Je m’appelle Madeleine et je n’aime pas Proust - Louis Michel - E-Book

Je m’appelle Madeleine et je n’aime pas Proust E-Book

Louis Michel

0,0

Beschreibung

Fragiles, les hommes le sont depuis longtemps. Mais le processus s’est accéléré au XX siècle. Incrédules, face au déclin du vieux monde patriarcal, ils sont désormais saisis d’inquiétude, tant pour leur pouvoir que pour leur virilité, et cherchent de nouveaux repères, tentant maladroitement de retrancher du masculin les attributs qu’on lui a trop longtemps imposés – violence, misogynie, complexe de supériorité, mépris envers le féminin –, tout en restant des hommes. L’entreprise est délicate et l’issue incertaine. Avec humour et tendresse, l’auteur campe le portrait, plus proche de Rimbaud que de Rambo, de quelques-uns d’entre eux.

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Originaire de l’est de la France, Louis Michel a dirigé une librairie et animé une émission littéraire sur une radio locale, avant de se consacrer au journalisme.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 98

Veröffentlichungsjahr: 2025

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Louis Michel

Je m’appelle Madeleine

et je n’aime pas Proust

Nouvelles

© Lys Bleu Éditions – Louis Michel

ISBN : 979-10-422-5483-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Eve à Adam : Tu m’aimes ?

Adam à Eve : J’ai le choix ?

Je m’appelle Madeleine et je n’aime pas Proust

Quelques semaines avant mes seize ans, je séjournais sur les bords de la Marne. Depuis novembre de l’année précédente, tout était devenu calme et léger. Et même s’il m’arrivait de croiser parfois de jeunes hommes durement marqués par les années de guerre, l’heure était à l’insouciance, à la quête du bonheur, et l’avenir ne pouvait être que radieux.

C’était un dimanche de mai, ensoleillé, mais pas aussi chaud que ces journées d’été où le soleil vous brûle la peau. Mon père, ma mère, mes frères, et mon chien Oscar, étaient de la partie. Maman avait étendu sur l’herbe une grande nappe à carreaux rouge et blanc. Mes frères et mon père s’exerçaient plus loin, en caleçon et marcel, à la lutte gréco-romaine.

Je participais rarement à cette activité. Les épreuves physiques, les bousculades viriles, la sueur, le contact et l’odeur des corps en mouvement me rebutaient, et, malgré les demandes insistantes de mon père, j’avais réussi à m’éclipser, prétextant aider ma mère à installer assiettes et plats, et à disposer avec soin verres, cuillères, fourchettes et couteaux pour le déjeuner.

Après le repas, j’avais saisi la laisse d’Oscar, et entrepris d’explorer les environs.

Au détour d’un bras de la rivière, à quelques mètres d’une petite plage de galets, je l’ai croisé, ce dimanche-là, sans savoir qui il était. La cinquantaine fatiguée, il toussait, tenant en permanence, devant sa bouche, un mouchoir brodé à ses initiales. Son visage était étrangement pâle, à peine souligné d’une moustache finement taillée.

Il avait l’air absent, promenant son regard triste et hautain sur les choses et les gens, sans que rien ni personne ne semblât retenir son attention. Ni les enfants jouant bruyamment sur la petite plage, ni les rires étouffés de leurs mères, ni le vent léger agitant les feuillages des grands saules pleureurs ni la grue couronnée décollant de la berge. Ni moi ni mon chien Oscar.

Fantomatique est l’adjectif qui m’était immédiatement venu à l’esprit. Il détonnait dans ce décor bucolique, et s’il était indifférent à ce qui l’entourait, sa présence à lui n’avait échappé à personne.

Un peu en retrait de l’agitation ambiante, il s’était assis sur un des bancs de pierre, proches du chemin de halage, avait déposé son canotier à ses pieds, et croisé ses deux mains sur la paume de la canne à tête de colvert qu’il tenait devant lui.

Immobile et droit, les jambes légèrement écartées, il balayait l’espace d’un léger mouvement de tête.

Quelques semaines plus tard, « À l’ombre des jeunes filles en fleurs » allait recevoir le prix Goncourt. Mais pour l’heure, il méditait, perdu dans ses pensées, ignorant qu’il ne lui restait que trois années à vivre.

Oscar, cocker anglais de quatre ans, orange rouan, aux oreilles longues et tombantes, joyeux, mais têtu, courait en tous sens, heureux d’être débarrassé de la laisse qui lui serrait le cou. Étonnamment, il n’avait pas perçu le bruit de la rivière, masquée, à cet endroit, par des haies de roseaux et d’arbustes. Le clapotis des vagues lui parvint tout à coup, et le figea sur place. Un coup d’œil à gauche, puis à droite lui indiqua d’où provenait le bruit, et, avant que je puisse esquisser le moindre geste, il s’élançait, ventre à terre, avalant la cinquantaine de mètres qui le séparaient de la berge, se précipitant dans l’eau dans une gerbe d’écume. Dix minutes plus tard, haletant, trempé et content, il s’ébrouait de la tête à la queue, sans égard pour les baigneurs allongés sur la plage. Enfin sec, il entreprit alors de creuser le sol du rivage, convaincu qu’il finirait par y dénicher quelques rongeurs imprudents.

Avec vigueur, il se mit à parsemer ainsi le périmètre d’excavations plus ou moins profondes, vite abandonnées dès qu’elles s’avéraient vides de toute présence animale. Son instinct de chasseur l’aurait sans doute conduit vers de plus nobles proies – un écureuil, un lièvre, voire un faisan –, mais faute de grives, ne mange-t-on pas des merles ?

M. Proust observait la scène de loin. Sans ostentation. Cela l’amusait-il ? Si c’était le cas, il n’en montrait rien.

Dès lors, Oscar, tout à son affaire de forage, se rapprocha. Là, à moins d’un mètre du banc où il était assis, il se mit à redoubler d’ardeur, agitant son impudique arrière-train, et expédiant, sans vergogne, une avalanche de débris de terre et de végétaux sur le pantalon blanc immaculé de l’auteur de la recherche.

Tiré brutalement de sa méditation, le grand homme se leva alors promptement, et brandissant sa canne au-dessus de sa tête, entreprit d’éloigner l’intrus. Las, la station assise prolongée avait sans doute ankylosé ses jambes et, à peine debout, il trébuchait pour s’affaler de tout son long.

Cette fois, très en colère, et plus résolu que jamais à chasser Oscar de son espace vital, il se releva d’un coup, canotier de travers, pantalon souillé, titubant légèrement dans sa course, en proférant toutes sortes de grossièretés.

Une bataille épique s’engagea alors entre l’expérience, attribut incontestable de l’être humain, et l’agilité canine. J’en garde un souvenir si précis qu’aujourd’hui encore, je peux la décrire dans le moindre détail :

La canne tournoie, et frappe le sol. Oscar zigzague, et jappe, tenant l’exercice pour un jeu, et la berge prend tout à coup l’allure d’un ring improvisé.

Formant un cercle, les badauds se demandent s’ils assistent à un duel à l’ancienne, à un numéro de cirque ou à une performance de danse entre deux partenaires ! Certains frappent dans leur main, hurlent et vocifèrent, prenant partie pour l’un ou l’autre des protagonistes.

La scène a quelque chose de si irrésistiblement comique qu’en dépit du respect que je dois à une personne de cet âge, je suis pris d’un fou rire impossible à maîtriser.

Ce moment d’exaltation, si nouveau pour moi, me perturba plus que de raison. J’étais un jeune homme sage, issu d’une famille traditionnelle à l’éducation stricte, aux principes intangibles inspirés d’une lecture assidue de la bible et par les conseils éclairés du curé de la paroisse. Troisième enfant de la fratrie, après deux garçons, mes parents souhaitaient une fille, dont, dès que ma mère fut enceinte, ils choisirent le prénom : Madeleine. À ma naissance, ils furent ravis d’apprendre que ce prénom se déclinait également au masculin.1

Est-ce l’ambiguïté de ce nom de baptême ou une pente plus singulière de ma personnalité, j’ai su, très tôt, que j’étais différent, et, bien qu’en apparence, je me montre soucieux des consignes parentales, ces années d’apprentissage domestique ne résistèrent pas longtemps. Les circonstances de la rencontre avec M. Proust, et ce que j’appris ensuite de son œuvre – dont, je le dis, j’appréciais plus l’homme que ses écrits, nombrilistes et petits bourgeois – jouèrent un rôle déclencheur, me faisant entrevoir les relations humaines, la place des hommes et des femmes, leur relation, sous un jour nouveau. Plus tard, en apprenant ses préférences amoureuses, son exemple m’a aidé pourtant à assumer ce que j’étais et à affronter fièrement ces mots blessants, inverti, ou pire, giton, qui claquent comme des gifles.

Pour l’heure, je riais et mon rire était si fort qu’il finit par attirer l’attention de M. Proust. L’attroupement s’était dispersé, et je demeurais seul face au vieil homme en colère.

« Il est à vous, ce bâtard », m’apostropha-t-il, le visage marqué par plus de rides que de sourires.

« Oui, monsieur, répondis-je poliment, Oscar n’est pas un bâtard. Excusez-le, il est jeune et ne connaît pas les bonnes manières. »

Il rétorqua d’un ton sec : « Vous non plus, me semble-t-il. On ne lâche pas un chien au milieu de gens paisibles qui n’aspirent qu’à la tranquillité. Comment vous appelez-vous et où sont vos parents ? »

J’imaginais déjà l’embarras de mon père si je devais me présenter, en cet instant, devant lui.

« Mes parents sont là, pas très loin, et je m’appelle Madeleine », dis-je en rougissant. « Je… ! »

Il me coupa. « Madeleine ? Vous vous appelez Madeleine ? C’est étonnant. Étonnant ! » répéta-t-il, en un étrange rictus.

« Oui, Madeleine, Monsieur et je vous renouvelle mes excuses ».

Son visage se métamorphosa alors. La rougeur qui colorait ses pommettes s’évanouit. Sa colère s’apaisa et son regard reprit cet air vaguement absent qui m’avait tant frappé. Un instant plus tard, j’eus l’impression que j’avais disparu de son champ de vision et de ses pensées. Lui semblait déjà ailleurs.

Esquissant quelques pas, il fit volte-face, ramassa son canotier, épousseta son pantalon, et s’éloigna en balbutiant :

« Madeleine, bien sûr. Madeleine ! Son goût me revient ! C’est celui que le dimanche à Combray, quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul… »2

Conversation dominicale

La maison est orientée est-ouest. En été, le matin, par les volets mi-clos, le soleil entre de biais, balayant le mur droit de la chambre, et laisse apparaître un théâtre d’ombres qui ondulent au rythme léger du balancement du voile. En hiver, il est trop bas. Il faut attendre le milieu de la matinée pour le voir surgir de la crête du plateau et frapper, enfin, le carreau de la fenêtre.

Épier les variations du cycle solaire, ses changements saisonniers, a toujours été pour lui une source permanente d’étonnement et de curiosité. Longtemps, il en consigna les observations dans un carnet rouge qu’il tenait fermé à l’aide d’un élastique. Il le rangeait ensuite, précieusement, dans une petite boîte en fer ornée d’une image d’Épinal, au fond du tiroir de son bureau, comme un journal intime.

Les astrophysiciens observent le ciel, les botanistes répertorient la flore, les hydrobiologistes étudient les rivières et les plans d’eau, les agronomes sélectionnent les semences et les agriculteurs les mettent en terre. De vraies missions ! De vrais métiers ! Il aurait voulu être de ceux-là, et avait longtemps caressé le rêve d’un destin à la Thoreau dont cette phrase ornait la page de garde de son carnet : « la nature à chaque instant s’occupe de votre bien-être. Elle n’a pas d’autres fins. Ne lui résistez pas ».3

Mais il n’est qu’un professeur de solfège au Conservatoire de sa région et son existence, qui devrait être réglée comme du papier à musique, est régulièrement perturbée par des questions philosophiques auxquelles, rarement, il trouve les réponses.

Ce dimanche-là, assise dans un canapé taupe, en cuir et toile, elle porte une robe de chambre qu’elle lui a empruntée. Il vient de boucler un jogging au parc voisin, et tarde à reprendre son souffle. Il se sert un grand verre d’eau et l’avale d’