’idée de vendre l’ouvrage à un libraire du Mans, à Bonfils dont il savait l’existence, ayant reçu de lui des prospectus de livres curieux. Bonfils répondit qu’il ne pouvait se charger de cette vente : fort malade, il cherchait un preneur pour son fonds. Un trait de lumière se fit dans la pensée anxieuse de Bernard : les livres étaient une de ses passions ; il s’y entendait ; tenir une librairie paraissait un commerce facile, paisible, point grossier. Il conclut : « Voilà notre affaire. » Il s’informa du prix qu’exigeait Bonfils : quarante mille francs ! C’était énorme pour les Dieuzède ; mais le libraire se montrait accommodant : vingt-cinq mille, à la signature de l’acte, lui suffisaient, le reste serait payable en cinq annuités. Quand Hélène lut les propositions de Bonfils, elle frémit à la perspective d’être boutiquière et objecta :

— Mais sauras-tu acheter bon marché et vendre cher ? Tu n’as pas le sens du négoce…

— Eh bien ! répliqua Bernard, tu m’aideras à l’acquérir. Ou plutôt nous serons ce prodige, des commerçants honnêtes, et tout le monde viendra chez nous.

Il fit estimer par un expert son argenterie, son mobilier, ses gravures, ses dessins d’Ingres hérités d’un grand-oncle maternel, une vitrine garnie de statuettes d’ivoire. Certain de réaliser sans peine la somme initiale, il se rendit au Mans, vit Bonfils, vieux finaud qui l’amadoua et le trompa sur l’importance de sa clientèle. Bernard trouva le magasin presque vide d’acheteurs, et le sordide aspect de la maison le consterna. Hélène ne l’avait pas accompagné ; elle se fût révoltée devant le délabrement des chambres et la laideur de la boutique. Cependant Bernard n’hésita pas à « faire affaire » avec Bonfils. Quand l’urgence d’une action lui pesait, il s’en délivrait en la terminant de suite, pour n’y plus penser. Au surplus, il se reprochait comme un orgueil inepte son aversion pour la méchante demeure où il allait apprendre à vivre.

Il revint, courageusement triste et, bientôt, le départ du mobilier consomma son adieu à son existence antérieure. Il se réserva seulement, outre l’essentiel, certaines choses qu’il sentait plus vénérables, entre autres une vaste armoire où sa mère serrait les draps de la maison. Le 4 octobre 1916, il ferma la porte du manoir, n’y laissant que des outils de jardinage, deux lits et trois bahuts. Son manoir était-il encore sien ? Maison et terres, tout restait captif de l’hypothèque. Dans combien d’années le libérerait-il ? Serait-ce même une joie d’y revenir et de n’y retrouver que des murs en deuil, des toiles d’araignée, une moisissure qui sentirait la mort ? En quittant Portzic, il eut peine à ne pas pleurer. Son cœur était grevé d’un surcroît de chagrin : Barbe, l’exemplaire servante, tombée malade et désespérée de ce qu’elle prévoyait pour ses maîtres, avait dû renoncer à les suivre ; elle s’en irait mourir dans une salle d’hôpital !

Et c’est ainsi que les Dieuzède, devenus les successeurs du libraire Bonfils, arrivèrent, ce jour d’automne, avec les débris de leur fortune, au Mans.

Quand Bernard, dans sa longue blouse grise, toute neuve, — il l’avait achetée en vue de ses besognes d’installation, — descendit auprès des emménageurs, son aspect singulier, la fluctuation de sa chevelure autour de sa tête olympienne, les grosses lunettes dont il avait coiffé ses yeux, sa démarche noble, qui transformait sa blouse en une sorte de lévite sacerdotale, ahurirent les trois hommes, puis excitèrent chez eux une sourde ironie.

— La journée s’avance, dit-il d’un ton bénin, pressons-nous ; je vais vous aider.

— Oh ! répliqua, du fond de la voiture, l’herculéen chef d’équipe, penché sur des colis vagues qu’il remuait sans hâte, nous n’avons plus que des bricoles à rentrer…

Il releva la tête en laissant tomber ces mots d’une bouche maussade, bridé, malgré tout, par l’attente du pourboire prochain. Mais son regard déclarait nettement au bourgeois : « Laissez-nous tranquilles. »

Bernard n’insista point et, emportant à pleins bras un lourd paquet de livres, il retourna dans sa boutique. De là, comme il avait l’ouïe aussi délicate que ses yeux étaient obtus, il entendit les trois hommes échanger, entre haut et bas, ce propos :

— Sont-ils pas des réfugiés ?

— Penses-tu ! de Bretagne qu’ils s’amènent !

— Dame oui ! des réfugiés de la lune.

Un gros rire étouffé ponctua le lazzi trop juste à son insu. Bernard en fut atteint, comme si la phrase lancée par la voix crapuleuse du petit portefaix hirsute, de celui qui avait culbuté la vaisselle, énonçait l’accueil dérisoire de la ville où il débarquait. Autrefois, il n’était guère susceptible ; mais le pauvre, quand il a déjà souffert beaucoup, ressemble à ces ânes boiteux des troupeaux kabyles que les bergers, pour les pousser au pas des autres, piquent sous la croupe, dans le même trou toujours saignant. Le moindre coup d’aiguillon sur la plaie à vif poignait tout son être endolori. Aussitôt, il eut une reprise de dédain pour ces brocards lâchés en sourdine derrière son dos. Que pouvait lui faire l’hilarité de quelques goujats ? Puis il se blâma de récupérer son calme dans un mépris, si peu humble, de leur sottise. Se mépriser soi-même, ne serait-ce point, au contraire, l’unique paix inaltérable ?…

Les derniers meubles étaient empilés à l’intérieur des chambres ; Bernard avait payé les hommes largement et trinqué avec eux. Lorsque, les chevaux remis à la voiture vide, elle s’ébranla et disparut au tournant du carrefour, il fut soulagé comme à l’issue d’une corvée funèbre. Maintenant, la nuit tombait. Adèle, dans la lugubre cuisine, sous la clarté d’un bec de gaz sans capuchon, aidait Mme Couaneau à préparer un souper « d’infortune ». Paulette, en haut, taquinait Charles, et il jetait des cris. Hélène, que faisait-elle ? Bernard monta, la trouva dans une pièce étroite qui donnait sur la cour de la maison. Assise au milieu des caisses, devant la fenêtre ouverte, ses genoux entre ses mains, Hélène laissait flotter ses yeux vers un coin de l’espace, à l’occident, où une fissure livide dans d’opaques nuages prolongeait l’agonie du crépuscule. Elle semblait à bout de forces ; son corps s’affaissait en avant ; une mèche de ses cheveux pendait avec un brin de paille contre sa joue fiévreuse ; un cercle rouge autour de ses prunelles signifiait qu’elle avait pleuré. Bernard, attendri d’une compassion, s’interdit pourtant de la plaindre ; il n’eût qu’aggravé son accablement :

— Tu regardes notre jardin ? dit-il en s’efforçant de prendre une intonation gaie.

— Non, soupira-t-elle, comme absente, je ne regarde rien ; je suis trop lasse…

Bernard se pencha au dehors : l’acide parfum de pommes pressées pour le cidre, quelque part, dans le voisinage, enivrait la tiédeur de cette soirée d’automne ; elle lui fut douce à respirer ; il reconnut la lente et intime mélancolie des soirs de l’Ouest, et il songea qu’en cette ville, presque étrangère, il ne serait pas tout à fait dépaysé.

Une minute, il examina « son jardin » : c’était une cour entre deux murs, longue peut-être de vingt-cinq pieds, large de quinze ; au fond, deux fusains tortueux voilaient de leur verdure ascétique un réduit à toit de zinc ; plus près, un jeune prunier inclinait ses branches grêles et sans feuilles ; il y avait, sur un semblant de pelouse, des amaryllis emmêlées, telles que des joncs sur une mare ; mais, à droite, des pampres rougis illustraient un pan de muraille ; et des fougères jaunissantes, hors de la pénombre humide, soleillaient comme des ostensoirs.

A l’instant où Bernard s’oubliait à les considérer, les cloches graves d’une église, — celles de la cathédrale sans doute qu’il savait proche, — tout d’un coup mugirent ensemble ; le silence de la cour frémit sous leurs vibrations ; une sorte d’allégresse titubante précipitait les répliques de leur carillon terrible, leurs chocs semblaient marteler des portes de bronze qui grondaient, et l’ébranlement sonore rebondissait, par-dessus les nuées, vers des cieux d’éternelle splendeur. Ensuite, leur tumulte diminua, s’éteignit.

— Oh ! les puissantes cloches ! observa Bernard, en même temps qu’il remettait dans un étui ses lunettes ; elles nous consoleront de la mer que nous n’entendrons plus.

— Ne me parle point de la joie des cloches, fit Hélène ; Dieu n’est pas bon.

— Ma chère Hélène, tais-toi, protesta-t-il sans violence, Dieu est ineffablement bon. Il eut pour épouse la Pauvreté, et il nous la donne.

Hélène éclata de rire ; sa gaieté subite eut une résonance âpre et sardonique :

— C’est joli ! tu veux prendre une autre épouse. Alors il faudra que nous divorcions ?

Elle se leva brusquement, comme pour s’enfuir ; mais Bernard étendit ses grands bras, l’attira contre sa poitrine :

— Pauvre chérie, tu sais bien que, sans toi, nous n’aurions plus le courage de souffrir ni d’espérer.

— Tu as raison, je suis une méchante, dit-elle dans un sanglot réprimé, confuse d’une mauvaise parole, ou domptée par la force d’amour qu’elle sentait chez son mari.

Elle tendit ses lèvres sèches à son baiser ; mais il avait, soudain, découvert en elle quelque chose dont il trembla.

 

II

Cette première nuit, dans leur domicile de commerçants, fut de celles qu’on dénomme « blanches », parce qu’elles sont doublement noires. Hélène, à deux heures du matin, se retournait encore dans son lit ; le voyage, les journées harassantes, la surtension anxieuse, le désordre même de la chambre, l’odeur de poussière que suaient les meubles et le plancher, tout crispait son idée fixe : « Je ne pourrai plus dormir. » Bernard, homme d’un sommeil régulier, profond, avait fait, auprès d’elle, depuis leur catastrophe, l’apprentissage de l’insomnie. Adjointe à ses tourments, la nervosité de sa femme le rendait, lui aussi, nerveux. Néanmoins, la fatigue le ramenait, d’ordinaire, à l’équilibre du repos ; il parvenait, en se recueillant dans une oraison monotone, au silence intime, jusqu’à ce que sa pensée défaillît. Mais, cette fois, le mot transperçant d’Hélène : « Il faudra que nous divorcions ! » s’agriffait à sa cervelle ; il se répétait en vain qu’elle ne pensait vraiment pas une pareille phrase, puisqu’aussitôt elle lui en avait demandé pardon :